[]

Photographies par M. PAUL SESCAU, Paris

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les

pays y compris la Suède et la Norvège.

8891-97. – CORBEIL, Imprimerie ÉD. CRÉTÉ.

Collection

Excelsior

[...]

TOTOTE

[...]

ROMAN INÉDIT

ORNÉ DE CENT ILLUSTRATIONS

obtenues par

LA PHOTOGRAPHIE

D'APRÈS NATURE

dont DIX PLANCHES hors texte.

LIBRAIRIE NILSSON. – PER LAMM, SUCCESSEUR

338, rue Saint-Honoré, Paris.

[]
[...]
[...]
[]
[...]
[]
[...]
[]
[...]

I

[1]
[...]

Quand Jacques Mirmont entra, madame de Barroy s'élança à sa rencontre d'une longue, glissade, et après un coup d'œil jeté vers la porte, se serra contre lui, cherchant à se blottir entre ses bras. Il la repoussa doucement et dit, l'air agacé mais la voix aimable :

— C'est fou, ma chérie, ce que vous faites là !... Elle s'éloigna à regret :

— C'est qu'il y a si long temps que je ne vous ai vu !...

Il s'approcha de la cheminée et, présentant alternativement ses semelles à la flamme, il répondit :

[2]

— Si longtemps !... je suis venu dimanche...

— Et c'est aujourd'hui vendredi... ça fait quatre jours... qui m'ont semblé très longs, à moi !...

— En admettant qu'ils vous aient semblé très longs., ce n'est pas une raison pour faire une imprudence comme celle-là... vous n'avez même pas regardé si le domestique était sorti...

— Je vous demande pardon... j'étais en face de la porte, je voyais que nous étions seuls...

— Et votre mari !... qui pouvait entrer aussi par l'autre côté...

— Il est sorti...

Le visage très jeune, presque gamin de madame de Barroy s'attrista, ses longs yeux se remplirent de larmes et elle fixa, inquiète, Jacques qui évita son regard.

C'était une femme si mince qu'elle paraissait maigre tout d'abord. Ses mouvements souples, vigoureux et nonchalants à la fois, étaient empreints de cette grâce caressante et gauche qu'on ne trouve guère que chez les tout petits enfants et les très jeunes animaux. Ses cheveux blonds et légers s'arrangeaient d'eux-mêmes en bouclettes soyeuses sur son front large et pur, que coupait pourtant une grande ride transversale. Les dents superbes éclataient entre des lèvres un peu trop épaisses peut-être, mais d'un dessin charmant, et toujours relevées dans un sourire heureux et plein de bonté.

Le nez était fin, droit, avec des narines délicates. Les yeux longs, d'un vert très clair, voilés de cils épais et sombres, contrastaient par leur expression presque [3] douloureuse avec le joyeux sourire de la bouche. Et malgré cette tristesse des yeux, qui donnait par instant au visage une sorte de reflet découragé et las, la jeune femme avec sa taille flexible, ses dents de petit chien et ses cheveux d'enfant, paraissait au premier abord avoir vingt ans.

Sans cesser de se chauffer, Mirmont continua :

— Il pourrait être rentré sans que vous le sachiez... vous ne serez jamais raisonnable !...

Elle répondit dans un éclat de rire :

— Jamais !...

D'un ton sec, Jacques reprit :

— Vous êtes pourtant d'âge à le devenir...

Elle leva la tête, et sa physionomie étonnamment mobile se fit soudain inquiète :

— Vous me trouvez vieille ?... c'est vrai !... j'ai aujourd'hui trente-quatre ans !...

Elle indiqua de sa main fluette des corbeilles de fleurs posées un peu partout, sans ordre, dans le salon, et acheva :

— Vous voyez ?...

Il s'excusa avec embarras.

— Je suis d'une impardonnable étourderie...

Mais déjà madame de Barroy s'était assise tout près de lui sur le divan, et disait de sa voix grave et tendre :

— Embrassez-moi, voulez-vous, c'est la meilleure façon de me souhaiter ma fête ?...

Du bout des lèvres il toucha le joli front qui se tendait vers lui, et se leva en regardant craintivement la porte. Alors elle demanda :

[4]

— Qu'est-ce que vous avez donc aujourd'hui ?... vous êtes tout drôle ?..

— J'ai aujourd'hui, comme toujours, l'énervement que cause une situation fausse...

— Mais cette situation dure depuis six ans et jamais vous ne m'avez dit ce que vous venez de me dire ?... jamais je ne vous ai vu nerveux et agacé comme vous l'êtes, non seulement aujourd'hui, mais depuis...

Elle sembla chercher et reprit :

— Depuis un mois à peu près... je crois que vous m'aimez beaucoup moins, sinon plus du tout ?...

Elle parlait presque bas, implorant une rassurante parole. Il répondit, l'air ennuyé :

— Vous êtes folle, ma pauvre Charlotte !

Elle le regarda stupéfaite :

— Charlotte voilà que vous m'appelez Charlotte à présent !...

[...]

— Enfin, on ne peut pourtant pas vous appeler éternnellllemeentnt Totote !... c'est ridicule à la fin !.... vous l'avez dit tout à l'heure, – vous n'êtes plus une [5] enfant... vous avez trente-quatre ans... on n'est plus « Totote » à trente-quatre ans !...

Elle répondit, la voix assourdie, les yeux à terre :

— Je croyais qu'on était toujours Totote pour ceux qu'on aime ?...

— Vous avez parfois des pensées sentimentales et mirlitonnesques qui jurent étrangement avec votre air évaporé...

Elle se leva, retenant ses larmes et, se regardant dans la glace, elle demanda, redevenue gamine tout à coup :

— Ai-je l'air évaporé ?...

Il haussa les épaules sans... répondre. Alors elle expliqua :

— Moi, je ne me trouve pas cet air-là !... je n'ai certainement pas l'air austère, je ne suis pas à la pose, je suis comme je suis... et comme j'étais quand je vous ai plu...

Et se penchant contre la glace qu'elle toucha presque de son visage aimable et frais, elle acheva :

— C'est vrai !... bien que j'aie six ans de plus, je suis toute pareille !...

Il regarda la jolie silhouette longue et fragile et dit, convaincu malgré lui :

— Vous êtes très jolie !...

Elle se redressa :

— Non, je ne suis pas jolie !... Oh !... je le sais très bien ! je me connais à merveille !... je ne me fais sur moi-môme aucune illusion, ni en bien, ni en mal...

Et elle conclut en riant :

[6]

— Je sais que Totote n'est pas du tout jolie, mais qu'on ne la trouve pas laide tout de même !...

Il murmura narquois :

— Vous tenez à « Totote ?... »

— Oh ! mon Dieu, non, je n'y tiens pas !... mais j'y suis habituée... je suis Totote, non seulement pour vous, mais pour tout le monde... On trouvait affreux le nom qui m'avait été donné à cause de mon parrain, on ne m'a jamais appelée Charlotte... Et, au contraire de ceux – et c'est le plus grand nombre – qui ne sont pas satisfaits de leur nom, je l'aime, moi, le mien !... il n'est pas trop vulgarisé... et, sans être une musique, il est plus harmonieux que Totote...

— Ça n'est pas difficile !...

Elle s'approcha de lui et demanda, prête à pleurer, cette fois :

Je vous en prie, Jacques, dites-moi ce que vous avez aujourd'hui contre mon pauvre nom et contre moi ?...

Mais rien !... que voulez-vous que j'aie ?...

Je n'en sais rien en vérité !... je n'ai rien fait qui puisse vous déplaire... mais je vous aime tant !... j'ai toujours si peur !...

— Peur de quoi ?...

Que vous ne m 'aimiez plus !... mais vous savez ce que vous m'avez promis ?...

Il demanda, l'air inquiet :

— Qu'est-ce que je vous ai promis ?...

Oh ! rien d'essentiel, rassurez-vous !... vous ne m'avez jamais promis de m'aimer toujours... et vous avez même pris soin de me faire remarquer que vous ne [7] me le promettiez pas... mais vous m'avez promis autre chose, et ça, c'est facile à tenir ?...

— Quoi ?...

— De me dire franchement, sincèrement... et doucement aussi, quand vous ne m'aimerez plus... de ne pas me laisser m'en apercevoir à ces méchants riens qui me feraient tant souffrir... et de ne pas non plus me laisser l'apprendre par les potins du monde... Je vous ai demandé de me parler en ami... et vous me l'avez promis ?...

Jacques Mirmont hésita un instant avant de répondre, mais Charlotte, la tête inclinéé, les yeux à terre, ne s'en aperçut pas. Alors, il murmura :

— A quoi bon penser à toutes ces choses ?...

Elle répondit : .

— J'y pense toujours depuis quelque temps...

— Mais pourquoi ?...

— Parce que, quoi que vous puissiez me dire, vous n'êtes plus le même !... Je vous vois moins souvent et je vous vois toujours ou distrait, ou préoccupé, ou désagréable... Vous m'aimiez tant, vous aviez tant de peine à vous passer de moi !... vous comprenez... ça me change ?...

— Vous rêvez ?... mais je ne peux pas vous en empêcher, n'est-ce pas ?...

— Non... je ne rêve pas !... j'ai plutôt une tendance à voir les choses en rosé... mais je comprends si bien qu'au bout de tant d'années vous pouvez être las de moi !... je ne vous en voudrais pas, vous savez ?... je trouverais ça tout naturel... il faudrait seulement me le dire bonnement, sans me brusquer, mais aussi [8] sans me mentir... Qu'est-ce que vous écoulez ?...

— Je croyais qu'on remuait chez votre mari ?...

— Pourquoi donc aujourd'hui vous occupez-vous tant de lui, alors que, jusqu'ici, vous vous en êtes occupé si peu ?... pas assez même....

— Comment, pas assez ?...

— Dame !... c'était votre ami !... il m'aimait tendrement, et vous le saviez ?...

— Eh bien ?...

— Eh bien, ça ne vous a pas empêché de me prendre...

— Je vous aimais !...

— Moi aussi, je vous aimais !... et je vous aime encore !... ce qui n'empêche que, tous les deux, nous avons commis une vilaine action... une action dont j'ai, non pas le regret, mais le remords, ... et ça depuis la première minute...

— – Moi aussi...

— Je crois que vous ne lisez pas en ce moment très clairement en vous-même...

— Parce que ?...

— Parce que, si, avant aujourd'hui, vous aviez éprouvé ce que vous dites, vous n'auriez pas pu, tel que je vous connais, vous empêcher de m'en parler sans cesse ?...

— Et vous ?... m'avez-vous confié ce que j'apprends à l'instant pour la première fois...

— Moi, c'est tout différent !... outre que je n'ai jamais été libre avec vous comme vous l'êtes avec moi, j'ai toujours redouté, vous connaissant, de vous causer le plus petit ennui... vous savez que vous n'aimez pas [9] [10]les [11] ennuis que vous jugez contraires à votre hygiène...

[...]

Oh ! oh !... voilà que vous devenez méchante !...

— Non... je ne serai jamais méchante pour vous, quoi qu'il arrive... je vous aime trop pour ça !... je ferais tout aujourd'hui et toujours pour vous épargner un chagrin ou même un ennui... et je me suis gardée de vous laisser voir ce qui se passait dans ma tête...

Elle s'arrêta et reprit en souriant :

— Si peu faite pour les complications... Jacques quitta la cheminée et répondit, narquois, en s'installant dans le meilleur fauteuil :

— Vous avez bien dissimulé en effet... car j'ai toujours cru que vous trompiez votre mari avec le sans façon que vous avez en toutes choses...

Madame de Barroy affirma, et ses doux yeux avaient une expression désolée : ...

Oh ! non !... je sais qu'Henry m'aime et je l'aime aussi... oui !... pas comme il aurait fallu... mais sincèrement et tendrement tout de même... j'ai eu .du chagrin, un chagrin très grand, de reconnaître si mal sa bonté infinie et son amour profond... mais la pensée de lutter ne m'est pas venue... j'étais sans force contre moi-même et contre vous...

Le fait est que je n'ai pas attendu longtemps ce que, certes, je n'espérais pas obtenir aussi vite...

Et vous avez très mal auguré de la femme qui vous faisait ce brusque don d'elle-même... Dans ce cas, le sentiment qu'un homme éprouve est du dégoût et non de la reconnaissance...

Et comme il faisait un mouvement pour protester :

— Oh ! ne vous en défendez pas, c'est si naturel !... je [12] comprends si bien l'horreur que doit inspirer la femme facile... je le comprenais si bien déjà à ce moment-la... Et j'étais atterrée de ce que j'avais fait... tout en me disant que si c'était à refaire, je le referais...

— Comme le caissier des Brigands ?...

— Tout à fait !...

Je ne comprends pas très bien le chagrin que vous dites avoir ressenti... car, si je ne m'abuse, vous professez à l'égard des femmes qui trompent leurs maris une grande indulgence...

— – Oui, quand le mari vit de son côté, peu soucieux de sa femme, mais n'admettant pas qu'elle le trompe par peur du ridicule, et en vertu de ce principe que l'homme et la femme, ça n'est pas la même chose...

— Dame !... c'est un peu vrai !...

Je ne trouve pas !... et, dans ce cas, j'ai non seulement de l'indulgence, mais de la bienveillance même...

— C'est charmant !...

C est comme ça !... mais une femme qui trompe un mari. comme le mien... un être bon, distingué, exquis et qui l'adore... Ah ! pour celle-là, je n'ai pas d'indulgence, ah ! non !...

Cependant, l'action, en principe, est la même...

— En principe !... si vous saviez comme ça m'est égal, le principe !... je ne trouve répréhensible que ce qui nuit à un être inoffensif qui n'a pas mérité qu'on lui nuise... je nuis à mon mari qui m'aime en aimant un autre que lui... Le jour où j'ai séparé nos deux vies, j'ai fait une infamie... s'il ne m'avait pas aimée, je ne lui nuisais en rien, par conséquent [13] j'étais à mes propres yeux très innocente...

A vos propres yeux, c'est possible, mais aux yeux du monde, la situation est identique...

Eh ! le monde !... qu'est-ce qu'il vient faire la ?... laissons-le donc un peu tranquille, le monde !..

Précisément, votre tort est de le laisser trop tranquille... vous devriez vous occuper un peu plus de lui... ce serait très opportun, je vous assure...

Qu'est-ce que vous voulez dire ?...

— Oh !... rien de précis !... je fais allusion à votre façon d'être générale, qui est...

— Qui est ?...

— Enfin, vous manquez de tenue... je ne vous l'apprends pas, je pense ?...

— De tenue n'est pas le mot... de décorum serait plus exact...

Enfin, quand je vous ai rencontrée, vous passiez pour avoir été la maitresse du tiers et du quart...

— Eh bien, vous avez été mon premier... et vous serez mon seul amant !...

— On dit toujours ça !...

— Oh ! je ne me défends pas !... je sais que vous êtes là-dessus aussi renseigné que moi-même !... vous avez bien vu quelle naïve jétais quand je vous ai aimé, et depuis, vous avez, quoi que vous puissiez dire, connu ma vie heure par heure...

— Avec les femmes, est-ce qu'on connaît jamais rien ?... Ah !... à propos de femmes, et de femmes qui roulent les hommes...

— Est-ce moi qui vous fais penser à celles-là ?...

[14]

— Non !... c'est ce pauvre petit Paul qui est bien roulé pour l'instant !...

— Ah !...

Oui... et, si ça n'était pas mon frère... et un frère que j'ai élevé, je trouverais ça drôle comme tout !...

[...]

Quel âge a-t-il, votre frère ?...

— Vingt-cinq ans !… juste quinze ans de moins que moi…

— Il est très gentil… il vient souvent me voir ?… Est-ce qu'il est toujours aux Affaires Étrangères ?…

— Toujours… mais c'est à ses propres affaires qu'il est étranger !… Figurez-vous qu'il a fait, il y a six mois, la connaissance d'une petite femme, la petite Ruth...

— Une Juive ?...

Nonon... du moins pas que je sache !... mais les noms bibliques sont, pour le moment, très à la mode parmi les cocottes... Or, ce n'est pas avec les 100 francs par mois que ma belle-mère lui donne pour ses menus plaisirs qu'il peut subventionner la demoiselle en question, laquelle est, d'ailleurs, correctement entretenue par le vieux Lacombe... le sénateur d'Indre-et-Saône...

— Eh bien, c'est ça qui est drôle ?...

Non... pas ça !... quoique, au fond, je ne puisse pas trop en vouloir à Paul de ce rôle plutôt... disons incorrect pour être poli, mais auquel le force l'état de ses [15] finances... Ce qui est drôle, c'est que la petite bonne femme a raconté à Paul, – qui est jaloux comme tous les naïfs, – que le père Lacombe n'a jamais obtenu de lui embrasser autre chose que le bout des doigts, et qu'il est là suppliant, se roulant à ses pieds, et attendant son bon plaisir !... Et ce garçon intelligent, futé même – pour tout ce qui n'est pas l'amour – croit éperdument cette invraisemblable bourde...

— Eh bien, qu'est-ce que ça fait ?...

— Ça fait que c'est idiot !... on n'est pas bête à ce point-là !...

— Que si !... à l'occasion, vous seriez tout comme lui si vous tombiez dans des mains habiles...

— Permettez ?...

— Ils sont rares, allez, les hommes intelligents, qui s'aperçoivent qu'ils sont trompés !...

— C'est vrai !... votre mari, par exemple...

Elle murmura pensive, la bouche sérieuse et les yeux inquiets :

— Mon mari ?... il saurait tout que ça ne m'étonnerait pas !...

Jacques Mirmont haussa les épaules :

— Et il ne dirait rien ?... et il laisserait ainsi s'écouler paisiblement nos vies, en acceptant un rôle ridicule ?...

— Ridicule ?... en quoi ridicule ?... encore un préjugé stupide, celui-là !... Ridicule un homme, parce qu'il a épousé une drôlesse ou une créature sans volonté et sans force telle que moi ?...

— Enfin, que vous le vouliez ou non, c'est la façon de [16] voir du monde, et votre mari qui, lui, fait aux conventions mondaines les concessions qu'il faut, n'aurait pas accepté un tel état de choses...

— Vous oubliez qu'il m'aime ?...

— Raison de plus !...

 – Qu'il m'aime... non pas seulement comme vous m'aimez... mais aussi avec son cœur !... et puis, après tout, je me trompe peut-être... et je souhaite sincèrement me tromper...

— Mais enfin, qu'est-ce qui peut vous faire croire...

— Tout et rien !...

— Mais encore ?...

Eh bien, ce matin, par exemple, je lui ai demandé s'il était vrai qu'on lui eût offert d'aller à Londres comme premier secrétaire ?... il m'a répondu que oui, mais qu'il n'avait pas voulu m'en parler, craignant de me contrarier...

— Ça ne prouve rien !...

Ça prouve qu'il sait que je ne voudrais pas quitter Paris aujourd'hui, alors qu'il sait également qu'autrefois je partais sans seulement demander pour où...

Comment avez-vous appris qu'on lui avait offert ce poste ?...

— Par Pourville, que j'ai ramené hier en sortant de chez votre tante Dorsay...

— Madame Dorsay n'est pas ma tante, vous savez ?...

— Enfin, c'est la tante de votre frère... et elle vous aime comme si vous étiez son neveu...

— Un neveu presque de son âge... D'ailleurs, vous avez [17] raison, je l'appelle souvent, comme Paul : « La tante Claire... »

— Tout le monde l'appelle la tante Claire...

— Vous disiez, quand je vous ai coupée, que vous aviez ramené Pourville ?... ramené comment ?...

— Dame ! en voiture...

— Tout seul ?...

— Mais oui... pourquoi ?...

— Parce que, décidément, je disais vrai tout à l'heure, .. vous avez une singulière tenue !...

Il se leva, et se mit à marcher, arpentant le salon, touchant brusquement les bibelots posés sur les tables, redressant les tableaux, l'air embarrassé de son attitude, et évitant de rencontrer les yeux de madame de Barroy qui le suivait d'un regard étonné. A la fin, elle demanda :

— Une singulière tenue ?... pourquoi ?...

— Parce que une femme de votre âge ne reconduit pas un homme comme Pourville...

[...]

La nature gamine reparaissant, elle s'écria en riant :

— Décidément j'ai un mauvais âge !... il est trop avancé pour qu'on m'appelle Totote et pas assez pour que [18] je. reconduise Pourville !... c'est pas commode !... qu'est-ce qu'il me permet de faire, voyons, mon âge ?…

— Il vous permet de vous tenir comme une femme du monde se tient... d'éviter des promiscuités compromettantes, et en elles-mêmes et parce qu'elles font potiner...

— Alors, nous avons dû faire terriblement potiner, nous deux !... car ce que je vous ai reconduit de fois en voiture... et vous n'avez pas l'âge respectable de Pourville !...

— Moi, ça n'est pas la même chose !....

— Comment, pas la même chose !... pour vous, je lé veux bien, mais pour le monde ?... vous qui parlez de potins, il me semble...

— Il vous semble mal et faux, ... vous avez des façons de cheval échappé, de femme qui fait tout ce qui lui passe par la tête, et qui se fiche du qu'en diraton ?...  –

— Oh ! quant à ça, vous pouvez le dire, que je m'en fiche !... et c'est heureux pour vous !...

— Pour moi ?...

— Oui !... car si je ne m'en fichais pas, vous n'auriez pas vécu comme nous vivons depuis six ans, sans nous gêner vraiment...

Il allait entamer une discussion. Tout à coup, il changea de tactique et, bon enfant :

— Eh bien, c'est le tort que nous avons eu !... oui, vous voyez très juste en cette occasion... nous avons eu grand tort de vivre comme nous l'avons fait... d'afficher une liaison...

[19]

Elle l'interrompit brusquement :

— C'est vous qui l'avez affichée, et ça, malgré mes prières... Oh ! je ne dis pas que vous l'avez affichée pour me compromettre... ça non !... mais tout bonnement parce que ça vous était plus commode...

Mirmont était en train de s'humilier, il reconnut avec bonhomie :

— C'est vrai !... j'ai été très coupable... c'était à moi de vous retenir sur cette pente au lieu de vous y pousser...

Comme elle ne répondait rien, il ajouta :

— Vous pensez si je le regrette ?... moi qui aime précisément les femmes effacées, incolores, un peu fadasses même, si vous voulez...

Elle fit, stupéfaite :

— Vous !... c'est nouveau, alors ?...

— Non, pas précisément, mais c'était à l'état latent...

Comment, c'« était » ?...

— C'est, si vous aimez mieux !... Je trouve que la femme qui sera la compagne de toute la vie doit être une douce créature, saine et calme, qui reste chez elle...

— A filer la laine ?...

— Vous avez l'air de rire... c'est la vérité pure, ça !... une femme doit être, non une maîtresse toujours en l'air, mais une amie assise au foyer dont elle a la garde...

— Ça ne vous amuse pas trop ?...

— Quoi ?...

— Ce que vous dites ?...

— Mais...

[20]

Elle éclata de rire :

— Non !... je vous assure, je voudrais que vous vissiez votre tête ?...

Il dit, rageur :

— C'est excessivement drôle !...

Mon Dieu, oui, c'est drôle !... je ne vous ai jamais vu dans ce rôle-là, moi !... il faut me donner le temps de m'y habituer... c'est tellement imprévu...

Et comme il continuait sa promenade, grincheux, cherchant quelque phrase agressive, elle dit :

Laissez-moi seulement vous demander une chose – si ce n'est pas indiscret toutefois ?...

— Demandez !...

— Eh bien, comment se fait-il que, pouvant facilement trouver dans votre monde des femmes du modèle que vous me dépeignez, vous soyez venu me chercher dans un autre monde très différent...

— Un hasard !...

Et un hasard qui ne fait pas bien les choses... car dans ce monde, qui est le mien, je suis une exception dans le genre qui vous déplaît si fort... depuis quelques jours...

— En voilà une idée !...

Une idée juste !... il y a quelque chose qui vous a tout à coup heurté en moi, dans mes allures, dans mes habitudes, dans tout... et comme, dans tout ça, rien n'a été modifié...

Eh bien ?... qu'est-ce que vous croyez ?...

Oh !... comme je ne saurai rien, quoi que je fasse, j'aime mieux ne rien croire !... c'est moins compliqué... et plus pratique...

[21]

Une femme entrait, très vive, avec pourtant une figure douce et reposée, où les yeux seuls brillaient d'une vie intense. Petite, mince et fine, très modestement habillée d'une robe de laine grise bien coupée et toute simple, elle s'avança le visage souriant, les yeux rieurs. Absorbée, madame de Barroy ne la voyait pas ; alors Jacques dit :

— Ah !... voilà justement la tante Claire !...

[...]

II

[22]

Madame Dorsay tendit un petit bouquet de violettes à la jeune femme, qui s'était levée pour aller à sa ren contre, et avançant son museau aimable, elle dit :

Je vous embrasse et je vous souhaite une bonne, très bonne fête, ma chère petite Totote...

Madame de Barroy, heureuse de sentir quelqu'un entre elle et Jacques, répondit presque gaiement :

Une vieille fête !... qu'on ne devrait plus me souhaiter...

[...]

La tante Claire protesta :

— Allons donc !... vous avez l'air d'avoir dix-huit ans !

— De très loin !...

— Non, de très près aussi !.. vous avez l'air d'une jeune fille... A propos de jeune fille, la petite Préaux se marie... ma sœur va être désolée... elle la guignait pour Paul...

— Paul ne m'a pas l'air d'avoir le nez tourné du côté du mariage... – dit Mirmont en riant.

[23]

Il a bien raison !... un homme qui se marie est toujours un serin... mais s'il se marie à vingt-cinq ans, il est un fou, et un fou nuisible, parce que, alors, il fait le malheur de deux personnes au lieu de ne faire que le sien propre...

Madame de Barroy dit :

— Vous n'êtes pas pour le mariage...

— Des hommes ?... Ah ! non !... les femmes, il faut bien qu'elles en passent par là, puisqu'on n'a pas encore trouvé autre chose et qu'on s'obstine, en France, à faire aux vieilles filles une situation absurde... mais, à mon sens, un homme qui se marie se suicide intellectuellement... à moins d'être de ceux qui traitent la femme en servante et ne lui accordent pas la moindre place dans leur vie...

Mirmont observa :

— Vous n'êtes pas féministe...

— Pourquoi ?... je suis au contraire pleine de pitié pour les pauvres femmes victimes du mariage... voyez-vous, par exemple, cette petite Préaux qui est gentille comme un amour...

— Un amour un peu trop éveillé...

— Éveillé, oui, – mais pas trop... Jaime mieux ces petites filles drôles, gamines, un peu « gosses », que les demoiselles qui, dans le monde, baissent les yeux, quitte "à flirter en cachette avec leur professeur de piano ou les frères de leurs amies... Je sais bien que vous n'êtes pas de mon avis...

— Mais si... – dit madame de Barroy – tout à fait...

— Oh ! vous, j'en suis bien sûre !... vous êtes une rieuse, vous !... non, c'est à Jacques que je disais ça... parce [24] que lui, quand une femme ne regarde pas les hommes en face, il la juge propre à être l'honneur et la joie de leur foyer...

Moqueusement, elle examinait Mirmont. Charlotte tourna vers eux ses longs yeux clairs qui semblaient questionner. Alors il s'empressa de demander à madame Dorsay :

— Tout à l'heure, quand je vous ai coupée... qu'est-ce que vous alliez dire ?...

— Ah ! bien !... si vous croyez que je sais encore ce que j'avais l'intention de dire tout à l'heure !...

— Mais si !... vous disiez, à propos des femmes qui sont victimes du mariage : « Voyez-vous, par exemple, cette petite Préaux qui est gentille comme un amour » Et puis ?...

— Eh bien, voyez-vous cette petite épousant un garçon de l'âge de Paul ?... je l'adore, d'ailleurs, mon filleul !... mais voyez-vous cette pauvre vie à côté de l'horrible petit égoïste qu'il est ?... non pas lui seulement, mais tous les petits jeunes !... Et on parle de l'égoïsme des vieux, ah bien !...

Madame de Barroy demanda :

— Vous croyez qu'il faut, entre le mari et la femme, une différence d'âge très marquée ?...

— Pour que la femme soit heureuse, ou à peu près ?... oui, je le crois...

— Quelle différence exigez-vous ?...

— Quinze ans au moins... j'aimerais mieux vingt...

Et, comme Mirmont semblait approuver, elle reprit vivement :

— Notez bien que je me place ici exclusivement au point [25] de vue de la femme... L'homme, s'il est jaloux, même sans motif – a des chances d'être très malheureux... mais il l'est discrètement, avec le tact que donne nécessairement l'expérience, et, s'il aime sa femme, au lieu de l'aimer brutalement, maladroitement, il l'aime avec une tendresse indulgente, il lui aplanit toutes les difficultés de la vie, il l'aime pour elle et non pour lui, parce qu'il s'est aperçu que c'est encore la plus douce façon d'aimer...

— Alors, – demanda en riant Charlotte – vous admettez qu'il y a de bons hommes ?...

— J'en connais d'exquis... ainsi Pourville, par exemple... et votre mari...

— Mon mari – fit madame de Barroy, devenue soudain sérieuse – est l'être le meilleur, le plus parfait qui soit... il m'a rendue aussi heureuse qu'on peut l'être...

— Et il a quatorze ans de plus que vous !... vous voyez qu'il y a du vrai dans ce que je disais tout à l'heure ?, .. Oh ! les belles fleurs !...

Elle regardait un véritable buisson de boules de neige que deux domestiques apportaient difficilement dans le salon.

Charlotte se leva et dénoua la carte attachée à l'une des fleurs par un fin ruban de satin gris, d'un gris vert, tout à fait particulier.

Mirmont regarda le ruban et dit, d'un ton aigre :

Ah !... – c'est quelqu'un qui connaît bien votre couleur favorite ?...

— « Marquis de Morières »... – lut madame de Barroy, qui jeta la carte sur une table.

[26]

Sans voir l'œil moqueur de la tante Claire fixé sur lui, Jacques prit une mine renfrognée et sévère, tandis que la jeune femme murmurait, ne se rendant pas compte de ce qui se passait derrière elle :

Pourquoi M. de Morières m'envoie-t-il un pareil cadeau ?... il a dîné deux fois à la maison cette année, et il m'a donné il y a quinze jours des fleurs pour le 1er janvier... Et puis, comment sait-il que c'est ma fête ?...

Madame Dorsay répondit, en lançant un regard narquois à Mirmont, qui semblait rageur et embarrassé :

— Morières a certainement une raison de faire ce qu'il fait !... c'est un malin, Morières, et qui n'agit pas sans but... avec lui il y a toujours des dessous...

Et, enfin réchauffée, elle quitta le coussin pour aller admirer le superbe arbuste, qui étalait jusqu'au plafond, ses branches chargées de grosses boules blanches.

— Le fait est qu'il est beau, cet arbre !... Si au lieu d'habiter un vieil hôtel du Faubourg, vous habitiez une petite maison comme la mienne, il aurait fallu le laisser dehors... il a plus de trois mètres de haut... il fait bien les choses, Morières !!...

Jacques affirma :

C'est d'un goût détestable !... on n'envoie pas à une femme un cadeau de trente ou quarante louis – car je suis sûr que cette bête de plante a coûté ça – sans avoir été reçu chez elle à la campagne... ou à Paris continuellement.

— Je trouve ça aussi !... – dit Charlotte.

[27]

Madame Dorsay ne fut pas du tout de cet avis :

— On peut, – dit-elle – donner des fleurs ou des bonbons pour n'importe quelle somme... çana jamais l'air d'un cadeau... il y a là pour quarante louis de fleurs, mais elles sont plantées dans un pot qui vaut bien trois francs...

Et s'approchant d'un gros azalée blanc, qui émergeait d'un très beau vase cloisonné, elle continua :

— Ici... c'est la potiche qui vaut quarante louis et les fleurs, cinq ou six francs... si ça n'est pas donné par un intime, c'est bien certainement offert par un rasta...

— A peu près !... c'est d'Antin qui m'a envoyé ça !...

— Ce doit être un des. cadeaux que madame de Bouillon a reçus au premier janvier d'un Salomon ou d'un Sinaï quelconque, et qu'elle lui aura repassé pour vous...

Charlotte se mit à rire et dit :

— C'est bien possible !...

Madame Dorsay reprit :

— Qu'est-ce que vous voulez ?... à force de vivre avec des mufles, on le devient plus ou moins soi-même.... Tiens !... quand on parle du loup....

La baronne de Treuil entrait, plus .maigre et plus élégante que jamais, suivie de madame Guérande.

La tante Claire ne pouvait pas souffrir les deux femmes. L'une, parce qu'elle lui représentait le type juif dans toute son horreur et sans les qualités de la race, l'autre parce qu'elle supposait qu'elle était la maîtresse du baron Sinaï.

[28]

Comme elle se levait pour partir, Charlotte la retint en disant :

Ne vous en allez pas encore... voici justement votre neveu....

Paul Mirmont, un joli garçon grand et souple, avec des cheveux châtains, des moustaches très blondes et une peau de bébé, s'avançait, l'air heureux. Après avoir serré la main à madame de Barroy et à la tante Claire et salué mesdames de Treuil et Guérande, il dit à son frère d'un ton de reproche affectueux :

— On ne te voit plus, toi !....

— Tais-toi donc !... – fit à demi-voix Jacques Mirmont – il est inutile de parler de ça pour l'instant....

— De quoi ?....

— Eh bien, mais... de mon plus ou moins d'assiduité à la maison

Dame !... il est pourtant bien naturel que....

— Mais tu es un impitoyable bavard !... veux-tu te taire, voyons ?....

[...]

— Ah !... je ne savais pas que c'était un secret !... un secret de Polichinelle, d'ailleurs, car Le Gaulois de ce matin en parle.

— Ah !... fit Jacques contrarié, en louchant [29] sur Le Gaulois qu'il apercevait posé sur un coin de la table à côté de madame de Barroy.

Oui... il en parle assez aimablement même... c'est les de Lorme qui ont dû rédiger le filet... il n'est question que de leurs ancêtres !...

Il se mit à rire et Jacques le toisa d'un air mécontent.

Les deux frères se ressemblaient beaucoup. C'étaient Les mêmes tailles droites et hautes, les mêmes cheveux ondulés, les mêmes moustaches pâles, les mêmes yeux d'un brun roux, à l'expression intelligente et câline. Seulement, alors que la silhouette de Jacques s alourdissait un peu, celle de Paul était d une minceur extrême.

Très haut, les femmes causaient, assises près de la petite table à thé. Charlotte servait, attentive, ne s'occupant que de la couleur du thé et de la chaleur des petits gâteaux. Paul demanda :

— Comment veux-tu que tout le monde ne le sache pas ?... on ne parle que de ça !...

Jacques Mirmont répliqua brusquement :

— On ne parle pas de ça dans le monde de madame de Barroy !... elle voit des gens d'un milieu tout autre que les de Lorme....

— Elle ne t'en dit rien par discrétion, mais je parie bien qu'elle le sait ?...

— Je parie, moi, qu'elle ne le sait pas ?... – dit Jacques en regardant la. jeune femme qui allait et venait souriante.

— Alors, tu devrais le lui dire ?... tu es trop lié avec elle pour lui laisser apprendre ton mariage par les journaux... [30] et puis, elle t'aime beaucoup et ça lui ferait plaisir...

Jacques. Mirmont coula vers son petit frère un regard tout plein de bienveillant mépris et répondit :

C'est possible !... mais j'aime mieux le lui dire quand il n'y aura personne... d'ailleurs, il faut que je parte... il est quatre heures et demie... je devrais être déjà boulevard Malesherbes...

Il sinclina devant madame de Treuil et madame Guérande et serra la main à Charlotte et à la tante Claire. En sortant, il croisa d'Antin qui arrivait, habillé d'un pantalon au pli immuable, d'une jaquette qui lui descendait aux jarrets, et d'un mirobolant nœud de cravate.

A peine assis, d'Antin s'écria :

— Il a l'air radieux, le fiancé !...

— Patatras !... – fit entre ses dents madame Dorsay tandis que Charlotte, qui versait du thé dans une tasse, s'arrêtait, demandant la main en l'air :

— Quel fiancé ?...

— Eh bien, mais, M. Mirmont !... vous ne le saviez pas ?...

— Pas du tout ! – dit madame de Barroy dont le fin visage demeura immobile. Et, après un instant, elle ajouta :

— J'aurais dû m'en douter, pourtant !...

— A quoi !... – demanda la tante Claire.

Elle répondit simplement :

A mille petits riens... il était changé depuis quelque temps... il paraissait préoccupé, pressé... on le voyait à peine... Qui épouse-t-il ?...

Madame de Treuil dit :

[31]

— Mademoiselle de Lorme...

— Est-elle jolie ?...

— Très jolie... – affirma Paul, – mais pas rigolote !... ah ! non !... c'est pas une belle-sœur comme ça que je rêvais !... Enfin !... pourvu que Jacques soit content.!... et il l'est, ça ne fait pas question !...

La tante Claire regardait attentivement madame de Barroy, et, devant son visage souriant, elle sentait diminuer la conviction qu'elle avait toujours eue qu'une liaison entre elle et Mirmont existait. Si, comme elle l'avait cru, la jeune femme aimait Jacques passionnément, elle ne pourrait pas être à ce point maîtresse d'elle-même. Et, peu à peu, elle se reprochait d'avoir calomnié la gentille créature. Charlotte acceptait si gaiement l'annonce d'un événement qui, si elle était la maîtresse de Mirmont, la remplirait certainement de tristesse, qu'elle ne savait plus que croire.

Quant à Paul, il s'étonnait à part lui que, puisqu'elle aimait bien son frère, madame de Barroy ne parût pas plus heureuse d'un mariage qui le comblait de joie. Il demanda, s'adressant à sa tante :

— N'est-ce pas qu'il est ravi, Jacques ?... et que la jeune fille est jolie ?...

Madame Dorsay répondit brusquement :

— Pour ravi, il l'est !... quant à la jeune fille, elle est superbe... seulement, tu sais, c'est pas mon modèle...

— Ni le mien, fichtre !...

La tante Claire dit en riant :

— Non, ton modèle à toi, c'est une petite bonne femme blonde, ébouriffée, avec un nez en l'air et une belle peau bien fraîche...

[32]

— Mais... – fit-il embarrassé.

— Ne dis pas non ?... je t'ai rencontré l'autre jour !... tu ne m'as pas vue... ou tu as fait comme si tu ne me voyais pas, et je t'en sais gré... parce que, tu sais, quand on sort accompagné de la sorte, on ne doit pas reconnaître les gens de la famille...

— Je vous demande pardon, tante... mais ne croyez pas... ce n'est pas...

— Une cocotte ?... j'en suis convaincue, mon petit !...

— Tiens, comment ça ?...

— – Parce que la femme qu'on a n'est jamais une cocotte... pendant, car après...

Ils parlaient à demi-voix, isolés de la conversation. Tout à coup madame Dorsay s'interrompit et se tourna vers madame de Treuil qui disait, en élargissant dans un sourire méchant sa terrible mâchoire :

— On ne croyait pas qu'il se marierait, M. Mirmont !... on prétendait qu'il avait une liaison indestructible...

Et comme Paul écoutait, l'air ahuri, madame Guérande s'écria, s'adressant directement à lui :

— Mais c'est à son frère qu'il faut demander ça !...

— Tiens !... – fit sèchement la tante Claire – c'est le dernier à qui je songerais à le demander... je n'aurais même pas eu l'idée d'en parler devant lui...

Paul affirma, naïvement sincère :

— On peut me demander tout ce qu'on voudra sans me donner l'occasion d'être indiscret... je ne sais rien !... et j'aurais parié qu'il n'y avait, dans la vie de mon [33] frère, rien qui pût être considéré comme sérieux... il va, il vient, il se déplace du jour au lendemain sans avoir le temps de crier gare... il me paraît libre comme l'air !...

C'est vrai... – dit lentement madame de Barroy – à moi aussi, il me parait libre comme l'air !...

Elle songeait que toujours, depuis six ans, elle avait ignoré les projets de Jacques. Jamais il ne lui disait s'il comptait voyager, ou rester, ou revenir. Il avait une crainte ridicule, à force d'être excessive, de s'engager, d'entraver en quoi que ce fût sa liberté. Il était impossible, si l'on voulait organiser une partie, ou un pique-nique, ou une excursion, d'obtenir de lui une promesse formelle. Et, d'autre part, si lui décidait quelque chose pour le lendemain, il paraissait stupéfait et mécontent que tout le monde ne fût pas immédiatement libre. Vivant seul, il n'admettait pas qu'on pût avoir des parents, ou des enfants, ou des obligations quelconques à remplir à l'heure qu'il choisissait pour un dîner ou un départ. Et alors qu'elle-même mariée, et ayant autour d'elle toute une théorie de vieux parents et de gens de qui elle dépendait plus ou moins, s'appliquait de tout son pouvoir à se rendre indépendante et organisait toute sa vie en vue de lui, il affectait très convaincu d'ailleurs du contraire – de croire qu'elle se souciait peu de lui être agréable ou non.

Certes, elle ne découvrait pas aujourd'hui l'étonnant égoïsme qui le faisait se poser en victime, alors que tout gravitait autour de sa volonté. Depuis très longtemps elle connaissait, – sans que son amour en fût diminué – tous les défauts de Jacques ; mais jamais [34] elle n'avait souffert comme en cette minute de l'égoïsme qui lui avait fait redouter tout à l'heure l'ennui d'une explication. Il savait bien, pourtant, qu'elle pliait toujours, ne protestant que pour la forme. Et cette fois, n'ayant plus rien à espérer, elle eût plié sans même protester. Mais elle l'adorait si fort qu'elle ne lui en voulait pas de sa mauvaise foi. Elle était désespérée, mais aimante quand même, et souhaitait – et cela de toute son âme – que Jacques fût absolument heureux.

D'une voix un peu enrouée, elle demanda, indifférente, en offrant à d'Antin la tasse de thé qu'elle venait de servir :

— Alors, elle est très jolie, la fiancée de Mirmont ?...

— Très !...

— Quel genre de beauté ?...

— La beauté grecque... – dit en riant madame Guérande. Et s'adressant à la baronne de Treuil :

— N'est-ce pas, Giselle ?...

En entendant ce nom, la tante Claire fit un mouvement et demanda, étonnée :

— Comment ?... madame de Treuil s'appelle Giselle ?... je croyais qu'elle s'appelait Agar ?...

— Oui... – répondit madame Guérande – elle...

La baronne l'interrompit vivement...

— C'est vrai !... mais c'est un nom prétentieux !... il faut être ravissante pour porter ce nom-là, ou alors il devient ridicule... alors je me suis décidée à changer...

La tante Claire écoutait poliment, atténuant son petit sourire narquois, et pensant qu'on avait espéré, [35] [36]en [37] supprimant « Agar », effacer définitivement le dernier vestige de la juiverie originelle.

[...]
[...]

Et elle souhaitait à. part elle d'être – oh ! pour un instant seulement – l'un de ces Juifs qui, grâce au tempérament et aux traditions de la race, font la fortune de leur maison. Comme elle s'arrangerait vite pour ôter jusqu'au dernier sou de cette fortune à ces élégantes renégates et à leurs écœurants maris ! Jusqu'ici elle avait considéré « Agar » – qu'elle rencontrait quelquefois chez madame de Barroy – avec une indifférence absolue. Depuis cinq minutes, elle [38] regardait « Giselle » avec un mépris qu'elle s'efforçait de dissimuler.

Paul, trouvant qu'on ne renseignait pas suffisamment Charlotte sur la beauté de sa future belle-sœur, prit la parole pour expliquer :

Elle est très belle, vraiment !... elle a des cheveux bruns, lourds, épais, c'est superbe à voir !... de grands beaux yeux qui sont souvent baissés, et des cils !... les traits sont beaux, les dents aussi, tout est beau !... avec ça, très bien faite... et froide, froide, glaciale !... Brrr !... c'est égal !... si tout ça peut s'animer, je ne plains pas celui qui l'animera...

— Espérons que ça sera ton frère ?... – fit paisiblement observer madame Dorsay.

Paul, voyant qu'on riait, reprit vivement :

Naturellement !... c'est ce que je disais... seulement ça n'a pas l'air facile !...

Il se tourna vers sa tante et ajouta à demi-voix :

Mais mâtin !... si ça arrivait, je crois qu'on ne s'embêterait pas !...

Tu sais, – fit la tante Claire en riant – tu peux garder pour toi tes appréciations !...

Et elle ajouta sérieuse :

Et puis, c'est de mauvais goût de parler ainsi de celle qui sera la femme de ton frère !... elle me déplaît, elle m'est antipathique même, et Jacques ne m'est rien... mais je ne me permettrais pas de parler comme tu le fais de la jeune fille qu'il va épouser... et qui est honorable, après tout...

— Vous avez raison, tante Claire... et je ne l'aurais probablement pas fait, s'il eût été question d'une femme [39] comme les autres... d'une femme qu on peut supposer accessible... mais celle-là est tellement d un autre tonneau !... on peut plaisanter du plus ou moins de tempérament d'une statue... et c'est une vraie statue...

— Galatée aussi était une statue...

C'est pas la même chose !... voulez-vous mes pronostics, tante Claire ?... ça vous est égal ?... ben, je vous les dirai tout de même... Jeanine sera...

Ah !... elle s'appelle Jeanine ?...

— Vous ne le saviez pas ?...

Non... c'est d'ailleurs une de ces femmes qui n'ont pas l'air d'avoir un petit nom...

Eh bien, Jeanine subira son mari...

— Espérons-le !...

— Mais elle sera imprenable pour les autres...

— Espérons-le aussi !... et pourtant, il n'est pas de femme imprenable... chacune a son heure, le tout est d'arriver au moment psychologique... et puis, Jacques est trop amoureux pour être adroit...

Oui... mais il est si intelligent et si bon...

— Bon pour celle-là, il le sera certainement !... mais je me demande s'il l'a toujours été pour les autres…

Inconsciemment, madame Dorsay glissa son œil malin dans la direction de Charlotte. Elle n'était plus auprès de la table à thé. Assise à l'extrémité du salon, elle écoutait, avec une attention aimable, les potins que lui racontaient d'Antin et les deux jeunes femmes. Son regard était distrait, mais sa physionomie souriante, et la tante Claire pensa :

[40]

— Je me suis bien trompée, moi !... Et dire que tout à l'heure encore, jaurais juré qu'elle l'aimait à en mourir !...

[...]

III

[41]

Le départ de ses visiteurs délivra madame de Barroy de là contrainte qu'elle s'était imposée. Son visage se détendit soudain et prit une expression de douleur extrême. Elle se sentait sans force, perdue dans la vie, puisqu'elle n'aurait plus à ses côtés l'ami sur qui elle croyait s'appuyer toujours.

Mieux que personne, elle connaissait Jacques. Elle le savait autoritaire, pénétré de sa supériorité, et égoïste incroyablement, – quoique se prétendant dévoué et se croyant peut-être sincèrement tel. Mais elle l'avait jusqu'ici jugé honnête et droit. Quand elle lui demandait de l'avertir lorsqu'il ne laimerait plus, elle était inconsciemment certaine qu'elle faisait une demande qui ne servirait à rien. Elle aimait Jacques ardemment, et aussi d'une affection tendre et sûre qu'elle sentait devoir durer autant qu'elle-même. Elle se croyait aimée de lui de la même façon et ne prévoyait pas la fin de cet amour, qui était à présent toute sa vie. Mais puisque, contrairement à tout ce qu'elle espérait, il s'était lassé d'elle, pourquoi n'avait-il pas tenu la promesse faite tant de fois ? Cela, c'était vraiment mal ! Ce qu'elle venait de souffrir pendant cette heure où il lui avait fallu cacher sa peine, nul ne le saurait jamais !

[42]

Et sa vie, durant les six années qui venaient de s'écouler, passait rapidement devant ses yeux.

Elle se souvenait du jour où, pour la première fois, elle avait rencontré Jacques Mirmont. C'était chez madame Dorsay. Il venait annoncer à la tante Claire que son filleul avait enfin passé le baccalauréat, raté tant de fois par pure paresse. Paresse involontaire d'ailleurs. Le bachelier récalcitrant se montrait déjà le rêveur sentimental qu'était aujourd'hui le jeune homme de vingt-cinq ans. Charlotte avait tout de suite trouvé charmant ce grand garçon affectueux, qui avait pour son petit frère une tendresse pour ainsi dire maternelle et qui, cédant aux prières de sa belle-mère, s'était astreint à l'élever avec elle sans le quitter jamais. Avant d'aimer Jacques, madame de Barroy l'admirait comme un être supérieurement intelligent et bon. La tendresse qu'il ressentait pour Paul l'avait enthousiasmée, elle qui, saine avant tout, comprenait et « gobait » sans fausse honte les beaux sentiments et les bons instincts.

Mais ce qui avait lié l'une à l'autre les vies de Jacques et de Charlotte faillit les séparer. Au début, elle se montra jalouse de cette adoration sauvage, plus expansive et plus tendre pour l'enfant insouciant des caresses que pour la maîtresse câline qui eût tout donné pour un baiser. Puis, elle avait fini par prendre son parti d'un état de choses qu'elle ne pouvait changer. Peu à peu, elle s'était attachée à Paul qui était la séduction même. Et Jacques lui savait gré de son affection pour cet enfant qu'il aimait plus que tout.

[43]

Jamais « le petit Paul », – comme on l'appelait dans la famille, – n'avait soupçonné la liaison de son frère. Il considérait madame de Barroy avec cette admiration méfiante, inavouée ou inconsciente, qu'éprouvent pour ceux qu'ils appellent dédaigneusement « les nobles » la plupart des bourgeois français. Tout en étant parfaitement à l'aise avec elle, il se l'imaginait d'une espèce autre que la sienne. Et puis, il ne voyait pas très souvent la jeune femme et il ignorait à quel point son existence était mêlée à celle de Jacques. Il savait que Charlotte était l'amie préférée de son frère, mais il ne voyait pas au delà.

Restée debout, les mains appuyées à la cheminée, les yeux fixés sur les bûches qui s'émiettaient en menues braises dans le velours gris des cendres, madame de Barroy pensait aux six années de bonheur qui avaient passé si vite et qui ne reviendraient plus jamais. Jamais !... Ce mot lui semblait à la fois lugubre et vague. Jusqu'ici elle n'avait entendu parler que de toujours. Mais elle se souvenait des joies qu'elle devait à Jacques ; pour cela elle continuait à l'aimer quand même, et elle sentait bien qu'elle l'aimerait toujours quoi qu'elle fît pour l'arracher d'elle.

Et au milieu de son désespoir amoureux, elle songeait aussi au mari si admirablement bon pour elle. Elle avait une peur extrême qu'il ne devinât la vérité, et une appréhension terrible de se trahir elle-même.

Saurait-elle, malheureuse, anéantie, sans force, cacher son chagrin comme elle avait su cacher son bonheur ?...

Un domestique entra, portant une lourde botte de roses [44] et une carte. Sans regarder la carte ni les fleurs, elle demanda :

— Est-ce que M. le marquis est rentre ?...

— M. le marquis est rentré... et puis il est ressorti : ..

— Y a-t-il longtemps ?...

— Il y a cinq minutes...

L'idée de revoir son mari était insupportable à madame de Barroy.

Tant qu'elle se sentait aimée et heureuse, elle repoussait de son mieux les pensées qui la troublaient, mais sans parvenir à les écarter complètement. Aujourd'hui, dans l'effondrement de son bonheur, une idée fixe la poursuivait.

[...]

Elle avait trompé le mari le meilleur, le plus affectueux, le plus amoureux même, pour un homme qui, au fond, se souciait d'elle assez peu. Et malgré tout, à l'instant où les dernières illusions qu'elle pouvait avoir encore sur Jacques venaient de disparaître, elle s'avouait, honteuse, que sur un signe de lui, elle courrait se blottir entre ses bras. Elle se demandait avec angoisse si, du moins, le monde ignorait cette liaison qui venait de finir ? Elle avait toujours été prudente et discrète, mais [45] lui s'était gêné si peu ! Elle redoutait d'avoir, donné au monde, – puisque le monde est assez absurde pour bafouer les maris trompés, – une occasion d'exercer ses sarcasmes contre M. de Barroy.

[...]

Puis, peu à peu, sa pensée revint vers Jacques qu'elle aimait si horriblement.

Comment ce mariage s'était-il arrangé si vite, sans qu'elle se doutât de rien ? Il est vrai qu'elle ne connaissait pas du tout le même monde que Mirmont. Et c'était sûr, irrévocable, il n'y avait plus rien à espérer. Mademoiselle de Lorme ?... Jeanine, avait dit le petit Paul ? Elle s'appelait Jeanine ?... un joli nom !... pas un nom comme « Totote !... »

La singulière querelle que Jacques lui avait cherchée à propos de son nom lui revenait à l'esprit. A ce moment-la, elle aurait dû comprendre. Et aussi quand il lui faisait l'éloge des femmes sérieuses, des femmes qui avaient de la tenue.

Un besoin de souffrir, de se torturer la prenait. Elle eût voulu savoir, connaître des détails, apercevoir la jeune fille. « J'ai vu le mariage ce matin dans Le Gaulois, mais je n'ai pas osé en parler à M. [46] Mirmont... » avait dit madame de Treuil...

Charlotte quitta la cheminée et vint s'asseoir près de la table où étaient les journaux. Elle prit Le Gaulois et chercha l'annonce du mariage. Tout de suite elle la trouva.

« Nous apprenons que M. Jacques Mirmont, fils du regretté banquier Jean-François Mirmont et de » madame Marguerite-Marie – Albertine Leclerc, est fiancé à mademoiselle Jeanine-Marie-Amélie de Lorme, fille de M. Auguste de Lorme, le riche manufacturier, et de madame Joséphine-Marie-Caroline Chignon de Lavaur. Le mariage est fixé aux premiers jours du mois prochain... »

Les premiers jours du mois prochain !... Madame de Barroy cherchait quelle était aujourd'hui la date ? Elle ne savait plus ! ses idées se brouillaient. Enfin, elle pensa : « Suis-je bête ? » et elle regarda Le Gaulois qu'elle tenait à la main. Elle lut tout haut : « Mardi 23 mars... » Cela faisait, d'ici aux premiers jours du mois prochain, deux semaines, trois peut-être si les choses traînaient en longueur. Et elle se prit à désirer que cela fût le plus tôt possible. Quand tout serait fini, elle serait peut-être moins insupportablement angoissée ? Maintenant elle souffrait vrai ment trop.

Elle resta longtemps encore perdue dans les souvenirs aimés, les yeux fixes, la bouche rigide. Puis, tout à coup, à une vision plus tendre, à un souvenir plus précis, sa physionomie si mobile s'adoucit, son regard s'éteignit sous les larmes, et, s'allongeant sur le divan, elle se mit à sangloter en cachant son visage dans [47] les coussins de vieilles soies pâlies, d'où sortaient seulement ses lumineux cheveux blonds.

Tandis qu'elle pleurait, M. de Barroy entra. Il tenait à la main un gros bouquet d'œillets blancs auquel pendait, attaché par un ruban, un tout petit écrin de velours gris.

Il s'avançait souriant, lorsqu'il aperçut sa femme et s'arrêta stupéfait.

[...]

Charlotte, elle, n'entendait et ne voyait rien. Habituellement énergique, elle restait là sans force, comme une chose inerte, secouée seulement de douloureux sanglots.

Le marquis la regardait et regardait aussi, l'air navré, Le Gaulois tombé à terre. Violemment ému, il fit un mouvement pour courir vers sa femme, puis s'arrêta, et après un instant d'hésitation sortit doucement [48] en refermant la porte avec des précautions infinies.

Pendant encore un long moment, madame de Barroy resta à la même place sans faire un mouvement ; mais les sanglots diminuèrent peu à peu, et il n'apparut bientôt plus qu'un tout petit frisson qui agitait les épaules.

Et, de nouveau, la porte s'ouvrit, poussée brutale ment cette fois par la main d'un domestique qui introduisait M. de Pourville.

D'un bond, Charlotte s'était dressée. Elle écarta les cheveux qui s'embrouillaient sur ses yeux, et dit, embarrassée, s'efforçant de sourire :

— Comme vous êtes gentil de venir me voir !...

Jean de Pourville s'excusa :

— Je vous ai réveillée ?...

Elle saisit vivement la perche qu'il lui tendait :

— Figurez-vous que je me suis endormie !... je ne sais pas comment !...

Pendant qu'elle parlait, il remarquait ses yeux meurtris, ses paupières rougies et l'air de souffrance de son visage ordinairement si gai. Mais sans paraître s'apercevoir de rien, il répondit :

— Bah !... vous qui n'avez jamais sommeil !... vous aurez eu, à vos 5 heures, de très ennuyeuses visites ?...

— Mais non !... j'ai eu madame Dorsay, madame Guérande, les deux Mirmont, madame de Treuil et d'Antin...

— En effet, tous. gens agréables... sauf Agar !...

— Elle ne s'appelle plus Agar... elle s'appelle à présent Giselle...

[49]

— Ah !... ça ne m'étonne pas !... et qu'est-ce que le père Salomon dit de ce changement ?...

— Je ne sais pas !... il doit trouver ça de mauvais goût... et il n'a pas tort...

— Oh ! non !... moi, j'en suis arrivé à ce point, que le Juif sincère qui me dirait : « Je m'appelle Abraham Nathan, je suis Juif, Juif pur sang, et n'ai nulle envie de me faire prendre pour autre chose que pour un Juif... » celui-là, j'aurais envie de l'embrasser...

— C'est excessif !...

— Mais non !... Vous avez eu madame Dorsay ?... elle est charmante !... c'est tout à fait le type de femme que j'aime...

— Eh bien, elle est veuve...

— Je sais !... mais nous ne serions ni l'un ni l'autre assez bêtes pour nous épouser...

— C'est drôle que vous ne vous soyez jamais marié !... vous auriez été un mari excellent !...

— Vous avez l'air de rire, mais c'est vrai !... je crois que si j'avais aimé ma femme, je l'aurais rendue très heureuse... je suis confiant et tendre... c'est l'idéal pour un mari..

— Alors, pourquoi ne vous êtes-vous pas marié ?…

— Parce que je suis très honnête, que je trouve qu'il faut, au moins, en se mariant, avoir l'intention d'aimer sa femme, et que je n'aurais pas eu cette intention-là...

— Pourquoi !...

— Parce que... ce serait trop long à vous dire...

Depuis un instant, Charlotte se composait un visage indifférent. Désireuse de ne plus porter seule le poids qui [50] l'étouffait, elle dit, d'un air plus dégagé qu'il n'eût fallu :

— A propos de mariage... Mirmont se marie, vous savez ?...

— Oui... je l'ai appris ce matin par Le Gaulois...

[...]

Son regard suivait en parlant le journal tombé au pied du divan. Madame de Barroy se baissa et le ramassa en rougissant. Puis, après un silence elle demanda, poussée par une curiosité intense

— Est-ce que vous connaissez mademoiselle de Lorme ?...

— Je la con nais de vue... je la vois à l'Opéra... les Delorme, qui sont aujourd'hui les de Lorme en deux mots, – si l'on en croit le filet du Gaulois, – ont depuis plusieurs années une loge de seconde qui est précisément en face de celle des Vonancourt... juste au-dessus de la loge de votre tante de Barroy...

— Alors, il n'est pas étonnant que je ne l'aie jamais vue, [51] puisque c'est toujours dans la loge de ma tante que je vais à l'Opéra... Comment avez-vous su qui étaient les propriétaires de cette loge ?... vous les connaissiez ?...

— Non, du tout !... mais à cause de la beauté de la jeune fille, nous sommes tous' allés aux renseignements...

— Ah !... elle est belle à ce point-là ?...

— Oui... elle s'alourdira, mais elle est, pour l'instant, d'une très rare et très incontestable beauté... elle est belle, même pour ceux, et je suis du nombre, qui n'aiment pas ces physiques-là... elle est belle comme le beau...

Et comme la marquise ne répondait rien, il ajouta, après un silence :

— C'est effrayant d'épouser une femme comme ça !...

— Pourquoi ?... – demanda vivement madame de Barroy – est-ce qu'elle n'a pas l'air d'une fille comme il faut ?...

— Oh ! si !... si !... parfaitement !... elle a toujours les yeux baissés et il est impossible de soupçonner quelles sont les pensées qui se cachent derrière cet admirable front, ni même s'il y a des pensées !... Non, je voulais dire qu'il est effrayant – à mon sens, du moins – d'épouser une de ces femmes qui font retourner toutes les têtes sur leur passage, et qui, si simplement mises qu'elles soient, ne sont inaperçues nulle part... ça n'est pas rassurant... à moins d'être terriblement sûr de soi...

Il s'arrêta voyant que, distraite, Charlotte ne l'écoutait plus. Son visage – presque enfantin – avait pris [52] une expression douloureusement suppliante. L'idée que Jacques pourrait être malheureux lui déchirait le cœur et, invoquant Dieu en elle-même, elle pensait : « Mon Dieu, donnez-lui du bonheur !... »

Pourville la regardait et ses yeux gris, habituellement un peu durs, exprimaient une immense tendresse. A la fin, il demanda :

— Est-ce que Henry est chez lui ?...

Revenant à elle-même, elle répondit :

— Non... il est sorti... pourquoi ?...

— Parce que je crains de vous gêner... et, s'il était là, – ou même s'il n'y est pas, – je pourrais très bien attendre chez lui l'heure du dîner... car je dine avec vous, vous ne le savez peut-être pas ?...

Mais si, je le sais .. puisque c'est moi qui vous ai invité...

Il dit en riant :

— Vous vous en souvenez ?... je ne l'aurais pas cru !...

Et, se levant :

Sans cérémonies, voulez-vous que je vous laisse et que j'aille chez Henry, dites ?...

— Mais non !... en voilà une idée !... pourquoi ne voulez-vous pas rester avec moi ?...

— Mais je veux bien, moi !... je ne demande que ça !... seulement, je serais désolé de vous ennuyer...

__ Vous ne m'ennuyez pas... vous me faites plaisir, au contraire...

— Est-ce bien vrai ?... je vous ai dérangée...

Elle demanda, hésitante :

— Dérangée ?... pourquoi ?...

[53]

Il répondit, avec un peu d'embarras :

— Mais... vous dormiez... et je...

Elle comprit qu'il lavait vue pleurer. Prise d'un désir d'avouer en partie sa souffrance, elle dit, sincère :

Eh bien, non !... je ne dormais pas... et vous le savez bien ?... je pleurais... oui... tout bêtement... je suis, ou plutôt j'étais, tout à l'heure, dans un état d'énervement contre lequel je ne pouvais pas lutter... est-ce que vous ne connaissez pas ces journées grises où le moindre bruit déchire les oreilles, où la plus petite surprise lait peur, où la plus légère contrariété donne envie de pleurer ?... Eh bien, je suis dans un de ces jours mauvais, où l'on est odieux à soi-même et aux autres...

[...]

Pourville détacha la petite main qui tourmentait le bras du fauteuil et, l'enfermant entre les siennes, il dit, et sa voix un peu rude se fit caressante et douce :

— Quoi que vous [54] fassiez, quelle que vous soyiez, vous ne me serez jamais odieuse, à moi... vous le savez bien ?...

Il ajouta plus bas :

— Et vous savez bien pourquoi ?...

Elle répondit, craintive, embarrassée, pas franche cette fois :

— Mais non !...

Il affirma :

— Si !... je sais que vous le savez... et je ne vous le dirai pas... pas aujourd'hui surtout...

Elle demanda, s'entêtant à faire semblant de ne pas comprendre :

— Pourquoi ne me le direz-vous pas ?... et pourquoi pas aujourd'hui surtout ?...

— Parce que, vous dire ce que vous savez depuis très longtemps pourrait mettre du froid ou de la gène entre nous et serait le fait d'un imbécile... et que vous le dire aujourd'hui serait le fait d'un goujat...

Les yeux de madame de Barroy se remplirent de larmes et elle murmura, reconnaissante et émue .

Je vous remercie, vous êtes très bon !...

Pourville ouvrit un papier de soie qu'il avait posé sur la table près de laquelle ils étaient assis, et dit en le développant avec soin :

Je vous ai apporté un œillet pour votre fête... c'est bête d'apporter ainsi soi-même une fleur... mais il me semble que ce serait encore plus bête de vous envoyer une corbeille par le fleuriste comme aux femmes qui m'invitent à dîner...

Il avait sorti du papier un merveilleux œillet, énorme, d'un blanc laiteux, avec, au bord des pétales, deux ou [55] [56]trois [57] taches rouges et rondes qui ressemblaient à des gouttelettes de sang.

[...]

La marquise prit la fleur, la regardant avec admiration :

— Oh ! quel œillet !... qu'il est beau !... c'est ce qui me fait le plus de plaisir de tout ce qu'on m'a donné pour ma fête...

Et, sans même se rendre compte qu'elle parlait, elle ajouta, la voix assourdie :

— Une triste fête !...

Pourville demanda, sans paraître avoir entendu :

— Qu'est-ce qu'Henry vous a donné ?...

— Rien encore... ordinairement c'est toujours avant le dîner qu'il me souhaite ma fête... je suis étonnée qu'il ne soit pas encore là...

— Il a dû aller tantôt au ministère...

— Ah !... pourquoi ?...

— Je ne sais plus trop...

Elle dit, inquiète :

— Je sais, moi !... c'est au sujet d'un poste qu'on lui offrait, n'est-ce pas ?...

— Oui... c'est ça même... – fit Pourville, surpris de la voir si bien instruite, alors que M. de Barroy lui avait dit qu'elle ne savait rien.

— Eh bien ?... – questionna Charlotte – qu'est-ce qu'il a répondu...

— Mais... il m'a dit que vous ne vous souciiez pas de quitter Paris...

— Et comme elle allait protester, il ajouta, pour atténuer ce qu'il venait de dire :

— Lui non plus...

[58]

— Tiens !... – fit-elle surprise – il ne se soucie pas de quitter Paris... pourquoi ?...

— Mais je...

Tout de suite, elle se rendit compte que sa question était déplacée, étant donnée la situation dans laquelle elle se trouvait depuis quelques années vis-à-vis de son mari, et elle reprit :

— N'allez pas croire que je cherche à savoir ce qu'il fait, au moins ?... depuis longtemps déjà, je n'ai pas-à m'occuper de sa vie... si j'ai fait cette question, c'est que j'étais étonnée d'apprendre qu'il voulait rester à Paris qu'il a en horreur...

— C'est vrai !... mais si vous vous êtes désintéressée de sa vie, lui ne s'est pas désintéressé de la vôtre, car il n'a qu'une pensée, c'est de vous voir satisfaite et heureuse...

Elle dit, le visage désolé :

— Il est bien meilleur que moi !...

Il affirma, conciliant :

— Mais non... mais non !... d'ailleurs, qu'est-ce qu'être meilleur ?... on n'est pas meilleur, on est autre, voilà tout...

— Vous avez une façon d'arranger les choses !...

— Ah !... – fit Pourville qui se leva en voyant entrer M. de Barroy – voilà Henry !...

Le marquis lui serra la main. Et, s'avançant vers sa femme qui restait plongée dans la grande bergère, les lèvres pâles et les yeux inquiets, il dit, en lui tendant la botte d'œillets d'où pendait le petit écrin de velours gris :

— Ma chère Totote, je vous souhaite une heureuse fête... je vous la souhaite de tout mon cœur...

[59]

Il s'inclina vers elle et l'embrassa affectueusement.

Elle se laissa faire, souriant d'un sourire figé, et se mit à détacher du bouquet l'écrin qu'elle ouvrit aussitôt.

Un rubis, admirablement pur, brillait sur le velours. Il était fixé à un cercle d'or si fin, que quand Charlotte l'eut passé à son doigt, la pierre parut tenir toute seule, accrochée à la chair qu'elle tintait de ses rayons roses.

Madame de Barroy s'était levée et remerciait affectueusement son mari, mais sans oser l'embrasser à son tour. Ce fut Pourville qui réclama gaiement pour son ami un remerciement plus chaleureux.

Charlotte posa alors ses deux mains sur les épaules du marquis, et l'attirant à elle, lui embrassa doucement la joue. Puis, elle se retourna toute souriante vers Pourville pour lui demander si c'était bien ainsi qu'il fallait remercier. Mais Pourville n'était plus là. Il s'était retiré au bout du salon et, debout à la fenêtre, tapotait un carreau et semblait contempler attentivement le jardin sombre.

M. de Barroy dit :

— Pourville qui se croit obligé de s'éloigner discrètement !...

Et il ajouta, avec un accent de regret :

— Oh ! tu peux rester, va !...

La marquise s'était rassise dans la grande bergère au coin de la cheminée. La lumière qui tombait sur elle, voilée de la gaze rose des abat-jour, dorait d'une lueur vermeille sa robe de drap, d'un gris si pâle qu'il semblait presque blanc, et son fin visage attristé.

Et elle regardait la petite pièce toute rayonnante de lumière [60] et de gaieté, avec ses tentures de quinze seize d'un gris verdâtre ; ses meubles Louis XVI laqués blanc, et son encombrement de fleurs superbes, presque toutes blanches ou rosées. Leur parfum flottait dans l'air tiède ; les flammes chantaient autour des bûches, il était impossible de rêver rien de plus doux, de plus intime et de plus riant.

Et madame de Barroy trouvait au contraire à ce petit salon qu'elle aimait, un aspect tout à fait lugubre. Elle croyait être dans un caveau où son bonheur s'ensevelissait sous des jonchées de fleurs. Elle voyait, en face d'elle, le fauteuil où si souvent Jacques avait passé de longues heures sans parler presque, en extase, heureux de la regarder travailler, ou aller et venir autour de lui.

Pourville et le marquis, voyant qu'elle ne disait rien et restait à contempler, sans plus s'occuper d'eux, les cendres qui s'écroulaient sous la gerbe de flammes, s'étaient mis à causer. Peu à peu, le bruit de leurs voix attira l'attention de Charlotte. Alors, elle les regarda, et il lui sembla qu'elle les apercevait pour la première fois.

Son mari et Pourville, sans se ressembler, étaient des types du même genre. Tous deux, très grands et distingués ; les yeux bruns et les dents superbes. Mais M. de Barroy était très mince, avec des attaches fines, alors que, au contraire, Pourville, taillé en Hercule, était d'une vigueur peu commune.

Et elle se disait que ces deux hommes l'aimaient de toutes leurs forces, et qu'elle aimait de toutes ses forces un homme qui ne l'aimait pas.

[61]

Enfin, sentant qu'il fallait parler, elle demanda :

— Vous me pardonnez, n'est-ce pas, d'être si stupide ce soir ?... je ne sais pas si je suis fatiguée, ou si, peut-être, l'odeur de ces fleurs m'engourdit ?... mais vraiment, je ne suis pas dans mon assiette...

Le marquis répondit avec une gêne visible, comme quelqu'un qui a quelque chose à dire de très embarrassant :

— Demandez si vous voulez pardon à Pourville, mais pas à moi... car, c'est moi, au contraire, qui ai quelque chose à me faire pardonner...

Elle dit étonnée :

— Quoi donc ?...

— C'est très difficile à avouer...

Agacée, elle cria presque :

— Mais dites donc ce que c'est, voyons ?...

— Eh bien, il y a deux jours, on m'a offert Londres... vous savez que Londres, c'était le rêve de toute ma carrière ?...

— Oui... je sais... Eh bien ?...

— Eh bien... et c'est ici que j'ai besoin de toute votre indulgence... j'ai accepté...

Elle se leva d'un jet :

— Vous avez accepté !... quand ça ?...

— Aujourd'hui même...

— Et vous avez pensé que je vous suivrais ?...

— Je l'ai espéré... oui...

— Mais vous savez bien que je ne voulais plus quitter Paris ?...

Elle le questionnait, à la fois craintive et hardie, voulant savoir au juste ce qu'il soupçonnait.

[62]

Et comme il ne répondait pas, elle demanda encore :

— Qu'est-ce qui vous a fait penser que je partirais ?...

Il dit, en souriant :

— J'ai pensé, tout bonnement, que vous étiez devenue plus raisonnable... Me suis-je trompé ?...

Elle balbutia :

— Non... vous ne vous êtes pas trompé... nous partirons quand vous voudrez...

Et, le regardant au fond des yeux, elle lui dit, d'une voix qui s'étranglait, ce qu'elle disait quelques minutes plus tôt à Pourville :

— Vous êtes très bon !...

— Parbleu !... – fit Pourville, blaguant pour empêcher l'explication de devenir sérieuse – nous sommes tous très bons !... on est bien heureux de vivre avec des gens aussi excellents !... vous ne trouvez pas ?...

Charlotte les enveloppa d'un tendre regard et répondit, sérieuse :

— Si, je trouve...

[...]
[63]
[...]

IV

[65]

En apercevant madame de Barroy assise au pied de la tribune, contre le passage à son ancienne place d'autrefois, Pourville fit un mouvement de surprise et s'élança, frôlant un peu brusquement les promeneurs et renversant les chaises qui se trouvaient sur son passage pour la rejoindre plus vite. Elle lui tendit en riant la main et dit :

— Vous êtes bien toujours le même !...

Mais lui, un peu rouge, un peu plus visiblement ému qu'il ne l'eût voulu, répondit en questionnant :

— Depuis quand êtes-vous ici ?...

— Depuis hier...

— A la bonne heure !... j'allais me fâcher...

— Henry vous a écrit pour vous demander de venir dîner ce soir... vous trouverez sa lettre en rentrant chez vous...

— Ça, c'est gentil !... il est là, Henry ?...

— Oui... il est là-bas... tenez !... le voyez-vous ?... il cause avec son ministre...

— Ah !... c'est ça, son ministre ?...

Et comme il regardait attentivement le monsieur qui causait avec Barroy, elle demanda :

— Comment ?... vous ne le connaissiez pas ?....

— Non... pas du tout...

[66]

Charlotte se mit à rire :

— Je vois que vous êtes toujours aussi dans le train...

[...]

— Toujours !... je ne change pas, moi !... vous non plus, d'ailleurs... Vous êtes toujours Totote... et ce que vous êtes gentille dans cette petite robe blanche !... Ça vous va bien, le blanc !...

Il regarda les petits pieds posés sur le barreau d'une chaise et dit :

— Tout est blanc !... le voile, le chapeau, les gants, les souliers...

Elle acheva en souriant :

— Et les cheveux... oui, vous verrez ça !... j'ai une mèche toute blanche...

Un très jeune homme arrivait en courant, affairé, elle l'appela :

— Monsieur Mirmont !...

Paul Mirmont se retourna brusquement, l'air agacé. Mais en reconnaissant la marquise, il s'arrêta et parut ravi.

Que je suis content de vous voir !... est-ce qu'il y a longtemps que vous êtes à Paris ?... avez-vous vu Jacques ?...

— Non, pas encore... j'arrive... est-ce qu'il est aux courses ?...

[67]

Oui... il vient toujours au Grand Prix...

Il étendit la main :

Voyez-vous ce rassemblement ?...

— Parfaitement... qu'est-ce que c'est ?...

Il répondit, ' avec un sourire radieux :

C'est ma belle-sœur !... partout où nous allons, c'est comme ça !...

Ah !... – fit Charlotte.

Elle regarda furtivement Pourville qui riait. Elle se souvenait de ce qu'un jour, à propos de la fiancée de Jacques, il lui avait dit des femmes qui ne passent pas inaperçues. Mais le petit Paul continuait .

— Tenez !... la voyez-vous, Jeanine ?... on la voit très bien dans ce moment-ci... elle donne le bras à M. de Bouillon... elle a une robe mauve qui lui va à merveille... une brune qui est jolie en mauve, c'est pas ordinaire, ça !...

Jacques Mirmont. passait à côté d'eux sans les voir. Son frère l'arrêta par la manche avant que madame de Barroy eût le temps de l'en empêcher.

D'abord un peu interloqué, il se remit très vite, et, l'air empressé, chercha de l'œil une chaise libre.

Pourville se leva :

Mirmont !... prenez ma chaise... moi je vais tâcher de trouver Barroy que je n'ai pas encore vu...

Jacques s'assit, tandis que Charlotte lançait à Pourville qui s'éloignait un regard de reproche. Le petit Paul avait été rejoindre sa belle-sœur. Jacques et la marquise restaient seuls.

Tandis qu'elle .cherchait vainement une phrase banale, il l'examinait sournoisement, surpris de la trouver [68] si jolie et si jeune. Enfin il demanda :

— Eh bien ?...

Elle dit :

— Eh bien, quoi ?...

Eh bien, vous m'avez oublié, n'est-ce pas ?...

Sa voix retrouvait les inflexions câlines d'autrefois. La jeune femme en fut toute remuée, elle répondit :

Je ne vous ai pas oublié... je ne vous oublierai jamais...

Il la devina sincère et en éprouva une sorte de joie. Si profondément amoureux qu'il fût de sa femme, il eût été déçu de n'être plus aimé de « Totote ». Il dit :

— Je vous remercie...

Mais il s'abstint de toute protestation. Et tandis que le cœur de madame de Barroy battait à l'étouffer, il se demandait, perplexe :

— Vais-je lui présenter Jeanine ?...

Et il s'avouait, après un instant de réflexion, qu'il était impossible de faire autrement. La jeune femme demanda :

— Est-ce que madame Dorsay est ici ?...

Ah ! Dieu non !... jamais !... elle a l'horreur des courses...

— Elle va bien ?...

— Très bien... elle est comme vous, elle est toujours jeune...

— Et Paul ?... est-il toujours aussi naïf ?...

— Naïf ?... pourquoi ?...

Parce que la dernière fois que j'ai eu le plaisir de vous voir... c'était au mois de février 96...

[69]

— Croyez-vous ?...

— J'en suis sûre... c'était le jour de ma fête... je n'ai rien oublié...

Oui... c'est vrai !... vous ne m'avez pas permis de venir vous dire adieu...

— A quoi bon ?...

Et vous n'avez pas voulu non plus venir une dernière fois dans le petit appartement où, pourtant, nous avions passé de bonnes heures, n'est-ce pas ?...

Elle murmura, frissonnante, se sentant reprendre malgré elle :

— Oui...

Puis, tout de suite, elle demanda :

— Êtes-vous heureux ?...

— Autant qu'on peut l'être !... je ne soupçonnais pas qu'il pût exister un bonheur pareil au mien...

— Tant mieux !... – murmura-t-elle – je ne souhaitais rien tant que cela...

Vous verrez ma femme... c'est une enfant idéalement belle et bonne... ma mère se porte à merveille et rajeunit à la vue de mon bonheur... Paul est devenu charmant...

— Oui... il est charmant !...

— Ah ! c'est vrai !... vous venez de le voir !... mais pourquoi me demandiez-vous s'il est toujours aussi naïf ?...

— Parce que, – comme je vous le disais tout à l'heure – vous m'avez raconté, la dernière fois où nous nous sommes vus, qu'il croyait des choses invraisemblables... comme par exemple, qu'une petite actrice qui avait des bontés pour lui, était entretenue par un vieux [70] monsieur qu'elle traitait uniquement comme un père... Et vous paraissiez désolé de cette crédulité que vous trouviez excessive...

— Parfaitement !... je ne m'en souvenais déjà plus... c'est si vieux, tout ça !...

Elle dit, semblant regarder au loin :

— Il y a dix-huit mois !... dix-huit mois que je ne suis revenue en France...

— C'est pourtant vrai !... eh bien, depuis ce temps. Paul a changé de façon de vivre... Oh !... pas tout de suite après votre départ !... non, au contraire, le jour où il a trouvé – dans une situation qui ne laissait aucun doute sur son désintéressement – le vieux

Lacombe chez son ange, il a eu un chagrin violent...

— Pauvre petit Paul !...

— Ne le plaignez pas trop !... l'amour-propre était malade plus que le cœur... il rageait d'avoir pris au sérieux ce qui l'était si peu et d'avoir été ridicule... un point, c'est tout !...

— Tant mieux !... c'est si triste de voir souffrir un être jeune et confiant !...

— Il souffrait – ce qui s'appelle souffrir – très modérément... N'empêche que pour s'étourdir, ou soi-disant, il s'est mis à mener une vie de polichinelle...

— Et tout à l'heure j'ai dû le déranger ?... il a été poli et gentil comme tout, le pauvre petit, mais je crois bien qu'il n'avait qu'une idée, c'était de filer...

— Oh non !... s'il a filé, c'était tout bonnement pour aller rejoindre Jeanine... ma femme... je les aperçois... il la promène là-bas... Non, depuis trois [71] [72]ou [73] quatre mois, il s'est rangé subitement, sans que nous sachions ni pourquoi ni comment, et il s'est mis à vivre presque continuellement avec nous... j'en suis très heureux... je l'aime tant, ce gentil bonhomme, qui m'a donné tant de peine à élever !... sa mère est ravie de le voir si sage... moi, je me réjouis moins qu'elle, parce que je pense que ça ne durera qu'un temps...

[...]

— Pourquoi ?...

Parce que cette tendresse pour nous doit être la conséquence de quelque nouveau déboire que nous ignorons... c'est quand Paul a du plomb dans l'aile qu'il se jette dans les bras de la noce ou de la famille, selon la disposition d'esprit du moment... Dans tous les cas, je suis bien heureux de l'avoir...

— Vous l'aimez tant, votre petit Paul !...

La voix un peu sèche de Mirmont s adoucit singulièrement, tandis qu'il répondait :

— Oui, je l'aime... il a été et sera toujours la plus grande affection de ma vie...

En écoutant cette voix, le visage de Charlotte se colora brusquement. Elle se rappelait lavoir entendue autrefois se faire tendre ainsi pour elle. Des souvenirs lui revinrent en masse qui attirèrent des larmes dans ses yeux. Et, à cette minute, elle comprit qu'elle aimait encore Jacques, et que ces longs mois passés à l'étranger et pendant lesquels elle croyait s'être reconquise, n'avaient rien effacé. Et elle pensa que Mirmont disait vrai lorsqu'il affirmait aimer plus que tout son frère. Souvent, au temps où elle s'était cru le plus tendrement adorée, elle avait senti, comme elle le sentait [74] aujourd'hui, que « le petit Paul » passait quand même avant tout.

Mirmont la tira de sa rêverie en disant :

— L'air de Londres vous réussit à merveille... vous êtes plus jolie et plus jeune encore qu'il y a un an...

Comme en écoutant celte banalité elle haussait imperceptiblement les épaules, il ajouta :

— Oh !... je sais que vous avez eu en Angleterre un succès très grand...

— Vous m'étonnez !... on ne m'a pas vue... je suis la femme de diplomate qui va nulle part... une rareté...

— On vous a vue assez pour vous juger à votre valeur...

— Par qui êtes-vous si bien renseigné ?...

— Par Morières... qui a passé à Londres toute la saison dernière...

Il s'arrêta un instant et conclut :

— Un peu à cause de vous, je crois ?...

Elle ne répondit pas. C'était vrai. M. de Morières lavait suivie en Angleterre, où il avait assez d'amis pour expliquer un séjour de plusieurs mois. Mirmont reprit :

— C'est gentil d'être discrète, mais Morières l'a été moins que vous... il n'a caché ni l'admiration que vous lui inspiriez, ni comme quoi, de ce long voyage, il était revenu bredouille...

— Eh bien, je dois lui savoir gré de cette franchise... tant d'autres à sa place eussent laissé entendre qu'ils avaient réussi !...

— Vous devez lui savoir gré d'autant plus qu'il n'est [75] pas habitué à échouer, Morières !... et que l'échec a dû lui être très sensible...

— Je n'en sais rien... il a bien voulu me faire grâce de ses impressions à ce sujet...

Il vous adore toujours... j'entends moralement... vous n'imaginez pas le bien qu'il dit de vous ?...

— Mais si, je l'imagine... nous sommes. très bons amis.

— Avez-vous un long congé ?...

— Henry a trois mois... moi, j'en prendrai six...

[...]

— Et qu'est-ce que vous allez en faire de votre été ?

— Nous partons dans quelques jours pour Barroy, où je resterai jusqu'à mon retour en Angleterre...

— Comme ça, à la campagne, toute seule ?...

— Je ne serai pas toute seule... j'aurai beaucoup de visites... Et d'abord, votre tante Dorsay va venir passer six semaines avec nous...

Vous souvenez-vous de nos bonnes parties de bateau ?... et des pleine-eau ?... vous nagiez si bien !...

Elle dit en souriant :

Je nage toujours la même chose...

Ah ! que nous nous sommes amusés à Barroy !...

[76]

Il évoquait gaiement, avec une parfaite liberté d'esprit, les souvenirs qui serraient le cœur de Charlotte. Le passé n'était pour lui qu'un aimable roman fini juste à l'instant où il aurait cessé d'être intéressant. Pour elle, c'était l'histoire de sa vie gâchée et de son bonheur perdu. Tout ce qu'elle avait connu de joies tenait dans ces six années, et alors que lui recommençait joyeux une existence nouvelle, elle s'enfermait désolée dans les souvenirs anciens.

Depuis un instant, madame Mirmont s'était approchée de son mari et de la marquise et, plantée à quelques pas, elle les examinait d'un air narquois et impertinent.

En la voyant avec le petit Paul, Charlotte avait tout de suite deviné la femme de Jacques. D'autant plus que son attention avait été attirée par la merveilleuse beauté de la jeune femme, avant même qu'elle eût aperçu celui qui l'accompagnait.

Lorsqu'elle vit que sa présence était remarquée, madame Mirmont s'avança, remorquant Paul qui semblait un peu gêné. Quand elle fut à côté de son mari, qui ne l'avait pas vue venir, elle lui dit, la voix haute et le ton coupant :

— Présentez-moi donc à la marquise de Barroy, voulez-vous ?...

Il se leva surpris, mais nullement embarrassé, et dit, en indiquant Jeanine qui conservait son sourire goguenard :

— Ma femme...

Charlotte posa sa petite main solide dans la main fine et molle que lui tendait la jeune femme et murmura avec effort :

[77]

— Je suis très heureuse de vous connaître, madame...

Jeanine Mirmont répondit, de cette voix claironnante qui contrastait avec sa beauté grave et douce :

[...]

— Moi aussi, madame...

[78]

Elle prit un temps, et continua, en appuyant avec ne intention méchante :

— J'ai tant entendu parler de vous !...

Un nuage rose couvrit le front et les joues de madame de Barroy, mais elle ne broncha pas et dit, gracieuse, s'adressant à Jacques qui regardait sa femme sans paraître se douter de son inconvenance :

— Je ne vous avais pas revu depuis votre mariage... je vous fais donc très tardivement mes compliments...

Tout à l'heure, lorsqu'elle causait avec lui, elle avait été froissée de son indifférence, mais elle l'aimait tant qu'elle la lui pardonnait et souhaitait quand même qu'il fût heureux. Depuis un instant, une colère la prenait, qui lui serrait le gosier et faisait battre son cœur à coups pressés. Elle en voulait à Jacques de ne savoir pas la défendre contre l'insolence de sa femme. Elle eût voulu le voir souffrir par cette femme tant aimée tout ce qu'elle souffrait par lui.

A ce moment, Jeanine fit signe à son. petit beau-frère d'approcher une des chaises éparses et, s'installant, elle demanda :

— Vous permettez ?...

On allait courir le Grand Prix. La foule revenait du pesage aux tribunes. Morières passait avec les Treuil et les d'Argonne. Madame Mirmont l'appela.

— Monsieur de Morières !... dites-nous qui va gagner le Grand Prix ?...

Sans enthousiasme il s'arrêta et répondit, impatienté et hargneux :

— Je n'en sais rien, moi !... je ne suis pas somnambule !...

[79]

Et il allait passer, quand il aperçut Charlotte. Tout joyeux, il courut à elle :

— Comment !... comment !... c'est vous ?... Est-ce qu'il y a longtemps que vous êtes arrivée ?...

— Non... hier...

— Vous n'avez pas idée du plaisir que ça me fait de vous voir !... je m'assois, vous voulez bien ?...

Il prit une chaise et, sans plus faire attention à Jeanine – qui d'ailleurs affectait de ne pas le regarder – il s'assit à côté de la marquise et se mit à bavarder gaiement. Au même moment, Treuil eut l'idée. de se débarrasser de sa femme pendant un temps plus ou moins long, et il ramena Giselle qui était déjà passée, en disant :

— Voulez-vous vous mettre ici... vous y serez très bien ?...

Elle consentit et s'assit d'un air ennuyé. C'était ce que – comme pose – elle avait découvert de plus chic. Prendre un air tellement navré qu'on lui demandait s'il lui était arrivé quelque chose, cela faisait – trouvait-elle – un effet « distingué ». Elle s'imaginait que le rire, surtout le rire large et franc, était ou devait être l'apanage exclusif des gens vulgaires.

Charlotte, qui avait l'horreur de la pose et de ce qu'elle appelait carrément « les gens embêtants », se sentit mal à l'aise dans un cercle aussi purement mondain. Et puis, elle venait d'être douloureusement secouée et n'était pas d'humeur à accepter une contrainte quelconque. D'un signe, elle appela Pourville qui passait et proposa :

— Promenons-nous ? .

[80]

Et dès qu'ils se furent éloignés, elle avoua franchement :

— J'étouffe là-dedans, moi !... pas vous ?...

— Moi aussi... mais on s'y fait...

— Je ne m'y ferai jamais !...

— Bah ! que si !...

En se penchant vers elle pour lui répondre, il aperçut son pauvre visage bouleversé. Alors il demanda, affectueux :

— Qu'est-ce qu'il y a, voyons ?... ça ne va donc pas ?...

Et, se retournant, il regarda le groupe qu'elle venait de quitter, cherchant à se rendre compte de ce qui s'était passé. Elle répondit, cherchant à retenir les larmes qui lui montaient aux yeux :

— Mais si... mais si, ça va... avec moi, ça va toujours !...

— Pourquoi ne pas me dire ce que vous avez ?... je suis un vieil ami, moi !... le plus vieux et le meilleur des amis... vous le savez bien ?...

Elle murmura :

— Oui... je le sais...

— Eh bien, dites-moi ce qui vous fait du chagrin ?... voyons, un peu de confiance ?... est-ce Morières qui vous a énervée ?...

— Le pauvre Morières !... Ah ! Dieu non !...

— Ça m'étonnait aussi !... il a du tact, habituellement...

Il ajouta en riant :

— Et puis, je crois qu'il a fini par prendre son parti !... Ç'a été dur !... ah ! dame !... il n'est pas habitué [81] à être éconduit !... les femmes, même réputées austères, ne lui résistent guère... c'est un enfant gâté...

Ils étaient arrivés au bout de l'enceinte du pesage. Ils retournèrent sur leurs pas, et se trouvèrent nez à nez avec madame Jacques Mirmont qui arrivait avec son beau-frère. En les croisant, elle sourit aimablement à Charlotte, mais avec toujours une menace impertinente dans le sourire et l'attitude générale.

On regardait beaucoup la jeune femme, vraiment belle dans une toilette d'un mauve très doux qui allait – à ravir à sa peau blanche ; une vraie peau de rousse contrastant avec ses cheveux sombres. Charlotte la suivit longtemps des yeux et dit à Pourville :

[...]

— Elle est bien jolie, madame Mirmont !...

— Jolie... non...

— Belle, si vous voulez ?...

— A la bonne heure !... oui, elle est très belle, mais c'est une femme banale...

— Pourquoi banale ?...

— Parce qu'on peut faire sa description avec tous les clichés qui ont traîné partout... [82] elle a un teint d'albâtre, des yeux de velours, des lèvres de corail, des joues de roses, un corps de marbre, etc. etc..., mais pas trace de charme... sans compter que les joues de roses s'empâtent déjà, et je ne donnerais pas cher de ce que sera dans dix ans d'ici le corps de marbre...

— Elle ne vous plaît pas ?...

— Oh ! non !... j'ai l'horreur de ces femmes qui ont les yeux trop baissés et l'attitude trop correcte...

— Pourtant les hommes aiment ça en général... cette austérité donne du piquant, paraît-il, à...

Elle s'interrompit, regardant Morières qui passait, avec une insistance singulière, et après un silence elle demanda :

— Alors, comme ça, tout de bon, vous le croyez, qu'on ne peut pas lui résister, à Morières ?...

— Je le crois... certainement, je le crois !... mais il est pourtant des exceptions... vous le savez aussi bien que moi ?...

Comme elle restait pensive, le regard perdu, la bouche dure, tout le visage figé dans une expression presque méchante qu'il ne lui avait jamais vue, Pourville lui passa en riant la main devant les yeux en disant :

— Allons !... allons !... pas de vilaines pensées, petite madame... c'est indigne de vous, ça !...

Elle devint d'une rougeur intense et balbutia :

— Pourquoi dites-vous ça ?...

— Parce que je crois savoir ce qui se passe dans votre tête... et, je le répète, c'est indigne de vous... tout à fait indigne...

[83]

Elle demanda, inquiète, mais voulant savoir :

— Mais quoi ?... qu'est-ce qui est indigne ?... dites quoi ?...

— Non... il me faudrait faire allusion à des choses dont il n'a jamais été question entre nous...

— Dites toujours ?...

— Vous le voulez ?...

— Oui...

— Eh bien, je crois... je suppose... que la vue de Morières, de l'irrésistible Morières, : a fait naître dans votre esprit un projet qui n'est ni généreux, ni bien neuf non plus...

— Un projeta...

— Oui...

— Lequel ?...

— C'est que, c'est assez difficile à vous expliquer... Vous avez vu jouer Ruy-Blas, n'est-ce-pas ?... Eh bien, vous souvenez-vous de ce que, à la fin du premier acte, Ruy Blas demande à don Salluste et de ce que don Salluste lui répond ?...

Mais... – balbutia madame de Barroy embarrassée – je...

Vous ne savez plus ?... voici : Ruy Blas demande :

« Et que ni ordonnez-vous, seigneur, présentement ? » et don Salluste répond en montrant la reine d'Espagne :

« De plaire à cette femme et d'être son amant. »

— Et vous pensez que...

Que vous méditez de donner à Morières un ordre analogue... et que même vous êtes prête, pour obtenir qu'il [84] l'exécute, à lui promettre une récompense... malhonnête...

Et comme, sans répondre, elle détournait les yeux, il continua :

— Et vous auriez un remords infini de votre méchanceté, car, au fond, vous aimez bien mieux souffrir vous-même que faire souffrir quelqu'un que vous avez...

Il allait dire : « que vous avez aimé », mais il se reprit et continua :

— Pour qui vous avez de l'affection... De plus, cette méchanceté serait absolument inutile... oui... outre qu'en ce moment la place est prise, et bien prise... il y aurait double emploi...

Elle le regarda stupéfaite :

— Qu'est-ce que vous dites ?...

— Je dis que Morières a déjà eu la femme que vous souhaitez lui voir prendre...

— Oh !...

— Et que d'ailleurs elle a, pour l'instant, un autre amant auquel elle semble tenir...

— Qui donc ?...

— Le petit Paul...

Le fin visage de Charlotte devint plus pâle, et elle balbutia :

— Paul !... oh ! mon Dieu !... et lui ?... s'il se doutait !...

— Il ne se doute encore de rien... mais il finira bien par savoir... on sait toujours à un moment donné...

Elle cria, effarée :

[85]

Mais ce serait affreux !... mais il ne faut pas qu'il sache !...

Pourville la regarda et dit doucement :

— Quand je vous le disais, que vous n'étiez pas de bonne foi tout à l'heure !...

[...]

V

[86]

Le lendemain matin, les Barroy montèrent à cheval. En arrivant dans lavenue de l'Impératrice, ils furent rejoints par Pourville qui leur cria :

Eh bien, vous ne perdez pas de temps !... Arrivés samedi, hier au Grand Prix, ce matin à cheval...

Le marquis répondit :

c'est Totote qui a voulu absolument monter... moi je trouvais qu'il fallait laisser reposer les chevaux... ils sont encore fatigués de la traversée qui a été horrible...

Madame de Barroy protesta :

Mais pas du tout !... au contraire, ça leur fait du bien, ça les secoue un peu... et puis, ils auront le temps de se reposer à la campagne... j'avais si envie de revoir les Poteaux !... c'est ce que j'ai regretté surtout de Paris, les Poteaux !...

— Il ne doit plus y avoir personne ?... – dit le marquis.

Mais si !... il y a encore du monde pendant la semaine qui suit le Grand Prix...

Et puis, ça m'est bien égal qu'il y ait du monde ou pas... – affirma Charlotte, – c'est pour eux-mêmes que j'aime les Poteaux !... je suis sûre qu'il n'y a nulle part une promenade aussi ravissante...

[87]

M. de Barroy dit en riant :

Tous les ans, depuis dix-huit mois, elle a pleuré ses chers Poteaux !...

La marquise se retournait, regardant l'avenue avec une sorte de tendresse. Tout à coup elle se mit au galop en disant :

— Gare !... voilà les Treuil !...

Et comme son mari faisait un mouvement pour regarder en arrière, elle supplia :

— Ah ! ne vous retournez pas, voyons !... et filons !...

Sans modérer leur allure ils entrèrent dans l'allée des Poteaux. Madame Dorsay, qui venait à leur rencontre seule, suivie d'un groom, dit, en faisant demi-tour et en les attendant pour repartir avec eux .

Ben, vous allez d'un joli petit train !... on croirait que vous êtes poursuivis...

Presque... – répondit Madame de Barroy – les Treuil sont derrière nous et je ne veux pas qu'ils nous rattrapent....

— Je comprends ça !... mais il n'y a pas de danger au train dont vous allez... Madame de Treuil a un tas de choses à ménager que votre galop de chasse esquinterait totalement...

— Mais elle chasse pourtant ?...

Oui, mais pas par cette chaleur... ça ferait rire le maquillage...

Est-ce qu'elle s'appelle encore Giselle ?... – demanda la marquise en riant.

— Elle s'appelle encore Giselle, mais on l'appelle toujours Agar...

— Si nous soufflions un peu ?... – proposa Pourville, [88] – je demande grâce pour ces malheureux chevaux...

Ils se mirent au pas, et la tante Claire dit, en regardant affectueusement madame de Barroy :

— Je suis bien contente de vous voir, ma petite Totote !... je savais, par des gens qui vous ont vue hier au Grand Prix, que vous étiez arrivée...

— Je comptais aller vous voir tantôt, madame...

— Vous me ferez bien plaisir... nous reprendrons les bonnes petites bavettes d'autrefois... je n'y serai que pour vous...

[...]

Et, se tournant vers Pourville :

Et pour vous aussi, si ça vous chante ?... mais vous ne m'accablez pas de visites depuis quelque temps…

Il dit :

Je suis un ours, vous savez bien...

Oui... je sais bien !... mais vous étiez autrefois un ours apprivoisé, ou presque... tandis que depuis un an, vous...

Il interrompit avec un peu d'embarras :

Depuis un an j'ai vieilli... nous vieillissons tous... tous excepté vous...

[89]

— Merci !... – fit en riant madame Dorsay.

Le marquis appuya :

— Il a raison, Pourville !... vous ne changez pas... il me semble vous revoir il y a quinze ans, quand vous faisiez monter le petit Paul à cheval... vous souvenez-vous du temps où vous le teniez avec une longe ?...

— Il est loin, ce temps-là !... je ne le tiens plus avec une longe... malheureusement !...

Et elle ajouta entre ses dents :

— Car je le dirigerais certainement autrement qu'il ne se dirige lui-même...

Sa physionomie rieuse s'était assombrie. M. de Barroy ne s'en aperçut pas et demanda :

— Est-ce qu'il ne monte plus à cheval ?... même quand il n'avait plus besoin d'être conduit par vous, il vous accompagnait presque toujours...

— Il ne monte plus... pour l'instant !... Non... il fait de la bicyclette... nous allons le voir certainement à la Potinière avec son frère et sa belle sœur... c'est leur heure...

— Ah !... – fit machinalement Charlotte.

Et cherchant alors un moyen d'éviter la Potinière, elle proposa, comme ils passaient devant Delton :

— Faisons-nous photographier, voulez-vous ?...

M. de Barroy protesta :

— Oh !... par ce soleil ?... mais ça va être épouvantable !...

— Mais non !... qu'est-ce que ça fait ?... je voudrais avoir la photographie de Cabochard...

Et, se penchant sur l'encolure de son cheval, un grand [90] pur-sang alezan, au poil moiré, à la fine crinière, elle demanda :

— Il est joli, n'est-ce pas ?...

— Oui, il est joli... – dit Pourville.

— C'est justement pour ça, – fit le marquis – qu'il vaut mieux le faire photographier par un temps meilleur...

— Mais elle s'entêta :

— Non... je vous en prie ?...

Son doux visage prenait une expression craintive. Depuis la veille elle pensait sans cesse à ce que lui avait dit Pourville, et l'idée de voir ainsi les Mirmont réunis l'impressionnait péniblement. Pourville devina ce qui se passait en elle, et comme M. de Barroy le prenant à partie lui demandait :

— N'est-ce pas, Jean, que tu trouves aussi qu'il faut choisir un autre temps ?...

Il répondit :

— Mais non !... je trouve que si la femme tient à avoir la photographie de son cheval, elle a raison de la vouloir aujourd'hui... quand on remet ces choses-là, il y a grande chance de ne les faire jamais...

— Allons-y !... – dit la tante Claire.

Elle prit la petite allée qui conduit chez Delton, et madame de Barroy la suivit rassurée, presque gaie, sûre ainsi d'éviter la rencontre qu'elle redoutait si fort.

— Ah !...– fit Pourville qui marchait derrière elles – on est en train de photographier des bicyclistes... nous ferions peut-être mieux de revenir tout à l'heure... nous allons attendre...

A ce moment, acclamant madame Dorsay qui entrait [91] dans le rond-point où l'on pose, une voix joyeuse s'éleva-qui fit tressaillir la marquise :

— Ah 1... la tante Claire !...

Et Paul Mirmont apparut à côté de sa belle-sœur.

Adossés à une sorte de haie de verdure, la main au guidon de leurs bicyclettes, ils posaient debout l'un près de l'autre. De la toile noire qui recouvrait l'appareil braqué sur eux, on entendit sortir la voix de Jacques qui disait : .

— Oui... c'est très joli comme ça !... seulement il ne faut pas que Jeanine soit trop en avant... ça la grossirait...

Il retira sa tête cachée sous la toile, rendant la place au photographe qui attendait.

Alors, il aperçut les Barroy et vint à eux, tout en continuant à regarder si « le groupe » ne se dérangeait pas. Il ne fut rassuré que quand il eut vu, la pose finie, replacer le bouchon sur l'objectif. Alors il dit :

— C'est gentil d'être venus nous dire bonjour !...

— Mais... – dit vivement madame de Barroy – nous ne sommes pas venus pour ça !...

— Ah !... je croyais que vous nous aviez aperçus du dehors, et que vous étiez entrés pour nous voir...

La tante Claire répondit :

— Non... nous ne sommes pas entrés pour vous voir...

Et narquoise elle ajouta :

— Quoique, pourtant, ça en vaille la peine !...

Il s'inclina en souriant, et madame de Barroy se détourna. Elle souffrait de le voir ridicule et elle en voulait à madame Dorsay de se moquer de lui. Cependant la tante Claire continuait :

[92]

— C'est Totote qui veut à toutes forces faire photographier son cheval...

Paul et Jeanine arrivaient. Mirmont demanda, sérieux, comme s'il se fût agi d'une importante affaire

— Êtes-vous sûrs que c'est réussi ?... vous auriez dû attendre pour vous déplacer...

La jeune femme répondit, s'approchant de Charlotte à qui elle tendit la main :

— Je n'y ai pas tenu... je voulais admirer madame de Barroy à cheval... j'ai tellement entendu parler de sa façon de monter...

— Par qui ?... – demanda la marquise.

— Mais par la tante Claire, d'abord... et par M. de Morières... et par Paul... et même par son mari... qui pourtant n'aime pas les femmes qui montent à cheval...

Le marquis dit, en regardant sa femme, toute fine dans la petite jaquette de piqué blanc qui tombait droit autour de sa taille mince qu'elle indiquait à peine :

— Oui, elle monte bien... elle monte presque aussi bien que madame Dorsay...

Jeanine enveloppa la tante Claire d'un regard malveillant et étonné. Elle trouvait tout à fait incolore cette petite femme maigre et moqueuse, dont elle ne savait ni deviner la bonté ni comprendre l'esprit, et jamais l'idée ne lui était venue que celle qu'elle appelait « la presque tante » de son mari, pût faire quoi que ce fût de bien, monter à cheval ou autre chose.

A ce moment on apportait la plaque, très réussie, semblait-il.

Pourville demanda :

[93]

— Et vous, Mirmont, vous ne vous faites pas photographier ?...

Jacques indiqua son costume.

— Je suis trop vieux pour me faire faire comme ça en mollets, voyons ?... c'est bon pour les jeunes !...

Madame de Barroy le regardait avec tristesse. Ce matin, plus encore que la veille, elle le trouvait vieilli. Il avait l'air fatigué, les yeux secs et fiévreux. Et sa femme au contraire éblouissait, dans un costume de drap bleu de forme austère, mais qui, tout de même, collait comme une seconde peau sur le corps superbe qui commençait pourtant à s'empâter à la poitrine et aux hanches. Mais malgré l'air de madone qu'elle obtenait à la fois par l'arrangement de ses cheveux et par l'expression imprimée à sa physionomie très impassible, malgré aussi son éclatante fraîcheur, Jeanine paraissait avoir beaucoup plus de vingt-deux ans. Il semblait que sa beauté battait son plein et ne ferait plus que décroître.

Elle s'était appuyée contre l'épaule du cheval de la marquise et demandait :

— Est-ce que vous avez un jour ou des heures, madame ?... Est-ce que vous me permettez d'aller vous voir ?...

Charlotte répondit, s'efforçant de paraître aimable :

— Je ne suis à Paris que pour une semaine et je n'ai ni jour ni heure, mais, si je suis chez moi, je vous recevrai avec grand plaisir...

— Ah !... vous êtes ici pour si peu de temps !... vous allez partir ?...

— Mais oui... et vous aussi probablement ?...

[94]

Nous, nous irons à Deauville, mais seulement vers l'époque des courses... et vous, où allez-vous ?...

— Je vais à Barroy...

— Tout l'été ?...

— Mais oui... tout l'été...

— Oh !... notez bien que je ne vous plains pas, ... au contraire... je sais par Jacques combien c'est beau, Barroy !... et à quel point on s'y amuse !... Il m'a raconté les longs séjours qu'il y faisait... l'année dernière, à l'époque où il y allait d'habitude, il était comme une âme en peine... Et moi j'aurais bien voulu voir aussi ce château merveilleux...

[...]

Mais – dit en riant le marquis – Barroy n'est pas du tout un château merveilleux...

[95]

— Je n'en sais rien, mais Jacques le trouve tel... l'an passé, quand nous étions à Deauville, je lui ai demandé de m'y conduire... il n'a jamais voulu... je mourais d'envie de voir, ne fût-ce que de loin, ce château dont j'ai tant entendu parler...

M. de Barroy regarda sa femme avec insistance.

Elle comprit qu'il fallait s'exécuter et dit, avec une bonne grâce où ne se devinait pas l'effort :

— Mais j'espère que si vous avez envie de voir Barroy, vous voudrez bien, venir le voir autrement que de loin...

[...]

— Madame Mirmont s'écria :

— Vous n'imaginez pas combien c'est imprudent cette invitation !... je vais l'accepter, vous savez ?...

Comme son mari voulait parler, elle l'en empêcha :

— Non... ça ne vous regarde pas !...

Et se tournant vers Charlotte, elle demanda :

— Quand serez-vous installée, madame... et quand vous gênerons-nous le moins ?...

Madame de Barroy répondit, polie :

— Nous serons installés dans quinze jours et vous ne nous gênerez jamais...

[96]

Le marquis regarda sa montre :

— Il est onze heures moins un quart... et j'ai donné rendez-vous à d'Argonne à onze heures et demie... il faut nous sauver...

Mais moi aussi, il faut que je me sauve... – s'écria la tante Claire ; – j'ai du monde à déjeuner...

Madame de Barroy murmura, contrariée :

— Et la photographie de Cabochard ?...

— Voulez-vous que je reste avec vous ?... – offrit Pourville je n'ai rien à faire, moi !... je suis comme un vieux hibou dans mon trou... personne ne m'attend jamais...

— Alors, – demanda Barroy qui était pressé, – tu te charges d'elle, c'est convenu...

— Oui... c'est convenu !...

— Au revoir !...

La tante Claire cria aussi :

— Au revoir !...

Et tous deux s'en furent, tandis que Jacques disait à sa femme

— Nous aussi, il faut que nous rentrions...

Charlotte les vit partir avec joie. Elle arrivait à un degré d'énervement pénible.

Et dès que Cabochard fut photographié, elle partit, pressée d'interroger enfin Pourville, qui la suivait sans parler.

— Vous êtes sûr, – commença-t-elle, – de ce que vous dit hier au sujet de madame Mirmont et de Paul ?...

— Sûr... sûr... je ne les ai pas vus, vous comprenez ?... mais enfin, c'est de notoriété, comme on dit [97] .. elle se gêne encore moins qu'avec Morières...

— Comment ça ?...

— Mais, parce que Morières qui, lui, a l'horreur du scandale et du potin, l'obligeait à une réserve discrète... tandis que ce gosse ne fait attention à quoi que ce soit... il est affolé d'elle... et je la crois beaucoup plus emballée pour lui que pour Morières...

[...]
[98]

Comment Mirmont, qui est d un naturel méfiant, n'a-t-il rien découvert ?...

— C'est inexplicable !... ça tient, je crois, tout bonnement, à ce qu'il a une confiance aveugle non seulement en sa femme, mais surtout en Paul...

— Et comment Paul, qui adore son frère, a-t-il fait cette chose abominable de le tromper ?...

Parce qu'il est un enfant très naïf et très inexpérimenté... et que, ainsi que je vous le disais tout à l'heure, elle la complètement affolé... Je la crois très rouée, très astucieuse, et surtout très sensuelle... Que voulez-vous que fasse contre une telle femme un pauvre petit bonhomme novice et mal armé pour la défense ?...

— Il faudrait l'éloigner ..

— Paul ?...

— Oui...

Ah bien !... il pousserait des cris de putois... Sous quel prétexte l'éloigner, d'ailleurs ?...

— Mais il me semble que sa carrière...

— Sa carrière !... Ah ! ouiche !... il y a deux ans, vous ne saviez même plus s'il était encore attaché au ministère... j'ai entendu Jacques raconter en riant a son frère que vous le lui aviez demandé... et à l'heure qu'il est, je suis comme vous étiez il y a deux ans... je ne sais pas en vérité s'il a lâché complètement ?...

Que non !... Henry pourrait le faire envoyer à Londres... on dirait que c'est pour être avec nous... c'est un prétexte tout trouvé, ça !...

Et vous croyez vraiment que pour le plaisir d'aller à Londres retrouver les bons amis que vous êtes, il lâcherait le morceau de roi qui lui est tombé tout rôti [99] dans le bec ?... car je parierais bien que c'est elle qui a été au-devant...

— Pourquoi croyez-vous ça ?...

— Parce que lui la regardait avec respect... comme on regarde les saintes images... elle lui faisait une peur bleue et il la croyait en bois...

— Oui... je me souviens...

— Eh bien, je suis sûr qu'il n'a jamais cessé de lui témoigner le plus profond respect, jusqu'au moment où, du petit Paul d'il y a deux ans, il a sauté au Paul d'aujourd'hui...

— Le fait est qu'il est rudement changé !...

— Il est devenu charmant tout bonnement... et il est resté le gentil, le bon petit garçon qu'il était avant d'embellir... –

— Et pourtant ce qu'il fait est si mal !... s'il aimait vraiment son frère, il...  :

— Est-ce bien vous, si douce et indulgente, qui raisonnez ainsi ?... Ne comprenez-vous donc pas qu'on a beau aimer de toute son âme un frère pour lequel on a, en plus de l'affection, une reconnaissance infinie, on ne l'aime jamais du même amour qu'une femme belle comme le jour et qui vous adore, ou fait comme si elle vous adorait...

— Oui... c'est vrai !... mais songez donc, si Jac... si Mirmont se doutait de quelque chose, quel horrible chagrin pour lui... son petit Paul qu'il aime tant !... Hier encore, il m'a dit qu'il l'aimait plus que tout...

Et comme Pourville faisait un mouvement :

— Oui... parfaitement... plus que tout !... et il m'a fort bien fait entendre qu'il l'aimait plus que sa femme... [100] enfin plus que tout, c'est bien clair !... Après un instant elle reprit :

— Elle a paru accepter mon invitation...

Pourville rectifia :

— Elle l'a même forcée, votre invitation !...

— Oui... Eh bien, ça va les séparer, ça !...

— Soyez sûre que si vous n'invitez pas les trois Mirmont, vous n'en aurez aucun...

— Tant mieux !...

— Tant mieux ou tant pis... on ne sait pas... –

— Et vous, vous allez venir à Barroy, j'espère ?...

— Mais certainement... si vous m'invitez ?...

— Je vous invite.... vous ne vous ennuierez pas trop... vous aurez madame Dorsay......

— Ah !... à la bonne heure !... elle est. gentille, et simple, et amusante, celle-là !...

Il regarda l'heure et dit :

— C'est pas tout près du bois, la rue du Regard !...

— Vous allez déjeuner avec nous, n'est-ce pas ?...'

— Je ne demande pas mieux... ça me ravit... ; mais vous n'allez pas trouver que je m'incruste, dites ?...

[...]

Vous n'êtes revenue que depuis – samedi, et si déjà je m'installe comme ça, qu'est-ce que ça sera plus tard ?...

Elle répondit, sincère :

— Ça ne sera jamais trop...

[101]
[...]

VI

[103]

— Cristi !... – dit Pourville qui remontait l'avenue avec les Barroy et madame Dorsay – aujourd'hui la messe a duré une heure et demie !...

La marquise répondit :

— Oui... je sais bien, c'est un peu long... mais comme vous n'allez pas à la messe le reste de l'année, ça ne vous fait pas de mal d'y aller un peu trop ici.

— Comment, je ne vais pas à la messe ?... mais je vous demande pardon... je vais tous les dimanches à la Madeleine...

Le marquis dit :

— Oui... au bas des marches pour regarder les jambes !...

— Barroy, vous retardez !... – s'écria la tante Claire en riant. – et ce que vous venez de dire prouve que vous n'êtes plus un bouton de rose...

— Je le sais de reste !... mais, en quoi ce que je viens de dire...

— Parce qu'il n'y a plus de jambes à voir à la descente de la Madeleine... C'était bon sous l'empire, quand on portait des cages...

— C'est vrai !...

— Oui... nous avons vu ça, nous autres !...

[104]

— Oh !... pas vous !...

Comment, pas moi ?... mais j'en ai porté, moi, des cages !... J'ai eu ma première à dix ans... je me souviens que ce jour-là on me conduisit rue Royale pour voir passer d'une fenêtre l'enterrement de M. de Morny... je croyais que je faisais un effet superbe, et je n'étais pas bien sûre que tous ces gens qui couraient affolés dans la rue ne se bousculaient pas pour nous admirer ma cage et moi... Mais ça n'intéresse pas Totote, tout ça !... elle n'était pas née dans ce temps-là !... –

Madame de Barroy répondit, distraite :

Mais si... mais si, ça m'intéresse !...

Elle regardait les grandes pelouses et les beaux arbres et elle pensait que, dans quelques jours, tout ce paysage lui serait gâté par ceux qu'elle y verrait se mou voir. Les invités allaient arriver. C'en était fini de la bonne intimité, de l'abandon, des causeries du soir, des promenades paisibles. Il allait falloir « amuser » les hôtes. Les d'Argonne s annonçaient pour la fin de la semaine, les Mirmont arriveraient peut-être plus tôt. Et Morières ! Et d'Antin !...

[...]

Ce qu'elle ne s'avouait pas, c'est que, seule, la visite [105] des Mirmont lui était pénible à recevoir. L'idée de revoir Jacques – qu'elle aimait toujours – dans ce décor où elle avait passé avec lui les meilleures heures de sa vie, lui serrait douloureusement le cœur. Elle regrettait à présent de l'avoir invité. Elle savait d'avance que madame Mirmont ne lui épargnerait aucune tracasserie, ne lui éviterait aucun chagrin. Elle était évidemment au courant du passé et il ne fallait compter ni sur sa générosité ni sur son indulgence. Elle était jeune et aimée, et Charlotte la devinait méchante. C'était plus de raisons qu'il n'en fallait pour qu'elle s'attendît à n'être pas ménagée.

Le facteur arrivait au perron. M. de Barroy l'appela et dit à sa femme :

— Il doit y avoir une lettre de Mirmont qui fixe le jour de son arrivée...

— Comment ?... déjà !... – s'écria la tante Claire avec ennui.

Le marquis avait pris le courrier et le distribuait :

— Une lettre pour vous, Pourville... une pour madame Dorsay... une autre encore... Ah ! voilà celle de Mirmont !...

Il décacheta la lettre, la parcourut, et dit, se tournant vers sa femme ;

— Ils arrivent aujourd'hui...

— Ah !... – fit Charlotte attristée.

— Mirmont me demande d'amener Paul qui est avec eux... je n'y vois aucun inconvénient, au con traire...

Et comme la tante Claire haussait les épaules, il demanda surpris :

[106]

— On dirait que ça ne vous fait pas plaisir de voir votre filleul ?...

— Ça me fait plaisir de le voir !... je l'adore, moi, mon filleul !... seulement, j'aimerais mieux le voir dans d'autres conditions...

Étonné, le marquis répéta :

— D'autres conditions ?...

Pourville sourit et dit :

— Mon pauvre Henry, c'est comme pour les jambes à la descente de la Madeleine, tu retardes...

— Mais qu'est-ce qu'il y a ?...

— On te le dira plus tard...

— Est-ce qu'il faut répondre de ne pas amener Paul ?...

— Mais non... mais non, – fit brusquement madame Dorsay – ça aurait l'air de savoir...

— Mais de savoir quoi, sapristi...? – demanda M. de Barroy ahuri, – vous êtes là tous à me parler par énigmes...

— Répondez d'abord à Mirmont qu'il peut amener son frère... – dit Charlotte.

Elle craignait que si on mettait son mari au courant, il ne refusât l'invitation demandée.

Toujours occupé des affaires diplomatiques ou des siennes propres, le marquis ignorait généralement les histoires mondaines et les potins de salon. Il dit, en montant les marches du perron :

— Je vais lui envoyer une dépêche à Trouville, je crois qu'elle arrivera encore à temps...

Madame Dorsay venait de s'installer, pour lire ses lettres, dans un des grands fauteuils à bascule de la terrasse.

[107]

Pourville dit à Charlotte qui restait immobile, le regard et l'esprit au loin :

— A quoi pensez-vous ?...

Elle répondit, inquiète :

— Je pense à tous les embêtements que je vais avoir !...

[...]

Après le déjeuner, M. de Barroy reçut une dépêche des Mirmont. Ils arrivaient à Caen à 6 heures du soir.

Charlotte, demanda :

— Qui est-ce qui va aller les chercher ?...

— Mais... – fit le marquis – je comptais envoyer la voiture tout bonnement... nous n'avons pas à nous gêner avec Mirmont nous sommes trop liés avec lui...

— Oui... mais nous ne sommes pas trop liés avec sa femme...

Vous avez peut-être raison... C'est que moi, je ne croyais pas sortir, alors j'ai donné rendez-vous à l'agent voyer à 5 heures et, ce pauvre homme, je ne peux pourtant pas le faire venir de la Délivrande ici pour se casser le nez... D'autre part, ce n'est pas la peine d'envoyer chez lui... un dimanche, il doit être à se promener n'importe où...

[108]

— Alors, je vais aller à Caen...

Je suis désolé que ce soit vous...

Qui fassiez la corvée... – acheva madame Dorsay en riant.

M. de Barroy affirma, toujours poli :

— Ce n'est pas ce que je voulais dire...

— Non... au contraire., .

Si vous voulez.... – offrit Pourville – je peux très bien aller à Caen, moi ?...

Charlotte dit :

Mais non... je vais y aller... ça sera plus correct...

— Je n'insiste pas, parce que je crois que. la belle madame Mirmont ne peut pas me sentir et qu'il ne lui serait pas très agréable de tomber dans mes bras en descendant du train...

— Pour quelle heure voulez-vous l'omnibus ?... – demanda M. de Barroy à sa femme.

Lomnibus !.. mais il y a une des postières qui boite... on ne peut pas atteler l'omnibus...

— Alors il faut deux voitures ?…

Naturellement... ils sont trois...

Et il va falloir que vous conduisiez le cheval noir, puisque Joseph ne peut pas le mener...

— Eh bien, je conduirai le cheval noir...

Alors, on va prendre le duc que vous conduirez et dans lequel vous pourrez ramener madame Mirmont.... Jacques et Paul suivront dans le petit tonneau...

Comme c'est commode, les visites !... – fit observer la tante Claire – c'est délicieux, en vérité !...

Le marquis expliqua :

[109]

— C'est que nous sommes, en ce moment, exceptionnellement mal organisés...

Comme il sortait, suivi de Pourville, madame Dorsay demanda à Charlotte d'un air indifférent :

— Où les logez-vous ?...

— Je mets Mirmont et sa femme dans les deux grandes chambres du premier, à droite de mon appartement... et Paul en face d'eux, à côté de vous...

— Ah bon !...

— Il restera encore deux pièces pour les Argonne... et ce sera tout... Morières sera obligé d'aller dans une des chambres du corridor...

— Elles sont très belles, les chambres du corridor !...

— Oui... mais celles qui ouvrent sur le grand vestibule sont mieux... les longs corridors, c'est l'inconvénient des constructions en longueur et qui n'ont qu'un étage...

— Oui, mais c'est si joli !... c'est ravissant, Barroy !...

— Pourquoi ?... – dit Charlotte qui, depuis un instant, semblait être ailleurs qu'à la conversation – m'avez-vous demandé tout à l'heure où je logeais les Mirmont ?...

Madame Dorsay répondit après avoir hésité un peu :

— Mais... pour le savoir, tout simplement... je pensais que vous les mettiez peut-être dans la même chambre...

— Ah ! non, par exemple !... je ne jouerais à personne un pareil tour !... c'est atroce de n'avoir qu'une chambre... si fort que l'on s'aime...

— Et ce n'est pas, je crois, ici le cas...

[110]

— Comment... – fit la marquise stupéfaite – mais je croyais M. Mirmont très amoureux de sa femme...

— Et vous aviez parfaitement raison... mais croyez-vous aussi sa femme très amoureuse de lui ?...

— Je ne sais pas... je...

— Si... vous savez très bien, ma petite Totote... d'abord, parce que vous êtes fine comme une petite mouche, ensuite parce que vous avez, dû être mise au courant à votre passage à Paris...

— On fait tant de potins...

— Qu'il n'en faut croire que la moitié... Eh bien, ce serait encore trop !... il est de si vilaines choses, et celle-ci est du nombre, qu'il faut ne pas les croire du tout, ou du moins ne pas avoir l'air de les croire...

Charlotte dit, un peu mal à l'aise :

— C'est ce que je fais...

— Oui... vous êtes une gentille femme, indulgente et douce... et je vous sais gré pour ma part d'avoir invité ce pauvre Jacques que jaime de tout mon cœur et qui retombera de si haut lorsqu'il retombera... je sais bien que cette invitation a été un peu la carte forcée...

— Même tout à fait...

— Oui... sans doute... mais bien d'autres à votre place eussent fait la sourde oreille...

— Henry m'a lancé de tels yeux lorsque madame

Mirmont me disait qu'elle avait envie de voir Barroy... vous ne vous rappelez pas, chez Delton, le matin ?...

— Je me rappelle parfaitement les yeux suppliants de [111] votre mari qui trouvait, en tant qu'homme du monde et diplomate, qu'on ne pouvait refuser une invitation ainsi quêtée... mais, ces yeux-là, vous auriez très bien pu ne pas les voir, ma chère petite, si vous n'aviez pas été une femme bonne et désireuse avant tout de ne pas peiner un ami... est-ce vrai ?...

Je vous assure – dit en rougissant Charlotte que vous me croyez beaucoup meilleure que je ne suis....

Pourville rentrait dans le salon. La tante Claire se leva, et passant derrière le grand fauteuil canné où se balançait madame de Barroy, elle enveloppa de ses mains le visage gamin qui se renversait vers elle, et embrassa tendrement la joue rose en disant :

— Non !... vous êtes une exquise petite Totote !...

[...]

VII

[112]

La marquise arriva à 'Caen trois quarts d'heure avant l'arrivée du train. Alors elle fit quelques courses dans les magasins ouverts malgré le dimanche. Elle prit des gâteaux chez Stiffler et entra à l'hôtel d'Angleterre pour demander du poisson et s'entendre pour l'approvisionnement de la saison.

Au moment où, descendue de voiture dans la rue Saint-Jean, elle tournait à pied sous la voûte, elle heurta presque un monsieur qui sortait de l'hôtel et jetait une lettre dans la boîte. Elle passait rapidement, sans faire attention à lui, lorsqu'une exclamation l'arrêta.

— Ah !... madame de Barroy !...

Elle vit Morières qui la regardait, souriant et étonné :

— Par exemple !... qu'est-ce que vous pouvez bien faire à Caen un dimanche ?...

— Le fait est qu'il y a de quoi être étonné dè m'y voir... je viens chercher les Mirmont qui arrivent par e train de Trouville...

Il regarda le duc arrêté dans la rue et demanda :

— Mais vous n'allez pas en rapporter trois là dedans... car ils sont trois, j'imagine ?...

Comme elle faisait signe que oui, il reprit :

[113]

— Naturellement !... C'est tout de même cocasse, cette trinité !...

Elle répondit agacée :

— C'est cocasse, étant donné ce qui est, ou du moins ce qu'on dit qui est... autrement, qu'y a-t-il d'extraordinaire à ce que deux frères soient souvent ensemble ?... je vous avoue que, quant à moi, je ne trouve pas ça choquant...

— Parce que vous êtes très bonne... et que vous ne voyez jamais le mal nulle part...

— Convenez que ça vaut mieux que de le voir partout...

— Je ne trouve pas !... en recevant les Mirmont dans ces conditions bizarres... pour ne pas dire plus... on semble autoriser une situation qui est purement odieuse....

— Ah ! ça !... sur quelle herbe avez-vous donc marché aujourd'hui ?... c'est vraiment drôle que ce soit vous qui vous posiez en moraliste... et lorsqu'il s agit de madame Mirmont surtout...

— Ah !... – fit Morières qui rougit légèrement – on a potiné à ce que je vois ?...

— Vous êtes admirable !... quand il est question de vous, c'est des potins... mais quand il s'agit d'un autre, c'est la vérité vraie... c'est extraordinaire à quel point un homme d'esprit peut être bête lorsqu'il est personnellement en jeu...

— Je vois que vous avez mal aux nerfs ?...

— On y aurait mal à moins !... voyons, parlons d'autre chose, voulez-vous ?... où êtes-vous pour l'instant ?...

[114]

— Je suis au Val-Joli chez les Bracieux... c'est à dire, j'y vais... car je suis arrivé, de Deauville ce matin...

— Et quand venez-vous à Barroy ?...

— Mais dans huit jours, si vous voulez bien de moi ?...

— Nous serons ravis de vous avoir ; seulement, je vous préviens que les Mirmont seront encore là...

— Oh !... ça ne me gêne pas, vous savez !...

Elle dit en riant :

— Allons, tant mieux !... vous aviez une façon si sévère de vous exprimer tout à l'heure...

— Vous m'en voulez ?...

Oh ! pas du tout !... au revoir !... il ne faut pas que je manque mon train....

Elle monta en voiture et prit les guides. –

Morières demanda :

— Voulez-vous me déposer quai de Juillet ?...

Tandis qu'il parlait, elle venait d'apercevoir, sortant du cercle Saint-Jean et s'avançant dans la cour de l'hôtel, M. de Bracieux, d'Antin et Juvisy. Tous trois saluèrent. Alors, la marquise se mit à rire et répondit à Morières ahuri :

— Non !... je ne veux pas !... en nous voyant nous promener tous les deux, on pourrait faire un potin... et vous venez de me donner des potins une abominable frousse...

Et comme, ne croyant pas qu'elle parlait sérieuse ment, il allait monter sur le marchepied, elle lui cria, en rendant la main au cheval noir qui fila rapide ment ;

[115]

— Vous irez très bien tout seul au quai de Juillet... c'est tout près...

Morières resta un instant planté au bord du trottoir, l'air assez sot. Puis, il pensa :

— Elle se moque de moi !... mais, tout de même, c'est encore la meilleure de toutes !...

Quand madame de Barroy entra dans la gare, on venait de signaler le train et on la laissa attendre sur le quai.

Ce fut Paul qui sauta du wagon le premier. Il se retourna, tendant la main à Jeanine qui apparut fraîche comme une fleur, mais un peu lourde dans son grand manteau de voyage. Elle courut vers Charlotte et la remercia avec grâce d'être venue elle-même au-devant d'eux. Jacques, qui descendait chargé de sacs et de couvertures, la remercia aussi avec effusion. Alors, sa nature franche reparaissant, elle expliqua, ne voulant pas provoquer une explosion de reconnaissance qu'elle ne méritait pas :

— C'est mon mari qui devait venir... et puis il n'a pas pu, parce qu'il avait donné rendez-vous à quelqu'un... il ne croyait pas que vous arriviez aujourd'hui...

Jacques répondit :

— Oui... nous devions rester encore deux ou trois jours à Deauville et puis, tout le monde est parti...

Paul appuya, l'air navré :

— Il ne restait plus personne de notre bande !...

La marquise enleva à Jeanine le sac de voyage que Jacques lui avait remis au moment d'aller s'occuper [116] des bagages et qu'elle avait peine à porter en même temps que son rouleau de couvertures et de parapluies, et dit :

— Les voitures sont dans la cour... nous allons prendre un omnibus qui portera les malles...

La jeune femme répondit à peine, préoccupée de savoir ce qu'était devenu Paul qu'elle avait vu s'engouffrer à la suite de son frère dans la salle des bagages, mais elle suivit docilement Charlotte.

Comme elles s'avançaient dans la cour de la gare, un cocher de fiacre, désireux de « charger » les deux femmes, s avança vers elles, prévenant, la bouche en cœur, les bras arrondis. Il s'empara du -sac que portait madame de Barroy en disant :

— Donnez vos bagages, mademoiselle ?...

[...]

Puis, se tournant vers Jeanine qui s'avançait imposante dans son grand manteau, il ajouta :

— Vous aussi, madame...

Paul, qui les avait rejointes, cria gaiement, [117] en prenant le bras de Charlotte :

— Attendez-nous donc, mademoiselle !...

La marquise s'était tout de suite aperçue que la jeune femme était contrariée de la méprise. Elle répondit en riant :

— Il est myope, ce cocher !...

— Mais pas du tout !... – dit Paul, gaffeur comme presque tous les très jeunes gens – avec votre petite taille mince, et vos yeux, et vos dents qui rient toujours, vous avez l'air très gosse...

Jacques arrivait, suivi des hommes qui portaient les bagages. Sa femme alla au-devant de lui en disant :

— Ah !... c'est très drôle !... figurez-vous qu'on vient de me prendre pour la mère de madame de Barroy...

Charlotte ne rectifia pas le récit. Elle alla se mettre à la tête du cheval tandis que le valet de pied s'occupait de faire charger les bagages. '

Paul, qui s'en aperçut, vint la remplacer et dit, en caressant le nez du cheval :

— Il est toujours superbe, le bon noir !... quel âge a-t-il ?...

— Il a bien dix ans, je pense !...

— Il est toujours difficile à mener à ce que je vois ?...

— Oh ! pas du tout !... seulement on est obligé de le mener à quatre guides et le cocher ne sait pas... alors, il faut que ce soit Henry où moi... c'est assommant !....

Le chargement était terminé. Elle se tourna vers Jeanine et proposa :

— Voulez-vous monter avec moi ?... eux, ils iront dans la petite voiture...

[118]

La jeune femme leva sur elle ses beaux yeux, puis les baissa et répondit, l'allure hésitante, le front barré d'inquiétude :

— Je viens de vous entendre dire à Paul que ce cheval est méchant... alors, je vais avoir une peur atroce tout le temps... je vous gênerais et je serais malheureuse...

— Mais... dit la marquise – il est doux comme un mouton... il a une bouche difficile, voilà tout !...

— Non, je vous en prie, je me connais, j'aurais peur quand même !....

Et montrant son mari :

— Tenez !... prenez donc Jacques au lieu de moi... vous devez avoir un tas de choses à vous dire ?...

Comme Charlotte ne répondait rien, elle conclut : – – Moi, j'irai très bien dans la petite voiture avec Paul... ça m'est tout à fait égal !...

Alors seulement madame de Barroy comprit et cessa d'insister pour emmener Jeanine avec elle. Elle monta dans le duc suivie de Jacques qui obéissait sans mot dire. Et elle le regardait stupéfaite de voir comment lui, si dur, si hautain lorsqu'elle l'avait connu, s'était rapidement transformé en un être passif et déprimé.

— Je vous demande pardon – dit-elle au bout d'un instant, cherchant à rompre un silence qui devenait ridicule – mais nous sommes en ce moment très mal montés... il y a une de nos juments qui est boiteuse, et on n'a pas pu atteler l'omnibus pour venir vous prendre... enfin, heureusement il fait beau !...

Et comme il regardait le ciel gris et bas, elle ajouta :

[119]

— Beau pour la Normandie !...

Ils montaient à présent le Vaugueux. Derrière eux ils entendirent un grelot. Mirmont se retourna et vit la petite voiture qui les avait rejoints et grimpait lentement la rue. Étonné, il demanda, voyant que Paul et sa belle-sœur étaient seuls :

— Vous avez perdu le domestique ?...

Jeanine répondit en riant :

— Non... mais nous l'avons envoyé dans l'omnibus avec les bagages... C'est tellement chargé qu'il est prudent de surveiller... si quelque chose tombait en arrière, le cocher ne s'en apercevrait pas...

Paul ajouta :

— Et puis, ça soulage la petite ponnette...

Bien dans le collier, ramenant sa tête fine sur son poitrail trapu, et tirant de toutes ses forces, la ponnette montait gaillardement la dure et longue côte. Jeanine cria encore :

— Ne vous étonnez pas si nous restons en ar rière !... je ne veux pas qu'on touche cette jolie bête !...

[...]
[120]

Elle brandit le fouet pris à Paul et dont elle avait roulé la mèche autour du manche et cria :

— Vous voyez ?.. c'est moi qui lai, le fouet !...

Jacques regarda madame de Barroy qui ne disait rien et, avec une admiration que l'on devinait profonde et abêtissante, il expliqua :

— Elle est bébé comme si elle avait douze ans !...

Au bout de cinq minutes, ils perdirent de vue la voiture. Et, tout de suite, Jacques devint inquiet, préoccupé, il se retourna sans cesse, espérant toujours l'apercevoir à chaque tournant de la route. Alors, chagrinée de le voir agité, elle affirma, bien certaine que jusqu'à Barroy on ne reverrait plus les amoureux :

— A présent, ils ne nous rejoindront pas... nous avons trop d'avance sur la ponnette... elle a de si petites jambes !...

Le valet de pied étant descendu pour alléger la voiture dans une côte, Mirmont dit avec embarras :

— Je vous remercie de tout mon cœur de nous avoir invités à Barroy... si vous ne l'aviez pas fait, le monde s'en fût étonné, et ma femme eût entendu peut-être des réflexions qui ne doivent pas arriver à ses oreilles...

La marquise répondit, sérieuse :

— Elles ont dû y arriver pourtant...

— Pourquoi croyez-vous ça ?...

— Parce que madame Mirmont m'a dit plusieurs fois, directement ou indirectement, des choses très blessantes...

— Mais... je ne me suis pas aperçu que...

[121]

— Vous, c'est possible... mais moi, je m'en suis bien aperçue !...

— Qu'est-ce qu'elle vous a dit ?...

— Pas grand'chose de précis... mais des phrases ambiguës et méchantes...

— Quelles phrases ?...

— Mais par exemple : « J'ai tant entendu parler de vous...!. »

— Je ne vois pas... c'est une phrase de politesse banale...

— Pas lorsqu'elle est dite avec cette intonation et en mettant la pédale aussi lourdement... Et tout à l'heure encore ?... lorsqu'elle ne voulait pas monter en voilure avec moi ?... « Prenez donc mon mari... vous devez avoir tant de choses à vous dire !... »

— Je crois que vous vous imaginez à tort des...

— Que non !... et notez que je ne vous reproche rien... que je ne me plains même de rien... si je vous ai parlé de ces choses, c'est parce que vous aviez l'air de redouter que votre femme ne les apprît... alors qu'elle les sait depuis longtemps...

Gomme il se retournait encore pour voir si la petite voiture ne les rattrapait pas, elle dit, gentille :

— Ne vous tracassez pas !... il ne peut rien arriver... la ponnette est parfaitement douce, et vous voyez que la route est excellente ?...

— Oui... c'est vrai !... mais j'ai, lorsqu'il s'agit de Jeanine, les peurs les plus bêtes, les préoccupations les plus ridicules... Elle est si jeune, si inexpérimentée... elle a tellement besoin de direction même dans le train-train habituel de la vie... jamais on ne croirait [122] qu'elle a vingt-deux ans... elle est comme un bébé !...

— Mais c'est gentil, ça !...

— Délicieux, mais très gênant... avec son air grave, on la croirait tout autre...

— Elle est charmante telle qu'elle est...

— Je pensais bien qu'elle vous plairait... elle plaît à tout le monde !...

La marquise ne répondit rien. Le domestique reprenait sa place sur le petit siège derrière eux. Il y eut un silence. Puis tout à coup Mirmont demanda, d'un air qu'il tâchait de rendre détaché :

Est-ce qu'il y a beaucoup de monde à Barroy

— Il n'y a que madame Dorsay et Pourville...

Il souriait, l'air ravi, tandis qu'elle continuait :

— Il va y avoir, à la fin de la semaine, Morières et probablement les Argonne... peut-être aussi d'Antin...

Voyant que le visage de Jacques s'assombrissait, elle ajouta :

— Ça ne vous va pas, d'Antin ?...

D'Antin me va tout autant que les autres...

— Que les autres qui ne vous vont pas... c'est bien ce que ça veut dire, n'est-ce pas ?... Je croyais qu'autrefois vous étiez très lié avec Morières....

— Oui... autrefois... avant mon mariage... depuis, je l'ai à peine vu... il est vrai de dire que je l'évite de mon mieux...

— Tiens !... pourquoi ça ?, ..

— Mais parce que, quand on est marié, fût-ce à une femme exquise et sûre comme la mienne on doit se garer soigneusement de connaître des gens tournés comme Morières... c'est imprudent !...

[123]

— Comment !... vous êtes jaloux ?...

— Je n'en sais rien... je n'ai jusqu'ici pas eu l'occasion de l'être et j'espère bien ne l'avoir jamais... c'est pour ça que j'évite les messieurs genre Morières... et puis, je ne quitte guère Jeanine... et quand je ne suis pas là, Paul y est...

Il s'interrompit et dit :

— Ah !... les voilà enfin !...

Et, sautant brusquement de la voilure sans même attendre qu'elle fût tout à fait arrêtée, il s'élança – sans plus s'occuper de Charlotte – au-devant de sa femme, qu'il enleva dans ses bras en demandant :

— Tu n'es pas fatiguée, ma chérie ?...

[...]

VIII

[124]

Au bout de quelques jours, madame de – Barroy s'aperçut que Jacques était jaloux de tout le monde excepté de son frère.

Les Bracieux étaient venus déjeuner et ils avaient amené Morières. Et chaque fois que dans le hall, ou sur la terrasse, ou pendant la promenade que l'on était allé faire à la Délivrande, Morières avait paru s'approcher de Jeanine et causer avec elle, Jacques était venu se joindre à eux.

Le vicomte de la Balue, un voisin de campagne, grotesque de physique et de manières, semblait aussi l'inquiéter par ses assiduités.

Le fait est que depuis l'arrivée des Mirmont, le petit La Balue ne quittait plus guère Barroy. Cette jolie femme, qui avait l'air et l'attitude d'une vierge italienne et qui changeait six fois par jour de toilette, abrutissait d'admiration le gommeux provincial las des succès de clocher. Il n'avait d'ailleurs, – quoi qu'en pût penser Jacques – aucun projet inquiétant pour la vertu de madame Mirmont. Il ne jouissait de la plénitude de ses facultés conquérantes que lorsqu'il s'attaquait à des sujets départementaux. La vue d'un produit parisien le remplissait d'une crainte qu'il s'efforçait de dissimuler sous un air dégagé et familier. Mais si le [125] petit La Balue n'osait pas espérer les bonnes grâces de Jeanine, du moins s'appliquait-il de tout son pouvoir à faire croire au monde local extasié qu'elle n'avait plus rien à lui refuser.

[...]

Et le monde local ne demandait qu'à croire. Et les bonnes fortunes rurales s'abattaient sur le vicomte d'autant plus. Il suivait pas à pas la jeune femme, l'enveloppait [126] dans son peignoir lorsqu'elle sortait du bain, la prenait presque dans ses bras sous prétexte de l'aider à descendre de voiture, lui parlait lentement les yeux mi-clos, et l'écoutait la bouche bée. Il semblait éprouver pour elle exactement les mêmes sentiments que Jacques, seulement il affectait d'étaler ces sentiments, alors que Jacques s'efforçait de les cacher.

Le petit Paul avait bien, lui aussi, des velléités d'être jaloux, mais il suffisait pour le rassurer d'un regard ou d'un baiser éperdu, donné rapidement derrière une porte ou dans l'obscurité du parc. Regards et baisers que nul n'avait surpris, car Jeanine passait, austère et douce a la fois, au milieu de toutes ces adorations diverses qu'elle ne semblait même pas soupçonner.

Un soir, madame Dorsay, restée sur la terrasse avec Pourville, regardait les étoiles, tandis que lui, assis à un pas d'elle, fumait silencieux. Tout à coup, elle fit un mouvement et dit à demi-voix :

— Tiens !... on vient de s'embrasser là-dessous !...

Pourville répondit en riant :

— Ça m'en a tout l'air !...

Et, renversant sa chaise pour apercevoir le salon par la grande baie ouverte :

— Oui... ils sont tous dehors !...

— Tous, il n'en faut pas tant !... Ce n'est sûre ment pas Barroy qui a embrassé Mirmont, ni Paul qui a embrassé Barroy...

Une voie gaie s'éleva :

— Ni moi qui ai embrassé personne !...

[127]

— Ah ! par exemple !... – fit la tante Claire en riant, – Totote qui était cachée là !...

La marquise dit :

— Je ne suis pas cachée, mais il fait très nuit... et nous ne sommes pas bavards...

— Moi, d'abord, – fit madame Dorsay, – je passerais toute ma vie à regarder les étoiles sans parler...

Puis, revenant à son idée :

— C'est égal !... c'est pas possible !... ils finiront par se faire pincer...

Charlotte répondit effarée :

— Pourvu que non !...

Mais la tante Claire insista :

— Ça ne peut pas être autrement !... Si bête que soit ce pauvre Jacques, il finira par voir quelque chose...

— Ou même par entendre... – murmura Pourville. – c'était très net, tout à l'heure... c'était un baiser bien gentil, bien délicat, mais un baiser tout de même.

— Avez-vous entendu, Totote ?... – demanda madame Dorsay.

— Oui... mais c'étaient peut-être les domestiques...

— Les domestiques ?... jamais de la vie !... ils dînent, les domestiques !... et puis, d'ailleurs, ça ne serait pas eux qui se becquetteraient dévotement comme ça... ça serait plus solide et moins mondain...

— Mon Dieu !... – fit doucement la marquise, – dans ces cas-là, mondains ou autres doivent joliment se ressembler...

La tante Claire demanda :

— Où est Jacques ?...

— Dans le parc avec mon mari…

[128]

Madame Dorsay dit en haussant les épaules :

— C'est bien ça !... il ne surveille pas sa femme ce soir... il n'y a ni Morières, ni le petit La Balue, et Pourville est ici avec nous... alors.. il est bien-tranquille !...

Pourville dit en riant :

— Oh ! moi ! je ne suis pas dangereux !... mais c'est Morières !... ça va être drôle quand il sera ici tout à fait... Quand vient-il ?...

— Samedi, je crois... – répondit Charlotte – je suis désolée... si on avait prévu ça, nous ne l'aurions pas invité...

Madame Dorsay déclara :

— C'eût été très injuste... il est parfaitement correct, ce pauvre Morières !... il ne s'occupe d'elle que juste ce qu'il faut pour ne pas se montrer ingrat....

— Oh !... vous savez, avec Morières, on peut toujours s'attendre à de l'imprévu... il est plutôt compliqué... Quand, avec lui, la chose battait son plein, quand elle crevait les yeux, Jacques ne surveillait pas et ne soupçonnait rien... Et dire que ce garçon-là était intelligent avant son mariage !... ; : :

— Mon Dieu !... – expliqua Pourville, – il ne faut pas trop, l'accabler non plus !... sa femme l'a trompé – en admettant que mes tuyaux soient exacts – si peu de temps, après son mariage, qu'il était vraiment excusable de ne pas s'en douter... Morières l'admirait, la promenait aux courses, venait la saluer- dans sa loge, était un fidèle de ses cinq heures et cela flattait Mirmont sans lui donner à penser rien de mal... à sa place, nous eussions tous été comme lui...

[129]

— Pourtant, il sait que Morières ne fait rien pour rien ?...

— Ça dépend... Morières a un fond de snobisme qui l'attache aux pas de la femme chic de la saison... même s'il sait qu'il ne l'aura jamais... Mirmont, qui connaît ce travers et qui voyait l'effet extraordinaire produit par la beauté de sa femme, ne s'est pas autrement inquiété... N'oubliez pas qu'il croyait fermement que cette femme était un ange... et un ange élevé d'austère façon...

— Il le croit encore !...

— Heureusement !... – dit doucement la marquise.

[...]

Elle aimait toujours Mirmont et elle ressentait à se l'avouer une sorte de honte. Durant toute sa vie, qui commençait à lui paraître bien longue, – elle n'avait aimé que Jacques, mais l'avait aimé tant et si fort qu'elle en restait toute meurtrie et qu'il lui était impossible de se détacher de lui. Elle souffrait beaucoup de penser que sa femme ne l'aimait pas et qu'il s'en [130] apercevrait un jour. Et elle .n'en voulait pas à Jeanine de sa conduite. N'était-elle pas elle-même ; pour M. de Barroy, une femme infidèle et mauvaise ? Elle ne se reconnaissait plus le droit de juger les autres. Elle, ne cherchait aucune excuse à sa conduite passée. Elle eût voulu seulement pouvoir donner ce qui lui restait de gaîté, de jeunesse et de bonheur relatif pour que Jacques fût heureux.

Un bruit de voix qui venait, du salon la tira de -sa rêverie. Bientôt Jeanine parut. Sa silhouette gracieuse se détachait toute sombre dans le cadre lumineux dé la baie. Et derrière elle, Paul cria :

— Est-ce que vous êtes tous là ?...

— Pas tous !... – répondit madame Dorsay, – ton frère et M. de Barroy se promènent...

Et après un instant elle ajouta :

— Vous vous êtes promenés aussi, je crois ?...

— Mais... non... je ne...

— Tiens !... – dit la tante Claire narquoise – j'aurais parié que tout à l'heure tu étais venu là... sous la terrasse... avec ta belle-sœur...

Il demanda, un peu embarrassé :

— Pourquoi ?…

— Parce que j'avais cru vous entendre...

— Moi ?... – fit Jeanine, – j'étais allée lire dans ma chambre la lettre de maman que je n'avais pas osé lire au salon avant le dîner...

— Voici mon mari et M. Mirmont qui rentrent... – dit Charlotte, cherchant à changer la conversation.

On apercevait en effet, à quelques mètres de la terrasse, [131] les feux rouges des cigares qui luisaient dans la nuit.

La tante Claire proposa :

— Rentrons-nous ?... On s'engourdit à regarder ainsi dans le noir ou à suivre les étoiles qui filent... n'est pas tout à fait le sommeil, mais c'est un état qui y ressemble terriblement... Ma petite Totote, vous allez me chanter quelque chose pour me réveiller ?...

Elle entra dans le salon, avec madame de Barroy.

Jeanine se leva pour les suivre. En passant devant son beau-frère elle lui dit très bas :

— Surtout, ne dis pas que tu étais dans le jardin...

Jacques et le marquis montaient l'escalier de la terrasse. Déjà ils étaient tout près de Paul qui ne répondit rien et lança à la jeune femme un regard inquiet qui se perdit dans la nuit.

Jeanine alla s'asseoir à une des petites tables couvertes de livres et de journaux et se mit à regarder un album. Mirmont demanda en entrant :

— Ah ! te voilà, toi !... Pourquoi n'es-tu pas venue avec nous quand nous t'appelions tout à l'heure ?...

— Moi ?... Où ça ?... – répondit la jeune femme d'un air étonné.

— Mais dans le parc... il y a un quart d'heure...

— Je ne suis pas sortie !...

— Pas sortie ?... Comment, tu ne t'es pas promenée avec Paul ?...

— Pas du tout !...

— Ah !... elle est forte celle-là !... j'ai reconnu ta robe blanche... il n'y a que toi qui as une robe blanche...

[132]

— Et moi !... – dit la marquise qui venait d'ouvrir le piano et, penchée sur le casier, feuilletait sa musique.

— Mais il me semble que...

Jeanine affirma :

— Ce qu'il y a de sûr c'est que, moi, j'ai été dans ma chambre, pour lire la lettre que j'avais reçue de maman au moment du dîner... et je suis ensuite revenue au salon, et sur la terrasse...

— C'est singulier !... – fit Mirmont, – j'aurais juré que c'était toi et Paul... Alors, c'était madame de Barroy ?...

Charlotte balbutia :

— Oui... peut-être... je suis sortie un instant avant de venir retrouver ici tante Claire et Pourville...

Jacques s'était approché de son frère qui semblait gêné. Il lui dit tout bas en riant, à moitié sérieux, à moitié vexé : .

— Vous vous cachiez comme des amoureux... tu flirtes donc avec. Totote, à cette heure ?...

Le petit Paul devint très rouge et répondit en haussant les épaules :

— Tu es fou !...

Mirmont s'inclina narquoisement :

— Mes compliments !... elle est encore charmante !...

Paul regarda la marquise et fit une moue si expressive que son frère se mit à rire, en disant :

— C'est vrai... pour toi elle est trop vieille... ou pas assez...

La belle voix de Charlotte s'élevait, remplissant le grand salon. Cette femme si fine et svelte avait une voix [133] puissante, superbe, grave et pure ; une sorte de voix de baryton qu'on était stupéfait d'entendre sortir de ce corps presque frêle.

Elle chanta les Gars d'Irlande, d'Holmès ; les Gre nadiers de Schumann ; les Petits Pavés, Lohengrin et des chansons de Bruant.

Tout cela pêle-mêle, comme on voulut et tant qu'on voulut. Jacques lui-même se sentait remué par cette admirable voix qu'il n'avait pas entendue depuis si longtemps et qu'il aimait à écouter autrefois pendant des heures. Madame de Barroy avait la voix facile et forte. Elle chantait sans se fatiguer jamais.

[...]

Jeanine, assise sous la lampe, continuait à feuilleter les albums. Tout à coup elle fit signe à son mari qu'elle avait trop chaud dans ce salon très éclairé. Elle se passa la main sur le front à plusieurs reprises, puis, se levant, elle se dirigea vers la porte qui ouvrait sur la terrasse, resta un instant appuyée au chambranle, [134] à demi sortie du salon, puis disparut tout à fait. Jacques la suivit des yeux sans oser la suivre. Il éprouvait un grand plaisir à entendre chanter à marquise et craignait aussi de la froisser en ne l'écoutant pas jusqu'au bout. Mais il était inquiet de sentir Jeanine dehors par cette nuit sombre.

Paul, qui louchait sur la porte, désireux de s'échapper, devina vaguement ce que pensait son frère. Alors, il se glissa jusqu'à lui et demanda tout bas :

— Je vais avec elle, n'est-ce pas ?...

— Oui... merci... tu es bien gentil !... – fit. Mirmont qui se remit à écouter la musique.

Quand elle eut chanté ce que chacun lui demandait,

Charlotte se leva et vint s'asseoir entre la tante Claire et Pourville. Comme elle cherchait de l'œil le -petit Paul et madame Mirmont, Jacques expliqua :

— Ma femme était mal à l'aise à cause de la chaleur... elle est sortie et Paul l'a accompagnée sur la terrasse...

Ah !... fit madame de Barroy surprise.

Il sembla à Jacques qu'elle rougissait et il se dit :

Ah ! ça !... voyons ?... est-ce que, tout de bon, il y aurait quelque chose ?...

L'idée que cette femme qui avait été si absolument à lui pouvait flirter avec un autre ne lui était jamais venue. Et, si cet autre était Paul, plus jeune qu'elle de neuf ans, il trouvait ce flirt, car il croyait à un flint t sans plus, absolument écœurant.

— Pourville et la tante Claire causaient. Charlotte s'approcha de la-table à thé et commença à mouiller la théière, à verser l'eau, enfin à faire tout le petit ménage. [135] Jacques se pencha vers elle et lui dit, gouailleur :

— Ce pauvre petit Paul !... il a bien regretté de ne pas vous entendre jusqu'à la fin... il s'est dévoué... car, pour lui, cette promenade-ci ne vaut pas l'autre...

Elle n'avait pas, tout à l'heure, entendu la conversation des deux frères. Elle savait que Jacques avait vu la robe blanche de sa femme, mais elle ignorait qu'il eût reconnu Paul.

Alors, sans comprendre le sous-entendu, elle demanda :

— Quelle autre ?...

Jacques leva les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de l'abominable fausseté des femmes, et ne répondit rien.

[...]

Mais quand une heure plus tard il se trouva seul avec Jeanine, il la prit sur ses genoux et dit, en couvrant de baisers le joli front qui ne lui avait jamais semblé si pur :

— Tu ne sais pas ?... je crois que madame de Barroy flirte avec notre petit Paul !...

IX

[136]

— Voyons, ... – demanda le marquis, – va-t-on oui ou non au bal des Bracieux ?... il faut absolument leur répondre...

Moi, dit Morières, – je suis obligé d'y aller... j'ai promis...

Madame d'Argonne, arrivée le matin, regarda son mari et expliqua :

Nous aussi, nous sommes obligés d'y aller...

Le marquis s était assis à une table. Il prit un crayon et une feuille de papier :

Nous disons deux Argonne, un Morières ?...

Il se tourna vers la tante Claire.

— Et vous, madame ?...

— Moi ?... Ah ! non !...

— Et vous, Mirmont ?...

Jacques consulta sa femme du regard.

Vous plaît-il daller à ce bal, Jeanine ?...

Elle répondit, soumise, en abaissant ses paupières un peu lourdes sur ses yeux qui venaient de luire d'un singulier éclat :

Comme vous voudrez... cela m'est tout à fait égal...

Eh bien, alors, allons-y !... Bracieux est un vieux camarade que je ne rencontre jamais et je serai content de le revoir...

[137]

Il était très content de revoir M. de Bracieux, mais il tenait surtout à faire admirer à l'aristocratie très élégante de ce petit coin normand, la triomphante beauté de sa femme.

[...]

— Deux Mirmont !... – appela M. de Barroy qui écrivit, – et Paul aussi, probablement ?...

Paul, assis sur un coin du billard, les jambes ballantes, s'amusait à faire des carambolages avec sa main. Déjà il ouvrait la bouche pour dire oui, lorsque sa belle-sœur s'inclina vers lui, chassant, elle [138] aussi, une boule du bout de ses doigts fuselés, et murmura sans que ses lèvres fissent un seul mouvement :

— Non...

Non... – répéta docilement Paul.

Son frère se tourna vers lui, stupéfait :

Comment ?... tu ne veux pas aller au bal ?...

Toi ?... – murmura madame Dorsay, toi !... tu refuses un bal ?...

D'abord interloqué, il expliqua avec aplomb :

— Mon Dieu oui ! je refuse un bal !... j'en suis un peu revenu, des bals !... ça n'est pas le rêve pour un monsieur que les maîtresses de maison considèrent comme « un petit jeune homme », et auquel elles campent sur les bras toutes les plus effroyables corvées... Me voyez-vous ici, où je ne connais personne, obligé de faire danser tous les paquets du pays !... Ce serait atroce !...

Bah !... fit la tante Claire, – tu n'en mourais pas !...

— Merci !... vous êtes bien bonne !... vous voulez que je danse avec des petits monstres...

— Je ne veux rien du tout...

— Si ! si !... je suis sûr qu'en votre qualité de femme, et si parfaite que vous soyez d'ailleurs, – vous êtes contre moi... et pour le monstre ?...

— Mais tu es absurde !...

J'en suis sûr, je vous dis !... et non seulement vous seriez pour que je le fasse danser, le monstre, mais peut-être aussi pour que je l'épouse ?...

— Alors, – récapitula le marquis, – voici : Deux Argonne, [139] deux Mirmont, un Morières... et moi naturellement... nous sommes par conséquent sept...

Et s'adressant à sa femme :

— J'étais si convaincu que ce serait non que, pour vous, je n'ai rien demandé...

Elle fit un signe affirmatif.

La pluie commençait à tomber. Morières dit :

— Quel dommage !... ça va nous empêcher d'aller au bain !...

Paul se récria :

— Pourquoi donc ?... Qu'est-ce que ça fiche, la pluie ?... rien du tout...

Son plus grand plaisir était le bain pendant lequel il promenait sur le dos sa belle-sœur qui ne savait pas nager. Il lança à Jeanine un regard suppliant. Alors elle appuya :

— Au contraire, le bain par la pluie, c'est délicieux !...

— Il est trois heures, – dit M. de Barroy, – la mer est pleine à quatre heures... je vais faire atteler...

Et, comme tout à l'heure pour le bal des Bracieux, il se remit à compter :

— Combien est-on ?... madame Mirmont, Paul, Charlotte, naturellement... elle ne manque jamais un bain... Qui encore ?...

— Moi... – dit Jacques, – je ne me baignerai pas, j'ai horreur du bain mouillé, mais je regarderai... Ce qui me stupéfie, c'est de voir à quel point Jeanine, – qui, l'an dernier à Houlgate ne voulait jamais se baigner, – s'est mise à aimer l'eau...

Madame Dorsay dit :

[140]

Le fait est qu'il faut l'aimer rudement pour s'y fourrer par un temps pareil...

Elle souriait en regardant Paul. Il rougit, puis éprouvant le besoin inconscient de dérouter les suppositions de la tante Claire, il s'approcha d'elle, câlin :

— Vous devriez venir avec vous, marraine ?...

Elle répondit à moitié rieuse, moitié sévère :

— Quand tu étais tout petit et que tu avais fait quelque chose de mal, tu m'appelais marraine pour m'attendrir...

[...]

Quand ils arrivèrent sur la plage il pleuvait à verse. Les cabines étaient absolument désertes.

Une jolie femme de marin, avec des cheveux blonds, des dents superbes, et une figure aimable et intelligente, vint au-devant d eux. Elle marchait au milieu d'un troupeau de beaux enfants bronzés, aux yeux immenses et curieux. Elle portait sur son bras le dernier qui pouvait avoir trois semaines et qui était déjà joli :

— C'est tout de même nous, Palmyre ! – dit madame de Barroy.

— Par un temps pareil... si c'est possible !...

Mirmont s'était installé à l'abri dans une cabine. Quand [141] Jeanine fut prête, il y avait déjà un certain temps que la marquise et Paul étaient dans l'eau. Jacques la regarda sortir de sa cabine, ravissante en dépit d'un costume trop long et trop ample qui ne parvenait pas à enlaidir son corps superbe. Il lui cria .

— Viens un peu ici !...

Et comme elle s'approchait, déjà agacée de l'appel qui la retardait, il l'attira brusquement au fond de la cabine où il était assis, et couvrit de baisers fous ses yeux et ses lèvres.

Elle se dégagea presque brutalement, le front barré d'une ride dure, l'œil plein de rancune.

Il demanda, chagrin et stupéfait de ce visage inconnu et de cette défense qu'il ne s'expliquait pas :

— Qu'est-ce que tu as, ma chérie pourquoi es-tu fâchée, dis ?....

Elle murmura, reprenant sa physionomie grave et douce :

— Devant tout le monde... c'est ridicule...

Il indiqua de la main la plage, déserte de Ouistreham à la pointe de Luc, et dit en riant :

— Où ça, tout le monde ?...

— Quand ce ne serait que pour madame de Barroy et Paul ?...

— Ils sont dans l'eau jusqu'aux yeux, et par cette pluie nous ne les distinguons même pas d'ici... allons, va 1... je ne veux pas t'ennuyer plus longtemps !...

Paul, en voyant approcher sa belle-sœur, sortit de l'eau et vint à sa rencontre.

La mer était d'huile et Charlotte nageait de tout son cœur, mais sans s'éloigner du bord. Paul entra dans [142] l'eau, tenant par la main Jeanine qui se faisait traîner. Il était visible qu'elle détestait le bain.

Quand il fut mouillé jusqu'aux hanches à peu près, il coucha la jeune femme sur le dos et se mit à faire le baigneur, la traînant sur le dos ou bien la soutenant en lui passant la main sous le ventre pour essayer de la faire nager.

Mirmont le voyant ainsi hors de l'eau et sous la pluie, quitta sa cabine et vint au bord en criant :

— Laisse-la donc barboter toute seule et trempe-toi... tu vas te rendre malade... c'est idiot de se baigner de cette façon-là par un temps pareil !...

Paul répondit, convaincu :

— Mais non... c'est exquis...

Et il continua à traîner sur le dos la jeune femme. Alors, Jacques se décida à s'en retourner à l'abri, tandis que, dans l'eau, Jeanine disait à Paul :

— Si j'ai voulu venir au bain... ça n'est pas pour m'amuser, tu penses !...

— Pourquoi est-ce alors ?...

— C'est pour t'expliquer pourquoi je t'ai dit de ne pas aller chez les Bracieux...

— Oui, au fait !... tu y vas et tu veux que je reste ?...

— Mais je n'y vais pas... j'aurai la migraine... et Jacques ira, lui !... alors, comme il faut une heure et demie pour aller à Bracieux, une heure et demie pour en revenir et deux ou trois heures là-bas... ça fait que nous aurons six heures au moins à nous...

— Quand je pense que depuis Paris...

— Eh bien, et hier soir ?...

— Oh !... mais ça, ça ne se compte pas !...

[143]

— Tu trouves ?... Eh bien, alors, nous ne recommencerons pas... c'est tout ce qu'il y a de plus dangereux !... tu as vu hier... ton odieuse tante nous a entendus...

— Elle a des oreilles extraordinaires...

— Il n'était pas nécessaire d'avoir des oreilles extraordinaires... tu m'as embrassée à tue-tête...

— Je t'aime tant !... tant, tant, si tu savais ?...

— Moi aussi, je t'aime... et c'est pour ça qu'il faut tâcher de ne pas être séparés...

— Prends garde !... tu parles trop haut... madame de Barroy va entendre !...

— Allons donc !... elle a les oreilles dans l'eau...

— C'est égal... on ne sait jamais !...

Énervée, elle regarda la marquise en disant :

[...]
[144]

— Puisqu'elle sait nager, pourquoi ne s'en va-t-elle pas plus loin, au lieu de rester à tournailler comme ça autour de nous ?...

— Elle n'aime pas à aller au large...

— Elle a peur de se noyer, parbleu !...

— Elle !... elle nage comme un requin !...

Effectivement, madame de Barroy n'allait pas habituellement au large, parce qu'elle craignait les courants et les crampes. Mais aujourd'hui elle restait encore plus près du bord qu'à l'ordinaire. Ainsi que l'avait pensé Jeanine, elle entendait toute la conversation de la jeune femme et. de son beau-frère, et cela l'intéressait et la consternait à la fois.

Jeanine recommanda encore :

— Tu feras bien attention à ta tante... je crois qu'elle se doute de quelque chose...

— Quand nous verrons-nous ?... ce n'est que de samedi en huit, tu sais, le bal Bracieux... et s'il faut attendre jusque-là pour... enfin tu me comprends, n'est-ce pas ?...

— J'y tâche...

— Eh bien, où-alors ?...

— Je ne sais pas !... dans le parc comme hier...

— Parce temps-là ?...

— C'est vrai... on, ne peut guère...

— Je voudrais déjà être à samedi....

— Et moi donc !...

Ils sortaient de L'eau laissant Charlotte, qui nageait toujours.

Paul enveloppa avec des précautions de mère ou de nourrice la jeune femme dans son peignoir, et remonta avec elle en courant sur le sable. Mirmont, toujours assis [145] dans sa cabine, leur cria, affectueux et bon homme :

— Vous êtes restés bien trop longtemps, mes enfants !... ça n'a pas le sens commun !...

[...]

X

[146]

Le facteur attendait les lettres debout dans le vestibule. Madame de Barroy qui descendait l'aperçut :

— Asseyez-vous donc, facteur...

Merci bien, madame la marquise, c'est pas de refus...

— Vous n'avez pas encore bu ?...

— Pas encore ici...

— Eh bien, – dit Charlotte en riant, – allez boire et manger ici pendant que l'on prépare le courrier... toutes les lettres ne sont pas encore là...

— Voici les miennes !... – fit la tante Claire qui sortait de la bibliothèque un paquet de lettres à la main.

[...]

Le facteur la regarda, et sortant de la boîte un petit paquet dé ficelé et entr'ouvert il demanda :

— C'est-y madame qu'est madame la comtesse de la Broissière ?...

Non... – dit madame Dorsay.

[147]

Le facteur retourna alors vers Charlotte :

— Voilà !... c'est au sujet d'un p'tit paquet... un p'tit paquet qu'a d'abord été à Trouville... et qu'on a ouvert parcec'qu'on croyait qu'y avait des choses qu'y n'fallait pas... et alors, comme la dame est chez vous, madame la marquise...

— Mais non... – affirma madame de Barroy – je ne la connais pas...

L'homme dit, ahuri :

— Comment, vous n'la connaissez pas ?... mais tous les jours d'puis un'huitaine j'apporte des lettr's pour eux qu'on n'refuse pas...

— Pour eux ?... – interrogea Charlotte.

— Oui... pac'qu'y a aussi son mari... à preuve...

Il indiqua deux lettres posées sur la table. La marquise se pencha, lut la suscription de l'enveloppe, et se tournant vers le facteur triomphant, elle dit sans hésitation, sans étonnement visible :

— Vous avez parfaitement raison, Tellier...

Curieuse, la tante Claire s'était penchée aussi. Ses yeux s'arrondirent, sa figure prit une expression de stupeur moqueuse, et elle lut avec des inflexions cocasses : « Comte Mirmont de la Broissière. »

Puis se tournant vers Charlotte :

— Ah ! elle est bien bonne, celle-là !... et nous ne savions rien !... non, c'est trop drôle !...

Et avec une gaîté de gamine elle se mit à gamba der dans le vestibule. Le facteur la regardait, heureux, la bouche fendue jusqu'aux oreilles. Madame de Barroy dit :

— Allez donc déjeuner, facteur...

[148]

Le petit Paul rentrait en bicyclette. Sa marraine l'appela.

— Arrive ici, toi !...

Et comme il venait à elle aimable et confiant, elle demanda :

— Est-ce que tu t'appelles aussi le comte Mirmont de la Broissière ?...

Le jeune homme devint tout rouge et murmura :

— Moi, je ne suis pas comte...

— Ton frère non plus...

Il expliqua ennuyé :

— Mais si... Jacques, c'est très régulier... il a un titre...

— Ta parole ?... et d'où lui vient-il, ce titre ?...

Il répondit, déconcerté :

— Mais ils l'ont acheté, je crois, au pape...

— Ah ! bon !... et le nom ?... à qui l'ont-ils acheté, le nom ?...

Il balbutia, de plus en plus mal à l'aise :

— A personne... c'est le nom d'une terre qui nous vient de papa...

— Une terre ?...

Et se souvenant tout à coup :

— Une ferme !... c'est vrai !... la ferme de la Broissière... c'est auprès de Flers... j'ai entendu parler de ça au moment de vos partages... il me semblait aussi que je connaissais ce nom-là... alors, toi aussi, tu te noies dans ça ?...

Très ennuyé, Paul louchait de côté, dans la direction de madame de Barroy. Assise à une table placée [149] à l'autre extrémité du vestibule, elle écrivait une dépêche et semblait ne rien entendre.

Comme son neveu ne répondait rien, madame Dorsay reprit, énervée :

— Tiens !... vois-tu, ta mère est folle de te laisser te ridiculiser comme ça !...

Il dit :

— Mais maman a fait tout ce qu'elle a pu pour m'empêcher de prendre le nom... seulement j'ai vingt-six ans, tante Claire, vous l'oubliez...

[...]

— Ah ! non, je ne l'oublie pas, mon garçon !... sans ça je t'aurais déjà donné le fouet...

Il dit, s'efforçant de rire :

— Ce serait peut-être excessif... vous attachez une importance à des riens...

— Des riens !... vraiment ?... je voudrais savoir si ton père aurait jugé comme toi que c'étaient des riens ?...

— Je ne vois pas ce que papa vient faire ici ?...

Cette fois, madame Dorsay se fâcha tout à fait :

— Je te conseille d'en parler, de ton pauvre papa !... son nom est celui d'un avocat de talent, qui a gagné beaucoup [150] d'argent en étant toujours un honnête homme... et il n'y en a pas des flottes qui puissent en dire autant, tu sais !... alors je trouve que ce nom-là est parfaitement honorable... et chic même... et que nul n'a le droit de le déguiser en chienlit...

Le petit Paul avait les larmes aux yeux. Il gardait le culte du père mort, qui lorsqu'il était tout petit l'endormait entre ses bras. Il adorait aussi sa marraine, et il reconnaissait qu'au fond elle avait raison de lui faire des reproches. La tante Claire était devenue toute pâle, ce qu'il savait être chez elle un signe de violente colère. Elle n'avait pas, en le regardant, sa bonne figure habituelle. Il se sentait très triste d'avoir mérité son blâme, et lorsqu'elle dit, les lèvres tremblantes et la voix étranglée :

— C'est abominable ce que tu as fait là !...

Une grosse larme déborda qui coula sur la joue fraîche de Paul.

Alors, chagrinée de voir pleurer ce garçon dont elle connaissait l'âme exquise, madame de Barroy se leva et dit, répondant à la dernière phrase de la tante Claire :

— Ce n'est peut-être pas lui ?...

— Je sais bien que ce n'est pas lui qui en a eu l'idée, – s'écria madame Dorsay – ce n'est même pas son frère... il a le sens commun aussi... c'est-à-dire, il l'avait, car aujourd'hui, à en juger par ses actes, il ne l'a plus !... sa femme l'a pétri à son image comme une boule de cire... il n'a plus aucune personnalité, ni, je le crains, aucun sens moral...

— Ce n'est pas Jeanine – commença Paul – qui a...

[151]

La tante Claire frappa du pied :

— Tais-toi !... tu ne dois pas la défendre, du moins ostensiblement...

Le petit Paul s'était redressé. Il demanda, avec une lueur de colère dans les yeux :

— Parce que ?...

— Parce que c'est une femme qui a l'âme très vile et qui...

Il marcha vers madame Dorsay, le visage bouleversé, menaçant presque :

— Je ne veux pas que vous parliez ainsi d'elle... je ne le veux pas... je vous le défends !...

Il s'arrêta, se rendant compte que cette défense ainsi faite pouvait paraître singulière et il ajouta :

— C'est la femme de mon frère... je regrette d'être obligé de vous le rappeler...

Elle répondit, le visage sévère, la voix dure :

— C'est à toi-même que tu devrais le rappeler...

Il murmura, suppliant et effaré :

— Oh !... taisez-vous, tante Claire !... je vous en prie, taisez-vous !...

Après lui, la marquise répéta très bas :

— Oui... taisez-vous... voilà Jacques !...

Madame Dorsay et Paul se retournèrent surpris. Jamais elle n'avait appelé Mirmont « Jacques », mais toujours monsieur Mirmont.

11 descendait lentement l'escalier, tenant les lettres qu'il apportait au facteur. Étonné d'entendre des voix qui semblaient irritées, il demanda :

— Qu'est-ce qu'il y a donc ?...

Comme madame Dorsay toute pâle et le petit Paul très [152] rouge restaient interloqués sans rien dire, ce fut la marquise qui répondit en riant :

— C'est la tante Claire et Paul qui se disputent..

— A propos de quoi ?...

— Oh ! de rien !... ils seraient bien en peine de le dire et moi aussi... ça a commencé à propos du facteur...

— Allons !... – dit madame Dorsay venant au secours de la marquise – les vieux ont tort, c'est convenu !...

Elle était debout près de la table sur laquelle le facteur avait déposé le courrier. Elle prit les deux lettres qui étaient adressées au « comte Mirmont de la Broissière » et les lui tendit en regardant avec insistance les adresses. Puis elle conclut :

[...]

Ils ne sont pas à la hauteur, les vieux !... ils ne comprennent pas le progrès...

Jacques comprit. Il prit les lettres avec un peu d'embarras et, les décachetant, se mit à les lire avec une attention trop vive pour être très sincère.

La tante Claire demanda :

— Faisons-nous un tour avant le déjeuner, ma petite Totote ?...

Charlotte décrocha un [153] chapeau et suivit madame Dorsay qui déjà trottinait dans l'avenue. Depuis son arrivée à Barroy, elle passait une partie de son temps chez les pauvres. Elle était – de ces femmes qui naissent sœurs de charité. Elle ne pouvait pas voir une souffrance sans s'efforcer de la soulager. Elle avait l'amour des petits, des vieux et des bêtes. Faire sourire quelque vieux misérable qu'elle avait trouvé geignant, lui donnait de la joie pour toute sa journée.

— Je parie que vous allez chez le bonhomme de la brèche ?... – dit la marquise.

— Oui... ça ne vous ennuie pas ?...

— Moi !... mais au contraire, je suis bien heureuse de tout ce que vous faites pour les gens de Barroy !...

Et, comme la tante Claire ouvrait son porte-monnaie et comptait ce qu'il y avait dedans, elle reprit, souriante :

— Seulement, dans son intérêt, ne lui donnez pas trop d'argent, au père Letailleur... parce que, il se soûle abominablement et que ça le rend beaucoup plus malade...

— Ah !... – fit madame Dorsay stupéfaite, – il se soûle, ce pauvre vieux ?...

— Naturellement !... un Normand est toujours plus ou moins un ivrogne... le père Letailleur l'est plus que moins...

— Êtes-vous sûre, ma chère petite ?...

— Absolument sûre... avant-hier les sœurs l'ont ramassé... hier, c'est moi qui l'ai trouvé tombé près du cimetière...

— Quelle horreur !... – fit la tante Claire écœurée.

[154]

Madame de Barroy se mit à rire :

— Mais non !... on voit bien que vous n'habitez pas la Normandie...

Mais la tante Claire ne pensait déjà plus à son vieux pauvre qui se soûlait. Par une de ces sautes d'idées qui lui étaient familières, elle retournait à l'incident de tout à l'heure. Elle dit tout à coup :

— Sans vous, tout à l'heure, ma petite Totote, je me faisais pincer par Jacques... Quelle sale nature j'ai, hein, tout de même ?... je m'emballe comme une imbécile à propos de choses qui ne me regardent pas et auxquelles je ne peux rien...

Madame de Barroy répondit avec franchise :

— Le fait est qu'il vaudrait mieux, je crois, ne faire aucune allusion à... à cette histoire... ça ne changera rien, comme vous le reconnaissez vous-même, et la situation sera plus gênante s'ils savent que nous savons...

— C'est parfaitement juste... c'est cette histoire de nom qui a attaché le grelot... ça m'a mise hors de moi... est-ce que vous le saviez, qu'ils avaient changé ?...

— Mais non... puisque quand le facteur a dit qu'il avait un paquet pour la comtesse de la Broissière, j'ai répondu qu'elle n'était pas à la maison...

— C'est vrai ! .. ma sœur ne m'a rien dit... je ne me doutais de quoi que ce soit...

— Moi, l'autre jour, quand je suis allée chercher les Mirmont à Caen, j'ai vu sur le sac de madame Mirmont une couronne, mais j'ai cru que c'était en tant que de Lorme qu'elle s'attribuait cette couronne et je n'y ai pas fait autrement attention...

[155]

— En tant que de Lorme !... mais c'est son père et sa mère qui ont eu les premiers l'idée d'écrire Delorme en deux mots !... Ou le pauvre Jacques n'a pas conscience du ridicule, ou bien il est tellement mâté qu'il n'ose pas rétiver et se soumet quand même... dans les deux cas, il est véritablement grotesque... vous ne trouvez pas ?...

— Si...

Elle trouvait Mirmont grotesque ; et malgré cela elle continuait à l'aimer de toute son âme. En vivant près de lui comme autrefois elle s'était aperçue qu'elle n'avait jamais cessé de l'aimer. Elle lui appartenait toute, si complètement, si violemment, quelle sentait bien à présent qu'elle ne parviendrait jamais à se reprendre. Les. dix-huit mois passés loin de lui, son mariage, l'adoration qu'il témoignait sans cesse à sa femme, rien n'avait atténué ni l'affection ni l'amour qu'elle éprouvait pour lui.

— Et mon petit Paul... – continuait la tante Claire – mon petit Paul qui était un si gentil, si droit, si bon petit bonhomme !...

— Il l'est toujours..

— Ah ! ben, vous avez la manche large !...

— Je veux dire qu'il est toujours charmant, sympathique, séduisant au dernier point...

— Ce qui ne l'empêche pas de faire une cochonnerie...

— Mon Dieu !... vous savez...

Et carabinée, j'ose le dire... Le jour où on découvrira la chose, je ne voudrais pas être à sa place, au petit Paul...

[156]

— Mais il n'est pas nécessaire que...

— Non ! ah ! non ! certes ! ce n'est pas nécessaire !... mais on apprend toujours ces choses-là... et à un moment donné il saura...

Comme le jour où Pourville lui avait dit ce que lui disait à 1instant la tante Claire, elle répéta, effarée :

— Mais il ne saura pas... il ne faut pas qu'il sache...

Madame Dorsay répondit :

— Tout ce qu'on peut espérer, c'est que, au moment où il saura, la place ne sera plus occupée par cet imbécile de petit Paul... et il y a d'ailleurs des chances pour qu'il en soit ainsi...

[...]

XI

[157]

Les Bracieux, les Juvisy et le petit La Balue dînaient à Barroy. Un instant avant, le dîner, madame d'Argonne entra dans le salon et dit à la marquise :

— Attendez-vous à voir une véritable merveille !...

— Qu'est-ce donc ?... – demanda Charlotte en riant.

— Madame Mirmont... Elle vient de me faire demander... elle voulait savoir si sa robe n'était pas trop décolletée... il est impossible de rien imaginer de plus beau... son mari la regardait la bouche ouverte et je faisais comme lui...

D'Antin ; oubliant que madame Dorsay entendait, demanda, et ses lèvres minces se relevaient dans un mauvais petit sourire :

— Paul Mirmont n'était pas là ?...

— Si...

— A la bonne heure !... je me disais aussi...

La marquise dit d'un ton coupant :

— Oh !... laissons les potins, je vous en prie !...

D'Antin s'inclina, l'air gouailleur. M. de Bracieux qui n'était pas au courant se pencha et d'un air effaré, demanda très bas à Pourville :

— Est-ce que....

Pourville répondit, bourru :

[158]

— Je ne sais pas...

M. d'Argonne dit :

— Il est d'ailleurs charmant, ce petit Mirmont !...

— Un peu jeunet... – fit observer le petit La Balue, avec un sourire pointu.

D'Antin répliqua :

— Jeunet tant que vous voudrez... n'empêche qu'il a dégoté Morières...

— Ah ! bah – fit le jeune gommeux abasourdi.

A ses yeux, . Morières était le monsieur chic par excellence, l'idéal auquel il s'avouait en secret – en ses heures de modestie – qu'il voudrait ressembler. La pensée que Paul Mirmont avec, pour tout bagage de-séduction, sa jolie tournure et son visage frais, avait pu supplanter ce professionnel d'élégance et d'amour, le suffoquait d'étonnement.

A ce moment la porte du salon s'ouvrit et Jeanine parut suivie de son mari et de son beau-frère.

Madame d'Argonne avait dit vrai. La jeune femme était ce soir d'une éblouissante beauté. Ses épaules laiteuses sortaient d'un large décolletage arrondi, qui suivait le contour de la poitrine avec une exactitude parfaite. De sa robe de gaze Liberty, d'une nuance indécise, vaguement bleue, ou mauve, ou grise, on ne savait, elle s'élançait superbe de force et d'éclat. Sur ses cheveux simplement séparés par une raie, à peine visible tant ils étaient épais, une couronne d'orchidées était posée toute droite comme une couronne de vestale. Et les grandes fleurs tourmentées et bizarres mettaient une ombre à son front blanc. Ce qui surprenait et donnait à la jeune femme une saveur singulière, [159] c'était surtout le manque d'harmonie entre sa beauté de déesse et son air de vierge.

Madame de Juvisy, en la voyant, demanda, parlant à l'oreille de Pourville :

— Mais ce n'est pas la personne dont on disait tout à l'heure ce... ces choses ?...

— Si madame... – répondit-il laconiquement.

Au dîner, Jeanine était placée très loin de son mari et de son beau-frère, entre Morières et le petit La Balue. Et Paul, navré et un tantinet jaloux, se penchait pour l'apercevoir sans se soucier que son attitude fût remarquée.

[...]

Morières, lui, se trouvait presque ému du voisinage de Jeanine. Il se disait qu'elle était vraiment un morceau de roi et il s'essayait de nouveau à lui plaire. A un moment même où le petit La Balue en grande conversation avec sa voisine ne pouvait pas entendre, il osa rappeler le passé :

— Vous souvenez-vous encore, dites, madame ?...

Elle le regarda bien dans les yeux et répondit, imperturbable :

— De quoi ?...

— Oh ! oh !... – fît Morières vexé – vous êtes très forte...

[160]

Elle répliqua :

Et vous, vous êtes... je ne sais pas si j ose dire ce que vous êtes ?...

— Osez...

Son visage se fit plus tendre et plus virginal encore, tandis quelle répondait très bas, les lèvres serrées dans un murmure qui ressemblait à un sifflement :

— Eh bien, vous êtes un goujat...

— Ah !... – fit simplement Morières.

Il était sur le point de répondre une impertinence, mais il s arrêta et dit, après un petit silence menaçant :

Vous avez peut-être raison... Un homme ne doit jamais se souvenir de ce qu'une femme a oublié... si doux que puisse être le souvenir...

Et, comme le petit La Balue cessait de parler à sa voisine, il ajouta, reprenant le diapason ordinaire de la conversation :

— Voulez-vous m'accorder le cotillon au bal du Val-Joli ?...

— J'ai déjà fait à madame la même demande, – dit La Balue, qui s'inclina vers Jeanine d'un air inquiet.

Elle répondit :

— Je ne promets jamais rien d'avance...

Morières observa :

— Autant dire, alors, que vous ne promettez jamais rien, car on ne promet pas la chose présente, on la fait...

— Eh bien, soit !... je ne promets jamais rien...

Tournant vers elle ses yeux cuits, le petit La Balue murmura d'une voix assourdie :

— Laissez-moi espérer que si ?..

La phrase pouvait s'appliquer au cotillon, mais elle [161] [162]semblait [163] presque un sous-entendu. Madame Mirmont répondit très haut :

[...]

— Qu'est-ce que ça peut bien vous faire ?...

Morières se mit à rire.

Infiniment vexé, le jeune homme resta d'abord sans parler, puis il hésita, puis enfin il murmura, sentencieux :

— Les jours se suivent et ne se ressemblent pas...

Jeanine dit en riant :

— Voilà une pensée très neuve...

Puis, redevenant sérieuse :

— Que je vous prierai de vouloir bien m'expliquer ?...

— Vous expliquer ?... je ne comprends pas ?...

— Moi non plus, je ne comprends pas ce que vous voulez dire par : « les jours se suivent et ne se ressemblent pas ? » Vous avez l'air de faire entendre qu'il y a des jours où je vous ai fait espérer quelque chose ?... quoi ?...

Et comme il balbutiait très rouge, elle conclut :

— Si cela est, je ne l'ai pas fait exprès, croyez-le bien !...

En sortant de table, Morières qui donnait le bras à madame Mirmont lui dit :

— Vous étiez d'humeur batailleuse, ce soir... vous avez fortement bousculé vos voisins... avec celui de gauche, c'est sans importance... j'ai mes défauts, mais je suis un brave garçon au fond... avec celui de droite, c'est autre chose... je le crois très capable d'une sale vengeance, celui-là !...

[164]

Elle répondit, hautaine, oubliant que c'était à Morières qu'elle parlait :

— Je ne crains rien !... qu'est-ce qu'il pourrait me faire ?...

Il sourit :

— Dame ?... bien des choses... il me semble qu'il n'aurait que l'embarras du choix...

Et après un silence il ajouta :

— Il pourrait vous atteindre dans le passé... ou dans le présent...

[...]
[165]

Elle ne répondit rien et s'approcha de la table où la marquise servait déjà le café elle-même suivant l'usage ancien. Elle détestait le plateau circulant à travers le salon et elle conservait, malgré tout, cette façon de faire surannée et intime.

Jeanine s'offrit gentiment à l'aider, et tandis que madame de Barroy debout près de la table versait, elle traversait le salon de son pas cadencé et, gracieuse et élégante, elle portait les tasses. Lorsqu'elle arriva près de son mari pour le servir, il ne put s'empêcher de lui murmurer à l'oreille :

— Que tu es jolie, ma chérie !.., et que je t'aime !...

Elle sourit, de ce sourire fermé qui la faisait parfois ressembler à la Joconde, et s'éloigna hâtivement.

La marquise avait quitté la table et s'était assise près de la baie ouverte. Elle dit à madame Mirmont qui replaçait le sucrier sur le plateau :

— Je crois que tout le monde est servi...

— Pas moi !... – s'écria Paul qui s'élança vers sa belle-sœur – pas moi !...

Elle restait seule à l'extrémité du salon. Par cette chaude soirée d'août, tous s'étaient groupés du côté de la fenêtre et sur la terrasse. Dans l'encadrement de la baie, Jacques causait avec M. de Barroy. La tante Claire et Charlotte semblaient très occupées à regarder une admirable dentelle ancienne qui garnissait le corsage de madame de Juvisy. Tous ceux dont on pouvait craindre la perspicacité étaient occupés ailleurs.

Alors, tandis que sa belle-sœur le servait, Paul isolé avec elle se pencha et ses lèvres s'appuyèrent, brutales [166] et chaudes, sur l'épaule nacrée qui frissonna.

La jeune femme s'écarta brusquement et dit, en jetant autour d'elle un regard angoissé :

— Mais, tu es fou !...

Oui, je suis fou de te voir si belle et de ne pas t'avoir à moi... Songe donc... voilà plus d'une semaine que je...

Pchtt !... – fit-elle en baissant ses longs yeux de velours – ne parlons pas de ça...

— Parlons-en au contraire !...

Et comme elle se retournait inquiète :

— Personne ne s'occupe de nous, tu vois bien...

Et plus bas, le regard brillant, les lèvres tremblantes, il supplia :

— Viens dans le parc, veux-tu ?...

Elle se défendit :

— Non... non... c'est une imprudence absurde !... l'autre jour nous avons manqué être pris, tu sais bien...

— Je t'en prie... je t'en prie ?...

— Pas aujourd'hui... samedi, je t'ai dit... le jour du bal, nous aurons une partie de la nuit à nous...

— Tu ne sais pas... si on te force à y aller ?...

Elle affirma, en personne sûre de son pouvoir :

— Me forcer ?... moi !... ah ! bien !... je voudrais voir ça !...

— Et si Jacques reste ?...

— Jacques ne restera pas... il tient à faire cette politesse aux Bracieux...

— Oh !... tu dis ça...

Elle murmura, relevant ses yeux luisants d'amour :

[167]

— Est-ce que tu crois que je n'ai pas envie de toi, moi aussi ?...

Il demeura tout frémissant sous son regard, et balbutia d'une voix qui s'enrouait :

— Ma chérie... ma chérie...

D'Argonne venait à eux. Alors Jeanine demanda, assez haut pour être entendue :

— Est -ce sucré comme vous voulez ?... j'en ai mis un morceau...

Et Paul répondit :

— Parfaitement, je vous remercie...

Tandis que d'Argonne, narquois, se disait que depuis le temps que le beau-frère prenait du café chez elle, Jeanine devait savoir combien de mor ceaux de sucre il mettait dedans. Puis s'approchant, il demanda :

— Mirmont !... madame Dorsay dit que vous allez à Caen demain ?...

— Oui... – dit Paul, qui reprenait un peu son aplomb – pourquoi ?...

— Parce que, si vous y allez, je vous demanderai de me faire une commission... sinon, Bracieux veut bien s'en charger...

— Mais j'y vais... je crois que c'est décidé... et puis, dans tous les cas, il va tous les jours au moins un domestique à Caen...

— C'est une commission qu'un domestique ne peut pas faire... c'est du magnésium et du cyanure pour des photographies... on n'en donnerait pas à un domestique...

D'une immense bergère, placée le dos tourné à la table [168] et dans laquelle il disparaissait tout entier, le petit La Balue se leva en disant :

— Voulez-vous que je vous fasse envoyer ça, moi ?... Jeanine le regarda se dresser, les yeux agrandis, terrifiée à la pensée qu'il était là lorsque Paul et elle avaient parlé librement se croyant seuls. Et le petit Paul aussi restait stupéfait devant cette apparition imprévue.

[...]

M. d'Argonne demanda en riant :

— D'où sortez-vous donc, vous ?...

— De cet excellent fauteuil

— répondit en souriant La Balue – si excellent que je crois que je m'y suis endormi... c'est vous qui m'avez réveillé en parlant à Mirmont de vos commissions... je vous répète que je suis à vos ordres et, si je puis vous être bon à quelque chose...

Charlotte, qui de la fenêtre entendait vaguement, se leva et s'approchant demanda :

— Mais voulez-vous que je vous rapporte quelque chose, moi ?... je vais demain à Caen exprès pour les commissions... c'est moi qui me dévoue cette fois-ci...

— J'accepte avec reconnaissance... je vous donnerai un mot pour le droguiste... mais vous ferez bien attention, c'est un poison horrible...

[169]

— Ah !... – fit la marquise écœurée – ça me dégoûte, les poisons !... j'ai vu une fois, place de la Sorbonne, une pauvre petite étudiante qui s'était empoisonnée, c'était affreux !...

Madame Dorsay dit :

— C'est toujours affreux de voir mourir quelqu'un de jeune... par le poison ou autrement...

La marquise répliqua gaîment :

— Ah ! que je ne trouve pas ça !... ça n'est pas triste, la mort !...

— Pas triste à mon âge, mais...

— Elle est bonne, la tante Claire !... – inter rompit Paul, – elle parle toujours comme si elle était vieille...

— Je ne te dis pas que je sois croulante, mon petit... mais enfin, une femme de quarante-cinq ans peut disparaître de ce monde sans regret... et tel serait mon cas, bien que je ne sois pas malheureuse... plus jeune, c'est trop tôt !... il y a dix ans, et même cinq, je pensais tout différemment...

— Moi... – dit la marquise – je trouve qu'on peut disparaître à tous les âges... la mort, après tout, n'est peut-être qu'une autre vie probablement meilleure... j'ai en la bonté de Dieu une confiance très grande, et je suis sûre qu'il me traitera très bien, même si je ne l'ai pas mérité...

M. de Barroy affirma :

— C'est si vrai, ce que dit ma femme, qu'elle prétend qu'un mariage est infiniment plus triste qu'un enterrement...

— Oui... – dit Charlotte – infiniment plus...

[170]

Et tournant vers son mari ses singuliers yeux verts, en ce moment tout pleins de reconnaissante tendresse, elle ajouta :

— Personnellement je n'ai cependant pas à me plaindre du mariage... il s'en faut...

A l'oreille de Paul, madame Mirmont murmura, gouailleuse :

— C'est attendrissant !... surtout pour qui connaît les dessous...

Le petit Paul répondit, sérieux :

— Les dessous ?... moi, je considère madame de Barroy comme la plus honnête femme qui soit...

— Allons donc !... Vous savez bien qu'elle a été la maîtresse de Jacques ?...

— Je sais que vous me l'avez dit... et puis d'ailleurs, ça n'empêcherait pas...

— Vous êtes tolérant !...

— Mais... – fit le petit Paul navré de mécontenter Jeanine et résolu pourtant à défendre l'amie qu'il aimait beaucoup – mais il me semble que...

Elle l'interrompit brusquement :

— Que moi j'en fais autant, n'est-ce pas ?... c'est ça que vous allez me dire, eh bien, moi je...

— Qu'est-ce que vous dites donc de si intéressant ?... – demanda Mirmont qui s'approcha en les voyant causer avec animation.

Paul allait répondre, mais la jeune femme pensa qu'il bafouillerait, et elle lui coupa la parole en disant :

— C'est Paul qui ne permet pas qu'on touche à madame de Barroy...

[171]

Jacques regarda autour de lui pour voir si personne n'avait entendu et répondit :

Il a raison... d'abord parce qu'elle est char mante, ensuite parce que nous sommes chez elle...

Jeanine répéta, rageuse :

Charmante... oui, c'est convenu !...

Et regardant la marquise, qui s'asseyait au piano, elle déclara :

Seulement elle est rasante avec sa musique... et la voilà encore qui va chanter...

Rasante !... – répéta Mirmont d'un ton de reproche.

Il détestait que Jeanine se servit de ces mots qui détonnaient dans sa bouche aux lignes si pures. Il la voulait parfaite au moral comme au physique et d'ailleurs il la trouvait telle.

Paul dit :

— Justement elle ne chante pas... elle va accompagner La Balue...

Jeanine affirma :

— Elle chantera après, soyez tranquille !...

Le petit La Balue disait gentiment, d'une petite voix claire et juste, toutes les chansonnettes des cafés-concerts. Il chantait le répertoire d'Yvette aussi bien que celui de Polin, et chantait l'un comme l'autre très proprement mais sans plus.

Quand il eut fini, madame d'Argonne le remplaça. Elle était très musicienne et se servait adroitement d'une voix peu étendue, mais ronde, pure et sympathique comme elle. Ensuite la tante Claire et Pourville demandèrent avec insistance à la marquise de chanter Elle [172] ne s'en souciait pas. D'abord, parce qu'elle détestait chanter devant du monde, ensuite parce qu'elle avait deviné à quel point madame Mirmont lui en voulait d'avoir une belle voix. Elle était trop clairvoyante pour ne pas s'apercevoir – si grande que fût sa simplicité – que pendant 1instant où elle chantait tout ce qui n'était pas elle s'effaçait. Elle savait qu'elle avait une voix admirable, étonnamment puissante et facile, et que les rares fois où elle avait chanté avec des professionnels elle les avait tous éclipsés.

[...]

Jeanine, effectivement, ne lui pardonnait pas sa voix. Elle ne vou lait pas qu'une autre femme lui fût supérieure de quelque façon que ce fût.

Enfin, il fallut bien se décider. Elle souhaitait presque qu'un enrouement, ou un incident quelconque l'empêcha de chanter, mais, tout de même, une fois qu'elle eût commencé, elle se donna tout entière, corps et âme, et fut merveilleuse, à tel point qu'elle fit taire toutes les conversations de courses et de chasse. Et, pour quiconque connaît la province, il est clair que c'est un brillant résultat.

Seule, Jeanine, agacée à un moment donné de voir Jacques et Paul écouter en écarquillant les yeux, répondit [173] à son petit beau – frère qui admirait :

— Bah !... c'est une voix fabriquée !...

Le petit Paul avec son gros bon sens répondit :

— Et qu'est-ce que ça fait que ça soit naturel ou fabriqué... pourvu que ça soit beau, c'est tout ce que je demande... et ça l'est, il n'y a pas d'erreur !...

La marquise dut chanter longtemps sous les regards malveillants. Madame Dorsay ne voulait pas lui laisser quitter le piano.

Lorsqu'elle se leva enfin, Jeanine fit : « Ouf !... » si haut que Pourville l'entendit. Il tourna vers la jeune femme un regard menaçant, il allait peut-être même lui dire, – avec sa terrible franchise – ce qu'il pensait de cette façon d'être, lorsque madame de Bracieux qui partait, s'arrêta devant lui en demandant :

Est-ce que c'est vrai que nous n'aurons pas le plaisir de vous avoir samedi ?...

Il répondit en riant :

Mais oui, madame, rien n'est plus vrai... je ne vais jamais nulle part... vous êtes mille fois aimable d'avoir pensé à l'ours que je suis...

Elle se tourna vers Jeanine :

— Nous comptons sur vous, n'est-ce pas, madame ?...

— Oui, certes, – dit la jeune femme, avec grâce j'irai sûrement au Val-Joli... je m'en réjouis beaucoup...

Elle ne vit pas les yeux de la marquise et du petit La Balue se poser sur elle avec étonnement, tandis [174] que tous deux, l'une triste et l'autre joyeux, pensaient, en formulant presque identiquement leur pensée :

— Ben, elle en a un aplomb !...

[...]

XII

[175]

Le jour du bal des Bracieux, M. de Barroy entra chez sa femme qui venait de monter chez elle après le déjeuner, et lui dit en riant :

— Je viens de recevoir du chemin de fer un mot pour m'avertir qu'une caisse à l'adresse de madame la comtesse de la Broissière est en gare à Caen... ça doit être la fameuse robe commandée par dépêche pour ce soir...

— Évidemment...

— Alors, il faut envoyer une voiture la. chercher..

Charlotte, depuis un instant, songeait à la conversation entendue dans l'eau. Elle savait que madame Mirmont aurait la migraine et n'irait pas au bal.

Distraite, elle répondit :

— Oh ! ça ne presse pas !...

Comment ?... – fit le marquis étonné, – mais vous oubliez que c'est ce soir, le bal Bracieux ?...

Elle dit vivement :

C'est vrai... je n'y pensais plus !...

— Ah !... on voit bien que vous n'y allez pas !

Elle répondit, gentille :

— C'est vous qui faites toutes les choses embêtantes ' mon pauvre Henry !...

— C'est tout naturel !...

[176]

— Non, ça n'est pas tout naturel... vous êtes rudement meilleur que moi !...

Dès le début de sa liaison avec Jacques, elle avait sous un prétexte futile séparé sa vie de celle de son mari. Et depuis lors, ils demeuraient côte à côte, en bons amis, sans que jamais l'un ou l'autre eût fait allusion au fait accompli. De cette rupture, dont il avait d'ailleurs deviné la cause, M. de Barroy gardait un chagrin profond. Charlotte, elle, regrettait de ne lui avoir pas donné le bonheur qu'il méritait. Elle l'aimait de tout son cœur et comprenait combien il s'était montré généreux et bon.

Comme il allait sortir, le marquis revint sur ses pas et dit d'un air indifférent :

— A propos !... j'ai parlé à Mirmont de votre idée au sujet de Paul... vous savez, pour le faire attacher à Londres ?...

— Eh bien ?...

— Eh bien, il a très mal pris la chose !... oui... il veut conserver son frère auprès de lui...

Et comme Charlotte faisait un mouvement, il reprit :

— Oh !... il est comme beaucoup de maris, et plus excusable que la plupart... car ici la chose est vraiment délicate à soupçonner...

— C'est vrai, mais pourtant, c'est un aveuglement un peu excessif...

— Il faut se réjouir qu'il soit aveugle... les clairvoyants sont beaucoup plus à plaindre que lui .. mais pour en revenir à ce que je vous disais, il n'admet pas l'éloignement de Paul... et il m'a paru en vouloir [177] beaucoup à madame Dorsay et à vous d'avoir eu cette pensée de le faire partir...

— Alors, n'en parlons plus !...

— Cela, je vous le conseille !... vous ferez bien aussi d'avertir la tante Claire...

— Quand lui avez-vous parlé de tout ça ?...

— Tout à l'heure, en nous promenant, et je regrette de l'avoir fait !... je viens de le laisser avec Pour ville... je suis bien sûr qu'il lui aura raconté ça tout chaud... ils sont là, assis sur le banc de la terrasse...

[...]

Charlotte s'approcha de la fenêtre et dit :

— Non... il n'y a que Pourville tout seul !... Ce pauvre Pourville !... je vais aller lui tenir un peu compagnie, je le vois à peine..

. Elle prit son chapeau et descendit retrouver Pourville. Il lisait les journaux. Dès qu'il l'aperçut il lui cria :

— Ben, il est dans une jolie colère, Mirmont !... avouez aussi que vous avez eu – étant donné l'emballement que vous connaissez – une idée saugrenue [178] d'aller lui faire proposer ça par Henry ?...

— Mon Dieu !... je voulais empêcher ce qui est de continuer...

— Mais vous n'empêchiez rien du tout !...

— Comment ? vous croyez qu'ils le suivraient à Londres.

— Non... mais je suis sûre qu'elle en prendrait un autre...

— Eh bien, justement, un autre, ça ne sera pas Paul... c'est ça que je veux... et que la tante Claire veut aussi...

— Il faut renoncer à vouloir ça !...

Mirmont sortait de la salle de billard où il venait de faire une partie avec d'Antin. Il s'avança sur la terrasse et apercevant Pourville et la marquise, il vint à eux, demandant :

— Vous n'avez pas vu Jeanine ?...

— Mais si, – répondit Pourville – je l'ai vue tout à l'heure qui se faisait photographier par Argonne... il fait vraiment un métier abrutissant, ce malheureux Argonne !... il photographie du matin au soir...

— Ce n'est pas ennuyeux de photographier ces dames !...

— Sans doute... madame Mirmont surtout !... mais c'est égal, elles rient, elles remuent, elles lui font perdre des plaques... il a une patience que je n'aurais certes pas à sa place...

La marquise se leva du banc en disant :

— Allons voir ça !... où sont-ils ?...

— Du côté de la chapelle... tout à l'heure, c'était la chapelle qui servait de fond...

[179]

Ils firent quelques pas dans une allée et aperçurent madame d'Argonne, Jeanine, Morières et Paul qui, juchés sur les barreaux d'une échelle, s'ingéniaient à trouver une pose avantageuse pour tous.

M. d Argonne, debout au pied de l'échelle, arrangeait une main ou une robe, tandis que, couchée de tout son long sur le ventre dans l'herbe, et accoudée le menton sur ses mains, la tante Claire regardait :

— Très joli !... – cria Pourville – vous avez l'air d'une pièce montée !...

M. d'Argonne détestait les photographies « à la blague ». Il dit, sérieux :

— Si vous voyiez les autres, il y en a de très réussies... celle-ci sera affreuse, mais c'est eux qui veulent poser comme ça...

— Il y en a de Jeanine qui sont épatantes !... – hurla Paul en faisant un porte-voix de ses mains.

D'Argonne expliqua :

— J'ai des plaques de madame Mirmont en chapeau, en peignoir, emmitoufflée dans son gros manteau de voyage... il n'y a qu'en robe décolletée que je ne l'ai pas faite...

— Oh !... – dit le petit Paul, – c'est vrai !... allez donc mettre la robe d'avant-hier, dites, Jeanine ?...

La marquise proposa :

— Je vais faire apporter le goûter ici, voulez-vous ?...

Ils s'assirent sur la pelouse, au pied de la vieille chapelle ; un petit temple d'aspect plutôt païen que catholique.

Très affairé, d'Argonne courait développer ses pellicules [180] dans la petite cabane sombre bâtie dans un coin de remise, et qu'il appelait pompeusement. « le laboratoire ».

[...]
[181]
[...]

Il revint au bout de dix minutes, tout fier, montrant ses clichés qu'il plaçait au-dessus de sa manche afin que « ceux qui n'y connaissent rien » pussent juger tout de même de 1effet. Il avait laissé la porte ouverte et Paul s'en fut roder dans le laboratoire, tripotant, touchant aux objets, les déplaçant, s'amusant à tourner le robinet de la petite fontaine. Puis il se mit à regarder une poudre rougeâtre posée dans un papier entr'ouvert.

[...]

M. d'Argonne l'aperçut :

— Allez-vous-en !... – cria-t-il brusquement – et prenez garde !... ne touchez pas à mon cyanure !... faites attention !...

[...]

Et comme Paul sortait en riant, lui demandant ce . qu'il avait à crier si fort :

— Mais, non d'un petit bonhomme ! il y a de quoi tuer un régiment tout entier.. ça n'est pas drôle...

L'omnibus apparut tout à coup, sortant de l'avenue.

[...]

Il était surmonté d'une énorme caisse qui semblait très légère. La marquise dit :

[182]

— C'est la robe de madame Mirmont...

— Ah !... – fit Jacques joyeux – je suis joliment heureux qu'elle soit arrivée !...

— Comment est-elle ? .. – demanda madame d'Argonne, qui toujours s'occupait de chiffons.

Jeanine répondit :

— Elle est rosée avec des lys du Japon...

Madame d'Argonne proposa :

— Allons la déballer, voulez-vous ?...

— Savez-vous ce qui serait gentil, mais là vraiment, – supplia M. d'Argonne – ce serait de la passer, votre belle robe, et de venir poser dedans ?...

— Jamais !...

— Oh !... je vous en prie ?... avec ce fond, et une toilette de bal, et ce jour exquis, nous ferions quelque chose de merveilleux !... voyons ?... un bon mouvement ?... faites ça pour nous ?...

— Oh ! mon Dieu !... – dit gracieusement Jeanine – je serai bien maussade de me faire prier... je suis trop contente d'amuser quelqu'un....

Morières dit :

— Non pas quelqu'un, mais tout le monde...

La jeune femme se dirigea vers le château, tandis que la tante Claire disait, moqueuse comme toujours, mais moins malveillante quand même :

— Elle est de bonne composition d'aller se mettre en robe de bal à cette heure-ci !... ce que je vous aurais envoyé promener à sa place, c'est rien de le dire...

Mirmont avait laissé sa femme partir seule, mais au bout d'une seconde, il se leva et rentra à son tour. Alors, d'Antin se pencha vers Morières et lui dit à l'oreille

[183]

— Paul a bien envie d'assister aussi à l'essayage... il n'ose pas encore, mais ça viendra...

D'Argonne, qui avait la monomanie de la photographie et qui d'ailleurs en faisait de fort belles, ne se lassait pas d'admirer celles de Jeanine.

— Avec un modèle pareil... – dit-il extasié, en montrant à la tante Claire une des plaques qu'il tenait – tout ce qu'on fait est joli...

Elle répondit sans enthousiasme :

— Joli, mais embêtant...

— Oh !... – fit Paul saisi.

Elle se tourna vers lui :

— Oui... et quand tu me regarderas avec des yeux furibonds, mon petit, tu ne me feras pas changer d'avis... elle est superbe, ta belle-sœur, c'est une beauté parfaite, mais qui me donne envie de bâiller...

— Vous êtes la seule à qui elle donne cette envie-là...

— Euh ! Euh !... je suis bien sûre que Pourville est de mon avis ?... il ne le dit pas, parce que, lui, il est bien élevé, mais ce qu'il le pense !... et Barroy aussi, je parie ?...

— Qu'est-ce que je pense ?...

— Que Jeanine est une beauté indiscutable... et embêtante...

— Mais pas du tout, je...

Elle se mit à rire :

— Pas du tout... parce que vous êtes diplomate et maître de maison, car autrement... mais moi qui ne suis ni l'un ni l'autre, j'avoue très franchement qu'à ces beautés-là, je préfère mille fois une femme comme madame d'Argonne... et même comme Totote...

[184]

— Oh ! moi ! je ne compte plus !... – dit la marquise en riant – et je n'ai jamais compté beaucoup... quant à Christiane c'est autre chose...

Elle se tourna vers madame d'Argonne, admirant son élégante et délicate beauté, et acheva :

— Je suis de l'avis de la tante Claire... je la trouve beaucoup plus jolie que madame Mirmont...

Cristi !... – fit Morières qui était assis en face du château – elle est pourtant bigrement belle... dans ce moment-ci surtout...

[...]
[185]

Jeanine s'avançait, tout enveloppée de soleil, dans une robe d'un rose très doux et d'une étoffe très légère. Au travers des plis transparaissaient des lys du Japon que voilaient la gaze. Aux épaules et tenant lieu de manche, s'étalaient deux touffes de lys, voilés aussi. Et les bras sortaient des fleurs, blancs, ronds et d'un dessin admirablement pur. Derrière elle venait Jacques, heureux de la voir belle et de la savoir à lui.

D'Argonne s'était levé, courant reprendre son appareil qu'il avait posé sur un banc.

Madame d'Argonne s'écria :

— Elle est ravissante, cette robe !... et elle va !...

Tandis que la tante Claire avouait :

Il faut être fameusement belle pour supporter ainsi une robe de bal en plein jour !...

— Ah ! vous voyez !... – s'écria le petit Paul triomphant.

— N'empêche – continua madame Dorsay – que je préfère celles qui la supportent moins bien...

La marquise regardait Jeanine avec envie. Elle n'aimait pas ce genre de femme, mais elle eût voulu être celle-là puisque Jacques l'aimait.

Sapristi !... – fit d'Antin avec admiration – je pense que les Bracieux vont être contents de cette toilette-là !...

M. de Barroy appuya :

Jamais le Val-Joli n'aura rien vu d'aussi réussi...

Paul, qui savait que la toilette ne servirait pas, riait en dedans d'un air fin. Madame Dorsay lui demanda :

[186]

— Qu'est-ce qui te fait rire, petit Paul ?... tu as l'air d'avoir une idée de derrière la tête ?...

Il répondit, se composant un visage indifférent :

— Moi !... pas la moindre, tante Claire !...

— Ah !... – cria Morières, en montrant le facteur qui débouchait de l'avenue – voilà le courrier !...

Pourville dit en riant :

— Morières est toujours heureux de l'arrivée du facteur... on voit bien qu'il reçoit des lettres agréables, lui !...

Morières haussa les épaules. Pourville continua :

— Pour moi, la poste m'apporte le plus souvent des embêtements... il n'y a guère que les journaux que j'aperçois sans méfiance...

Le facteur arrivait près d'eux. Il ôta sa casquette, essuya son front avec sa manche, et se mit à chercher dans sa boîte. M. de Barroy attendait pour recevoir le courrier.

— V'là d'abord les journaux, mossieu l'marquis... ça va bien !... pis v'là les lettres... ça va bien !...

Il regarda le paquet de lettres que M. de Barroy tenait à la main, les toucha et reprit :

— C'est pas tout... y avait encore une petite lettre...

Il fouilla de nouveau dans sa boîte :

— La v'là... ça va bien !... Bien l'bonsoir, mossieu l'marquis...

Il salua et se remettait en route en lançant vers le château un regard de regret. Charlotte demanda :

— Vous n'allez pas vous rafraîchir à la maison, Tellier ?...

— C'est pas de r'fus, madame la marquise...

[187]
[...]
[188][189]

Il partit de son pas à la fois rapide et las, et le marquis commença la distribution des lettres.

Mirmont s'était rapproché, abandonnant pour un instant Jeanine, qui continuait à poser dans les plus diverses poses, et demandant :

— Y a-t-il quelque chose pour moi ?...

— Non... je ne crois pas... Madame Dorsay !... vous avez beaucoup de lettres... trois, quatre, cinq... Voici pour vous, d'Antin !... celles-ci pour Morières... trois...

Il tendit trois lettres longues, de nuances étranges, dont l'une écrite à l'encre blanche sur du papier presque noir.

D'Antin dit :

— Il est chic, le courrier de Morières !... on voit joliment bien que dans ces lettres-là il n'est pas question d'affaires... ce sont de jolis poulets qui embaument... Tenez, Mirmont – continua-t-il en faisant passer la lettre que tendait le marquis, – voilà qui est pour vous, mais ça n'est sûrement pas un poulet, ça...

Jacques prit la lettre. L'adresse était écrite en caractères colimaçonnés et sales.

Il la décacheta, croyant à quelque demande d'argent, et lut, surpris :

« Si monsieur veut se renseigner sur les agissements « d'une femme à la vertu de qui il croit, il n'a qu'à « revenir cette nuit au château, et il verra des drôles « de choses. »

Il resta un instant pensif, tournant entre ses doigts la feuille de papier et se demandant d'où venait cette [190] ordure. La pensée ne l'effleura même pas qu'il pût être question de Jeanine. « Une femme à la vertu de qui vous avez cru ». C'était évidemment de madame de Barroy qu'il s'agissait. Et il s'étonna qu'elle eût un amant. Il la croyait toujours éprise de lui et, dans tous les cas, incapable de tenter une nouvelle aventure. Pourtant, c'était bien certainement d'elle que la lettre parlait. Une lettre écrite par quelque domestique sans doute ? oui, mais alors qui ?... d'Argonne était fou de sa femme et d'ailleurs il serait au bal, Morières aussi, d'Antin aussi, restait Pourville ? Et, au fait, pourquoi pas ?... Depuis si longtemps il aimait Charlotte ! peut-être avait-elle fini par se laisser toucher ?

Il regarda Pourville allongé dans l'herbe à côté de la tante Claire. La marquise avec ses yeux tristes, sa bouche rieuse et son visage gamin, était assise un peu plus loin, telle qu'il l'avait vue souvent autrefois. Et l'affirmation de la lettre anonyme lui parut improbable.

[...]

Il la déchira en petits morceaux qu'il enferma dans l'enveloppe, et la mit dans sa poche en se disant qu'à présent tout ça lui était bien égal.

XIII

[191]

Quand elle descendit pour dîner, madame Mirmont se plaignait d'un mal de tête très grand et qui venait croyait-elle – d'être restée longtemps sans chapeau pendant qu'elle posait.

D'Argonne était désolé d'être l'auteur involontaire de ce mal. Jacques paraissait inquiet. Tous s'informaient poliment de l'indisposition et de sa cause. Seul, Paul – peu habile à dissimuler – paraissait radieux. Jamais il n'avait mangé d'un plus bel appétit et bu avec plus d'entrain que pendant ce dîner où sa belle-sœur, les yeux à demi fermés, l'air anéanti, ne touchait pas à un seul plat.

Et lorsqu'on fut au salon, il devint même si bruyant en servant le café, que Jacques le rappela au calme avec un peu d'humeur :

— En vérité, quand Jeanine souffre à ce point, tu pourrais faire un peu moins de tapage...

Il répondit, l'air contrit mais les yeux luisants de malice :

— Oh !... c'est vrai !... je l'oubliais, cette pauvre Jeanine !...

Et la tante Claire, qui regardait alternativement le visage ravi de son filleul et les joues roses – très roses pour des joues de malade – de la jeune femme, se demandait, [192] étonnée d'une attitude qu'elle ne s'expliquait pas :

— Mais qu'est-ce qu'ils ont donc ?...

Madame Mirmont s'était levée. Tenant dans sa main son front, elle traversa le salon lentement, la démarche brisée et dit à la marquise qui la regardait venir, surprise de son étonnant aplomb :

— Je vais vous demander la permission de monter ?...

— Moi aussi... – fit madame d'Argonne – il est neuf heures un quart et si l'on part à dix heures, nous n'avons que le temps de nous habiller !...

— Oh ! moi !... – murmura Jeanine d'une voix affaiblie – je ne vais pas m'habiller... je vais me coucher...

Jacques se récria :

— Vous coucher ?... mais ça n'est pas possible !... vous allez voir que ça ira mieux tout à l'heure... j'ai tant promis aux Bracieux d'aller à leur bal...

— Eh bien, mais vous irez, vous !...

— Non certainement... si vous êtes malade, je ne vous quitterai pas...

— Si j'étais malade, comme vous dites, je comprendrais ça... mais je suis souffrante tout simplement...

— N'importe, je...

— Ah ! voyons, mon ami, c'est ridicule !... voyez-vous la tête du monsieur qui ne va pas au bal parce que sa femme a la migraine ?...

Et elle conclut en souriant :

— Je ne serais pas du tout flattée d'être la femme de ce monsieur-là...

Paul proposa :

— Pourville, nous qui n'allons pas au bal, voulez-vous [193] que nous fassions une partie de billard ?...

Et il s'élança en gambadant vers le porte-queues.

— Mon petit, je suis de l'avis de ton frère – observa madame Dorsay – je trouve que, en présence de la maladie de sa femme, ta gaîté est intempestive et inconvenante...

[...]
[194]

Il s'arrêta, inquiet du ton de la tante Claire, mais déjà elle s'était retournée vers Charlotte et causait avec elle sans plus s'occuper de son neveu.

Vers dix heures, madame d'Argonne vint montrer sa toilette et dire adieu suivie de son mari, du marquis, de Morières, d'Antin et de Jacques Mirmont, auquel madame Dorsay demanda, jouant l'inquiétude, mais de sa plus gouailleuse voix :

— Eh bien ?...

Eh bien, – répondit-il sans prendre garde à l'intonation – elle va bien... elle dort... ça ne sera rien...

La tante Claire répondit, continuant à blaguer :

— Espérons-le, ô mon Dieu !...

Il faut partir – dit M. de Barroy – nous n'avons plus que le temps... il nous faut une grande heure pour aller au Val-Joli...

Jacques demanda :

— Resterons-nous très tard ?...

— Ça dépendra de madame d'Argonne... je suis tout disposé à rester aussi tard qu'il lui plaira...

Morières dit :

Nous ne reviendrons pas avant quatre heures, je parie ?...

Debout contre la porte du billard, Paul écoutait souriant. Son frère le regarda et, d'un ton un peu pointu :

Tu es bien gentil de t'inquiéter de Jeanine, elle va mieux, je te remercie...

Paul balbutia très rouge :

— J'avais entendu que tu le disais...

[195]
[...]
[196][197]

Mirmont s'approcha de madame Dorsay :

— Tante Claire, j'ai fait promettre à Jeanine que si elle était plus souffrante, elle vous appellerait... je vous demande pardon de ce dérangement...

Madame Dorsay répondit, avec une petite lueur de gaîté dans ses jolis yeux gris :

— Ne vous inquiétez pas de ça... je suis bien sûre qu'elle ne me dérangera pas ..

— Je l'espère bien aussi, mais enfin...

— Si nous ne partons pas, – dit doucement le marquis – nous arriverons quand on s'en ira...

Quand elles furent seules, la tante Claire et madame de Barroy restèrent silencieuses un instant. Chacune savait ce que l'autre avait à lui dire, et toutes les deux comprenaient qu'il valait mieux ne pas parler.

La partie de billard finie, Pourville et Paul vinrent les rejoindre et la conversation se traîna avec peine jusqu'à onze heures.

Il semblait que la marquise était préoccupée et madame Dorsay de mauvaise humeur. Pourville, ne trouvant pas d'écho, ne disait pas grand'chose. Quant à Paul, il ne tenait pas en place. La soirée lui paraissait interminable et il rageait de ne pouvoir donner le signal du départ.

Enfin, la tante Claire se leva en disant :

— Je n'ai pas posé au soleil pour des photographies... et, c'est très singulier, moi j'ai mal à la tête pour tout de bon...

Et, au moment d entrer chez elle, alors que Charlotte et [198] Paul étaient chacun sur le seuil de la porte, elle demanda :

— , Vous serez bien gentils de ne pas faire de bruit, mes enfants... je ne vais pas pouvoir dormir, j'entendrai tout...

— Mais... – répondit en riant le petit Paul

— nous n'avons, ni madame d e Barroy ni moi, l'intention de danser une sarabande dans le vestibule ou dans nos chambres...

[...]

— C'est ça !... soyez bien sage, mon petit Paul... dit Pourville en entrant chez lui.

Paul cria :

[199]

— Mais je le suis toujours !...

Et, se tournant vers Charlotte qui, inquiète, ne pouvait pas se décider à le quitter, il demanda, surpris à la fin de toutes ces recommandations singulières :

— Mais pourquoi nous disent-ils tout ça ?...

— C'est à vous surtout qu'ils le disent, je crois...

— Pourquoi à moi ?... je n'ai jamais fait de tapage nocturne que je sache ?...

Elle répondit :

— Ils ont peut-être peur que vous n'en fassiez aujourd'hui...

Puis, voulant éviter toute explication, elle referma sa porte au nez du petit Paul interloqué.

Quand elle fut seule, la marquise s'étonna de l'inquiétude qu'elle ressentait. Qu'allait-il se passer, après tout ?... Rien d'autre que ce qui s'était passé maintes et maintes fois, avec cette seule différence que ce soir elle connaissait le rendez-vous. Mais la tante Claire ?... Elle avait l'air de savoir quelque chose aussi ?... Quoi ?... Il n'y avait d'ailleurs aucun danger. Jacques était au Val-Joli où il arrivait à peine. Christiane d'Argonne s'amuserait au bal et on resterait très tard. Pendant plusieurs heures, ils étaient libres.

Elle s'était assise près de la fenêtre ouverte et regardait dans la nuit, tout attristée de penser que les deux êtres que Jacques aimait le plus s'unissaient ainsi pour le tromper et, qu'un jour ou l'autre, il pouvait l'apprendre. Elle le savait nerveux, impressionnable [200] terriblement. Et violent aussi dans ses affections. Quand il l'aimait, elle s'était bien aperçue de cette violence, et elle s'avouait que jamais, même au début de leur liaison, il ne l'avait aimée autant que Jeanine. Elle resta longtemps immobile, regrettant le passé et redoutant l'avenir, oppressée d'une sorte de [201] crainte vague qui lui faisait battre douloureusement le cœur.

[...]

Le bruit d une porte ouverte et fermée doucement dans la pièce à côté la fit se lever d'un jet, toute pâle. Quelqu'un venait d'entrer chez Paul. Elle écouta. Puis, tout de suite, elle s'en voulut de s'occuper de ces choses. Elle n'y pouvait rien ! Donc le mieux était de ne rien savoir ou, du moins, puisqu'elle avait su malgré elle, de n'y pas penser, de se désintéresser complètement de tout.

Alors, elle se mit à aller et venir dans sa grande chambre claire. Elle fit sa toilette et passa une longue chemise, montant jusqu'au cou et tombant jusqu'aux pieds, mais en si fine batiste qu'au travers d'elle, le corps transparaissait svelte et rosé. Puis elle détacha ses cheveux soyeux et lourds et se mit à les brosser lentement. Et, inconsciemment retournée à ses rêves, elle resta longtemps de vant la psyché Empire où se reflétait sa silhouette gracile et son fin visage très doux.

[...]

Et, tout à coup, elle s'aperçut qu'il était une heure et elle allait se coucher, lorsqu'elle courut à la fenêtre, inquiète, écoutant, la mine grave, les cils battants, [202] les lèvres serrées. Elle ne s'était pas trompée. A la porte de la terrasse, une voix appelait presque bas, et on frappait à petits coups à la fenêtre du garde qui servait de concierge à cette entrée. Est-ce qu'on revenait déjà ?... Mais non ! il n'y avait pas de voiture. Un instant, elle pensa que c'était le garde qui était allé surveiller les poseurs de collets et rentrait tout bonnement chez lui. Mais bientôt elle l'aperçut qui traversait la terrasse, précédant quelqu'un de plus grand que lui et disant :

— J'vas vous ouvrir... j'ai la clef... j'vous d'mande bien pardon d'avoir pas répondu tout d'suite... dans l'premier sommeil, vous savez... c'est même ma femme qu'a entendu... comme y avait point d'voiture, y avait point d'bruit...

Terrifiée, elle reconnut la voix de Jacques qui répondait :

— C'est M. de Juvisy qui m'a ramené et il m'a descendu au bout de l'avenue...

La clef tourna dans la serrure et le garde, qui ignorait totalement le changement de nom de Jacques qu'il connaissait depuis huit ans, dit en poussant le battant de la porte :

— Avez-vous d' s' allumettes, au moins, m'sieu Mirmont ?...

— Je ne crois pas... mais je n'en ai pas besoin... je monterai très bien à tâtons...

Tant qu'elle avait cru qu'il n'y avait rien à tenter, la marquise était restée appuyée contre la fenêtre, la tête vide et les jambes molles. Mais en apprenant que Jacques n'avait pas de lumière, elle pensa qu'elle pouvait [203] l'arrêter, donner le temps à Jeanine de se sauver. Alors elle frappa à la porte, condamnée seulement par une commode, qui séparait sa chambre de celle de Paul, en criant :

— Le voilà !... voilà Jacques !... courez vite... je vais l'arrêter...

Et, sans penser qu'elle était en chemise, les pieds nus, les cheveux sur les épaules, elle s'élança à la rencontre de Mirmont.

Elle avait compté que l'obscurité l'empêcherait de monter très vite, mais à l'instant où elle sortait de sa chambre, elle l'entendit ouvrir la porte du vestibule. Et, à ce même moment, la porte de Paul s'ouvrait aussi, et il murmurait effaré :

— Elle n'est pas sortie... elle passe son peignoir...

Jacques qui entrait dans la grande pièce entendit qu'on remuait. Il demanda :

— Qui est-ce qui est là ?...

Charlotte sentit qu'il fallait parler. Elle répondit, le gosier serré, la voix rauque :

— C'est moi...

Il dit : bonsoir !... Elle comprit qu'il tournait à gauche, allant à sa chambre. Et, tout en faisant ce mouvement, il frotta une allumette qu'il avait retrouvée, éleva la flamme en l'air au moment où personne ne s'y attendait, et alluma un bougeoir placé sur une console à portée de sa main.

Dans l'obscurité, Paul ne s'orientant pas bien avait manœuvré de telle sorte qu'il se trouvait à présent devant la chambre de la marquise. Jeanine, qui avait traversé le vestibule, était arrivée presque exactement en [204] face de sa porte à elle. Elle était vêtue d'un peignoir de crépon mauve, elle avait des mules de peau blanche et ses cheveux pendaient en une grosse natte nouée d'un ruban. La marquise, elle, était en chemise, les cheveux défaits, les pieds nus, et Paul, un peu plus vêtu qu'elle, avait aussi les pieds nus.

Mirmont en les voyant resta un instant étonné, sans rien dire, ne s'expliquant pas ce qu'ils faisaient là. Puis leur effarement le frappa. La lettre anonyme oubliée lui revint à l'esprit, en même temps que mille autres détails. Il regarda son frère avec humeur et, se tournant vers la marquise, la toisa d'un air de profond dégoût.

— Oh !... – fit-il écœuré – je ne m'attendais guère...

Charlotte, jusque-là uniquement préoccupée de Jeanine, comprit ce qui se passait en lui. Alors indignée, elle s'écria :

— Ah ! ça, qu'est-ce que vous croyez donc ?...

Mais Jacques venait d'apercevoir sa femme et n'entendait plus rien. Il courut à elle et la prit dans ses bras, demandant :

— Qu'est-ce que tu fais là, ma chérie ?...

Sa voix était si tendre, son mouvement si passionnément caressant, que madame de Barroy, qui s'avançait pour parler, s'arrêta-effrayée de ce qu'elle allait faire. Pour sauver sa réputation déjà effleurée, elle allai t briser la vie du seul être qu'elle eût vraiment aimé et qu'elle aimait encore. Si Jeanine seulement eût été en jeu, elle criait la vérité de toutes ses forces, mais il y avait Paul ! Paul que quelques jours auparavant, [205] [206] [207] Mirmont lui avait dit aimer plus que tout au monde.

[...]

Alors, elle se tut, et d'un signe elle fit comprendre à la jeune femme, qui restait interdite, qu'elle ne 1 accuserait pas.

Et comme Jacques demandait, mécontent de voir Jeanine mêlée à cette répugnante histoire :

— Pourquoi es-tu là ?...

Elle répondit, l'air ingénu :

— Mais... parce que j'ai entendu du bruit... et aussi voire voix...

Il demanda, la voyant vêtue :

— Tu n'étais donc pas couchée ?...

— Non... je m'étais relevée... je ne pouvais pas dormir...

[...]

Sans même regarder son frère ni madame de Barroy, il poussa Jeanine dans sa chambre et y entra derrière elle.

A ce moment, la porte entre-bâillée de Pourville se referma sans bruit, tandis que la porte de la tante Claire s'ouvrait toute grande.

[208]

Elle parut, elle aussi, en costume assez sommaire, et dit, l'air furieux et navré :

— Toi, tu es un polisson !... et vous, ma pauvre petite Totote, vous êtes folle !...

[...]

XIV

[209]

Le lendemain, madame de Barroy qui d'ordinaire était toujours dans le salon attendant ses hôtes longtemps avant le déjeuner, ne descendit que quand le second coup de cloche était sonné.

Elle avait une mine si défaite que son mari étonné demanda :

— Est-ce que vous êtes souffrante ?... vous êtes toute pâlotte ?...

Elle dit :

— Mais non... non, pas du tout...

Et, sous le regard méchant de Jacques qu'elle sen tait posé sur elle, son visage devint d'une rougeur si intense que madame d'Argonne s'écria en riant :

— Ah !... plus maintenant, pâlotte !... C'est singulier !... il suffit de s'entendre dire qu'on est pâle pour devenir à l'instant même couleur tomate...

La tante Claire dit, en regardant attentivement madame Mirmont :

— Jeanine est fraîche comme une rose ce matin !...

Et, de sa voix devenue un peu dure et qui inquiéta le petit Paul parce que c'était la voix des jours de bataille, elle ajouta :

— Elle a dormi mieux que Totote, bien sûr !...

Madame d'Argonne dit gaîment :

[210]

— C'est nous qui ne devons pas être frais !... nous sommes rentrés à six heures du matin !... c'était très joli !... Vous avez eu tort de partir, monsieur Mirmont...

Et, se tournant vers la marquise :

— Figurez-vous qu'il nous a lâchés...

— Ah !... – fit machinalement Charlotte.

— Oui... il nous a lâchés pour revenir avec M. de Juvisy... Comme c'est gentil, n'est-ce pas ?...

Jacques expliqua :

— J'étais tourmenté de l'indisposition de Jeanine... alors, quand j'ai vu qu'à minuit et demi, Juvisy partait tout seul, je lui ai demandé de me ramener...

Malgré lui, il regarda Charlotte et acheva :

— Et je suis rentré inopinément...

— Est-ce que le garde vous a entendu tout de suite ?... – demanda M. de Barroy.

— Oui... presque...

— Tant mieux !... je craignais que votre retour ne fût accidenté et que...

Le marquis s'arrêta. Il percevait autour de lui une gêne qu'il ne s'expliquait pas. Sa femme avait une mine atroce et semblait veillie soudainement. Paul était inquiet. Ses beaux yeux francs regardaient de côté, en lièvre, comme s'il eût redouté quelque tuile prévue.

Pourville restait silencieux. Et, depuis le commencement du déjeuner, la tante Clairenavait ouvert la bouche que pour indiquer d'une façon étrange que Totote avait dû moins bien dormir que madame Mirmont. Mirmont, lui, était hargneux et agressif. Morières, [211] d'Argonne, madame d'Argonne et d'Antin paraissaient gênés, mais d'une façon différente et seulement, croyait-il, du fait de l'atmosphère ambiante. Quant à Jeanine, qui semblait parfaitement à l'aise, elle lui faisait comme toujours l'effet d'une belle dinde.

Remarquant que ceux qui étaient sans préoccupation apparente étaient précisément les absents de la nuit, il devinait – vaguement que quelque chose avait dû se passer de douloureux pour la pauvre Charlotte. Et ses suppositions, sans être la vérité même, en approchaient cependant.

[...]

Après le déieuner. tandis que, dans le hall, on jouait à la toupie hollandaise, ou à lancer des javelots dans un paillasson, ou au petit croquet de billard, il remarqua la même tension, la même inquiétude indéfinie dans l'allure de ses invités.

Charlotte assise les mains appuyées aux bras de son fauteuil, semblait rêver, les yeux très loin, son gai visage marqué d'une résignation navrée.

Quand, vers deux heures, chacun se prépara pour aller au bain à Lion-sur-Mer, elle dit à son mari :

[212]

— Vous aviez raison de me trouver mauvaise mine... ça ne va pas trop... je resterai... puisque vous allez à Lion, on n'a pas besoin de moi...

Elle sortit avec M. de Barroy, et Paul allait les suivre, lorsque madame Dorsay qui depuis le déjeuner était restée sans desserrer les dents, immobile, assise près de la table où elle paraissait lire les journaux, l'arrêta :

— Reste un instant, veux-tu ?...

Et comme inquiet il revenait à elle :

— Je pense que tu vas dire la vérité à ton frère ?... – fit-elle d'un ton qui ordonnait.

Il balbutia :

— Mais... c'est impossible !... impossible !...

— Eh bien, mon petit, tu es en train de faire une infamie...

— Oh ! tante Claire !...

— Tout bonnement...

— Mais dire à Jacques que...

Et tout à coup il demanda :

— Mais comment savez-vous ?... Qu'est-ce que vous savez ?...

— J'étais là cette nuit... je t'avais prévenu hier soir que j'entendrais tout !... Depuis six mois, je suis, comme tout le monde, au courant de ce qui crève d'ailleurs les yeux... j'ai été ahurie l'autre jour, quand toi qui danserais sur la tête et qui avais la bouche ouverte pour accepter, tu as refusé d'aller au bal des Bracieux...

— Mais pourtant..

— Alors, hier, tu penses si j'ai cru à la migraine de ta belle-sœur ?..

[213]

— Tante Claire, je...

— Il n'y a pas de tante Claire pour l'instant... il n'y a qu'une brave femme – ou un brave homme si tu le préfères, – pas bégueule pour deux sous, et qui te dit qu'en trompant de la sorte le frère excellent qui t'a élevé et qui t'adore, tu fais une action basse, ignoble, ignoble, tu m'entends ?...

Paul pleurait. Madame Dorsay reprit :

— Il ne s'agit pas de pleurer, mais de sortir de cette situation abominable... Jacques – qui m'agace souvent, depuis qu'il est marié surtout – a été pour toi le plus exquis des amis... il s'est, à vingt-cinq ans, astreint à vivre chez ta mère pour faire de toi le gentil garçon que tu es... que tu étais du moins.. et, des hommes de vingt-cinq ans qui vivent avec une belle-mère, pour élever un petit frère qui n'est leur frère qu'à demi... il n'y en a pas des flottes, tu sais ?...

Le petit Paul s'était assis à côté de sa marraine, il dit, pleurant toujours :

— Je sais bien que c'est mal !... mais je l'adore, tante Claire !... je l'adore !... si vous saviez ?...

— Je sais, mon petit !... je sais ! mais lui aussi, il l'adore, et plus profondément que toi... et son amour à lui est respectable bien qu'incompréhensible ..

Il murmura, infiniment surpris :

— Incompréhensible ?...

— Eh oui ! je ne comprends pas qu'un homme intelligent puisse aimer autrement qu'en passant cette oie... oh ! superbe si tu veux, mais tout de même une oie... et pas une oie blanche... ah ! non !...

Comme il ne répondait rien, madame Dorsay reprit – :

[214]

— D'ailleurs, le goût prolongé pour cette belle fille sans cœur et sans esprit est un goût de famille... car Morières, qui l'a prise pour son admirable beauté, s'en est lassé tout de suite...

Paul se leva :

— Morières !... qu'est-ce que vous dites ?...

— Je dis ce que tout le monde sait, excepté toi...

— Vous prétendez que...

— Doucement, mon petit !... je ne prétends rien, j'affirme... J'ai vu, un soir où je sortais à cinq heures de chez les Vonancourt, Jeanine qui entrait chez Morières à l'entresol...

— Vous l'aurez cru... elle montait peut-être aussi chez les Vonancourt...

— Avec lesquels elle n'est pas en relations !... Non !... Morières attendait derrière sa porte entrebâillée .. il l'a fait entrer... j'ai bien vu... du reste, je te le répète, tout le monde est au courant, sauf toi et ton frère !... C'est une liaison qui a fait parler d'elle... une femme qui a vingt-deux ans et la tête de vierge de ta belle-sœur et qui prend un amant six mois après son mariage, c'est pas ordinaire !... surtout quand cette femme à tête de vierge a épousé un homme charmant...

— C'est une calomnie... je ne peux pas croire ça !...

— Ben, ne le crois pas, mon garçon !.. Je sais que tu es incrédule... ou, du moins, tu l'es à rebrousse-poil... je me souviens du temps où tu étais convaincu – parce qu'elle te le disait – que ta petite cocotte... comment donc déjà, la petite frimousse gentille avec qui je te rencontrais ?...

— Ruth Gerbier...

[215]

— C'est ça même !... eh bien, tu étais convaincu que le vieux Lacombe n'était pour elle qu'un père... et qu'il lui payait un appartement uniquement pour qu'elle pût te recevoir convenablement... à vingt-cinq ans, il n'y en a pas beaucoup qui soient de cette force-là...

— Eh bien, oui, j'ai été stupide... mais vous n'allez pas comparer Jeanine à cette petite fille ?...

— Non certes 1... Cette petite fille, qui avait un vieux monsieur, et qui s'en offrait un jeune qu'elle aimait bien et auquel elle ne voulait pas faire le chagrin de n'être pas à lui seul, m'est plutôt sympathique... tandis que cette Jeanine qui t'a pris...

— Mais...

— Ah ! ne dis pas non !... tu la trouvais belle, mais embêtante à hurler... et tu le criais à tous les échos... seulement, tu la croyais une imprenable vertu et ça t'a flatté de la voir tomber dans tes bras... et comme tu lui plaisais, comme, d'autre part, elle rageait de la désinvolture avec laquelle Morières l'avait lâchée après l'essai, elle t'a voulu et ça n'a pas été long...

— Je ne crois pas un mot de ce que vous me dites !...

— J'en suis convaincue !... Maintenant, mon petit Paul, je te répète une dernière fois – et puis je ne te parlerai plus de rien – que tu dois dire la vérité à ton frère...

— Mais ça le rendrait fou !...

— Tant pis !... il ne fallait pas risquer une telle chose ; mais puisque le mal est fait, il n'y a plus à reculer... Si j'avais dix ans de moins, j'aurais fait cette nuit ce qu'a fait Totote... mais à mon âge...

[216]

A votre âge ?... vous avez l'air d'avoir trente-cinq ans !...

Tu es bien bon... mais ce n'est pas le moment des compliments, tu sais !... Si j'avais été assez jeune pour que la chose fût, sinon probable, du moins vraisemblable, j'aurais juré que tu étais dans ma chambre... je suis seule, ma réputation ne touche que moi..

Mais, tante Claire, personne ne sait ce qui s'est passé, excepté vous et moi...

— Et Jacques ?...

Oui, évidemment !... mais enfin, Jacques, il n'ira pas le raconter, n'est-ce pas ?...

Non... mais il fera ce qu'il a fait ce matin à table... quand il a lardé Totote de ses phrases à double entente...

— C'est vrai... je n'ai pas compris ce que ça peut lui faire, cette histoire !... il pense bien que je ne vis pas comme un père du désert... d'autre part, M. de Barroy n'est pas son ami au point qu'il ait à prendre sa part d une mésaventure conjugale... Alors, comme je vous le disais, je ne comprends pas ?...

Tu vas comprendre... Avant son mariage, Jacques était l'amant de madame de Barroy...

Ah !... – fit Paul, – c'est donc vrai !... je ne l'avais pas cru !...

— Qui est-ce qui te l'avait dit ?...

— Jeanine...

La rosse !... – fit madame Dorsay avec conviction.

Et voyant que Paul faisait un mouvement pour protester, elle ajouta :

— Non, c'est un ange !... c'est convenu !... je te disais, [217] lorsque tu m'as inter rompue, que Totote a aimé ton frère, qu'elle l'aime encore et qu'elle est restée fidèle à son amour...

— Eh bien ?..

— Eh bien, tu ne comprends pas ce qu'il y a d'horrible pour elle à s'humilier devant lui ?... à lui laisser croire qu'elle a fait cette monstruosité de devenir la maîtresse d'un gamin qui a neuf ans de moins qu'elle, et qu'elle a connu avec des grands cols et des mollets nus... Comment, cette nuit, n'as-tu pas compris que si elle n'avait pas aimé passionnément ton frère, elle n'eût pas fait cette chose sublime et absurde pour laquelle je l'admire et je lui en veux à la fois ?... Ah ! mon pauvre petit !... là comme ailleurs, tu n'as guère été perspicace !...

[...]

Avec son égoïsme naïf, Paul expliqua :

— Eh bien, si elle a fait cette chose, sublime comme vous le dites fort bien, c'est qu'elle tient avant tout à assurer .le bonheur et le repos de Jacques... En parlant, j'agirais contre sa volonté...

Madame Dorsay, qui regardait au loin par la fenêtre, étendit la main dans la direction du parc :

[218]

Tiens !... – fit-elle en indiquant la marquise qui entrait dans une allée, – tu peux le lui demander toi-même...

Il hésita un instant, puis il sortit du hall, descendit l'escalier de la terrasse et se mit à la poursuite de madame de Barroy.

Il la rejoignit sur un banc où elle venait de s'asseoir, un vieux banc de pierre moussue où elle se reposait souvent.

En le voyant approcher craintif, les yeux rouges et le visage bouleversé, elle lui sourit gentiment comme elle lui souriait toujours. Il balbutia, hésitant, osant à peine parler :

— Tante Claire veut... elle dit qu'il faut... voulez-vous que je dise à Jacques...

— Que vous disiez quoi ?...

Que ça n'est pas vrai, ce qu'il a cru cette nuit... Elle répondit vivement :

— Non certes !... il ne faut pas dire ça !...

N'est-ce pas ?... – s'écria-t-il avec un empressement naïf – c'est ce que je disais à tante Claire !... il en deviendrait fou !... il l'aime tant !...

C'est vous surtout qu'il aime !... c'est à cause de vous qu'il aurait le plus grand chagrin...

Mais vous, madame, vous ?... ça a l'air de vous faire tant de peine qu'il... qu'on croie ça...

Il la regarda et ajouta, réellement étonné :

— Vous êtes si changée depuis hier soir !...

Elle secoua sa tête fine et dit avec indifférence :

— Oh !... moi !...

[219]

Paul s'était assis près d'elle. Il commençait à comprendre, en voyant le pauvre visage désolé de la marquise, que la substitution n'était pas chose aussi simple qu'il l'avait cru tout d'abord. Il ressentait peu à peu une sorte de reconnaissance pour l'aimable femme qui sacrifiait si simplement sa réputation aux yeux du seul homme à l'opinion duquel elle tenait au monde.

Alors, comme Charlotte le regardait, un peu embarrassée du silence qui se prolongeait, il lui prit les deux mains et les couvrit de baisers en répétant d'une voix émue :

— Que vous êtes bonne et que je vous aime !... que je vous aime !...

[...]

XV

[220]

Le marquis causait avec Mirmont lorsque Charlotte entra dans la bibliothèque.

C'est un vrai succès, ce voyage de Russie !... disait M. de Barroy ; – ce que je suis content pour ma part d'apprendre que l'alliance existe pour tout de bon...

Cependant, vous êtes à Londres, et ça ne va pas amuser les Anglais ?...

C'est justement ça qui me fait plaisir !... le Président à son retour va être joliment reçu...

Oui... c'est le 31 quil revient... nous irons justement à Paris ce jour-là... ça amusera Jeanine de voir ça...

Comment ?... Vous serez à Paris le 31 ?... – dit le marquis, – mais c'est dans quatre jours...

— Oui... si ça ne vous gêne pas pour les organisations de voitures, nous partirons lundi... il y a déjà huit jours que nous devrions être partis !...

Il s arrêta et dit, en se tournant avec affectation vers Charlotte :

Je ne sais pas du tout si Paul part avec nous, ou s'il reste ?...

Elle s était assise au bureau où elle écrivait une lettre. Elle releva vivement la tête, et répondit brusquement [221] et tandis qu'un éclair de gaîté passait dans ses yeux tristes :

— Oh !... vous pouvez être sûr qu'il part avec vous !...

Elle avait parlé sans réfléchir, emportée par le fond de gaminerie invétérée qui était en elle, mais dès qu'elle eut parlé elle le regretta et dit, en reprenant le visage fermé qu'elle avait depuis la veille :

— Du moins, je le pense...

Des ouvriers travaillaient dans le parc à quelques mètres des fenêtres. Le marquis leur parla, puis, voyant qu'il se faisait mal entendre, il sortit pour aller donner lui-même ses explications.

Dès que Jacques fut seul avec madame de Barroy, il lui dit, railleur :

— Je suis heureux de vous voir un instant avant mon départ... j'ai un compliment à vous faire, et..

Elle s'était levée toute pâle :

— Jacques ?... – fit-elle suppliante – Jacques, je vous en prie !... si vous saviez...

— Je sais que je vous croyais franche, sincère et délicate... et que vous êtes au contraire la femme la plus habile, la plus fausse, la plus rouée qui soit... Quand je pense à ce que vous me disiez l'autre jour...

— L'autre jour ?...

— Oui... quand vous me rameniez de Caen... ma parole, j'ai failli vous croire !... et depuis, comme un imbécile, je n'ai rien vu... je comprends à présent pourquoi Paul ne répondait pas à mon appel quand il se promenait avec vous le soir dans le parc ! ..

[222]

— Mais, je...

Et pourquoi vous vouliez l'emmener à Londres... et je m'explique aussi avec quel feu il prenait votre défense...

Elle dit avec un sourire navré :

Ma défense ?... qui donc m'attaquait ?... vous ?... Il dit, hautain :

Le moment est mal choisi, avouez-le, pour vous poser en femme inattaquable...

Je vous assure, Jacques, que le moment est surtout mal choisi pour m'injurier...

Il se retourna, inquiet :

— Ne m appelez pas Jacques... on peut vous entendre...

[...]

Elle se levait pour sortir, il la retint.

— Certes, je n'avais plus aucun droit sur votre vie... vous étiez libre d'avoir autant d'amants qu'il vous plairait, mais pourquoi justement prendre mon frère, mon petit Paul, qui avait été votre frère aussi un peu, à vous ?... c'est le fait d' une âme basse [223] et d'un mauvais cœur... Et moi qui vous ai tant aimée !...

Elle s'approcha de lui et dit :

— Moi, je vous aime toujours...

Il se mit à rire.

— Alors, c'est moi que vous aimiez en Paul ?...

Elle murmura :

— Paul va partir... vous aussi... tout ce que vous croyez qui est ne sera plus...

— Allons donc !... la leçon de l'autre nuit ne vous a même pas profité... et vous avez recommencé hier...

— Hier ?... – questionna Charlotte effarée.

— Oui... dans le parc, à l'heure où vous saviez votre mari à la plage, vous étiez avec Paul dans le parc...

— C'est vrai...

— Et il vous baisait les mains, en vous répétant qu'il vous aimait... Qu'avez-vous à dire à cela ?...

Rien... sinon que je vous jure que je ne suis pas la maîtresse de Paul...

— Alors, pouvez-vous m'expliquer ce que vous faisiez, vous et lui, dans le costume où je vous ai trouvés sortant tous deux de votre chambre l'autre nuit ?... Pouvez-vous me l'expliquer, voyons ?...

Elle répondit, terrifiée, sentant qu'elle s'embourbait de plus en plus :

— Non... je ne peux pas...

— Croyez-moi, le mieux est de vous taire... tout ça est trop écœurant !... Et ne vous imaginez pas surtout que ce soit la jalousie qui me fait parler !... Si je vous ai passionnément aimée, s'il m'était resté au fond du cœur une tendre affection que je ne demandais [224] qu'à y garder toujours, je n'ai plus aujourd'hui que de l'antipathie et du mépris...

Et comme elle se penchait vers lui suppliante, il affirma :

— Oh ! oui !... du mépris !..

Elle dit, et ses lèvres tremblaient :

— Je comprends ça !... mais je vous promets que je n'ai jamais aimé que vous... que je n'ai jamais été qu'à vous...

Il haussa les épaules violemment, grossièrement. Alors elle reprit d'une voix blanche :

— Je ne vous verrai plus... ou dans très longtemps... je voudrais que nous nous quittions bons amis...

Il n'eut pas le temps de répondre. Pourville entrait avec madame Dorsay, mais Charlotte comprit à son visage mauvais que la réponse eût été mauvaise aussi.

La tante Claire avait bien vu qu'il venait d'y avoir entre eux une explication. Son regard pénétrant et affectueux gêna la marquise qui s'échappa en disant :

— Je vous demande pardon... j'ai une lettre à écrire avant le déjeuner....

Quand elle fut dehors, elle se trouva mieux. Puis elle se mit à penser, ce qui était pour elle une véritable souffrance. Elle essaya de se rendre compte de ce qui se passait en elle. Il lui semblait qu'elle changeait de nature, qu'elle faisait moralement peau neuve. Elle ne se sentait plus ni activité, ni force, ni gaîté, ni énergie. Elle, si vivante, devenait un être sans volonté. [225] [226]Elle [227] était à présent isolée, sans aspirations, sans désirs et sans rêves, et trop faible pour supporter ce brise ment de sa vie. Elle se jugeait sévèrement aussi, com prenant qu'elle avait commis une action vilaine. Elle n'eût pas dû compromettre le nom de son mari dans cette louche aventure. Elle méritait vraiment les dures paroles de Jacques, seulement Jacques était, le seul qui n'eût pas dû les lui adresser. Elle sentait que sa gaîté était perdue et qu'elle aussi était perdue sans sa gaîté . Elle ne voulait toutefois rien faire qui pût troubler le repos de son mari ou l'éclabousser d'un scandale. Elle marcha quelque temps autour de la pelouse, puis elle alla aux écuries et dit de seller pour trois heures Cabochard qu'elle n'avait pas promené depuis plusieurs jours. Elle donna quelques ordres et fureta dans quelques coins. Lorsqu'elle sortit du « laboratoire » de [228] M. d'Argonne, où elle était allée regarder les photographies, elle rencontra Pourville qui la cherchait, inquiet de la mine qu'il lui avait vue tout à l'heure.

[...]
[...]

Elle lui parut très gaie et il s'en étonna. Le visage avait repris son expression rieuse, mais les traits étaient tirés et les yeux fiévreux.

Au déjeuner, elle fut d'une gaîté extrême, très franche, pas forcée. Madame Dorsay et le petit Paul la regardaient d'un air surpris et Pourville d'un air inquiet. Le marquis se réjouissait de voir dissipée si vite la crise de tristesse qu'il remarquait depuis la veille. Jacques évitait de lui parler, ou, lorsqu'il y était forcé, le faisait avec une réserve glacée.

En sortant de table, elle fit avec Morières et d'Antin une partie de billard. Elle était charmante dans sa petite robe de piqué blanc qui glissait toute droite le long de son buste fin et de ses hanches minces. Charmante de cette grâce jeune, presque enfantine, qu'elle conservait malgré les années.

[...]

Lorsque, comme chaque jour vers deux heures, M. de Barroy s'enquit [229] des projets de la journée, Charlotte dit :

— Moi, je ne vais pas au bain, je suis obligée de promener Cabochard... il a déjà deux jours d'écurie, il deviendrait odieux...

— Si vous le permettez... – proposa Pourville, – je vous accompagnerai ?... Bracieux m'a envoyé un cheval qu'il veut que j'achète, et je ne serai pas fâché de l'essayer plus agréablement qu'en me promenant tout seul...

La physionomie de la marquise avait exprimé un instant l'agacement quand Pourville lui avait demandé de monter avec elle. Mais cela ne dura pas et elle répondit gentiment :

— Mais vous me ferez bien plaisir...

— Moi aussi... – dit M. de Barroy – j'irai me promener avec vous... je ne monte jamais ici, c'est absurde : ..

Cette fois la marquise parut contrariée, mais son mari ne s'en aperçut pas. Il dit en regardant sa montre :

— Si voulez être prête pour trois heures, vous ferez bien d'aller vous habiller ?.....

Elle répondit :

— Oh ! je ne suis pas longue !...

Et elle sortit en courant.

Cinq minutes après elle revenait. Elle avait une jupe noire, une petite jaquette de coutil blanc et un canotier à larges bords..

La tante Claire dit :

— Vous allez avoir chaud, ma petite Totote...

M. de Barroy et Pourville arrivaient. Elle leur cria :

[230]

— Vous voyez bien que j'ai été prête avant vous !... Jacques était debout, feuilletant un livre. Elle alla à lui et dit en lui tendant la main :

— Au revoir !... Surpris et interloqué, il fut bien obligé de prendre la petite main qui serra doucement la sienne.

[...]

Alors, elle dit en riant :

— Je vous demande pardon !... j'étais en distraction... je ne sais pas pourquoi je vous dis adieu !...

— Au revoir, ma petite Totote... – dit madame Dorsay.

Elle revint en courant et embrassa gaîment sur les deux joues la tante Claire.

A la porte elle s'arrêta et envoya, en riant toujours, un dernier baiser qui s'adressait à tout le monde.

Mirmont dit d'un ton pointu :

— Elle est jeune pour son âge !...

Puis, machinalement, il regarda de la fenêtre la marquise que son mari mettait à cheval.

Comme elle plongeait ses doigts dans la petite poche de sa jaquette, M. de Barroy demanda :

[231]

— Vous cherchez quelque chose ?...

Elle répondit :

— Je regardais si j'avais un mouchoir...

[...]

XVI

[232]

Personne n'avait voulu aller au bain. Il faisait une chaleur atroce et, après le départ des cavaliers, madame Dorsay déclara :

Il faut vraiment avoir le diable au corps pour monter à cheval d'un temps pareil !...

M. d'Argonne dit qu'il allait profiter de ce soleil et tirer des photographies, et sa femme monta dans sa chambre pour dormir.

Morières et d'Antin fumaient sur la terrasse. Jacques proposa à Jeanine d'aller s'asseoir dans le parc, au frais, près de l'étang, et elle accepta. Au moment de sortir, elle se tourna vers Paul :

— Vous ne venez pas ?...

Il répondit :

— Tout à l'heure !... – et vint s'asseoir près de madame Dorsay.

— Tante Claire – commença-t-il, – j'ai fait ce que vous vouliez...

Elle demanda, stupéfaite :

— Tu as dit à Jacques ?...

— Non... j'ai parlé à madame de Barroy...

— Ah !... c'est là ce que tu appelles « faire ce que je voulais » ?...

[233]

— Enfin, il avait été convenu à la fin que je lui parlerais...

— Eh bien ?...

— Eh bien, elle ne veut pas que je dise rien à Jacques...

— Naturellement !...

— Je vous assure, tante Claire, que l'idée que je pouvais parler a paru la bouleverser...

— La pauvre petite !... faut-il qu'elle l'aime encore !... Quand lui as-tu parlé ?...

— Hier, en vous quittant, vous savez bien ?... vous m'avez envoyé courir après elle ?...

— Je ne savais pas si tu l'avais retrouvée... Ce matin elle a dû avoir une explication avec Jacques... Nous sommes entrés, Pourville et moi, avant le déjeuner dans la bibliothèque... elle était pâle, les traits tirés, la peau marbrée, elle avait l'air d'avoir son âge...

— Et lui ?..

— Lui paraissait mécontent, irrité même, mais pas le moins du monde troublé... je suis sûre qu'il a dû la traiter très mal...

— Oh !... croyez-vous ?...

— Je crois !... elle nous a dit, pour pouvoir s'en aller, quelle avait une lettre à écrire et, au lieu de sa belle voix grave, elle avait une voix blanche, sans timbre, qui me faisait mal à entendre... je l'ai vue ensuite passer dehors sous les fenêtres, aller et venir des écuries aux communs... et puis, quand elle s'est assise à table, elle avait toujours mauvaise mine, mais elle était gaie...

[234]

— Très gaie !... j'en ai été tout étonné... et tout à l'heure aussi, elle était gaie...

— Oui, mais fiévreuse... quand elle m'a embrassée en partant, j'ai senti ses joues qui brûlaient... et puis, ça prouvait qu'elle n'était pas dans son assiette...

— Quoi donc ?...

— Ben, de m'embrasser comme ça !... elle n'est pas embrasseuse de son naturel !...

Sous la fenêtre, la voix de Jeanine appela : .

— Paul !... nous allons pêcher des grenouilles... on vous attend....,

Madame Dorsay dit, narquoise : .

— Va... ne te fais pas attendre, mon petit !...

Et elle acheva, sérieuse :

— Ah !... c'est joli tout ça !...

— Tante Claire, – supplia Paul, – ne nie jugez pas trop durement.... Quand on est pris, c'est comme dans un engrenage, voyez-vous ?...

— Je vois !... Tiens, voilà ton frère qui vient te chercher, pour être plus sûr que tu accompagneras sa femme !....

Elle avait vu Jacques monter le perron. En effet, il entra et dit :

— Jeanine t'attend pour aller pêcher... Partez devant... je vous rejoins...

Et dès que son frère fut sorti, il demanda :

— Est-ce que vous savez ce qui s'est passé ?...

— Oui...

— Paul vous a dit...

— J'ai entendu d'abord... il m'a dit ensuite...

— Ah !... il vous a avoué...

[235]

— Rien du tout !... il n'avait d'ailleurs rien à m'avouer...

Et carrément, elle affirma :

— Il n'est pas l'amant de Totote...

— Ah !... par exemple !... elle est sévère, celle-là !...

— Elle est comme elle est... mais je sais ce que je dis !...

Il murmura, véritablement abasourdi :

— Alors, qu'est-ce qu'ils faisaient sur le seuil de la porte de Char... de madame de Barroy, l'autre nuit ?... et dans le costume où je les ai trouvés ?...

— Ah !... voilà !...

— Vous le savez ?...

— Oui...

— Et. vous ne le direz pas ?...

— Et je ne le dirai pas !...

— Alors vous me permettrez de garder ma croyance... qui est d'ailleurs une certitude...

— Eh ! gardez-la, votre croyance !... nous ne sommes pas forcés de n'avoir qu'une croyance pour nous deux... heureusement !...

— En vérité, tante Claire, on ne sait jamais si vous êtes sérieuse ou si vous riez ?...

— Je vous assure, mon cher Jacques, que pour l'instant je n'ai pas la moindre envie de rire...

— Alors, parlons sérieusement ?...

— Je vous écoute...

— Eh bien, tout prouve que je ne me trompe pas...

— Quoi, tout ?...

— Mais non seulement cette histoire de la nuit, mais [236] vingt autres... Elle se cachait avec Paul dans le jardin dès le lendemain de notre arrivée...

Et comme madame Dorsay secouait la tête :

— Enfin, je le sais bien !... j'ai appelé Paul et il s'est sauvé... et après, au salon, ils se sont coupés tous les deux !... et depuis quand a-t-elle imaginé de le faire attacher à Londres pour ne pas le quitter ?... sans compter que, comme il est gaffeur, il faisait des maladresses... L'autre jour... Jeanine disait de madame de Barroy je ne sais quoi de pas bien méchant...

— Je m'en rapporte à elle !...

— Non, vraiment... et Paul s'est mis en travers avec une chaleur... Enfin, voyons, tout ça, ça crève les yeux !

— Pas les miens !... je me demande, au contraire, comment il se ferait, si Paul était l'amant de Totote, qu'il ne soit jamais avec elle ?...

— Comment, n'est-il jamais avec elle ?...

— Parce qu'il est toujours avec vous !...

— Parce qu'il n'ose pas découvrir complètement son jeu... nous lui servons de paravent...

La tante Claire regarda Jacques avec une sorte de stupeur. Il était évidemment de bonne foi. Pas l'ombre d un soupçon n'avait même effleuré sa robuste confiance. Et de fait, c'était moins bizarre que cela ne le semblait tout d'abord. La chose était si laide, si invraisemblable qu'elle pouvait ne pas venir à l'esprit de ce garçon honnête et sain. Il croyait sa femme et son frère deux êtres d'élite, il ne pouvait vraiment pas leur attribuer la plus sale action du monde. Ce qui s'imposait aux gens moins illusionnés n'était pas perceptible pour lui.

[237]

Il dit, voyant que madame Dorsay ne disait plus rien :

— Je vous ennuie ?... c'est que je suis si embêté de cette histoire, si vous saviez !... Qu'est-ce que vous avez ?...

[...]

Elle se levait brusquement, ramassant son ouvrage. Elle répondit :

— Voilà une voiture !... je me sauve !... c'est une visite, probablement ?...

Il écouta et dit en riant :

— Mais non, voyons ?... c'est le bruit d'une charrette, ça !... c'est probablement la carriole aux commissions qui revient de Caen..

[238]

À ce moment, Pourville parut à la porte, si pâle, avec une figure si à l'envers, que madame Dorsay prise de peur demanda, le gosier serré :

— Qu'est-ce qu'il y a ?...

Il répondit, gêné, cherchant ses mots :

— Il y a... c'est un accident... une chute...

— Totote !... – s'écria la tante Claire, qui s'élança vers la fenêtre.

Devant le perron, une petite charrette attelée d'un âne gris pâle, au poil long et ébouriffé, venait de s'arrêter. Dans la charrette, sur un monceau d'herbe fraîchement coupée, mêlée de ronces et de fleurs, madame de Barroy étendue semblait dormir, la tête nue, auréolée de la toison dorée de. ses cheveux défaits. Ils descendaient le long d'elle, enveloppant les épaules et cachant les bras. Accroupi à côté de sa femme, tassé, méconnaissable, le marquis l'abritait sous un grand parapluie de coton rouge qui mettait sur elle une ombre rosée. A la tête du petit âne ébouriffé, il y avait un paysan qui pleurait.

Madame Dorsay se retourna vers Pourville :

— Elle est morte, n'est-ce pas ?...

Il fit signe que oui.

Le médecin était descendu de sa voiture arrêtée près des écuries. Comme il s'approchait pour prendre dans ses bras la jeune femme, M. de Barroy s'écria :

— Attendez !... prenons-la à deux !... il ne faut pas la secouer...

Pourville dit :

— Ce pauvre Barroy !... il ne veut pas croire...

[239]

On entendit le pas pesant des deux hommes, et la marquise fut déposée par son mari et le docteur sur le divan bas de vieille soie, jonché de tous les petits coussins qu'elle aimait.

Mirmont terrifié regardait. La tante Claire dit en pleurant

— Qu'elle est jolie, ' mon Dieu !...

[...]

Puis elle s'approcha, tira sur les petits pieds chaussés de bottes jaunes la jupe de l'amazone et arrangea autour de Charlotte ses admirables cheveux.

Morières et d'Antin étaient entrés.

Penché sur sa femme, M. de Barroy livide, le visage creusé, demandait :

— Docteur, est-ce que vous craignez une lésion ?... est-ce [240] que ce n'est pas un évanouissement prolongé ?... Qu'est-ce que vous croyez, dites ?...

Voyant que le docteur ne répondait pas et ne tentait rien et apercevant autour de lui tous ces visages bouleversés, il comprit. Alors, il enfouit son visage dans les cheveux de la marquise et se mit à sangloter désespérément. Madame Dorsay emmena Pourville dans un coin et demanda simplement :

[...]

— Comment s'est-elle tuée ?... car ce n'est pas une chute, n'est-ce pas ?....

— Si, c'est une chute, pour tout le monde... même pour Barroy qui ne l'a pas vue tomber... Nous étions dans le petit bois... elle galopait devant dans un sen tier, j'étais derrière elle et Barroy derrière moi... j'ai [241] vu qu'elle cherchait dans la petite poche de sa jaquette... j'ai entrevu quelque chose de blanc... j'ai cru que c'était un mouchoir... et puis elle a tripoté quelque chose de ses deux mains... pour ça elle a passé ses rênes dans son bras gauche, et je lui ai crié que c'était très imprudent...

[...]

Le pauvre Pourville s'arrêta, suffoqué, mais la tante Claire demanda, angoissée :

— Et puis ?...

— Et puis, elle s'est retournée... elle n'a vu que moi... elle m'a demandé « Où est Henry ?... » j'ai répondu qu'il avait du retard sur nous, parce que son cheval allait moins vite que les nôtres... alors elle a paru ravie de ça... elle m'a regardé en souriant et s'est replacée droite sur sa selle... une seconde après je lui ai vu lever le bras et renverser la tête... et tout à coup elle a penché à droite, le corps plié, absolument cassée en deux... Cabochard, qui a senti quelque chose d'anormal, a fait un bond, alors elle s'est détachée de lui... Quand j'ai voulu la relever, croyant d'abord qu'un étourdissement avait amené une simple chute, elle a [242] eu deux ou trois petites convulsions seulement... Quand Barroy est arrivé, c était fini...

La mine effarée de Paul se montra dans la porte, Derrière lui venait Jeanine. Le marquis s'était relevé, les yeux séchés, la mine durcie. Il dit :

— C'est ce cheval de malheur !... je vais lui faire tirer un coup de fusil...

[...]

Pourville l'arrêta :

— Non... je te jure qu'il n'a rien fait !... elle a eu un étourdissement [243] causé par le soleil et elle est tombée... comme je te l'ai dit, contre un arbre... le cheval s'est arrêté et il est venu la flairer si doucement... tu l'as bien vu ?...

Et comme M. de Barroy hésitait, marchant toujours vers la porte, il supplia, tandis que de grosses larmes coulaient enfin sur ses joues :

— Donne-moi Cabochard, veux-tu ?.. ça me sera un souvenir d'elle... elle l'aimait tant !...

Madame Mirmont avait fini par ; s'avancer. Elle marmotta au marquis une phrase banale, puis elle marcha vers le divan où reposait Charlotte et se pencha pour l'embrasser. Mais la tante Claire s'avança et dit brutalement :

— Allez-vous-en, vous !... allez-vous-en !....

Elle se tut en apercevant Jacques qui la regardait les yeux dilatés d'étonnement. Alors, elle voulut, pour l'amour de Totote, réparer le mal qu'elle venait de faire et, très douce, elle expliqua à voix basse :

— Je vous demande pardon ainsi qu'à votre femme... mais je n'ai pas voulu qu'une indifférente la touchât... les morts n'appartiennent qu'à leurs vrais amis, et ni l'un ni l'autre vous n'étiez les amis de Charlotte...

Le petit Paul s'approchait pour demander des explications. Madame Dorsay lui dit sans préambule :

— Elle s'est tuée exprès et c'est ta faute !...

Le visage du jeune homme se décomposa, il cria :

— Jacques !... – et se précipita vers son frère. La tante [244] Claire vit qu'il allait parler. Alors elle l'arrêta par le bras en disant, convaincue :

— Non... il ne faut pas... nous n'avons pas le droit de défaire ce qu'elle a fait !...

Et elle conclut, naïve et convaincue :

— Elle nous en voudrait !...

Morières et d'Antin regardaient avec étonnement le délicieux visage encore rajeuni de la morte. Et dans le silence on entendait la voix assourdie .de d'Antin qui s'exclamait :

— C'est épatant ce qu'elle est jeune et jolie !...

Le marquis debout, immobile à côté du divan, ne pouvait pas se décider à s'éloigner de sa femme. Pourville le montra à madame Dorsay en disant :

— Heureusement, il n'a aucun soupçon... s'il se doutait jamais, ce serait effroyable !...

A une des fenêtres, la tête de M. d'Argonne apparut. Il sortait de son « laboratoire » et ignorait ce qui s'était passé. Très maniaque, uniquement préoccupé pour l'instant de ses photographies et de leur préparation, il s'avança et dit, l'air éperdu, avec une intonation profondément comique :

— On a touché à mon cyanure !!!…

Pourville effaré s'élança, craignant que le marquis n'entendît, et cria au nez de M. d'Argonne abasourdi :

— Mais taisez-vous donc, imbécile !...

Le jour allait finir. Tous s'égrenèrent peu à peu. Bientôt il ne resta plus auprès de la marquise endormie que madame Dorsay et Pourville.

La tante Claire la regarda tendrement, et dit en se mouchant [245] et en tamponnant ses yeux qui ressemblaient à des courges :

— Pauvre petite Totote !... il y a longtemps qu'elle n'a été aussi tranquille que ce soir !...

[...]

Appendix A

Ce LIVRE A ÉTÉ ACHEVÉ D'IMPRIMER

Sur les presses de M. ÉDOUARD CRÉTÉ le 10 novembre 1897.

Le papier a été fourni par la Maison ROLIER et Cie,

de Serquigny (Eure).

[]
[...]

Citation Suggestion for this Object
TextGrid Repository (2020). ELTeC. FRA. Totote. Totote. ELTeC Test. ELTeC conversion. https://hdl.handle.net/21.T11991/0000-001A-7186-D