La Femme du capitaine Aubépin

I

En 1862, les environs du camp de Châlons n'étaient pas encore aménagés de façon à offrir un abri confortable aux femmes d'officiers que le dévouement conjugal, pour beaucoup d'entre elles, et la curiosité pour beaucoup d'autres, amenaient dans ces parages crayeux.

La spéculation n'avait pas songé à leur préparer des logements, et moins encore à leur créer les villas qu'elle a improvisées depuis lors.

Il fallait chercher un asile à peu près décent dans les fermes des paysans ou dans les rares maisons de campagne disséminées au milieu de la plaine champenoise

Il fallait s'y établir tant bien que mal, sans aises, sans luxe, souvent même sans le nécessaire.

Il fallait surtout faire abnégation absolue de soi-même pour accepter philosophiquement ces installations sommaires et ce dénûment relatif.

Le Grand-Mourmelon offrait bien quelques ressources, et encore !

Du reste, comme il se produit toujours en pareil cas, avant l'arrivée des dames des divers régiments, on avait vu s'abattre sur le village un essaim de ces folles et accapareuses personnes qui, n'ayant droit à rien, s'emparent naturellement de tout.

Avec la galanterie qui sied si bien à l'uniforme, les officiers garçons mirent au service des nouvelles venues toute leur bonne volonté, toutes leurs démarches et jusqu'à leurs ordonnances, pour les aider dans cet établissement de hasard.

Quitte à prendre ensuite une mine contrite quand les maris, leurs camarades, déplorèrent devant eux la difficulté qu'ils éprouvaient à caser leurs infortunées moitiés et leurs pauvres petits enfants.

Les villages du Petit-Mourmelon, de Livry, de Louvercy reçurent en masse la visite des maris désolés ;

Ce fut dans ces chaumières assez proprettes, mais effroyablement incommodes, qu'ils tentèrent des miracles pour contenter leurs compagnes.

Jugez donc :

Tel mari, qui louait assez cher deux misérables chambrettes nues, avait en poche le programme détaillé de ce qu'exigeait sa femme : « un salon assez grand pour y offrir le thé aux officiers de son bataillon, une chambre où le berceau de l'enfant fût bien à l'aise, une salle à manger petite, car elle renonçait à donner à dîner au camp, plus un coin pour la bonne. »

Tel autre, en face du carré de choux, émaillé de mauves sauvages, qui s'ouvrait devant les fenêtres, pensait douloureusement à l'ambition de sa jeune femme, -- une nouvelle mariée lettrée et sentimentale, -- qui lui avait demandé, avant toute chose, un beau jardin ombreux pour y rêver, le soir, en parlant aux étoiles.

Un troisième se voyait contraint d'entasser ses quatre enfants dans une chambre étroite.

Et certain vieux capitaine, haut de buste et large d'épaules, découvrait avec stupeur qu'il n'entrerait jamais chez sa femme sans se tourner de trois quarts et labourer de son dos le chambranle grossier des portes.

Un matin de mai trois maris quêteurs entrèrent au Petit-Mourmelon, marchant de front, se surveillant mutuellement pour ne laisser aucun d'entre eux, en cas d'heureuse découverte, prendre l'avance sur les autres.

Ils descendaient lentement l'unique rue, qui est la grande route, en jetant des regards lamentables aux écriteaux primitifs qui pendaient aux volets clos.

Certaines vitres crasseuses étaient également garnies d'un carré de papier où l'écrivain public avait calligraphié : Ici on loue des logements.

Ils s'arrêtaient en corps, s'informaient, -- ce n'était qu'une unique chambre, -- et poursuivaient leur chemin, la tête de plus en plus basse.

Un jeune lieutenant, de mine intelligente et de tournure distinguée, parut prendre le premier son parti de l'inutilité de leurs recherches.

— Après tout, s'écria-t-il tout à coup, nous en serons quittes pour abdiquer nos pouvoirs aux mains de ces dames. Nous n'avons pas la baguette de Moïse pour faire sourdre du sol une belle maison confortable. N'en déplaise à madame de Lestenac, cet objet désiré est absolument inconnu ici.

Un chirurgien-major qui faisait partie du petit groupe ne sembla pas accepter aussi bravement leur déconvenue.

— Vous en parlez bien à votre aise, mon cher Lestenac, dit-il avec un soupir ; on voit bien que vous n'avez pas reçu des recommandations pressantes.

— Mais si, mais si !... ma femme a trouvé charmant de passer une saison au camp et tient positivement à satisfaire sa fantaisie.

— Moi, je connais madame Lémincé, elle ne croira pas à cette impossibilité... elle imaginera je ne sais quelle mauvaise volonté de ma part... Elle m'écrira vertement. Ah !... Aurélie est une femme qui a tant de caractère !

M. de Lestenac eut un sourire discret qui prouvait surabondamment sur quelles bases incontestables la réputation de madame Aurélie Lémincé comme femme énergique était établie au régiment.

Le troisième interlocuteur, qui portait une tête brune et caractérisée sur des épaulettes de capitaine, fit un geste légèrement dédaigneux.

— Je vous trouve bien bons de vous inquiéter ainsi, dit-il ; puisque nous, ne trouvons rien, ces dames viendront, verront et se résigneront.

— Comment ! se récria le docteur, vous voulez faire venir madame Aubépin, sans savoir.

— Madame Aubépin sera ici ce soir même.

— Sans logement ?

— Elle m'aidera à en découvrir un.

— Mais comment voulez-vous qu'une femme.

— Une femme de militaire doit être au-dessus de toutes ces misères-là, dit sèchement le capitaine Aubépin.

À ce moment, et malgré la jalouse surveillance de ses camarades, M. de Lestenac, doué d'une vue excellente et de jambes de cerf, se jeta brusquement dans un petit chemin mal entretenu qui conduisait à un moulin.

Au bord du chemin, à gauche, se dressait une maisonnette blanche avec un écriteau.

— Je suis un maladroit, grommela le capitaine.

Le chirurgien-major serra les poings avec dépit.

— Euréka ! cria la voix joyeuse du lieutenant de Lestenac.

Ses compagnons enfilèrent le petit chemin et lurent distinctement sur l'écriteau ce bienheureux renseignement : Appartements à louer.

— Ce Lestenac a une chance ! soupira M. Lémincé.

— Permettez, major, observa le capitaine Aubépin, il y a un s à appartements.

Ce disant, en homme prudent, il allongea le pas et rejoignit M. de Lestenac sur le seuil de la maisonnette.

— Hé !... quelqu'un ! cria celui-ci.

Une bonne femme, encore jeune et avenante, accourut les mains pleines de savon, un enfant pendu à sa jupe, un autre pleurant derrière elle.

— Pouvons-nous voir les logements à louer ? demanda le capitaine, prompt à dominer la situation.

— Certainement, mes bons messieurs, et même qu'ils ne sont finis que de ce matin, et que c'est mon mari qui a tout fait, et qu'il vient seulement de mettre l'écriteau.

On grimpait déjà un petit escalier tournant, juste assez large pour laisser passer une personne mince.

On trouva un palier, et sur ce palier cinq portes, que les trois officiers parurent disposés à emporter d'assaut.

Celle de gauche donnait accès dans deux petites pièces propres et gaies, éclairées largement sur la route.

— Je les prends, dit vivement M. de Lestenac.

Celle de droite ouvrait sur une grande chambre située au nord, mais d'où la vue s'étendait sur des champs verts et de petits bouquets de bois.

Un corridor la séparait d'une autre pièce moins vaste et d'un cabinet de débarras complètement obscur.

— Voici mon logement, déclara le capitaine Aubépin.

Le chirurgien-major, très-inquiet, ouvrit la cinquième porte et ne vit qu'une chambrette étroite, sans air, complétement insuffisante.

— Ah ! mon Dieu ! que va dire Aurélie ? s'écria-t-il d'un ton si piteux que la bonne femme émue s'empressa de le consoler.

— Monsieur, dit-elle, il y a là-bas deux chambres, que Nicolle, notre homme, pensait garder pour faire un bel atelier, car il est charron de son état, mais je pense, moi, qu'elles feront joliment votre affaire et je vas vous les louer.

Plein d'espoir, le docteur dégringola l'escalier, se précipita dans l'atelier carrelé, vide, froid., et l'on entendit bientôt sa voix triomphante :

— Messieurs, madame Lémincé est logée.

Une petite question d'intérêt promptement résolue, entre la mère Nicolle et les trois officiers, termina cette importante conférence dont ils sortirent justement fiers.

Ils allèrent dîner au mess du régiment, le 204e de ligne, arrivé l'avant-veille d'Orléans, et rentrèrent ensuite chacun dans leur tente pour y procéder à une correspondance, qui, si nous lisons par-dessus leur épaule, nous donnera quelque idée des caractères et des goûts de nos personnages.

« Ma chère Louise, écrivait le lieutenant de Lestenac, imaginez-vous que loger votre charmante petite personne au camp de Châlons est un tour de force que j'ai le mérite d'avoir accompli non sans peine !...

« Vous aurez deux chambres, ma mignonne, deux chambres pour étaler vos jolis colifichets. Comment allez-vous faire ? l'une sans cheminée, l'autre sans tapisserie.

« Votre horizon sera un petit chemin pierreux, fréquenté par les soldats, et vos voisines seront madame Aurélie Lémincé, l'énergique épouse du docteur, et madame Berthe Aubépin. vous savez, la jolie, la triste, la mystérieuse madame Aubépin.

« Tout cela pour quatre grands mois !. Je ne veux rien vous dissimuler, même si cette peinture réaliste devait nuire à mes espérances.

« Voyez, chère amie, si la perspective de cette installation, on ne peut plus rustique, ne révolte pas trop vos délicats instincts de Parisienne, et répondez bien vite à votre très-empressé et très-malheureux

« FLAVIEN. »

 

— Hum ! murmura M. de Lestenac en cachetant soigneusement à ses armes cette missive encourageante, si Louise a ses vapeurs en recevant le tableau du confort qui l'attend, sa décision est claire : elle ne viendra pas.

Il alluma un cigare, et, fredonnant un air du Barbier, il retourna au mess du 204e qui brillait dans l'obscurité du camp.

De son côté, le docteur Lémincé, penché sur son buvard de campagne, griffonnait avec ardeur :

« Tu seras satisfaite, ma bonne Aurélie, j'ai découvert un petit nid qui n'est certainement pas celui que j'avais rêvé pour toi, mais qui réunit les meilleures conditions possibles dans ce pays arriéré.

« Dans une maison neuve, au rez-de-chaussée, -- c'est moins fatigant, -- tu vas occuper un petit salon-salle à manger.

« Je vais y faire placer des meubles ; ce ne sera pas élégant, à mon extrême regret : tu l'embelliras.

« La chambre à coucher sera vraiment bien, j'y tiens beaucoup ; devant les yeux une Cour, un champ de blé, quelque chose d'agreste et de frais que tu aimeras.

« Du reste, si quelque chose te déplaît, nous le changerons. Si, par hasard même, la maison ne te convenait pas, nous en chercherons une qui rentre mieux dans tes goûts.

« Les autres appartements sont retenus pour madame Aubépin, dont le voisinage te sera agréable, et pour madame de Lestenac, la jeune mariée parisienne.

« Tu ne t'ennuieras donc pas, tu ne resteras pas seule. Et puis j'obtiendrai de n'avoir pas de tente, ou du moins de ne pas y habiter, et je demeurerai près de toi.

« Mille tendresses, et viens vite, ma chère Aurélie.

« A. L. »

 

— Ah ! fit le docteur en repoussant sa plume avec un soupir involontaire, elle viendra certaine ment.

Le capitaine Aubépin, lui, n'avait écrit qu'une note, celle des meubles qu'il louait à un entrepreneur de Châlons : un lit, un fauteuil, quelques chaises, une toilette, une table.

Il regarda sa montre, mit son caban, et, courant à travers champs, il arpenta le terrain d'un pas élastique jusqu'à la gare du Petit-Mourmelon, où le train de Châlons arrivait au moment même.

Il attendit la sortie des voyageurs en regardant impatiemment ceux qui paraissaient aux portes.

Une femme s'avançait hésitante, indécise, serrant contre elle deux petits enfants de trois à quatre ans.

Il alla vers elle aussitôt, en disant de ce ton sec, qui semblait en si parfait accord avec sa physiomie sévère :

— Bonjour, Berthe. Les enfants ont-ils fait un bon voyage ?

La jeune femme poussa les enfants vers leur père, et, sans répondre, releva son voile.

Elle avait vingt-cinq ans environ, une tête fine, expressive et pâle ; rien de correct, mais rien de banal dans les traits ; des yeux très-grands, dont les cils allongés semblaient s'ouvrir sur du velours brun ; des joues assez pleines pour laisser à deux adorables fossettes le loisir de s'y creuser un nid ; une bouche sérieuse, plus sérieuse certes que celle des femmes de cet âge ; et c'était à cette bouche, dont les coins découragés disaient une amertume contenue, que la physionomie tout entière empruntait un caractère vaguement douloureux.

Les enfants, une fillette délicate et un bébé joufflu, sautèrent au cou du capitaine, qui leur rendit leurs caresses avec une sorte de passion ; puis revenant à sa femme et lui offrant le bras :

— As-tu terminé tes emballages en temps utile ?

— Tout a été prêt.

— Tu m'apportes mes cannes à pêche ?

— Certainement.

— Tous les comptes sont réglés à Orléans ?

— Tous.

— C'est bien.

— Où allons-nous, Auguste ?

— A l'hôtel des Trois-Pignons, au Grand-Mourmelon. Demain, je vous installerai dans le logement que j'ai retenu.

— Êtes-vous content ?

— Hum !. Tu n'y seras pas très-bien, mais les enfants auront de l'air et de l'espace.

— C'est tout ce qu'il faut, dit-elle simplement.

Il était tard, la nuit était noire ; les enfants se serraient peureusement contre eux, tandis qu'ils franchissaient en silence la distance, assez considérable, qui sépare les deux Mourmelon.

Ils ne s'étaient point vus depuis quinze jours, et pourtant pas une question affectueuse ne vint aux lèvres de la femme, pas un mot tendre à celles du mari.

Une fois seulement, madame Aubépin, passant distraitement sa main sur la tête bouclée du petit garçon, dit avec effusion :

— Il vous a bien souvent demandé.

Le père eut un sourire satisfait.

Et la mère, retombant dans sa réserve, laissa ses grands yeux mélancoliques errer sur le paysage sombre que des silhouettes de tentes découpaient bizarrement çà et là.

II

Le camp de Châlons, depuis qu'un décret du 14 novembre 1856 l'a transformé, de camp provisoire établi à titre d'essai, en camp permanent d'instruction militaire, est connu non-seulement de nos régiments, qui y passent à tour de rôle une saison laborieusement employée, mais encore d'un grand nombre d'étrangers de distinction, qui viennent assister à ses grandes manœuvres annuelles.

Une foule de touristes le prenaient également pour but de leurs pérégrinations, à l'époque du séjour de l'Empereur.

Pour ceux qui n'ont jamais eu la curiosité ou la possibilité de le visiter, nous dirons que le camp est un terrain de 12,000 hectares, à quatre lieues de Châlons, avec lequel il communique rapidement par un petit chemin de fer qui fut étudié, jugé nécessaire et exécuté en soixante-dix jours.

Le terrain est couvert d'un gazon rare, avec de larges plaques blanches dont les yeux des soldats gardent parfois l'ophthalmique souvenir.

Quelques maigres massifs, semés çà et là, y forment de petites oasis fort appréciées du troupier au repos.

Il est entouré, ou arrosé de trois rivières : la Suippe, la Vesle, le Chenu ; foré d'un grand nombre de puits ; élevé de 140 mètres au-dessus du niveau de la mer ; salubre, sec, exposé aux vents contraires qui en éloignent toute émanation dangereuse.

On y a très-froid en hiver : les épaisses capotes et les lourds sabots y florissent.

On y a très-chaud en été mais en 1862, les fraîches eaux, la liberté relative, l'exemple, la crânerie française et la présence du souverain qui couronnait les manœuvres, soutenaient le soldat et lui faisaient gaîment supporter une saison de fatigues qui tend de plus en plus à faire partie des habitudes militaires.

Le camp proprement dit est une sorte de ville longue, symétrique, coupée de grandes rues perpendiculaires de vingt pas de largeur.

Trois divisions l'habitaient annuellement : la première et la troisième sous la tente, la deuxième dans des baraques, c'est-à-dire dans une série de maisonnettes régulières et suffisamment commodes.

Les tentes des soldats s'étendaient en première ligne, parallèles au front de bandière.

Puis, toujours en reculant, venaient les campements des sous-officiers, des officiers subalternes, des officiers supérieurs et enfin des généraux, qui occupent, en arrière, le centre de leurs divisions respectives.

La deuxième division, baraquée, offrant au soldat une installation toute faite et invariable, ne sollicitait en rien le goût d'ornementation qu'il porte partout où il s'arrête.

Aussi l'aspect en était-il monotone.

L'originalité s'était réfugiée dans la première division, et la coquetterie dans la troisième.

En effet, cette heureuse troisième division, située à l'extrême gauche du camp, au milieu de pins sylvestres et dans le voisinage de petits bois qu'on trouve touffus là-bas, pouvait tout à son aise y développer son penchant pour l'arrangement et les ombrages.

On n'y voyait, en effet, que jardinets, parterres, tentes des chefs abritées avec adresse, et naïfs essais d'horticulture qui n'ont jamais le temps d'aboutir.

La première division cultivait les arts, ébauchait des sculptures, élevait à l'entrée de ses rues des Forts de terre glaise, des France et des Victoire en craie, des bustes de l'Empereur plus sincères que réussis, des Prince Impérial équestre ou pédestre.

Nous y vîmes même un jour un buste de l'Impératrice, traité avec une hardiesse de conception et une richesse de formes qui défient toute description.

Au milieu de ces esquisses et de ces essais, il se trouvait parfois de jolies statuettes, de belles pensées bien rendues, et tel de ces artistes improvisés a prouve qu'il avait dans sa giberne un ciseau de sculpteur.

C'est à cette première division, qui s'appuyait sur un moulin à vent, à peu de distance du Petit-Mourmelon, qu'appartenaient les nouveaux locataires du charron Nicolle.

Tous trois n'avaient pas obtenu l'autorisation de déserter la tente ou ne l'avaient pas même demandée.

Le capitaine Aubépin occupait bel et bien la sienne.

Le lieutenant de Lestenac devait à une indisposition du capitaine de sa compagnie la libre disposition d'une tente pour lui tout seul ; ce que ses bons camarades, obligés de partager la leur avec leur sous-lieutenant, lui enviaient grandement.

Le chirurgien-major du 204e, par tolérance spéciale, -- qu'il avait enlevée d'assaut pour complaire à madame Aurélie Lémincé, -- pouvait venir prendre gîte auprès de sa femme.

Ces dames laissèrent tout juste à leurs maris le temps de faire apporter quelques meubles à la maison Nicolle, où le ménage Aubépin était installé déjà, et débarquèrent simultanément un beau jour à la gare du Petit-Mourmelon.

Elles avaient voyagé ensemble depuis Châlons et ne se déplaisaient pas trop encore en arrivant.

Ce fut également ensemble qu'elles se dirigèrent, aux bras de MM. Lémincé et de Lestenac, vers l'Éden invraisemblable qui leur avait été préparé.

Madame de Lestenac trottinait légèrement, regardant çà et là d'un petit air ébahi qui lui allait à merveille.

Parisienne, dix-neuf ans, minois spirituel, petits yeux pétillants, bouche rieuse, grandes boucles blondes, costume coquet : elle était ravissante.

— C'est très-drôle celte campagne blanche, disait-elle ; cela me rappelle un décor des Variétés, très-réussi, dans je ne sais plus quel vaudeville. Vous souvenez-vous, Flavien ?. Ah ! mais non, c'était avant que vous me fissiez la cour.

— Alors cela date d'une époque où j'étais un grand maladroit.

— Allons-nous bien loin ainsi ?

— Non, ma chère, nous y voilà.

— Où donc ?

— Cette maison... là... à gauche.

— Comment !... là ?

— Oui.

— Cette masure ?

— Mais, ma chère Louise, pour le pays, c'est un trésor de propreté et de confortable.

— Il est superbe, votre trésor !

— Je suis désolé, ma pauvre enfant... si vous saviez.

— Essayons d'y pénétrer.

— Un peu de courage, ma petite Parisienne. L'escalier est étroit.

— Guidez-moi, mon cher ami.

M. de Lestenac s'élança dans l'escalier, tandis que sa femme faisait les plus jolies mines en franchissant le perron.

— Y êtes-vous, Louise ?

— Je vous suis.

— Prenez garde au premier tournant.

— Merci. Anna, relevez ma robe, je vous prie.

M. de Lestenac écouta, stupéfait.

— Anna ? répéta-t-il, qui donc Anna ?

— Eh ! ma femme de chambre.

— Votre femme de...

— Sans doute... une perle.

— Elle est là ?

— Où donc voulez-vous qu'elle soit ? Fallait-il vous télégraphier une demande d'autorisation, cher ami ?

M. de Lestenac s'arrêta court et regarda en arrière.

Dans la pénombre de l'escalier, suivant sa femme, il distingua un chapeau bleu impérial qui montait gravement sur une tête d'anglaise rousse et pincée.

— Mais, malheureuse enfant ! s'écria-t-il, vous n'avez donc pas lu ma lettre ?

— Quelle lettre ?

— Celle où je vous disais que vous aviez deux chambres... deux chambres...

— Si fait, j'ai très-bien compris : deux chambres à coucher.

— Non pas. Deux chambres en tout... deux chambres pour tout appartement.

— Vous plaisantez, Flavien ?

— Hélas !

— Vite, que je voie cet ermitage.

— Je vous assure, Louise.

— Laissez-moi passer, je vous prie. deux chambres !...

Madame de Lestenac se fit toute petite, glissa entre le mur et son mari, sauta sur le palier et s'arrêta interdite.

La porte de la première pièce était ouverte, et celle du fond, ouverte également, laissait entrevoir sa sœur jumelle.

Les murailles étaient couvertes d'un grossier papier gris à fleurs roses et bleues, le plafond absent était suppléé par un papier blanc tendu dans toute sa longueur, et que le courant d'air agitait avec un bruit bizarre.

Un étroit canapé de perse, un fauteuil Voltaire épuisé, trois chaises et une petite table de travail meublaient ce simulacre de salon.

Les rideaux du lit, en damas de coton marron et blanc, apparaissaient dans le lointain comme fond de tableau.

Madame de Lestenac inspecta tout cela d'un coup d'œil, et partit d'un joyeux éclat de rire, en frappant ses petites mains l'une contre l'autre avec un entrain qui décontenança complétement son mari.

— Une chaumière ! s'écria-t-elle... c'est donc ça, une chaumière ? Oh ! comme c'est laid ! mais c'est nature, n'est-ce pas ?

— Ma chère enfant...

— Moins le voltaire, cependant... le voltaire a un air pédantesque.

— J'espère, Louise, que vous comprendrez...

— Si je comprends ! -- et elle riait toujours ! -- je comprends que ni ma mère, ni ma sœur, ni mes cousins, ni personne de ma société, n'imaginerait jamais quelle cellule vous m'avez choisie... pour me faire expier mes fautes, sans doute.

M. de Lestenac, déconcerté tout à fait par ce persiflage, lui prit doucement les mains comme pour l'inviter à raisonner un peu.

Elle cessa de rire, et, se croisant les bras bien en face de son mari :

— Voyons, voyons, mon bon Flavien, dit-elle, avez-vous sérieusement l'intention de m'interner dans ce diminutif de prison ?

S'il eût été seul, Flavien aurait volontiers répondu par une caresse à cette impertinente interrogation.

Et qui sait si cette réponse n'aurait pas mieux convaincu la jeune femme que les meilleurs arguments ?

Malheureusement, le chapeau bleu-impérial dressait sa silhouette gênante derrière les épaules de madame de Lestenac.

Il répondit d'un ton piqué :

— Vous êtes parfaitement libre, ma chère amie, d'accepter ou de rejeter ce que vous regardez comme une geôle ; il me restera le regret d'avoir compté sur votre raison un peu plus qu'il n'était juste de le faire.

Louise, à son tour, fit un mouvement comme pour sauter au cou de son mari ; mais une oscillation du chapeau bleu-impérial, qui s'agitait sur la tête de la femme de chambre comme une crête colossale, l'arrêta net dans son élan.

— J'admets que je me contente de ma cellule, dit-elle. Qu'avez-vous fait préparer pour loger Anna ?

— Rien, fit-il sèchement.

— Rien ? Voilà qui est d'un bon mari, galant et attentionné.

— J'espérais, ma chère, vous avoir fait comprendre que le camp n'est pas un lieu de plaisance où l'on puisse mener la vie de château.

Le chapeau bleu-impérial crut le moment favorable pour entrer en scène.

— Que madame ne s'inquiète pas, dit-elle avec un effroyable accent anglais ; je vais ranger les effets de madame, et, si madame le permet, je retournerai à Paris, chez la mère de madame.

— Amen ! grommela Flavien.

— Miséricorde ! cria Louise, que dites-vous donc là, Anna ?... est-ce que je saurais me passer de vos services ?...

— Cependant, madame...

— Attendez, nous allons arranger tout cela. Et d'abord, qu'est-ce que toutes ces portes ?... des chambres, j'imagine.

Et, sans écouter son mari, qui essayait une explication, madame de Lestenac frappa résolûment à la porte de droite, qui s'ouvrit aussitôt.

Le doux visage de madame Aubépin sourit à la belle indiscrète.

— Bonjour et pardon, madame, dit madame de Lestenac en tendant gracieusement la main à la femme du capitaine ; je suis une étourdie, qui vais à l'aventure, cherchant un coin pour abriter ma pauvre Anna.

Madame Aubépin serra cordialement la petite main.

— Un coin ! répéta-t-elle. Oh ! madame, c'est ici chose précieuse et rare, si rare même, que je crois sage de décourager tout de suite vos velléités de découvertes.

— Ah ! mon Dieu ! si j'avais su !... soupira la jeune femme.

Tout à coup, M. de Lestenac se frappa le front.

— Louise ! j'ai votre affaire ! Comment diable n'y ai-je pas songé plus tôt ?

— Qu'est-ce donc ?

— Une chambre... celle que le docteur Lémincé trouvait trop insuffisante, et qui est là... encore disponible. quelle veine !

Tout joyeux, il mit la main sur la clef, -- une énorme clef campagnarde capable d'assommer un bœuf, -- qui brillait à la serrure de la cinquième porte.

Mais, comme il allait la faire tourner, une voix fraîche et gaie cria du milieu de l'escalier :

— Pardon..., pardon, mon cher camarade, j'arrive à temps pour défendre énergiquement mon bien.

Tout le monde se retourna.

On vit surgir, des profondeurs de l'escalier, un grand jeune homme blond, dont l'uniforme sombre des chasseurs à pied dessinait la taille robuste et souple.

Il salua avec grâce madame de Lestenac.

— Cette chambre est retenue pour ma mère, dit-il simplement.

Ce fut au tour de M. de Lestenac à s'incliner.

Louise, dépitée, rentra prestement dans son appartement, suivie de Flavien et d'Anna, et referma la porte derrière elle.

— Voilà un monsieur singulièrement gênant, dit-elle avec humeur.

— Ah ! s'il n'y avait que lui de gênant au monde ! soupira le pauvre mari.

Elle ne parut pas entendre.

— Sérieusement, Louise, où la nicherons-nous ? continua-t-il en désignant du coin de l'œil le chapeau bleu-impérial, qui déficelait paisiblement des cartons.

— Ici.

— Ici ?

— Sans doute.

Flavien promena autour de lui un regard éloquent.

— Mais...

— Oh ! cher ami, fit-elle coquettement avec le plus malicieux des sourires, n'avez-vous pas votre tente ?

Flavien se mordit rudement la moustache. et vint tambouriner sur les vitres.

La femme de chambre, rassurée sur son avenir, coupa joyeusement la corde du troisième carton.

L'officier de chasseurs, demeuré seul sur le palier, ouvrit alors délibérément la cinquième porte.

Le jour, qui s'en échappa brusquement, éclaira sa haute stature, sa tête charmante, que mille folles boucles auréolisaient, au grand préjudice de l'ordonnance, et ses longues moustaches blondes, qui voilaient à demi une bouche fine d'un dessin correct.

Derrière lui retentit une plainte étouffée, quelque chose d'indistinct et de douloureux comme le gémissement d'une femme.

Il plongea un œil étonné dans la demi-obscurité du palier, et crut voir disparaître une robe brune dans l'entre-bâillement d'une porte qui se fermait.

Il écouta : la plainte ne se renouvela pas.

Il fit quelques pas dans la direction de cette robe disparue, puis s'arrêta devant l'indiscrétion apparente de cette démarche et l'impossibilité d'expliquer clairement ce qu'il avait entendu.

Il pensa bientôt que c'étaient des enfants qui jouaient dans la cour, sourit de sa frayeur, et rentra dans cette chambre qu'il destinait à sa mère.

Et pourtant, il n'avait pas rêvé. Madame Aubépin l'avait vu, et, les deux mains sur les lèvres pour comprimer un second cri d'angoisse, elle venait de glisser, évanouie, derrière sa porte refermée.

 

III

Le capitaine Aubépin était un homme de quarante ans, rude, loyal, d'une obstination dauphinoise greffée, du fait de sa mère, sur un entêtement breton.

Son caractère, tout d'une pièce dans le service, ne s'adoucissait guère dans l'intimité.

Il savait vouloir ; il savait encore mieux ordonner.

Excellent soldat, on pouvait dire de lui, avec exactitude, qu'il ne désarmait jamais.

Cela se lisait dans les lignes fermes de son visage et dans l'éclair froid de son regard d'acier.

Dur à lui-même, il l'était également aux autres.

Parlant peu, il possédait le grand art de ne livrer de ses impressions que ce qu'il voulait bien laisser paraître.

On ne se plaignait pas au 204e d'une seule injustice qu'il eût commise, mais les hommes de sa compagnie étaient rarement tentés d'enfreindre le règlement.

Sans vouloir entendre un mot d'explication, il punissait tout d'abord. Si plus tard, quelque renseignement nouveau déchargeait le coupable d'une partie de sa faute, le capitaine souriait gravement dans son épaisse moustache noire.

— Cela rendra ses camarades plus prudents, disait-il.

Et sa conscience était parfaitement satisfaite de cette application nouvelle de l'enseignement mutuel dans l'armée.

Ses chefs l'estimaient. Ses collègues étaient faits à ses manières brusques. Le monde aurait trouvé qu'il avait trop négligé de se frotter à sa civilisation raffinée.

Mais le monde avait peu d'occasions de porter un jugement sur son compte, car le capitaine Aubépin ne voulait pas se soumettre à ses exigences et le fuyait systématiquement.

Cet homme entier avait une grande passion, celle de la famille. Il respectait sa vieille mère à l'égal d'une idole ; il avait successivement élevé, dirigé, placé dans de bonnes conditions ses trois jeunes frères ; il aimait sa femme, il adorait ses enfants.

Les indifférents qui voyaient cela disaient avec conviction : « Comme madame Aubépin est heureuse ! »

Où donc l'avait-il découverte, cette femme jeune et distinguée, qui, depuis cinq ans déjà, usait sa douceur persistante aux angles aigus de ce caractère de fer ?

Ce mariage s'était fait très-vite, à Paris, pendant un congé du capitaine. Il en avait fait part à son régiment, et s'était empressé de le rejoindre à Limoges, où le 204e tenait alors garnison.

Dès le lendemain de son arrivée, avec une rectitude militaire, il avait obligé Berthe à se parer, et l'avait présentée aux dix-neuf ménages du régiment.

Madame Aubépin fut trouvée gracieuse, réservée, mélancolique, et suffisamment jolie pour désoler quatre ou cinq dames mûres, qui avaient des prétentions à la beauté.

Avait-elle de l'esprit ? personne ne s'en inquiéta.

Sa dot était-elle brillante ? on ne le supposait guère.

Avait-elle une élégance redoutable ? nullement... et c'était là l'essentiel.

Madame Aubépin fut donc favorablement accueillie, et la sympathie des femmes d'officiers, ses pareilles, lui fut presque généralement acquise : triomphe rare.

Depuis lors, on la vit d'année en année un peu plus sérieuse, un peu plus pâle, toujours calme, parlant sans ardeur comme sans lassitude, pleine de déférence pour son mari, de cette déférence délicate qui est aussi loin de la servilité que de l'enthousiasme ; enfin, s'occupant de ses enfants avec une tendresse plus effective que démonstrative.

Les enfants, qui n'échappaient jamais à la surveillance de cette jeune femme instruite et bonne, étaient déplorablement élevés.

Ceci était l'œuvre particulière du capitaine Aubépin, dont la faiblesse paternelle dépassait toutes les limites.

Les trois ans de Bébé comprenaient déjà qu'ils pouvaient abuser..., et c'étaient des cris, des colères, des exigences !.

Marie, la fillette pâle et nerveuse, avait quatre ans, une santé délicate et un art merveilleux pour rendre ses caprices muets aussi productifs que les fureurs bruyantes de son frère.

Berthe avait voulu réagir contre ces tendances inexplicables chez un homme absolu ; elle avait été brisée dans la lutte, et, pour ne pas s'entendre donner tort ouvertement devant ses enfants, elle portait en silence la croix de sa maternité.

Le jour où madame de Lestenac prenait possession, bien à contre-cœur, de ce qu'elle appelait sa cellule, le capitaine Aubépin, en descendant du camp au Petit-Mourmelon, fut étonné de ne point voir ses enfants venir joyeusement à sa rencontre comme ils l'avaient fait les jours précédents.

Vaguement inquiet, il hâta le pas, et les aperçut immobiles et tristes sur le petit perron.

— Qu'avez-vous donc ? leur cria-t-il.

— Où est maman ? répondit la petite Marie en se levant.

— Ta mère ! elle n'est donc pas là ?

— Je ne sais pas. Je jouais avec Bébé, j'ai voulu remonter ; la porte est fermée.

— Il fallait appeler.

— J'ai appelé maman, elle ne m'a pas ouvert.

Le capitaine l'écarta doucement, escalada l'escalier, et chercha à ouvrir la porte de son appartement, qui résista tout en s'entre-baillant.

Il n'y avait à l'intérieur ni clef ni verrou mais quelque chose comme un meuble qu'on aurait poussé contre elle.

Effrayé, il fit un effort violent, repoussa l'obstacle et jeta un cri : le corps de Berthe barrait la porte.

Elle était étendue, raidie, blanche comme ces touchantes statues du moyen âge couchées sur les tombeaux.

Le capitaine la souleva dans ses bras nerveux, la déposa sur son lit, et descendit comme une flèche chez le chirurgien-major du 204e, qui présidait en ce moment même à l'aménagement de madame Aurélie Lémincé.

Celle-ci avait trouvé fort ridicules les petites façons de sa voisine de Lestenac, et démontrait à son mari qu'elle, Aurélie, était infiniment supérieure à ces Parisiennes frivoles.

Le capitaine entra sans frapper, renversa un échafaudage de paquets amoncelés, et, courant au docteur, qu'il saisit par le bras :

— Venez vite, major, s'écria-t-il, venez vite, j'ai besoin de vous.

Cette brusque intrusion dans son intérieur parut surprendre le docteur, mais ce fut surtout madame Aurélie à laquelle un pareil procédé parut intolérable.

— Qu'est-ce donc, monsieur ? s'écria-t-elle indignée ; le feu est-il à la bicoque où je veux bien venir camper pour être agréable à M. Lémincé ?... On le croirait, vraiment, à, voir la façon... étonnante dont vous pénétrez ici.

— Pardonnez-moi, madame... je suis horriblement inquiet. Au nom du ciel, docteur, venez avec moi !

— Vous avez un enfant malade ? interrogea le docteur en abandonnant la malle qu'il décordait.

— Non, c'est ma femme.

— Ah ! c'est Madame....

Et le docteur marcha vivement vers la porte.

Cet empressement déplut à madame Lémincé.

— Qu'a-t-elle ?... qu'a-t-elle donc ?... insista-telle en les suivant tous les deux.

— Elle est sans connaissance, répondit le capitaine en s'engageant dans l'escalier.

Madame Aurélie s'arrêta et parut réfléchir.

— Un évanouissement ! fit-elle du bout des lèvres... Peuh ! elle est donc nerveuse, cette petite femme-là ?... et il faut que ce soit mon mari qui l'en retire encore !... Les femmes n'ont plus ni santé ni pudeur. Comme c'est agréable pour moi d'arriver ici, de manquer de tout... et de voir M. Lémincé se prodiguer pour une voisine vaporeuse !

Elle haussa les épaules et rentra chez elle avec humeur.

Pendant quelques minutes, qui lui semblèrent des heures, elle mit en ordre les divers objets épars, tout en tenant une oreille attentive incessamment dressée vers l'étage supérieur, où des allées et venues multipliées se faisaient entendre.

— Ah çà ! murmurait-elle, M. Lémincé va-t-il m'abandonner longtemps ainsi ?... est-il, oui ou non, un médecin militaire ou un médecin de dames ?... Il est inimaginable que, tout médecin de régiment qu'il soit, je ne puisse pas avoir une heure de tranquillité !

Elle arpenta furieusement sa chambre et, prenant une résolution énergique :

— Il faut leur prouver, dès le premier jour, que je vois clair dans tous les manéges, dit-elle en s'élançant dans l'escalier.

Pour avoir de l'air autour de la malade, on avait laissé les portes grandes ouvertes, et rien n'était facile comme d'arriver à elle.

Madame Lémincé n'y manqua pas et se glissa jusqu'au lit.

Berthe revenait seulement à elle. Le premier regard qu'elle jeta sur son entourage était empreint d'un égarement douloureux.

— Où est-il ? prononça-t-elle faiblement en soulevant la tête.

— Je suis là, répondit le capitaine Aubépin en se penchant vers elle.

Mais lorsque leurs yeux se rencontrèrent, elle se rejeta en arrière avec un mouvement répulsif.

Le docteur interrogeait le pouls.

Elle étendit le bras dans la direction du palier sombre, que la porte ouverte laissait apercevoir, et, tandis que le même effarement éclatait sur ses traits décomposés, elle répéta d'une voix troublée :

— Je l'ai vu !.. là... je l'ai vu !

— Qui donc ? s'écria le capitaine.

Cette voix la fit tressaillir, elle laissa retomber sa tête, le murmure de ses lèvres s'éteignit.

Madame Lémincé eut un mauvais sourire.

— Elle a beaucoup de fièvre, dit le docteur, il faut envoyer au Grand-Mourmelon chercher le calmant que je vais prescrire.

M. Aubépin ne l'entendit pas. Penché sur la malade, il épiait le sens des sons indistincts qui mouraient sur ses lèvres blanches.

Ce fut madame Aurélie, en épouse attentive, qui arracha un feuillet du cahier de bâtons de la petite Marie, pour permettre au docteur d'écrire sa prescription.

Lambert, l'ordonnance du capitaine qui vaguait dans la cour, reçut l'ordre de la porter, au pas de course, à l'unique pharmacien du village.

Madame Lémincé, s'approchant alors, offrit discrètement ses bons offices comme garde-malade.

Cette proposition, dont le dévouement était peut-être suspect, mais dont la politesse ne pouvait être niée, n'obtint qu'un remerciment banal et un refus positif du capitaine.

Il s'était installé déjà au chevet de Berthe, un peu en infirmier, beaucoup en inquisiteur.

Cette attitude, à laquelle l'instinct féminin de madame Aurélie ne se trompa pas, la décida à opérer sa retraite en emmenant son mari, ce qu'elle eut quelque peine à obtenir, car le digne homme n'était pas sans crainte sur les accidents cérébraux qui pouvaient se produire chez sa malade, et dont quelques paroles incohérentes semblaient les premiers symptômes.

Le capitaine songeait à ce mouvement de répulsion qu'il avait surpris chez sa femme. C'était le premier. Jamais il n'avait entendu ces lèvres indulgentes blâmer sa despotique tendresse. Jamais il n'avait soupçonné que la vie aisée, régulière et monotone qu'il faisait à la jeune femme ne suffisait pas à son complet bonheur.

Ce sont là des aberrations conjugales beaucoup plus fréquentes qu'on ne le croit.

L'homme, fatigué déjà, se repose, dans la paisible atmosphère de la famille, des stériles agitations de la vie de garçon. Il recueille, sur les lèvres fraîches de la jeune fille dont il fait sa femme, les premières aspirations d'une âme qui s'éveille ; il se grise de ce parfum virginal, et ne le voit pas s'échapper, insaisissable et fantasque, et voler plus loin, plus haut, non point toujours au pays des rêves insensés, mais à celui des sentiments tendres de la vie.

L'homme est heureux : pourquoi donc la femme ne le serait-elle pas ?

C'était pourtant cette douce Berthe, cette femme modeste, distinguée, qui tout à coup semblait frappée d'égarement, perdait la notion des choses réelles, sa réserve habituelle et jusqu'à la raison.

Il y avait là un douloureux sujet de surprise et d'effroi pour le capitaine qui, pour la première fois, éprouvait l'irritation du doute et la torture du soupçon.

Qui donc avait-elle vu ? Quelle ombre indistincte avait passé devant ses yeux troublés ? Et quelle personne au monde était capable de lui inspirer ce sentiment de terreur et d'émotions à la fois ?

Il vint sans bruit sur le palier, cherchant autour de lui ce point mystérieux qu'avait désigné le bras étendu de Berthe.

Il ne vit rien que les cinq portes uniformes et closes.

Ah ! si pourtant, sur l'une d'elles, la cinquième, une carte, qui n'y était pas encore clouée le malin, se détachait toute blanche dans l'ombre.

Il s'approcha avidement. Ses yeux, dont une curiosité passionnée doublait la perspicacité ordinaire, lurent distinctement : Madame la comtesse de Curnil.

C'était tout, et ce nom ne lui apprenait rien.

Désappointé, il tourna sur lui-même et revint monter sa garde attentive près du lit où Berthe s'était peu à peu assoupie.

La tête dans les mains, plongé dans un océan de conjectures invraisemblables, il avait oublié l'heure et ne fut tiré de sa longue rêverie que par un coup discret frappé par le docteur.

Lambert arrivait porteur de fioles et de petits paquets.

M. Lémincé s'approcha vivement de la malade et fut tout surpris de rencontrer ses yeux grands ouverts et calmes.

Avec un bon sourire, il lui enserra délicatement le poignet entre ses doigts. Le pouls, encore agité, était incontestablement meilleur.

— Ah ! vous voilà guérie ! dit-il joyeusement.

— J'ai donc été bien malade, que vous me regardez tous deux d'un air si inquiet ? fit elle en parlant avec effort.

— Oh ! malade !. Vous avez eu tout simplement un évanouissement.

— Et le délire, ajouta le capitaine.

— Le délire ! répéta-t-elle avec un subit effroi.

Le docteur tourna un œil terrible sur son compagnon.

— Oui, une sorte de cauchemar que la fièvre vous causait, dit-il en s'efforçant de rire. Ces femmes nerveuses !... ne m'en parlez pas.

— Et qu'ai-je donc dit ?.

— Vous !... rien, Vous repoussiez des fantômes que vous aviez cru voir.

— Des fantômes ! ah ! mon Dieu !

— La belle affaire !... J'ai eu des malades, moi, qui, en tombant en faiblesse, croyaient voir l'enfer, le Père éternel et le jugement dernier.

— Tu ne souffres plus ? interrogea le capitaine en serrant sa main moite qu'elle ne retira pas.

— J'ai la tête lourde. Demain il n'y paraîtra plus.

— Mes compliments, madame ; voilà ce que j'appelle une vaillante malade.

— Vous n'ordonnez rien, docteur ?

— Eh ! mon cher, le repos sera le meilleur remède, sauf ce léger calmant... là... prenez ça, madame... je décommande mes potions. Il ne faut pas en abuser par la chaleur, car c'est la chaleur, certainement...

— Oui, oui, dit-elle en saisissant avidement le prétexte qui lui était charitablement offert... J'ai eu très-chaud. ma tête a tourné.

— Ce ne sera rien... A revoir, madame...

— Mille remercîments, mon cher docteur, dit le capitaine en l'accompagnant.

— Où sont les enfants ? demanda Berthe.

Les enfants ! où étaient les enfants ? Depuis qu'ils étaient au monde, c'était la première fois que leur père les avait oubliés.

Il se troubla, balbutia et sortit précipitamment à leur recherche. Quand elle fut seule, Berthe serra son front dans ses mains et murmura d'une voix profonde :

— N'ai-je pas été folle un instant ?

Il se fit à sa porte un bruit de petits pas, et madame de Lestenac, tenant un enfant de chaque main, s'avança toute souriante.

— Je vous ramène les chers petits, dit-elle.

Berthe lui tendit la main en la remerciant.

— Tout était en révolution ici, les pauvres agneaux pleuraient. Je les ai appelés et consolés. Je ne savais trop comment faire, moi, je n'ai jamais eu d'enfants ; mais Anna leur a donné des chiffons, et nous les avons amusés tant bien que mal.

— Comme vous êtes bonne !

— Eh ! non ! c'est tout simple. Comment vous trouvez-vous ?... Mieux !... Allons, ce n'est qu'un étourdissement. Je m'étonne de n'en avoir pas déjà prix deux ou trois depuis ce matin, tant je vois ici de choses renversantes.

— Tant que cela ?

— Certes.

— Quoi donc ?

— D'abord, se peut-il imaginer quelque chose de plus baroque que le campement que nous acceptons ?

— Vous trouvez ?

— Je trouve que les bohémiens, au bord des routes, sont infiniment plus heureux que nous.

— Oh ! n'est-ce pas aller trop loin ?

— Ils ont l'habitude de manquer de tout, ce qui est déjà un avantage ; ensuite, c'est par goût qu'ils prennent une voiture roulante pour demeure ; tandis que jamais, au grand jamais, je n'aurais choisi pour gîte la petite cage que M. de Lestenac a pris soin de garnir de bâtons pour m'empêcher de m'en échapper.

— Que dites-vous donc là ?

— Et ces bâtons-là, chère madame, sont l'amour-propre et l'entêtement.

— Vous l'avouez.

— Il le faut bien. J'ai déclaré à ma famille vouloir suivre mon mari au camp. On m'a traitée de folle -- et, entre nous, on n'avait pas tout à fait tort. -- J'ai persisté, me voici.

— Et vous vous repentez déjà ?

— Hum !... décemment, je ne peux pas me désister si vite que cela.

Berthe souriait doucement en écoutant ce babillage d'enfant gâté, et sa main pâle caressait les petites têtes qui se pressaient contre son lit.

On entendit un grand bruit dans l'escalier.

— Bon ! voilà mes bagages, s'écria Louise de Lestenac ; je cours les recevoir pendant que Flavien n'est pas là. Ce seraient encore de beaux cris !

— Il est donc bien terrible, ce jeune mari ?

— Je n'ai fait apporter pourtant que le nécessaire, mais les hommes n'entendent rien de rien à ces exigences. M. Aubépin est-il plus conciliant ?

— M. Aubépin est toujours disposé à me faire plaisir, répondit Berthe faiblement.

— Recevez-en toutes mes félicitations. Au revoir... je me sauve.

C'étaient, en effet, les bagages de madame de Lestenac qui venaient d'arriver, et dont le développement insensé remplissait le palier, l'escalier, la cour.

Et le camion du chemin de fer versait toujours de nouveaux colis sur les degrés de la maison Nicolle.

À l'intérieur, le chapeau bleu-impérial se retrouvait dans son domaine, déployant des prodiges d'activité.

À l'extérieur, un homme était plongé dans une désolation indicible à la vue de cette marée montante.

C'était Flavien de Lestenac.

Il contemplait d'un œil morne cette succession fantastique de malles longues et respectables, de sacs de nuit arrondis, de cartons à chapeaux fragiles.

— Les deux chambres n'y suffiront pas ! grommelait-il en cherchent vainement à se frayer un passage ; et le lit de Louise., et celui du chapeau bleu-impérial., je ne trouverai jamais un brin de place. Allons, Louise a raison : j'ai ma tente.

Ce souvenir eut pour résultat de faire renoncer M. de Lestenac à l'escalade de son appartement.

Il rentra au camp d'assez mauvaise humeur, et, pour la centième fois depuis six mois qu'il était marié, il se déclara totalement dépourvu de toute vocation conjugale.

 

IV

Le lendemain, d'assez bonne heure, Flavien de Lestenac réfléchit que l'emménagement devait tirer à sa fin, et qu'il serait convenable d'aller s'informer de la manière dont sa femme avait mené à terme cette laborieuse besogne.

La matinée était belle, fraîche. Le petit gazon clair-semé du front de bandière caressait le pied paresseux, et comme le jeune officier n'était pas pressé outre mesure, il contourna le campement du bataillon de chasseurs attaché à la Indivision, et s'attarda distraitement le long du sentier qui descend au village.

Il allait, pensant à sa folle jeunesse à laquelle on avait coupé les ailes, et fredonnait le refrain de la vieille chanson :

Que je voudrais encore avoir vingt ans !

Or, le regret était d'autant plus hâtif que le brillant lieutenant n'avait guère dépassé que de cinq ou six ans cette belle vingtième année, si poétisée.

Un officier, assis sur le bord d'un talus, le regardait approcher avec une attention persistante.

Chaque pas que faisait l'un de ces deux hommes dans cette direction amenait une expression de contentement plus marquée sur le visage de l'autre.

Quand ils furent très-rapprochés, l'officier -- un lieutenant de chasseurs à pied -- se leva et sauta au cou de Flavien de Lestenac avec un élan tout spontané.

Celui-ci recula très-étonné.

— Mon cher Lestenac, vous ne me reconnaissez pas, mais moi je n'ai pas oublié la bonne figure de mon copin de Saint-Cyr.

Flavien se remit aussitôt, rappela ses souvenirs, et rendant accolade pour accolade :

— Ah ! mon brave Curnil, s'écria-t-il, il faut s'en prendre à ces longues années de séparation.

— Où donc êtes-vous, Lestenac ?

— Lieutenant au 204e de ligne. Et vous ?

— Lieutenant au 2e bataillon de chasseurs.

— Proposé ?

— Avec peu de chances.

— L'avancement ne marche guère mieux au 204e.

— Tant pis.

— Nous sommes de la première division tous deux, et nous ne le savions pas !

— Nous réparerons le temps perdu.

— Je le crois bien. Dès aujourd'hui je vous présenterai à madame de Lestenac.

— Ah bah ! vous êtes marié ?

— On ne peut plus, mon cher.

— Mes compliments alors.

— Peuh !... vous savez, il faut s'entendre

— Comment cela ?

— Si vos félicitations sont en l'honneur de madame de Lestenac, je les accueille avec faveur : c'est une des plus jolies femmes de Paris.

— Bon, je les redouble.

— Si elles vont au contraire à l'adresse du mariage en général, et à mon état de mari en particulier, permettez-moi de faire quelques restrictions.

— Non-seulement je permets, mais j'encourage ; d'autant mieux que, menacé moi-même de complications matrimoniales, je ne suis pas fâché d'avoir l'avis d'un homme compétent.

— On veut vous marier, Curnil ?

— Oui... ma mère.

— Y tenez-vous essentiellement ?

— Moi !... pas le moins du monde.

— Alors résistez, mon cher, résistez.

— Vous me le conseillez ?

— Voyez-vous, il n'est bon de se jeter tête baissée dans l'inconnu que lorsqu'on s'y sent irrésistiblement attire.

— Je comprends.

— Si vous n'êtes pas attiré, restez au bord.

— Eh ! comment le serais-je ? je ne connais même pas ma future fiancée.

— Excellente affaire. Vous n'êtes pas amoureux : vous avez les atouts.

— Ainsi, vous, Lestenac, c'est parce que vous étiez amoureux ?.

— Oh ! moi, je suis encore à me demander comment cela s'est fait.

— Pas possible ?

— Parole d'honneur.

— Contez-moi donc ça.

— J'étais en semestre chez ma tante, en pleine Bourgogne. Il y avait au château nombreuse société. Les dames de Blévillard entre autres.

— Vous dites... de Blévillard ? répéta M. de Curnil avec intérêt.

— Oui. Une mère admirablement conservée et deux filles adorables. Je fus bientôt au mieux avec elles. Tous les matins je faisais un tour de forêt à cheval avec l'aînée des deux sœurs, mademoiselle Zoé ; tous les soirs je dansais au piano avec la seconde, mademoiselle Louise.

« Dans les après-midi chaudes, je rencontrais, au milieu d'un petit bois, certain pavillon rustique où j'étais sûr de pouvoir causer... littérature, avec madame de Blévillard, sans être dérangé !

« Bref, ces vacances furent charmantes et passèrent comme passent les beaux jours... trop vite.

— Je le crois fichtre bien !

— J'en vis arriver la fin avec un regret positif.

— Sybarite, allez !

— Ma tante, qui crut remarquer un nuage de tristesse sur nos fronts.

— Sur vos quatre fronts ?

— Dame ! qui sait ?

— Fi, le fat !

— Ma bonne tante voulut au moins en éclaircir deux et me proposa crûment un mariage avec Louise de Blévillard, la seconde et aussi la plus jolie des deux sœurs.

— Là !

— Je me récriai, comme bien vous pensez, objectant ma jeunesse. Ma tante m'objecta mes dettes... Ah ! il faut dire que j'en avais déjà pas mal.

— Imprudent !

— Je prétendis alors que ces peccadilles seraient un obstacle. Ma tante riposta que ces choses-là paraissaient, au contraire, aux mères expérimentées, une garantie de bonheur,

« J'osai insinuer... oh ! très-légèrement !... que l'expérience même de madame de Blévillard ne laissait pas que de m'inquiéter.

« On me cloua la bouche avec un regard expressif qui me rendit discret à jamais.

« Enfin, que vous dirai-je ? mademoiselle Louise, sans doute avisée de ce beau projet, se prit à rougir, le soir en m'apercevant, ce qui la rendit si jolie, mais si jolie !... que je laissai carte blanche à ma tante.

— Naturellement.

— J'eus bien quelques petites misères à supporter : une larme de la sœur aînée, d'énormes soupirs de la mère, le souci d'une corbeille et les ennuis de la cérémonie nuptiale ; mais enfin il arriva un jour où je me réveillai marié. sans rémission.

— Et cette charmante femme a poussé le dévouement jusqu'à vous suivre au camp de Chalons ?

— Mon Dieu ! oui ; elle l'a poussé jusque-là.

— C'est admirable.

— N'est-ce pas ?... c'est même trop admirable ; je ne suis pas à la hauteur de cette abnégation, moi.

— Comment ! vous n'appréciez pas ?...

— Si... si... j'apprécie ; mais je joue de malheur... Figurez-vous que, depuis vingt-quatre heures que ma femme a quitté sa famille pour me rejoindre dans l'exil, je n'ai encore recueilli sur cette jolie bouche que des plaintes ou des reproches.

— Que cela ?

— Oh ! absolument.

— Ingrat que vous êtes ! Tenez, si pour se rapprocher de moi, une femme se condamnait aux privations du camp, je me fondrai s en actions de grâces.

— Quel volcan !... oh ! oh ! j'incline à penser, mon cher Curnil, que vous possédez, plus que vous ne le croyez vous-même, la fatale vocation.

— Je l'ai eue, c'est certain, et avec une force !.. mais aujourd'hui j'ai bien changé.

— Feu sous la cendre : il se réveillera.

— J'en doute. Il est des incendies qui ne laissent rien derrière eux.

M. de Lestenac salua d'un air railleur.

— Ah ! si c'était de l'amour vrai, profond... je me tais... je ne connais pas.

M. de Curnil eut un sourire triste.

— Ce n'était, parait-il, que l'ombre de l'amour, mais une ombre si belle, si fort semblable à la réalité, que j'ai pu m'enivrer longtemps de mon rêve.

— Ma foi ! mon ami, puisque ce rêve était si bon que cela, vous avez eu grand tort de lui donner congé.

— Ce n'est pas moi. J'ai été réveillé par un coup de massue en plein cœur... cela fait un mal !... Brrr ! Pourquoi donc parlons-nous de ces choses ?

— Parbleu ! je n'en sais trop rien. Venez-vous déjeuner avec moi ?

— Volontiers.

— Ah ! pardon ! j'oubliais. j'ai si peu l'habitude encore... madame de Lestenac n'est pas prévenue... et vous sentez, si matin... une vraie Parisienne...

— Bon, bon, fit M. de Curnil en riant ; je comprends et vous laisse. A bientôt. Où demeurez-vous donc ? ou plutôt où demeure madame de Lestenac ?

— Tenez, à cette maisonnette blanche, là, sur le chemin du moulin.

— Chez Nicolle ?

— Justement.

— J'y ai retenu une chambre pour ma mère, qui a la fantaisie de visiter le camp.

— Ah ! bah !... alors c'est vous qui... hier... au fait, je vous reconnais maintenant.

— Il faisait diablement noir dans votre escalier, et je ne vous ai pas du tout reconnu, mon vieux camarade. C'est à peine si j'ai entrevu la forme élégante d'une jeune femme.

— Madame de Lestenac, en effet.

— Eh bien, nous voici voisins ou à peu près. Ma mère me donnera une semaine dans le courant du mois prochain.

— Alors, à bientôt.

Les deux amis se serrèrent la main et se quittèrent.

M. de Lestenac s'attendait à être accueilli par une petite colère, ou tout ou moins par des reproches sur son peu de galanterie qui laissait refroidir le déjeuner commun.

Il n'en fut rien.

Madame de Lestenac n'avait pas eu le temps de s'apercevoir de son absence.

Absorbée tout entière par un des problèmes les plus ardus qu'il soit donné à une intelligence féminine de résoudre, elle essayait d'entasser, dans un espace trop étroit, assez d'objets pour remplir largement toute la maison Nicolle.

En ce moment, rien n'existait pour elle en dehors de cette inquiétude grandissante.

Le mari ?... elle n'y songeait guère ; un mari, ça se loge toujours.

Le déjeuner ?... hélas ! le déjeuner, que la meilleure auberge du village venait de faire apporter, gisait abandonné sur le coin d'une table, dans une promiscuité dangereuse avec une pile de robes d'été équilibrée contre le voltaire.

Le chapeau bleu-impérial lui-même, surmené et découragé, avait renoncé à trouver une combinaison.

L'imprudente Parisienne, debout au milieu de ce pêle-mêle, était bien près de pleurer de vraies larmes sur le désastre immérité de ses fraîches toilettes.

L'entrée du mari passa inaperçue ; son baiser conjugal fut reçu et rendu avec la distraction la moins dissimulée ; son timide désir de procéder au déjeuner fut traité de préoccupation matérielle, et le léger dépit qu'il manifesta détermina une explosion de désespoir qui, depuis le matin, cherchait l'occasion de se faire jour.

Flavien de Lestenac prit silencieusement le parti de se faire une trouée entre trois sacs de voyage et une chapelière ; il saisit une côtelette et se mit à grignoter philosophiquement cette épave gastronomique, la seule qui surnageât au-dessus des sauces figées.

Cette vue porta au comble l'exaspération de la jeune femme, qui se jeta aveuglément sur une pile de lingerie en sanglotant avec l'abondance et la sincérité du plus violent chagrin.

Le chapeau bleu-impérial, retiré au fond de la chambre, manifestait par une mine scandalisée combien la douleur de madame lui paraissait légitime et le procédé de monsieur irrévérencieux.

Ce fut au milieu de cette scène de ménage que le charmant visage de Berthe apparut à la porte entr'ouverte.

Flavien se leva assez décontenancé.

Louise, un peu honteuse, s'essuya les yeux.

— Voyez, madame, dit-elle d'un ton boudeur, quel vilain mari j'ai là ; il ne songe qu'à manger tandis que je me désole.

— Voyez, madame, dit Flavien en riant, quelle cruelle petite femme je possède ; elle n'a pas fait comme moi une manœuvre stratégique au point du jour, et me répond chiffons quand je lui parle appétit.

— C'est que je suis très-malheureuse ! reprit Louise avec volubilité ; ni place, ni meubles, ni armoires, ni rien ici.

— Madame, dit Berthe, je venais tout exprès vous offrir de partager avec vous un petit cabinet noir que M. Aubépin veut bien me permettre de consacrer à mes objets de toilette.

— Avez-vous du bonheur !

— Ils y sont très au large, et si vous vouliez...

Louise fit un saut de joie.

— Oh ! que vous êtes bonne !

— Mettez dans deux ou trois caisses les objets qui vous seront le moins utiles, et nous les dissimulerons très-bien dans le cabinet.

— Les moins utiles !... ah ! voilà l'embarras : tout m'est utile.

— Les moins indispensables, alors.

— C'est cela. Anna, faites vite le triage.

— Oui, madame, s'écria le chapeau bleu-impérial ravi.

— Gardez-moi seulement mes toilettes pour la messe du camp ; celles pour le séjour impérial... mes matinées... les robes simples pour aller visiter les tentes... les chapeaux assortis... et les bottines.

— Oui, madame.

— La lingerie fine doit rester également. Surtout n'enfermez pas le costume de mousseline blanche... ni celui de nankin soutaché.

Flavien fit un mouvement d'impatience.

Anna prévint un conflit probable en déclarant qu'elle organiserait tout, si madame voulait la laisser faire.

Sur cette promesse, madame de Lestenac accompagna Berthe en la remerciant de son attention et s'informant des suites de son malaise de la veille.

Madame Aubépin assura qu'elle se sentait tout à fait remise et se railla elle-même de sa délicatesse exagérée.

Flavien, mettant à profit cette disparition momentanée, prit le pas gymnastique dans la direction du champ de tir, où le 204e de ligne allait se rendre pour l'exercice du tir à la cible.

 

V

L'indisposition bizarre et subite de madame Aubépin n'eut pas d'autres suites qu'une lourdeur de tête et une pâleur plus intense.

Elle ne se plaignit pas et reprit dès le lendemain, avec le calme attristé qui lui était habituel, ses occupations ordinaires.

Avec une délicatesse bien surprenante ou bien grosse d'arrière-pensées chez cette nature abrupte, le capitaine ne lui adressa aucune question nouvelle au sujet de son inexplicable accident.

Croyait-il ? épiait-il ?

Aux amis qui s'étonnaient ou s'informaient, on racontait que Berthe avait perdu connaissance sous le coup d'un étourdissement instantané, et personne ne parut mettre en doute cette version ; personne, sauf le docteur pourtant.

Celui-ci resta bien convaincu qu'une rencontre, une frayeur, un choc quelconque avait bouleversé, pendant quelques instants, les facultés de la jeune femme.

Seulement, le digne homme se garda bien de faire part de ses doutes à sa soupçonneuse moitié ; il connaissait de trop longue date l'imagination subtile et l'inguérissable démangeaison de parler dont était travaillée madame Lémincé, pour lui offrir volontairement cette proie facile.

Les tiraillements intérieurs du ménage Aubépin ne furent donc pas mieux devinés après qu'avant l'installation des trois ménages militaires dans la maison Nicolle.

Le calme reparut aux deux étages, et, déjà, au bout de quelques semaines, il fut possible de distinguer nettement les goûts, les habitudes, la façon de vivre de chacun des locataires. Les murs, qui n'étaient que des cloisons mal jointes recouvertes d'un papier primitif que le père Nicolle voulait bien appeler sa « tapisserie laissaient entrevoir leurs caractères et pressentir leurs petites : faiblesses.

Au rez-de-chaussée, sagement approprié à son nouvel usage, madame Aurélie Lémincé avait introduit l'ordre le plus absolu au point de vue des intérêts pécuniaires de la communauté, et la surveillance la plus active par rapport à ses intérêts personnels.

Elle n'avait qu'une faiblesse, madame Aurélie, mais elle l'avait complète : elle était jalouse, follement jalouse, férocement jalouse de, l'excellent et inoffensif Aristide Lémincé, chirurgien-major au 204e.

Le docteur, pour mieux rassurer sa femme sans doute, réunissait pourtant en sa personne tous les antidotes connus à cette terrible passion.

Il était raisonnablement laid, porteur de lunettes, chauve, ventripotent. De plus, il se montrait d'une touchante tendresse maritale, d'une douceur ovine, d'une fidélité que toutes les séductions des jardins d'Armide auraient été impuissantes à ébranler.

Madame Aurélie ne jouissait cependant pas d'une paix entière, car le docteur avait la main belle, le pied cambré, et les yeux positivement éloquents sous le verre prudent qui en amortissait les rayons.

Elle savait bien, elle, par quels charmes il avait fait sa conquête, et veillait incessamment à ce que les mêmes avantages ne vinssent pas enflammer d'autres cœurs que le sien.

Ils avaient à peine deux ans de mariage, madame Aurélie étant demeurée trente-sept ans en possession incontestée de son cœur et de sa vertu.

Elle avait été jolie et s'était lentement momifiée dans une attente prolongée.

Un héritage inattendu vint soudainement lui ouvrir des horizons nouveaux.

À l'époque où Aristide Lémincé mit à ses pieds son cœur, sa trousse et son chapeau à claque, c'était une demoiselle longue, maigre, droite, avec des yeux noirs, perçants, un nez à la Bourbon dont elle était justement fière, et une bouche fine, aux lèvres minces, dont il fallait également redouter les louanges douteuses et les morsures à l'emporte-pièce.

Ainsi faite et agrémentée de soixante mille francs de dot, elle parut une fort agréable acquisition à M. Lémincé, dont les cinquante automnes dégarnissaient le front.

Lui-même fit, à ce célibat prolongé, l'effet d'une manne céleste, et leur amour suivit de près leur première rencontre.

S'il y eut entre eux de mutuelles désillusions, on peut le soupçonner, mais l'affirmer serait impossible ; l'un craignant trop sa femme pour l'accuser de quoi que ce fût ; l'autre ne voulant pour rien au monde paraître regretter quelque chose dans sa position.

Au fond, ils s'aimaient.

Dans le ménage de Lestenac, on s'aimait bien aussi, mais avec beaucoup de heurts et de variations.

Louise, installée tant bien que mal avec son inséparable Anna ; Flavien, plus que jamais retiré sous sa tente, se voyaient en courant, une ou deux fois le jour ; la première se plaignant des privations qu'elle supportait, le second accueillant avec froideur des doléances inopportunes.

Si le séjour du camp paraissait si maussade à la jeune femme, que ne l'abandonnait-elle ? ce n'était certes pas son mari qui y mettrait un obstacle invincible, car ces premières semaines lui avaient clairement démontré combien les qualités d'une vraie femme de militaire, -- simplicité, énergie, abnégation, -- manquaient à la coquette Louise.

Fleur des salons parisiens, elle souffrait de cette atmosphère soldatesque et champêtre à la fois.

Une seule chose lui plaisait, en raison inverse de la contrariété qu'elle produisait chez son mari : c'étaient de fréquentes visites au camp.

Ces jours-là, madame de Lestenac arborait une toilette savante, quelque chose de frais, de simple et de chatoyant. Sa robe était une idylle, son chapeau un rêve, son ombrelle un souffle.

Ses petits pieds, mignonnement chaussés, battaient les sentiers pierreux, et l'on entendait dans la grande rue du 204e le bruit irritant de ses hauts talons sur la terre durcie.

Elle traversait la partie du camp qu'il fallait parcourir avec l'aisance un peu hautaine de la grande dame, suivie du chapeau bleu-impérial qui portait le livre ou la broderie de sa maîtresse

Elle saluait à droite et à gauche les officiers attirés par son passage sur le seuil de leurs tentes, avec ce sourire gracieux qui la rendait si attrayante, et parvenait enfin à celle de M. de Lestenac.

Celui-ci envoyait chercher des sièges, de la bière bien fraîche, des petits gâteaux effroyablement secs, et offrait une collation à sa femme avec autant de galanterie que s'il se fût agi d'une visiteuse étrangère.

Louise goûtait du bout des lèvres ces friandises médiocres, prenait possession du pliant, brodait ou lisait une heure, suivant que la chance plus ou moins heureuse, qui la condamnait à la presque solitude, groupait autour d'elle quelques amis de son mari.

Elle était ravie de tenir sa cour sous cette rotonde de toile, encombrée d'un lit, d'un pliant, de malles, d'effets militaires. Elle savait y être élégante, charmante et admirée.

Les officiers qui composaient ce petit cercle de respectueux adorateurs, enviaient beaucoup M. de Lestenac.

Les officiers qui fuyaient soigneusement ce fantôme de salon, trouvaient madame de Lestenac bien hardie et bien gênante.

Le camp était leur chose à eux ; ils pouvaient y circuler dans le débraillé de costume autorisé par la fatigue et la chaleur, et opinaient que cette jolie femme du monde les troublait trop fréquemment dans la paisible possession de leur sans-gêne.

Voilà pourquoi M. de Lestenac n'était jamais précisément content quand l'ombrelle rose de Louise était signalée à l'horizon.

Ces distractions passaient vite ; revenue chez elle, elle s'ennuyait, et pourtant, elle ne voulait pas partir, pour deux excellentes raisons.

La première était que sa famille ayant beaucoup contrecarré son projet d'exil, elle ne voulait pas, après avoir fait montre de dévouement, être accusée de versatilité.

La seconde était née d'un mot prononcé par M. Antonin de Curnil, lieutenant de chasseurs, dans la visite qu'il s'était empressé de faire à la femme de son camarade.

M. de Curnil avait raconté que sa mère, désirant visiter le camp, séjournerait une semaine entière à la maison Nicolle, où sa chambre l'attendait déjà.

Or, cette mère était justement la proche voisine de campagne, l'intime amie d'une tante de Louise, la même tante chez laquelle s'était ébauché son mariage avec Flavien. Et il résultait des indiscrétions de la bonne dame, que la manie matrimoniale possédait, qu'un mariage serait possible et probable entre le fils de son amie, -- M. de Curnil, -- et mademoiselle Zoé de Blévillard.

Madame de Lestenac, qui aimait sa sœur Zoé autant que son petit cœur d'oiseau était susceptible de le faire, s'était dès lors promis de rester au camp, de voir la mère, d'étudier le fils, et d'écrire à sa sœur des volumes de descriptions et de portraits sur ces deux personnages, qui devaient jouer un rôle dans sa vie.

Frivole et inoccupée, Louise tuait les heures lentes en dévorant une cargaison de livres nouveaux qu'elle avait apportés. Ce fut bientôt épuisé.

Alors elle eut recours aux emprunts ; Berthe Aubépin lui offrit Lamartine et Musset ; M. de Curnil mit à sa disposition la dernière année de la Revue des Deux Mondes ; Madame Lémincé lui prêta la Physiologie du goût, l'Hygiène des ménages, la Cuisinière des villes et des campagnes.

Mais ensuite ?... Ensuite, cette Parisienne, délicate et raffinée, vaincue par l'ennui, ne craignit pas de recourir au cabinet de lecture du Grand-Mourmelon, et de feuilleter de ses jolis doigts les pages crasseuses où les militaires de tous grades avaient laissé leur trace indélébile.

Quand le temps était beau, elle descendait sous une tonnelle primitive que le capitaine Aubépin, aidé de son ordonnance, avait élevée pour ses enfants.

Treillagée à la diable, ombragée par l'espérance d'une vigne vierge, plutôt cailloutée que sablée, cette tonnelle était au moins un rempart contre l'indiscrétion des soldats, qui passaient continuellement sur le chemin du moulin.

Derrière la maison Nicolle, s'étendait un champ de blé vert qu'un petit sentier coupait dans sa longueur. Au bout, à droite, s'ouvrait un petit bois de pins sylvestres que baignait une dérivation du Chenu.

Cette frontière naturelle d'un côté, la maison de l'autre, préservaient ce coin privilégié de la présence gênante des soldats ; car les champs sont à eux, et l'on ne fait généralement pas cent pas autour du camp, hors les heures du service, sans apercevoir des pantalons rouges, des tuniques brunes étendus sur l'herbe, adossés aux arbres, jouant aux cartes, rêvant ou ronflant.

Le bois de pins était devenu bien vite le rendez-vous de la petite colonie.

Chacun de ses membres y apportait son livre, son travail, son pliant, sa disposition à la causerie, et les après-midi coulaient gaiement dans ce cercle restreint, d'humeur accommodante, auquel la verdure et l'air vif servaient de cadre riant.

Il fallait parfois de la bonne volonté pour s'entendre entre causeurs ; les clairons du bataillon de chasseurs et les tambours du 204e de ligne faisaient leur école de l'autre côté du Chenu.

C'était par intervalles, dans le bois, une harmonie sauvage et persistante à faire fuir les plus intrépides.

La colonie riait et restait.

Ces messieurs n'étaient pas toujours là : les exercices, les manœuvres, les tirs à la cible les retenaient au camp.

M. Lémincé lui-même, quoiqu'il n'y eût pas son domicile, était souvent contraint à y passer la plus grande partie du jour.

Ces absences fréquentes causaient un désespoir secret à madame Aurélie, une indifférence absolue à Louise de Lestenac, une sorte de soulagement à Berthe.

Pendant ces heures, du moins, elle respirait largement, elle se croyait libre, elle avait des idées à elle, elle parlait suivant ses impressions, elle n'était plus sous le régime de la terreur, elle osait être mère.

Les babillages de madame de Lestenac lui avaient appris l'arrivée d'une vieille dame, la comtesse de Curnil, dont le fils était au camp.

Pendant de longues nuits d'insomnie, Berthe avait plié son esprit à cette pensée, et façonné son visage à entendre prononcer ce nom sans rien révéler de ses sensations intimes.

Et pourtant, pauvre Berthe ! aucune présence ne pouvait lui être plus amère !... aucun voisinage plus dangereux !

Quoique M. Antonin de Curnil fit d'assez fréquentes visites à madame de Lestenac, jamais encore il n'avait aperçu Berthe ; car l'heure où il était libre correspondait ordinairement avec celle où madame Aubépin, renfermée chez elle, s'occupait de ses enfants.

Et quoique le nom de madame Aubépin eût été maintes fois prononcé devant lui, ce nom n'avait paru nullement éveiller son attention.

Un jour, le lieutenant de chasseurs était assis dans cette chambre salon où madame de Lestenac recevait ; -- M. de Lestenac n'était pas encore descendu du camp.

La jeune femme brodait en caquetant ; lui, distrait, jouait machinalement avec Marie Aubépin, la pâle fillette, la favorite du désœuvrement chronique de Louise.

L'enfant regardait les images d'un album. Chaque fois que l'une d'elles lui paraissait intéressante, elle appuyait le gros livre sur les genoux de son nouvel ami, -- elle le voyait pour la première fois, -- en disant de sa voix traînante et caressante :

— Regardez-donc, monsieur, comme c'est joli !

— Très-joli ! répétait le jeune homme avec complaisance.

— Voyons, voyons, vous ne m'écoutez pas, s'écria Louise impatientée... Cette enfant vous fatigue ; je vais la rendre à sa mère.

— Non, laissez, madame, j'adore les enfants.

— Ah ! vraiment !... quelle idée !.... moi aussi, du reste..., blonds, frisottés, avec des rubans bleus noués de côté dans les cheveux, c'est ravissant !... et une grande ceinture assortie ; je ne sais rien de gracieux comme cela.

M. de Curnil eut un sourire.

— Moi, je les aime... même sans rubans bleus.

— Tenez, elle est jolie, cette enfant-là, fit Louise en embrassant Marie.

— Elle a dans les yeux, dit-il, tout au fond, quelque chose qui m'étonne et me charme.

— Bah ! quoi donc ?

— Une lueur... comme un diamant... sur lequel la lumière vient se briser.

— Ce n'est pas un effet de votre imagination ?

— J'ai vu cela... je ne l'ai vu qu'une fois.

— C'est un souvenir alors qui vous revient par ces yeux de fillette ?

M. de Curnil, doucement, mit ses lèvres sur les yeux clos de l'enfant ; puis, tout à coup, il la repoussa, en détournant la tête.

— Allons ! vous allez la faire tomber maintenant ! s'écria madame de Lestenac en jetant sa broderie... Oh ! les hommes !... et l'on parle des caprices féminins.

M. de Curnil fit un geste de protestation.

— Nous en avons moins que vous ! continua-t-elle. Voyons, monsieur, soyez logique, s'il vous plaît. Si cette petite fille a, dans les yeux, le rayon d'un souvenir cher, il ne faut pas la repousser de la sorte. Si, au contraire, elle y porte le tison d'un souvenir détesté, il ne fallait pas mettre sur ces yeux-là un baiser religieux.

— Mais, madame...

— Il n'y a pas de « mais » possible. Réparez vite votre tort, monsieur de Curnil, ou je vous tiens pour un homme versatile.

Et, souriante, elle poussa la petite Marie dans les bras du jeune homme.

Celui-ci, moitié sombre, moitié docile, assit en silence l'enfant sur ses genoux.

Au même instant, le chapeau bleu-impérial, -- M. de Lestenac continuait à l'appeler ainsi, -- entr'ouvrit la porte et annonça :

— Madame Aubépin.

Berthe, qui venait chercher Marie, fit un pas, ouvrit des yeux immenses, et s'appuya au chambranle de la porte, où sa main crispée s'incrusta.

Elle venait d'apercevoir le groupe amicalement serré de sa fille et de M. de Curnil.

Une telle irradiation d'éclairs jaillit de son regard que le jeune homme, dont une vive surprise illumina les traits, resta immobile, et que l'enfant effrayée, au lieu de courir à sa mère, se serra contre l'étranger.

Madame de Lestenac, toute légère qu'elle fût, se sentit en face d'une situation violente, et demeura muette.

Tout à coup Berthe, que ce spectacle inattendu jetait hors de sa voie de prudence et de silence, se redressa subitement et bondit vers M. de Curnil.

Elle saisit l'enfant avec un rugissement de lionne.

— Ma fille dans vos bras !... à vous !... à vous ! cria-t-elle.

Un frisson d'horreur la secoua tout entière.

M. de Curnil, à ce cri, eut une révolte intérieure ; son regard hautain se heurta au regard indigné de Berthe, et ses mains abandonnèrent l'enfant avec un geste qui n'était pas exempt de haine.

— Ne la touchez plus... je vous le défends !... continua-t-elle avec égarement ; quand on a insulté la mère, on ne doit pas approcher de la fille !

M. de Curnil se leva avec embarras.

Madame de Lestenac fit un pas en avant et s'arrêta tout émue, ne sachant comment intervenir.

Berthe serra sa fille sur son cœur avec tant de force, qu'elle se mit à pleurer.

— Vous lui faites mal, hasarda madame de Lestenac.

Berthe regarda l'enfant tout en larmes et tressaillit.

— Oh !. je lui fais peur !. murmura-t-elle.

Elle déposa l'enfant à terre, passa la main sur son front et sortit lentement, du pas vacillant d'une somnambule.

Lorsque Berthe eut disparu, M. de Curnil et Louise se regardèrent, l'une avec stupéfaction, l'autre avec anxiété.

Le jeune homme était très-pâle, et comme il paraissait chercher une explication difficile, Louise lui dit avec plus de générosité que n'en ont d'ordinaire les femmes :

— Ne cherchez pas un motif à cette sortie. je crains que ma pauvre voisine ne soit vraiment malade... de tête du moins ; voilà la seconde fois qu'elle nous bouleverse sans qu'on sache pourquoi.

M. de Curnil n'écoutait pas.

— Ainsi, demanda-t-il, elle s'appelle... ?

— Comment ?. qui ?

— Oui.. Berthe se nomme... ?

— Madame Aubépin.

— Elle est la femme du capitaine Aubépin ?...

— Du 204e, s'il vous plaît

— Ah !

— Cela vous étonne à ce point ?

— Oh ! madame ! fit le jeune homme avec une ironie amère, je vous jure que rien au monde ne ne saurait plus m'étonner.

— Grand Dieu ! quel homme désenchanté vous faites !

— Il est vrai que j'ai acquis tous les droits possibles au désenchantement sans remède.

— A votre âge !... ah çà ! la folie serait-elle contagieuse ici ? continua Louise en riant.

— La folie ?

— Sans doute. Seulement ma voisine a l'égarement farouche, et vous, monsieur, vous l'avez funèbre.

— Mais qu'a-t-elle donc fait qui vous ait semblé extraordinaire ?

— Elle a fait... tenez, c'était le jour de mon arrivée, celui où l'on vous vit apparaître tout à point pour m'empêcher d'envahir la chambre de madame votre mère...

— Eh bien ?

— Elle vit je ne sais qui, elle entendit je ne sais quoi, et se trouva mal, on ne sait comment. N'est-ce pas étrange ?

— Très-étrange.

— Et cela ne vous parait-il pas un indice ?...

Le jeune officier, le front penché d'un air profondément songeur, ne répondit pas.

Louise, un peu piquée de cette réserve que rien n'entamait, se rassit avec un haussement d'épaules assez accusé.

Toute l'éloquence de ce mouvement fut perdue pour le distrait. Écrasé sous un flot de souvenirs vivants et cruels, il restait debout, immobile, muet, oublieux de lui-même, de Louise et des convenances.

Madame de Lestenac n'était pas femme à supporter paisiblement cette irrévérencieuse insouciance, elle finit par s'en irriter tout de bon.

— Monsieur, dit-elle d'une voix agressive, je suis désolée de troubler la très-grave, la très-intime, la très- profonde méditation dans laquelle vous paraissez plongé.

— Madame !... fit-il en sursautant.

— Mais, à moins qu'il ne vous plaise de prolonger cette rêverie, ici, en mon absence, j'ai le regret de ne pouvoir en être plus longtemps le témoin.

— Oh !... pardonnez-moi...

— L'absence de M. de Lestenac se prolongeant plus que de coutume, je vais, si vous le voulez bien, diriger ma promenade du côté du camp pour le rencontrer en route... Anna... mon chapeau.

M. de Curnil, déconcerté, balbutia des excuses qui furent accueillies froidement.

Devant cette attitude, il n'y avait plus qu'à se retirer, ce qu'il fit avec l'humilité d'un pécheur repentant. Il sortit à reculons du temple dont la déesse irritée le mitrailla, jusqu'à l'escalier, de ses recommandations ironiques pour ne point se perdre en route.

Les officiers et les soldats qui descendaient du camp à cette heure-là furent très-étonnés de rencontrer ce beau garçon rêveur, qui s'en allait le long du chemin, les bras ballants et la tête basse.

Quelques-uns l'entendirent murmurer :

— Berthe !... c'est Berthe !...

Un peu plus loin que le pont du moulin, il heurta en pleine poitrine un officier qui venait dans le sens opposé et qui, le voyant s'avancer avec cette allure extravagante, s'exposa gaiement au choc.

— Eh bien ! mon cher Curnil, à quelle Berthe en avez-vous donc ? Fi ! l'indiscret, qui sème les noms adorés sur les grands chemins.

— Ah ! c'est vous, Lestenac ?

— Moi-même, qui marche comme un homme sensé, -- vous ne pourriez en dire autant, -- comme un homme qui n'a pas de Berthe dans la tête.

— Quelle Berthe ?... Mon Dieu ! que me dites-vous donc ? quelle indiscrétion ai-je donc commise ?

— Voyons, mon ami, s'agit-il de Berthe au grand pied ? Vous savez, cette tant laborieuse reine de la légende, qui filait, filait... Ah ! les femmes ne filent plus.., ou, du moins, plus de la même façon.

— Mon cher Lestenac...

— Ou bien est-ce de Berthe au petit pied ? Vous savez, ma jolie voisine ?

— Lestenac !...

— En seriez-vous amoureux, par hasard ?... Je vous préviens charitablement que le mari de ma gracieuse voisine, -- elle est très-gracieuse, c'est positif, -- est bien l'homme le plus grincheux... l'époux le plus méfiant... l'officier le plus formaliste qui existe... Basez-vous là-dessus.

— M. Aubépin peut dormir tranquille sur ses soupçonneuses oreilles de mari, répondit Antonin de Curnil d'un ton sec, je ne songe à rien moins qu'à troubler son ménage.

— Tiens... tiens !.. j'aurais cru... à votre figure...

— Puisse t-il jouir longtemps de bonheur, de paix et d'illusion !

— Oh ! cher... vous faites ce vœu bienveillant comme si vous souhaitiez secrètement au brave capitaine tout un cortége de calamités domestiques. Ménagez-le, il est homme à ne pas tolérer chez sa femme l'ombre même d'une imprudence.

— Vous en êtes sûr ? demanda Antonin avec un sourire ambigu.

— C'est le bruit du régiment.

— Eh bien, fit M. de Curnil avec une certaine réserve, c'est ainsi que se font les bons ménages : dignité chez l'un et irréprochabilité chez l'autre.

— Bon ! autre guitare, à présent, vous prenez un air de Nestor. Franchement, qu'avez-vous ?

— J'ai... j'ai... Ah ! parbleu ! j'ai que je viens d'agir comme un sot, et me suis niaisement aliéné les bonnes grâces de madame de Lestenac.

— Bah !

— Je vous prie même de déposer de ma part, à ses pieds, un million d'excuses.

— Que signifie ?...

— Elle comprendra.

— Elle, c'est possible, mais moi ?

— Elle vous mettra au courant, si bon vous semble.

— Ah ! mon Dieu ! il me pousse une idée, s'écria Flavien en riant, me serais-je trompé ?... Serait-ce de ma femme que vous seriez amoureux ?

— Oh ! que pensez-vous donc là, Lestenac ?

— Dame ! puisque ce n'est pas de madame Aubépin... et que vous raisonnez comme un trappiste en ma société..., que voulez-vous que je suppose ?

— Mais est-il donc nécessaire que ce soit l'une ou l'autre de ces dames dont je doive avoir l'esprit rempli ?

— Au fait, c'est juste, vous êtes libre, vous, et n'êtes point mis en goût de piraterie conjugale par la monotonie du menu matrimonial.

— Lestenac, vous êtes ce matin d'un subversif !.

— Et vous, Curnil, d'un mystérieux !...

— Mon cher, conclut Antonin avec un rire forcé, ma mère a dévoré tous les romans d'Anne Radcliffe, à l'époque où d'autres mères se reposent doucement l'esprit en confectionnant leur layette : jugez par là.

Et ils se séparèrent après une poignée de mains cordialement échangée.

Le capitaine Aubépin, n'étant pas de service ce jour-là, avait organisé une partie de pêche.

Quand nous parlons de partie, qu'on ne croie pas qu'il s'agissait d'une réunion de pêcheurs à la ligne, avec la perspective d'un déjeuner au bord de l'eau, et de la gaieté à effaroucher tous les poissons.

Non pas. M. Auhépin, qui aimait peu la société de ses semblables, se livrait seul à cet exercice bizarre, qui consiste à suspendre son regard, sa pensée, presque son âme, à un bout de ficelle où un imprudent petit animal vient jouer à l'escarpolette.

Il partait de bonne heure. Son ordonnance portait derrière lui ses cannes, son filet, sa boite d'amorces.

On arrivait au bord de la Vesle, plus poissonneuse et moins troublée que le Chenu. On y jetait les lignes.

Si le poisson ne mordait pas, le capitaine, jurant et maugréant, descendait, cannes en main, le cours de l'eau, tâtait les bons endroits et grondait Lambert qui n'en pouvait mais.

Si le poisson mordait, le capitaine daignait intimer à Lambert l'ordre de tendre la ligne à son tour.

C'étaient alors de longues heures de silence, d'observations, de luttes entre ces deux hommes debout au bord de la Vesle, et l'infortuné poisson, tenté jusqu'au fond de l'eau par la fallacieuse promesse d'un ver dansant au bout d'un fil.

Quand le temps était beau et le capitaine bien disposé, il prévenait madame Aubépin du but de sa pêche, et l'engageait à diriger sa promenade de ce côté pour lui amener les enfants.

Après la scène imprévue qui venait d'avoir lieu chez madame de Lestenac, Berthe, troublée et frémissante, avait entraîné Marie dans sa chambre, avait baigné le front et les joues de l'enfant d'eau fraîche, en disant :

— Il faut pourtant que je puisse encore l'embrasser, moi.

Puis, après lui avoir donné des jouets, elle tomba dans son fauteuil et pleura, silencieusement, abondamment, comme on pleure quand une source de larmes, large et profonde, s'est ouverte dans les replis les plus intimes du cœur.

Elle s'était crue forte, capable de résister au choc prévu d'une rencontre douloureuse avec un homme qui avait pris une grande part à l'histoire de sa jeunesse.

Et voilà qu'à la première occasion elle avait faibli, et se sentait broyée par l'ironie du présent s'ajoutant aux morsures du passé.

Marie, étonnée de tout ce qu'elle voyait, mais contenue comme son père, la tira par sa robe.

— Maman, il faut aller à la pêche.

La pêche ! ah ! comme elle l'avait oubliée !

— Je suis fatiguée, dit Berthe.

— Papa nous attend, insista l'enfant, qui connaissait la toute-puissance de ce seul mot.

Berthe se leva avec effroi. Elle était en retard : qu'allait dire cet homme exact ? Elle avait pleuré : qu'allait penser cet homme méfiant ? Elle serait peut-être contrainte de parler : que ferait cet homme inexorable ? Elle s'habilla en grande hâte, inquiète comme une coupable qui cherche un alibi, réveilla Bébé, qui dormait sur son petit lit, abaissa sur ses yeux le voile flottant de son chapeau, et, ses enfants à la main, prit à travers champs la route de Livry.

C'était au petit pont qui précède le village que son mari lui avait donné rendez-vous.

Il l'attendait depuis longtemps, avec un mécontentement d'autant plus vif que les ablettes et les goujons, dérangés par une récente pêche aux écrevisses, étaient devenus soupçonneux en diable, et refusaient avec une unanimité désespérante de mordre à l'hameçon.

Maintes fois déjà, il avait interrogé l'horizon poudreux de la route ; il avait questionné les soldats qui flânaient dans cette direction ; enfin, il allait envoyer à la rencontre de sa femme, quand elle déboucha d'un sentier, près du pont.

Suivant sa coutume, il débuta par une tendre caresse aux enfants, et continua par une verte réprimande à la mère.

Qu'avait-elle fait si tard ? et pourquoi n'arrivait-elle qu'à cinq heures quand on l'attendait à quatre ?

Berthe avoua avoir oublié l'heure.

— Oublié ! comme c'est aimable pour moi ! dit le capitaine avec humeur.

— Moi, je ne t'ai pas oublié, papa, dit Marie d'un petit ton câlin.

Nouveau baiser du père, encore plus affectueux que le premier.

— Et c'est moi qui ai fait penser à maman de venir, quand elle pleurait dans le fauteuil.

Berthe, effrayée, cacha sa tête dans les boucles de Bébé.

Le capitaine fronça le sourcil.

— Lambert, allez donc voir au bout du pré si les lignes sont mordues.

Lambert s'éloigna.

Alors, se tournant vers sa femme et brusquement :

— Qu'est-ce qui t'a fait pleurer, Berthe ?

— Moi, mon ami... rien... Ah ! c'est-à-dire, j'ai eu peur.

— Encore ?

— Marie avait failli rouler dans l'escalier.

Cette hésitation n'échappa pas à M. Aubépin ; mais se reprenant à ruser dès que sa méfiance s'éveillait, il dit avec plus de douceur :

— Tu es une enfant, tu t'effrayes de tout... je suis sûr que tu t'es fait un mal bien inutile.

Et, par un geste presque caressant, il souleva le voile baissé de Berthe, dont les grands yeux humides s'élevèrent craintivement vers lui.

Il put clairement y lire la douleur et l'effroi. Son front se raya d'un pli sombre.

— Elle ment ! pensa-t-il avec rage.

Lambert revenait avec les lignes vierges de toute proie. On réunit les autres, on compta les trois ablettes, les deux goujons et l'anguille microscopique qui agonisaient dans le filet.

— Rentrons, dit le capitaine, il n'y a rien à faire aujourd'hui.

La silencieuse famille se remit en marche vers le Petit-Mourmelon. Lambert portait les cannes sur une épaule et Bébé sur l'autre.

Madame Aubépin venait ensuite, et Marie donnait la main à son père.

Au tournant de la route, Bébé appela sa mère, se fit donner des herbes, ramasser des fleurs, les jeta, les reprit, occupa et fatigua la pauvre femme de ses caprices d'enfant gâté.

Elle avait essayé de résister, disant que si Bébé voulait des fleurs, il devait venir les cueillir : l'enfant pleura.

— Amuse donc ton fils, dit la voix sèche du père.

Et la mère, ployée sous le joug, amusa son fils.

Demeuré à quelques pas en arrière, le capitaine n'avait pas oublié l'incident qui venait de se produire.

— Ainsi, vilaine enfant, disait-il à Marie, tu as encore fait des imprudences dans l'escalier pour effrayer ta mère ?

— Mais non, dit l'enfant.

— Tu n'as pas failli rouler du haut en bas ?

— Oh ! non, je ne suis pas descendue. Je suis restée chez madame de Lestenac, qui m'appelle tous les jours.

— Tu dois bien t'y ennuyer, il n'y a pas d'enfant ?

— Je regardais des images avec le monsieur qui a fait pleurer maman.

M. Aubépin eut un tressaillement, et sa voix devint plus caressante :

— Il est gentil avec toi, ce monsieur ?

— Oh ! oui, il m'a embrassée. Il m'a dit que j'avais des diamants dans les yeux.

— Tu l'aimes ?

— Je me suis bien serrée contre lui quand maman s'est mise en colère.

— Je suis sûr que tu lui avais désobéi ?

— Pas du tout ; elle venait me chercher ; elle savait bien que j'étais là.

— Alors, pourquoi s'est-elle fâchée ?

— Je ne sais pas ; elle a crié au monsieur de ne pas me toucher, et m'a emportée pour me laver la figure, juste où il m'avait embrassée.

Le capitaine devint blême.

— Il avait peut-être de la poudre au visage, dit-il., tu sais, les officiers qui viennent de tirer.

— C'était bien un officier... mais pas habillé comme toi.

— Ah ! fit M. Aubépin négligemment, ce M. de Curnil devrait bien se passer une éponge sur les lèvres en rentrant du tir, avant d'embrasser les petites filles.

— Je le dirai à sa maman... à lui ; elle va venir bientôt, conclut Marie en échappant à son père pour cueillir un coquelicot.

Son instinct ne l'avait pas trompé ; l'homme qui venait de faire pleurer Berthe portait ce même nom écrit sur une porte close de la maison Nicolle, et c'était pour avoir vu ou cet homme ou ce nom que Berthe s'était trouvée mal.

Il évita de regarder sa femme, sa femme qui pour la seconde fois lui mentait !

On rentra, on dîna, les enfants s'endormirent, la soirée vint lente et monotone.

Oh ! les misères des positions fausses ! Aucun des deux époux ne voulait parler. Aucun n'était dupe de la feinte tranquillité de l'autre.

— Berthe, dit tout à coup M. Aubépin, nous parlerons bas, s'il le plait ; car ces murs sont des cloisons diaphanes, et je ne veux pas que tes réponses aillent réjouir cette bonne âme de madame Lémincé ou ce brillant tourbillon de soie qu'on appelle madame de Lestenac.

— Mes réponses ! répéta Berthe en s'efforçant de sourire : allez-vous donc me faire subir un interrogatoire ?

— A peu près.

— En puis-je connaître le sujet ?

— Naturellement. Je désire apprendre le motif de l'influence mystérieuse et profonde, -- profonde au point de troubler ta raison, -- que le nom de Curnil exerce sur toi.

Elle avait pressenti l'interrogation ; elle resta calme.

— Ce nom me rappelle des souvenirs douloureux, dit-elle.

— Que tu as cru devoir me cacher ?

— Je n'ai rien caché. Je me suis tue. Quand vous m'interrogerez, vous saurez.

Il fit un geste de colère, et d'une voix âpre :

— Je m'en doutais ! Épousez-donc une honnête fille, sans fortune, par amour... ayez confiance !... Tout à coup surgit un passé soigneusement dissimulé.

Berthe se dressa toute tremblante d'indignation.

— De quoi donc m'accusez-vous dans le secret de votre pensée ?

— Votre trouble, votre terreur, vos larmes, les innocentes indiscrétions de votre enfant, peuvent me laisser supposer de votre part la plus odieuse dissimulation.

La jeune femme fixa sur son mari ses grands yeux sincères et d'une voix pénétrante comme une prière :

— Auguste, dit-elle, croyez-moi, croyez à mon affection, à mon dévouement, à mon amour maternel, et épargnez-vous de cruelles paroles, que j'ai le droit de repousser.

— Je veux savoir votre roman..., car c'est un roman, n'est-ce pas ?. à moins que ce ne soit un drame ?

— Je vous jure qu'il serait plus juste, plus digne, plus sage de laisser dormir dans l'ombre des années éteintes, ces souvenirs éteints aussi.

— Ah ! s'ils étaient éteints !... mais ils ne le sont pas. M. de Curnil vous a aimée ?

— M. de Curnil m'a demandée en mariage.

— Vous aimiez ?

— J'ai accepté sa main avec joie.

— Et ce mariage ?...

— A été rompu par les conseils de la comtesse de Curnil.

— C'est tout ? demanda-t-il.

— C'est tout, répondit-elle en raffermissant sa voix, mais en blémissant davantage.

— Merci de votre franchise, dit le capitaine d'un ton sombre ; j'en apprécie, non la spontanéité, mais la rigoureuse concision.

Berthe inclina la tête sans répondre.

— A mon tour, je vais vous dire notre position actuelle à tous. Cet homme vous a délaissée et oubliée. Vous, vous saignez encore dans votre amour-propre... ou dans votre cœur, qui peut savoir ?... Moi, je vous préviens que M. de Curnil, un ancien rival, serait, à la moindre imprudence, traité comme un mortel ennemi.

Et, sur ce mot, le capitaine sortit pour retrouver sa tente dans la nuit noire et dans le silence du camp endormi.

VI

Berthe savait souffrir, elle ne savait pas réagir contre la souffrance ; elle réussissait difficilement à maîtriser ses sentiments, et pas du tout à dominer une position fausse.

C'était une de ces natures tendres et craintives qui plient sous l'orage et n'entrevoient rien de plus pénible à soutenir que la controverse.

Les premiers chagrins de sa vie avaient développé en elle une horreur profonde de la lutte. Le caractère absolu de son mari avait achevé de la transformer en une créature passive, soumise, détachée.

Mère, elle l'était si peu ! Épouse, on la comprenait si mal ! Dans le secret de son cœur était une si vive blessure !

Elle s'était fait une existence d'abnégation, de devoir, de prières, et trouvait un charme mélancolique à se dire chaque soir :

— Un jour de moins à vivre !

Et un soupir de soulagement s'envolait de ses lèvres tristes.

Les quelques esprits observateurs, clair-semés dans les villes de garnison où elle avait passé, une année ici, un hiver là, avaient vaguement pensé que, vivant dans un milieu élevé et sympathique, elle fût devenue une femme supérieure.

À défaut de ce relief, elle se contentait d'être une charmante femme, repliée sur elle-même, comme la feuille de sensitive, et dont l'esprit s'enveloppait des brumes d'un deuil éternel.

Peu de curieux s'étaient informés de son passé. Aux questions indiscrètes, elle avait répondu simplement, brièvement, qu'elle était orpheline et faisait l'éducation des filles de son tuteur au moment de son mariage, à Paris.

Certes, s'il y avait, comme madame de Lestenac commençait à le croire et madame Lémincé à l'espérer, un secret dans sa vie, il avait été bien gardé.

Le serait-il toujours ? Une terreur plus profonde la glaçait à mesure que les semaines s'ajoutaient aux semaines sans amener à la maison Nicolle la visiteuse de passage que l'on attendait.

Elle sentait, en ouvrant les yeux chaque matin, que ce jour pouvait la replacer en face de M. de Curnil, qu'elle avait aimé, ou de sa mère qui l'avait mortellement blessée.

Et l'insulte qu'elle avait subie était de celles que cinq ans de silence ne réussissent pas à amortir.

Cependant l'implacable fatalité, qui devait la réunir sous le même toit que la comtesse de Curnil, semblait indéfiniment retardée.

Une indisposition plus longue que sérieuse retenait cette dame à Paris, et la saison du camp approchait de son terme réglementaire sans qu'on entendît parler d'elle.

Ce fut une minute de halte, pour Berthe, dans le rude calvaire qu'elle montait journellement ; elle entra avec résignation dans cette nouvelle phase où le soupçon et les allusions amères de son mari vinrent se joindre au désenchantement habituel de son existence.

M. de Curnil avait fait sa paix avec madame de Lestenac, en lui laissant entrevoir qu'une histoire sentimentale, des projets rompus, lui rendaient désagréable la rencontre et jusqu'au nom de madame Aubépin.

Madame de Lestenac avait souri et promis de ne jamais parler de sa voisine.

Du reste, depuis ce jour, elle vit beaucoup moins M. de Curnil, qui prétextait des exercices variés pour venir rarement chez elle.

L'été s'avançait, on faisait déjà des préparatifs au quartier impérial pour recevoir l'empereur et le jeune prince.

Le moment parut favorable à la comtesse de Curnil pour réaliser enfin ce projet de visite si longtemps retardé.

Le jeune officier de chasseurs fut désolé de cette ouverture, car il s'effrayait justement de la perspective de loger sa mère sous le toit de madame Aubépin.

Il fit une battue consciencieuse au Petit-Mourmelon, à Livry, à Louvercy et jusqu'à Bacônes, dans le vain espoir de découvrir une retraite présentable où madame de Curnil pût au moins passer la nuit.

À part lui, le jeune homme espérait bien que, fatiguée promptement de ce décousu inévitable, de cette rusticité à outrance, sa mère satisferait au plus vite sa curiosité féminine.

Ce n'est pas qu'en toute autre circonstance, il n'eût été très-heureux de cette réunion de quelques jours avec une mère qu'il adorait ; mais il sentait bien que pour elle, pour lui, pour Berthe, le manque de confort et l'étroitesse du logis Nicolle n'étaient pas l'épreuve la plus redoutable.

Il eut soin de prévenir la comtesse de la pénurie absolue dans laquelle elle allait vivre, de l'impossibilité d'amener une femme de chambre, de la nécessité où elle se trouverait de ne voir son fils que de loin en loin : que sais-je ?

Ces prudentes considérations vinrent trop tard. La comtesse voulait voir le camp, sans doute, embrasser son fils, certainement ; mais elle tenait surtout à surprendre madame de Lestenac dans le négligé moral et physique de la vie champêtre, et à étudier sur le vif la sœur de sa future belle-fille, mademoiselle Zoé de Blévillard.

On lui avait dépeint les deux sœurs comme très-intimes et très-semblables. Or, comme mademoiselle Zoé ne lui était apparue qu'à cheval, aux Champs-Élysées, la comtesse n'était pas fâchée de voir de près, par un spécimen de la famille, quelle éducation et quels principes on recevait chez les Blévillard.

Madame de Curnil était très-sévère sur les questions de morale, un peu par conviction et beaucoup par nécessité de situation.

Elle était séparée de son mari depuis une vingtaine d'années, à la suite d'une réminiscence de jeunesse trop prolongée qu'elle ne voulut pas pardonner au comte de Curnil.

Son orgueil, plus que son amour, froissé par cette infraction aux lois conjugales, la rendit à jamais sourde à toute prière, à toute tentative de réconciliation.

La séparation avait eu lieu à l'amiable. La comtesse garda son fils, alors âgé de sept ans, et chaque mois le comte venait cérémonieusement chez sa belle-mère, ou chez sa femme, embrasser cet enfant qui le respectait et n'apprenait guère à l'aimer.

Naturellement, le comte se jeta dans une vie bruyante et dissipée, contre laquelle la comtesse crut de bon goût de protester par une grande austérité de conduite.

Elle se donna un luxe intérieur sagement entendu, alla peu dans le monde, fit élever son fils sous ses yeux, et mérita la réputation d'une honnête femme, dans la plus stricte acception du mot.

Elle avait gagné à ce genre de vie quelque chose de raide et d'intolérant qui la rendait inflexible dans les transactions de principes et de relations.

Elle avait conservé son esprit, son activité, son ambition. C'était pour son fils, maintenant qu'elle était ambitieuse.

Un beau mariage, ce rêve de toutes les mères, ne pouvait manquer d'être le sien.

La dot de mademoiselle Zoé de Blévillard lui plaisait, sa beauté devrait charmer un homme de vingt-sept ans ; l'honorabilité de la famille était connue ; c'était par madame de Lestenac, jeune et confiante, qu'elle apprendrait le reste.

La comtesse arriva donc au Petit-Mourmelon, l'esprit plein de projets, et les lèvres de sourires, à l'adresse de la jeune femme.

Louise avait eu l'attention toute gracieuse de se trouver à la gare avec son mari ; elle pria fort gentiment la nouvelle venue d'accepter, pour ce soir-là, l'offre hospitalière de son diner.

La comtesse se récria, mais madame de Lestenac lui prouva d'une façon spirituelle et charmante que pareille offre, au camp, étant une témérité, il ne serait pas charitable de l'en punir par un refus.

Madame de Curnil, qui aimait l'esprit chez les autres femmes, -- chose rare, -- apprécia la rondeur accueillante de cette invitation, et l'accepta aussi cordialement qu'elle était faite.

La joyeuse petite société fit son entrée à la maison Nicolle, tandis que Berthe, penchée sur le berceau de Bébé, chantait d'une voix tremblante pour endormir l'enfant.

Le chapeau bleu-impérial s'était surpassé.

La nappe blanche avait de si beaux reflets d'argent sur la table boiteuse, les verres dépareillés brillaient si joliment aux lumières, le restaurant du village avait été si pénétré, ce soir-là, de la grandeur de sa mission culinaire, l'entrepreneur du mess du 204e avait envoyé un si excellent aï mousseux, que le repas se passa le plus gaiement et le plus spirituellement du monde.

À écouter les propos parisiens échangés entre ces quatre murs nus, sous ce plafond de papier, on se serait cru là dans la salle à manger la plus aristocratique du faubourg Saint-Germain.

Par une sorte de convention tacite, demandée par un regard, accordée par un geste, signée par un sourire d'intelligence, Antonin et Louise s'entendirent pour entourer adroitement la comtesse et l'empêcher d'ébaucher des relations fugitives avec les autres locataires de la maison.

Il lui fut simplement appris qu'on avait pour voisines madame Lémincé, une femme acariâtre, d'un commerce désagréable, et madame Aubépin, une mère de famille que rien ne pouvait arracher de ses enfants et de son pot-au-feu.

— Votre société ne me permettra d'en regretter aucune autre, puisque vous voulez bien m'autoriser à abuser de notre rapprochement fortuit, répondit gracieusement la comtesse en tendant la main à madame de Lestenac.

Le jour qui suivit l'arrivée de madame de Curnil était un dimanche. C'était tomber bien à point pour admirer le spectacle grandiose de la messe au camp.

Aussi, de bonne heure, et malgré la légère fatigue de son voyage, accepta-t-elle les services du chapeau bleu-impérial, afin de ne pas faire attendre Louise, qui voulait bien lui servir de guide.

Pendant les chaleurs, la messe ayant lieu à huit heures, ces dames se mirent en marche, ombrelles ouvertes, de façon à gravir sans trop de peine les pentes doucement et régulièrement élevées, sur l'une desquelles était construit le quartier impérial.

Bientôt elles aperçurent l'élégant pavillon -- blanc rayé de bleu, -- que deux pavillons jumeaux accompagnaient.

Tout autour étaient semées de coquettes baraques, entourées de fleurs et de plates-bandes, et destinées à la suite.

Derrière, le logement des cent-gardes. A gauche, le quartier général, le pavillon du maréchal commandant le camp, la ferme impériale et diverses petites constructions, -- planches et toiles, -- d'un effet pittoresque.

À l'entrée du quartier général se dresse l'autel en plein vent, d'une simplicité champêtre, autour de laquelle le corps d'armée tout entier se rangeait pour entendre la messe.

Ce spectacle, un des plus curieux qui puisse être offert aux touristes, était toujours suivi avec empressement par une foule avide et bigarrée, où se mêlaient les toilettes éclatantes, les uniformes étrangers et le prosaïque costume champenois

Les divisions d'infanterie se massent à droite et à gauche, la cavalerie et l'artillerie en face.

L'autel forme le quatrième côté d'un immense carré d'armes qui étincèlent au grand soleil.

Une des musiques accompagne l'office. Les drapeaux et les sapeurs de tous les régiments sont aux côtés de l'autel. Plus loin, quatre ou cinq cents tambours s'alignent sur deux rangs.

Vis-à-vis du prêtre, en avant de l'armée, étaient les places réservées au maréchal et à son état-major.

La comtesse de Curnil et Louise, suivies d'Anna, arrivèrent assez à temps pour se faire une place dans la foule, dont le mélange leur parut toutefois désagréable.

Un aide de camp du maréchal qui bayait aux corneilles en attendant le signal du coup de canon, remarqua une jolie femme à demi étouffée par les rustres qui l'entouraient.

Robe blanche, plume au vent, boucles blondes. oh ! oh !... Il s'approcha galamment pour offrir ses services, mais la foule s'épaississait toujours entre elle et lui.

Son plumet tricolore d'officier d'état-major avait attiré l'attention de Louise, dont les yeux brillants se fixèrent sur lui de façon à lui faire renverser tous les obstacles.

Il s'élança, bouscula deux fermiers, trois Anglaises, une demi-douzaine de touristes, et arrondissant avec courtoisie son bras devant Louise :

— Permettez-moi, madame, dit-il, de vous conduire à une place plus digne de vous, d'où vous entendrez plus facilement l'office.

Madame de Lestenac mit dans un sourire un millier d'actions de grâces.

— Oh ! bien volontiers, monsieur, répondit-elle, nous sommes trop heureuses, madame et moi, de devoir cette bonne fortune à votre obligeance.

Et son regard désignait clairement madame de Curnil au salut de l'aide de camp.

Celui-ci, qui n'avait absolument vu jusque-là que la vaporeuse robe blanche, le chapeau à plumes flottantes et les beaux cheveux de Louise, s'inclina avec plus de convenances que d'enthousiasme devant la toilette sombre et le grave visage de la comtesse.

Un peu dépité, mais toujours poli, le plumet tricolore conduisit les deux dames dans un petit carré de gazon réservé, rapproché de l'autel, fit signe à un sapeur de leur apporter des pliants, et saluant avec un respect sans mélange cette fois, il rejoignit le maréchal.

Il était temps. L'officiant venait de paraître. Un coup de canon annonça l'Introibo. La musique militaire attaqua une grave symphonie que les commandements militaires entre-croisèrent bizarrement.

De celte hauteur, la vue s'étend sur tout le panorama du camp dont les tentes se profilaient dans le lointain, tandis qu'aux premiers plans c'était un miroitement de dorures, d'armes, d'uniformes, de plumets, de drapeaux incendiés par le soleil, jetant des étincelles, éblouissant le regard.

La messe arrivait à l'élévation.

Le canon tonna ; les tambours battirent ; les clairons et les trompettes sonnèrent aux champs : l'armée entière mit un genou en terre, et trente mille hommes courbèrent la tête par un mouvement religieux.

Ce fut une minute imposante et magnifique.

La comtesse se releva avec des larmes d'émotion plein les yeux.

Madame de Lestenac elle-même eut comme un tressaillement à ce fracas grandiose et solennel.

À ce moment, quelques femmes d'officiers, arrivées en retard, se glissèrent entre les rangs pressés et parvinrent jusqu'aux sapeurs, non loin du carré privilégié où trônaient Louise et sa compagne.

C'étaient la femme d'un commandant de chasseurs, celle d'un lieutenant-colonel de lanciers, madame Lémincé et Berthe Aubépin.

Il ne fallait qu'entrevoir le visage altéré de Berthe pour deviner qu'elle n'était point venue de son plein gré et qu'elle eût préféré sa retraite à ce brillant appareil militaire.

Il n'en était pas de même de madame Aurélie Lémincé, qui se répandait en gestes ravis et en exclamations difficilement contenues par respect des convenances.

Elle avait arboré une toilette voyante, -- l'amour des couleurs criardes et des rubans clairs lui étant venu avec son tardif mariage. -- Elle avait entrevu un visage de connaissance parmi les porte-drapeau, et faisait de ce côté des petits signes affectueux, pour bien établir, aux yeux du vulgaire, ses attaches dans l'armée.

En agitant la tête à droite et à gauche, elle aperçut madame de Lestenac et lui décocha un salut amical que Louise rendit avec réserve.

Cette nuance n'échappa pas à madame Aurélie, qui se mit, séance tenante, à en chercher la cause.

La silhouette haute et distinguée de la comtesse la lui expliqua tout aussitôt.

— Ah ! fit-elle avec un petit sifflement vipérin en se penchant vers Berthe, voyez donc, chère madame, comme cette charmante petite madame de Lestenac est ornée d'un farouche garde du corps ! Quelle prestance... et quelle mine !... Il y a du grenadier et du trappiste dans cette grande étrangère-là.

— Qui donc ? fit Berthe avec un frisson.

— La nouvelle venue... cette comtesse de Curnil qu'on attendait.

— Ah ! murmura Berthe... elle est donc ici ?

Et fatalement, irrésistiblement, ses yeux fascinés, suivant le regard de madame Aurélie, rencontrèrent celui de la comtesse.

Ce fut un éclair qui rendit Berthe livide et fit monter un flot de sang aux joues blêmes de madame de Curnil.

Celle-ci se retourna vivement vers Louise.

— Quelle société mêlée avez-vous donc ici ? demanda-t-elle d'un ton sec.

— Vous dites ?... madame ?... fit Louise distraite, dont les yeux s'évertuaient à suivre les ondulations du plumet tricolore.

— Qui donc est cette femme ?... là ?... Au fait, pardon, chère madame, vous ne pouvez pas connaître ça.

Quand l'œil méprisant de la comtesse se tourna de nouveau vers Berthe, elle ne la vit plus.

La pauvre femme s'était laissée glisser sur le sac d'un sapeur et y demeura dissimulée par son entourage.

— Vous êtes fatiguée ? interrogea madame Lémincé.

— Il fait si chaud !

— Pauvre chère madame, que vous êtes donc délicate ! continua la bonne âme d'un air de pitié douteuse.

Et mentalement elle ajouta avec dépit :

— Voilà encore qu'on viendra relancer Aristide aujourd'hui pour soulager cette dolente personne... et je le connais, il y courra comme au feu.

La messe était finie, on amena le cheval du maréchal, qui se mit en selle et fit défiler tout le corps d'armée : l'infanterie par bataillons en masse, la cavalerie par escadrons au trot.

Quand le défilé toucha à sa fin, il y eut un gracieux salut échangé entre un beau plumet tricolore et une mignonne plume blanche.

Puis l'éparpillement général commença et ce fut, dans la vaste plaine, un foisonnement indescriptible d'hommes et de chevaux.

Berthe, tenant sa fille par la main et s'appuyant de l'autre au bras de madame Lémincé, revint lentement au Petit-Mourmelon, si lentement même que ce ne fut qu'à ce détail qu'elle dut de ne point heurter encore sur sa route les yeux pleins de colère et de dédain de la comtesse de Curnil.

 

VII

La journée du lundi fut employée par madame de Lestenac et la comtesse, accompagnées d'Antonin, à visiter le camp baraqué, la 3e division, le campement de l'artillerie, les écuries en plein vent de la cavalerie, les bâtiments de la manutention, le petit railway qui permet de distribuer les vivres et les rations de fourrage aux divers corps avec une grande célérité.

Le mardi, elles firent une longue promenade en voiture sur la voie romaine, visitèrent les environs, les trouvèrent médiocres, et rentrèrent fatiguées.

Le mercredi, il pleuvait. La comtesse ne songea point à aventurer son pied de patricienne dans la craie délayée des routes.

Un peu lasse du papotage vide et brillant de madame de Lestenac, elle prétexta un léger mal de tête et resta enfermée dans sa petite chambre avec des journaux de l'avant-veille.

Son fauteuil était dur, sa table branlait, sa fenêtre manquait de persiennes ; elle opina que le camp de Châlons n'était pas du tout un séjour agréable, et s'assoupit de désœuvrement et d'ennui.

Le soir, son fils la rejoignit. Elle enfourcha son grand cheval de bataille et parla mariage.

Antonin l'écouta avec ce calme qui naît du respect voulu et de l'indifférence ressentie.

Tandis qu'emportée par ce thème favori, elle énumérait les avantages d'une union avec mademoiselle Zoé de Blévillard, il se demandait si son futur ménage, à lui, serait agité comme celui de ses parents, tyrannique comme celui des Lémincé, intermittent comme celui des Lestenac, ennuyeux enfin comme ceux de plusieurs de ses amis.

Et il concluait que, n'apportant aucun enthousiasme à cet acte grave, rien ne pressait de l'accomplir si promptement.

— Mais, mon cher Antonin, dit la comtesse impatientée de son mutisme, à voir ton air incrédule, on te dirait beaucoup moins sûr que moi des mérites de mademoiselle Zoé.

— Hum ! ma mère, fit-il avec un sourire discret, je sais par les confidences d'un ami, fort beau garçon du reste, et aimable !... que cette jeune personne aime furieusement à monter à cheval et à battre les campagnes le matin, en compagnie de charmants cavaliers.

— Quelle calomnie !... imagines-tu que sa mère, en femme sensée, autoriserait de telles imprudences ?

— Oh !... la raison de sa mère !... ne parlons pas, voulez-vous, de la raison de madame de Blévillard !

— Mon Dieu ! Antonin, quelle mauvaise langue tu fais ce soir.

— Cette disposition chagrine prouve tout simplement mon manque absolu de vocation.

— C'est un tort.

— C'est un symptôme dont il faut tenir compte, voilà tout.

— Très-bien ; mais en attendant que votre symptôme se dissipe ou s'affirme, mademoiselle de Blévillard trouvera un autre épouseur.

— C'est la grâce que je lui souhaite ! fit le jeune homme en étouffant un léger bâillement

La comtesse eut un mouvement d'humeur.

— Tu es un enfant, reprit-elle d'un ton de pitié grondeuse, et un enfant versatile encore. Je te trouve de glace pour une belle héritière, séduisante, sage, et me souviens de t'avoir vu de flamme pour. pour qui ne le méritait certes pas.

Antonin se dressa sur ses pieds, et d'une voix émue :

— Ne touchez pas au passé, mère, je vous en supplie... c'est déjà bien assez, croyez-moi, que son souffle passe par instant entre nous.

— Ah ! fit-elle avec un rire amer... ce souffle t'agite encore !... serait-ce par hasard que le visage de revenant que j'ai entrevu dimanche se serait rencontré sur ta route ?

Antonin jeta un regard effrayé sur les murs de planches qui, dans cette bienheureuse maison Nicolle, avaient non-seulement des oreilles, mais pouvaient même avoir des yeux.

Il prit la main de la comtesse qu'il baisa câlinement, comme pour apaiser en elle la velléité de reproches ou d'allusions.

— Pas un mot de cela, chère mère, dit-il avec prière ; vous n'avez rien vu, je n'ai rien rencontré ; j'épouserai qui vous voudrez, quand vous voudrez... c'est-à-dire plus tard ; quand vous serez bien réinstallée à Paris, nous en causerons, je vous le promets.

— Mon pauvre enfant, dit-elle en suivant ce nouvel ordre d'idées, ce sera bientôt alors, car je crains bien de ne pouvoir rester longtemps avec toi. on manque de tout ici, vois-tu.

— Je ne le sens que trop, et je n'ose pas insister pour prolonger votre chère présence aux dépens de votre bien-être et peut-être de votre santé.

Ce fut dit gentiment, avec une petite hypocrisie filiale dont elle fut dupe.

Elle attira la tête bouclée de son fils contre ses lèvres, le baisa au front avec cette tendresse maternelle que rien n'imite et que rien ne supplée, puis, le repoussant doucement :

— Allons, va-t'en, dit-elle, il est tard ; je vais essayer de dormir dans ta cabane que le vent ébranle.

— Puisse-t-il vous bercer doucement celte nuit, mère.

Elle lui fit encore un geste affectueux et le regarda partir. Quand son pas eut cessé de retentir sur l'escalier sonore, elle renversa sa tête dans son fauteuil et murmura d'un air rêveur :

— Que vient donc faire ici cette femme que j'ai vue dimanche ?... j'aurais dû m'informer..., car si elle avait l'audace... ; ces dangereuses personnes ne désespèrent jamais de rien. Enfin !... il faut marier Antonin, et tout de suite encore. Cette apparition ne présage rien de bon... Qui sait ?... Il serait capable, mon pauvre garçon, de retomber dans les filets de mademoiselle Berthe Lenoble.

Le jeudi, madame Aurélie Lémincé, qui avait pertinemment appris, par les racontars de son ordonnance et de la mère Nicolle, que la dame du premier n'était pas sortie de sa chambre la veille, se trouva sensiblement blessée de l'abstention absolue dans laquelle la comtesse se renfermait à son égard.

À peine daignait-elle lui adresser un salut en la croisant dans l'escalier, tandis que madame de Lestenac, plus heureuse, était favorisée de sa fréquente société.

M. Lémincé, aigrement interpellé sur le plus ou moins de convenance d'une visite de bon voisinage de la comtesse à sa femme, répondit avec insouciance que madame de Curnil ne devant passer qu'une semaine au camp, il ne s'étonnait guère de cette réserve.

— Vous voilà bien, Aristide ! s'écria madame Aurélie avec feu ; on est malhonnête avec votre femme, et vous ne vous en troublez pas le moins du monde.

— Mais, ma chère amie, je ne trouve pas...

— Vous ne trouvez rien.

— Cependant...

— Au camp, on est forcément réunis, obligés à des concessions. Cette maison est un petit phalanstère. On me manque d'égards, vous dis-je !

— Au fait, c'est possible, mais...

— C'est sûr. Ah ! Aristide ! si c'était, au lieu d'une douairière, une jeune femme dont la présence pût apporter quelque distraction dans votre intérieur...

— Oh ! ce n'est qu'un oiseau de passage...

— Vous auriez certainement été le premier à désirer cette démarche... à la provoquer même.

— Allons ! une imagination nouvelle à présent !

— La vérité tout simplement. C'est inimaginable le prestige qu'exerce sur vos sensations un frais minois très-avenant !.. ou bien encore et surtout une belle figure pensive, madame Aubépin par exemple...

— Je t'en prie, Aurélie...

— Non, non, il faut que je vous le dise. Voilà déjà longtemps que cela m'exaspère. Elle est bien jolie et bien triste, cette petite femme-là !

— Sans doute, qu'y puis-je faire ?

— Vous vous obstinez, en outre, malgré elle, malgré son mari, à vouloir la faire passer pour très-malade.

— Je t'assure qu'elle l'est.

— Et le nom de ce mal, dont personne, sauf vous, ne se doute ?

— C'est une sorte de fièvre lente, dont je m'efforce de suivre les symptômes bizarres.

— Et c'est sans doute pour les étudier de plus près que vous trouvez journellement dix prétextes pour monter chez elle.

— Dix !... oh !

— Dix : j'ai compté. Il faut successivement aller prendre de ses nouvelles, lui monter le journal, réclamer le dernier numéro de la Revue scientifique, appeler Bébé, le reconduire... que sais-je, moi ?

— Ce sont des relations d'amical voisinage.

— Dites que c'est une affreuse promiscuité que nous devons à cet abominable camp !

— Ma chère amie, si tu voulais être raisonnable.

— Vous vous modérerez, Aristide, vous vous modérerez !.. ou je serai contrainte de vous laisser seul ici.

— Voyons... ma petite Aurélie !

— Laissez-moi !... oh ! que c'est bien ça les hommes ! Ils s'imaginent tout réparer avec un baiser.

— Non, mais...

— Laissez-moi !... ou je crie !...

M. Lémincé recula de trois pas.

Madame Lémincé, furieuse d'être si vite obéie, lui lança un regard écrasant et sortit avec majesté.

Le terrain avait séché depuis la veille. Le champ de blé ouvrait devant elle sa perspective verte, bornée par les silhouettes grêles des pins.

Madame Aurélie entra dans le sentier, et l'arpenta rageusement, tout en décapitant les hautes têtes de l'ivraie qui dépassaient les épis.

Peut-être, en s'en prenant aux innocentes plantes, s'imaginait-elle flageller son mari, madame Aubépin ou la comtesse, les trois objets de son dépit jaloux.

Une ombre, marchant en sens inverse, s'allongea sur le blé, venant à sa rencontre.

Elle leva les yeux : c'était la comtesse seule, ennuyée, que l'air frais et la verdure avaient séduite.

Le sentier était étroit ; madame Aurélie sentit immédiatement qu'elle ne reculerait pas d'une ligne pour livrer passage à l'étrangère.

Les deux femmes marchaient l'une sur l'autre : la première avec une volonté bien arrêtée de ne pas céder, la seconde avec une superbe insouciance.

Cela rappelait un peu la fable des deux chèvres se heurtant sur un pont.

Elles se regardaient fièrement, la comtesse commençant à trouver impertinente cette obstruction complète du seul chemin praticable.

Elle releva légèrement sa robe, et tenant un de ses pieds suspendu sur le bord du sentier :

— Madame, dit-elle, voulez-vous bien m'indiquer à qui appartient ce champ de blé ?

— Puis-je connaître le motif de cette question, madame ? riposta madame Aurélie.

— Parce qu'avant de me résigner à gâter la récolte, je désirerais apprendre à qui je devrai tenir compte du dégât.

— Ce champ appartient à la maison Nicolle

— Ah ! s'il appartient à mon propriétaire, je me risque.

Ce disant, le comtesse entra carrément jusqu'aux genoux dans les blés, et y marcha avec autant d'aisance que sur une route carrossable.

Ce sang-froid exaspéra madame Lémincé.

— Je dois cependant vous prévenir, madame, reprit-elle, qu'un arrêté municipal, attribuant aux soldats les dégâts commis dans le pays, on pourrait faire payer à ces pauvres diables ceux dont vous vous rendez coupable.

— Ceci devient d'une gravité exceptionnelle ! fit paisiblement la comtesse en reprenant pied sur le sentier après avoir dépassé son adversaire.

— Au moins, vous voici prévenue.

— Je chargerai au besoin le lieutenant de Curnil, mon fils, d'arranger cette importante affaire.

— Eh quoi ! madame, ce serait la comtesse de Curnil que j'aurais eu le malheur de décider à entrer dans les récoltes du voisin ?

— Mon Dieu ! oui. Puis-je à mon tour, sans indiscrétion, m'enquérir du nom d'une personne qui parait si fort versée dans les questions de préséance et de municipalité ?

— Madame Lémincé.

— Notre voisine ?

— En vérité, madame, vous en étiez-vous donc aperçue ?

— Teniez-vous vraiment, madame, à la visite d'une vieille femme qui vient au camp pour le traverser, embrasser son fils et repartir ?

— Madame de Lestenac, par le soin jaloux qu'elle prend d'accaparer tout votre temps, nous disposait à attacher un grand prix à la faveur dont elle jouissait.

— Vous doublez mes regrets, madame, d'avoir fixé à une semaine seulement mon séjour au camp ; car je ne puis espérer de trouver dans la soirée, consacrée à l'arrivée de l'empereur, ni dans la journée de demain, prise tout entière pour une grande manœuvre, le temps de continuer une relation si pittoresquement ébauchée aujourd'hui.

Les deux femmes, satisfaites de cette ironique escarmouche, se saluèrent et continuèrent leur promenade, l'une vers le petit Lois, l'autre vers la maison.

— Ma chère belle, dit la comtesse à madame de Lestenac qui venait au-devant d'elle, vous ne m'aviez pas prévenue qu'on était exposé, dans ce champ de blé, à marcher sur des hérissons.

Madame Lémincé fit toute seule le tour du bois de pins, rendez-vous délaissé de la petite colonie.

Il semblait, à voir l'abandon où il était, qu'un vent de trouble et d'inquiétude eût passé sur tous les membres de cette société, si unie naguère.

Berthe, depuis l'arrivée de la comtesse de Curnil, s'était bien gardée de quitter son appartement, où elle se disait retenue par une migraine persistante, contre laquelle les panacées du docteur étaient impuissantes.

Il avait fallu l'ordre exprès de son mari pour la contraindre d'assister à la messe du camp le dimanche précédent, et quelle émotion n'y avait-elle pas éprouvée !

Elle confiait ses enfants à Lambert pour les promenades de quelque durée, et les surveillait ensuite de sa fenêtre.

M. Aubépin, sombre, silencieux, observateur, rentrait du camp de bonne heure, y remontait tard, ne parlait plus de pêche, et se faisait l'ombre de sa femme.

Rien cependant n'avait éveillé une troisième fois ses défiances.

M. de Gurnil n'apparaissait qu'une fois le jour à la maison Nicolle, à l'heure où les exercices du 204e n'étaient pas encore terminés, s'enfermait avec sa mère ou l'emmenait, en compagnie de madame de Lestenac, faire quelque excursion dans le camp.

Le jeune homme, depuis qu'il craignait de rencontrer Berthe, n'affrontait pas sans une émotion secrète ce petit escalier étroit, tournant et obscur, duquel il s'exposait à voir surgir subitement le fantôme de sa jeunesse.

Il avait dû beaucoup l'aimer et beaucoup souffrir, car le seul nom de cette femme appelait sur ses traits une expression de douleur et de colère.

Et son front se colorait quand il passait devant cette porte fermée derrière laquelle on entendait parfois la douce voix de Berthe parler à ses enfants.

C'était un supplice pour lui que les indiscrétions involontaires de la maison de planches, qui laissait filtrer entre les murailles les caprices enfantins, les emportements paternels, les sages réprimandes maternelles.

Il est vrai que les mêmes causes acoustiques lui apportaient les jalouses fureurs de madame Aurélie, les soumissions absolues de M. Lémincé, les colloques mystérieux de Louise et du chapeau bleu-impérial, et, parfois, le persiflage de l'infortuné Flavien de Lestenac, qui ne trouvait pas toujours où s'asseoir au milieu des caisses ouvertes, des robes dépliées, des rubans déroulés, des boîtes de fard, des flacons d'essences et des romans.

Ce fut ce même jeudi soir que l'empereur et le jeune prince firent leur entrée à la gare du Petit-Mourmelon, d'où il furent escortés, entre un double rang de troupes, par tout l'état-major du maréchal, jusqu'au quartier impérial.

Les dames de la maison Nicolle, sauf Berthe, assistèrent à cette arrivée, dont madame de Lestenac ne parut pas très-satisfaite. Elle était pourtant jolie à plaisir, habillée comme un charme, si bien placée pour attirer tous les regards, et pourtant son front resta sérieux et sa lèvre boudeuse.

Il est vrai de dire qu'elle ne reconnut pas un seul visage de connaissance parmi tous les plumets tricolores qui s'agitaient avec empressement autour de l'empereur, et que cette absence regrettable dut influer désagréablement sur les nerfs de la jolie femme.

Au retour, M. de Lestenac en fit l'épreuve sur lui-même. On le trouva exigeant, difficile, gênant, bruyant, insoutenable.

Il agit en mari philosophe, céda, se tut, et se retira sous sa tente. Seulement, avant d'atteindre le campement du 204e, il traversa celui des chasseurs, s'arrêta devant la tente d'Antonin et passant sa tête par l'ouverture :

— Curnil, dit-il, votre mariage marche-t-il ?

— Couci-couci.

— Alors, tout n'est pas désespéré ?

— Pas encore.

— Eh bien, résistez, mon ami, résistez à l'invasion des Blévillard dans votre vie privée.

Et, sans plus d'explications, il s'en fut à grandes enjambées, laissant Antonin ahuri de cette apparition.

 

VIII

Le vendredi, de bonne heure, deux voitures vinrent se ranger devant la maison Nicolle, attendant visiblement les dames de céans.

L'une était une calèche de bonne mine, à grands frais venue de Châlons pour la circonstance, que le lieutenant de Curnil envoyait à sa mère et et à madame de Lestenac pour les conduire à la grande manœuvre.

L'autre, qui avait dû être un break présentable, avait subi de nombreuses avaries et supporté de longs services.

Sa caisse n'avait plus qu'une couleur indistincte, et ses coussins, d'une maigreur peu rassurante, offraient un spectacle assez lamentable.

Tel quel, c'était tout ce que le Grand-Mourmelon avait pu fournir, sur les réquisitions pressantes et monnayées du docteur Lémincé.

Madame Aurélie ayant déclaré vouloir assister à la manœuvre, son mari s'était décuplé. Il avait demandé, cherché, trouvé, payé et fait amener aux ordres de madame ce trop prosaïque équipage.

Le capitaine Aubépin avait engagé Berthe à jouir également de ce spectacle mouvementé.

Elle avait refusé doucement, fermement, assurant n'en avoir aucune curiosité, quand la petite Marie, tout en pleurs, supplia son père de l'y conduire, avec des caresses irrésistibles et des mines désolées.

Celui-ci, qui ne savait pas résister à la chétive et câline créature, signifia aussitôt à Berthe qu'elle eût à s'occuper de la toilette de sa fille, car, certainement, elle la conduirait le lendemain à la grande manœuvre présidée par l'empereur.

Berthe connaissait de longue date l'inutilité de la résistance. Elle eut un triste sourire, remercia son mari de vouloir bien procurer ce plaisir à Marie, et sauva, par ce subterfuge, sa dignité maternelle compromise devant l'enfant.

Et pourtant, que d'agitation, que de trouble dans son cœur ! Quel effroi d'affronter encore en public ceux par qui elle avait souffert ! tandis que ses mains distraites chiffonnaient la ceinture de Marie.

M. Aubépin s'était mis immédiatement en quête d'un véhicule. Les voitures étaient fort rares, à cette époque, dans ces parages, et tout ce qui n'était pas positivement charrette ou tombereau s'enlevait pendant le séjour impérial.

Il s'y était pris tard, il ne trouva rien.

M. Lémincé, que le hasard rendit témoin de sa déconvenue, eut un élan de bonne camaraderie, qu'il devait payer ensuite par une semaine de reproches, de larmes et de transports jaloux.

Il offrit à madame Aubépin une place dans le fameux breack qu'il avait eu le talent de procurer à sa femme.

Le capitaine accepta avec enthousiasme, Berthe avec résignation.

Madame Aurélie, à cette imprudente proposition, leva sur le téméraire un œil chargé d'éclairs ; mais elle savait vivre, et maîtrisa suivant les convenances son vif mécontentement.

Le torrent, retenu dans ses digues, les rompit dès que le ménage se retrouva en tête-à-tête.

Ah ! ce fut une terrible soirée pour le chirurgien-major du 204e !

Enfin, comme les plus furieux débordements des torrents déchaînés ont des limites, tout s'arrangea, ou à peu près, entre M. Lémincé et sa femme, qui voulut bien promettre, après plusieurs heures de lutte, de ne pas faire chèrement payer à Berthe sa jeunesse, sa beauté et son voisinage.

Mais qui eût vu dans ce moment le sourire vipérin de madame Aurélie ne se serait pas senti trop rassuré sur les incidents probables de cette promenade forcée.

Le breack attendait. Madame Lémincé et madame Aubépin prirent place dans le fond, Marie et Bébé en face d'elles.

La robe de soie bleu ciel de madame Lémincé s'étendit comme un voile splendide sur les coussins éraillés.

Les toilettes blanches des enfants, leurs têtes bouclées, leurs rires éclatants, firent l'ornement de cet équipage vulgaire, dont la belle tête grave et penchée de Berthe était la vivante poésie.

Le breack s'ébranla et disparut avant que madame de Lestenac, toujours en retard pour sa toilette, eût répondu à l'appel impatient de la comtesse.

Louise, non sans y mettre le temps, avait paré sa charmante petite personne d'une robe d'alpaga blanc toute zébrée de guipure noire, qu'une rotonde de dentelle voilait à demi.

Le plus mignon des chapeaux parisiens, -- un nid d'oiseau qu'ombrageait une rose moussue, -- posé en équilibre sur ses sourcils, donnait à sa physionomie piquante un attrait tout particulier.

Involontairement sans doute, en procédant à cette toilette, Louise se dit que l'état-major du maréchal serait là, tout entier cette fois, et qu'il s'agissait de ne pas déchoir dans le souvenir d'un certain plumet tricolore.

La comtesse, toute de noir vêtue, une voilette abaissée sur ses boucles grisonnantes, avait fort grand air dans la calèche, à côté de cette coquette apparition mondaine égarée dans les réalités brutales du camp de Châlons.

Le spectacle d'une grande manœuvre offre un attrait positif, un intérêt saisissant, aux personnes mêmes que l'art militaire laisse d'ordinaire indifférentes.

C'est, en effet, la représentation fidèle, minutieuse de la guerre, avec ses marches, ses engagements, son bruit, son ardeur, ses défaites, ses victoires.

Il n'y manque que le sang, les cris, les horreurs inséparables de ces terribles luttes humaines.

La plaine est vaste, belle, découverte. Des hauteurs où les curieux se groupent on voit l'armée, divisée en deux corps ennemis, s'ébranler suivant un plan tracé à l'avance, prendre les positions convenues ; on voit ces deux corps déployer leurs lignes de bataille, et, au premier signal du canon, marcher l'un vers l'autre, ouvrir le feu l'un sur l'autre avec des alternatives de succès et de revers !

Le breack, arrivé de bonne heure, avait été conduit et arrêté du côté de Suippes, sur une petite éminence qui dominait une vaste étendue de terrain baigné d'un beau soleil matinal.

Madame Aurélie, très-attentive, et Berthe, fascinée malgré elle par cet immense déploiement de troupes, suivaient, au moyen d'excellentes lorgnettes, tous les mouvements de l'ennemi.

Débouchant d'un petit bois, il venait d'attaquer brusquement l'aile gauche de l'armée française.

Les tirailleurs répondirent au feu et se retirèrent sur leur ligne de bataille, tandis qu'un régiment de chasseurs à cheval chargeait en fourrageurs avant de regagner l'aile gauche.

Toute la ligne étant démasquée, le feu de deux rangs commença. Ce fut alors dans la grande plaine, un grondement prolongé, un roulement incessant, une fumée qui enveloppa de son réseau blanchâtre amis et ennemis.

— Ah ! mon Dieu ! on ne voit plus rien ! s'écria madame de Lestenac d'un ton de regret.

La calèche était en ce moment à l'extrémité opposée de l'éminence où le breack stationnait.

— La fumée ne fait que s'accroître, au contraire, répondit paisiblement la comtesse.

— Pourvu que ces enragés tirailleurs ne tiraillent pas sur nous. oh ! j'en tremble !

Ce cri de détresse, accompagné du plus éloquent des regards, ne fut pas perdu pour un groupe d'officiers dont les chevaux impatients piaffaient à quelques pas de la calèche.

Dans ce groupe et le dominant, se balançait à la brise un superbe plumet tricolore.

D'un coup d'œil, Louise l'avait reconnu, aucun autre plumet n'ayant cette désinvolture pimpante.

Le plumet tricolore avait aussi de la mémoire, et retrouva joyeusement, sous le nid d'oiseau ombragé d'une rose moussue, le spirituel minois qui, depuis la messe du camp, lui trottait dans la cervelle un peu plus que de raison.

Il avait tout à point un quart d'heure de loisir, les aides de camp devant attendre un certain temps, à ce poste, le moment de porter, à telle ou telle division, un ordre du maréchal.

Il s'approcha aussitôt, plumet bas, de la calèche, pour rassurer ces dames avec d'autant plus de facilité que leur terreur était des plus légères, si tant est même qu'elle existât.

Il se mit à leur disposition pour leur expliquer les divers mouvements de l'armée ; or, comme Louise, se gardant bien de laisser échapper une occasion si précieuse, voulait tout comprendre et tout se faire dire en détail, nous laissons à penser l'échange de courtoisie et de grâces mignonnes qui se fit entre la calèche et le cavalier.

Le plumet tricolore, -- qui avait vingt-cinq ans, de grands yeux, de blanches dents et une folle moustache brune, -- élucida très-clairement et très-complaisamment l'immense logogriphe que l'armée posait dans la plaine.

Cette première partie de la manœuvre fut, du reste, on ne peut plus brillante.

Louise, oubliant le lieu de la scène, eût volontiers applaudi comme au Cirque.

Puis, de nouveau, elle braqua sa lorgnette sur la plaine, où l'engagement continuait.

L'ennemi paraissait ébranlé : la première ligne s'avança pour enlever un petit bois, à l'abri duquel il se reformait.

Madame de Lestenac ne put s'empêcher de trembler un peu « pour ces pauvres ennemis ! »

Mais lorsqu'elle aperçut « ces pauvres ennemis », plus nombreux qu'on ne le supposait, déboucher inopinément du bois et repousser leurs adversaires, elle s'apitoya bien plus fort encore sur ces derniers, « si braves et si imprudents ! »

En effet, le plumet tricolore fut obligé d'en convenir, c'était une retraite qu'on avait alors sous les yeux.

La deuxième ligne se formait en carré pour permettre à la première, fort compromise, de regagner ses premières positions.

Un cavalier d'ordonnance du maréchal vint, bien mal à propos, interrompre une description brillante du jeune officier d'état-major.

Il s'agissait de porter un ordre pressant à une brigade de cavalerie de réserve, défilée derrière un pli de terrain.

Il fallut, bon gré mal gré, -- mal gré surtout, -- se séparer de son auditoire sympathique, saluer du regard et du sourire, et galoper ventre à terre dans la direction indiquée.

La fumée odieuse et grandissante, que le vent poussait capricieusement, déroba bientôt aux yeux attristés de Louise l'élégant plumet tricolore.

La jeune femme se retourna seulement alors vers sa compagne, qu'elle avait à peu près totalement oubliée, dans l'entraînement de la conversation.

La comtesse, rêveuse, renversée sur les coussins, un pli ironique aux coins des lèvres, se demandait avec une certaine inquiétude si mademoiselle Zoé de Blévillard était aussi coquette que sa sœur.

Moins d'un quart d'heure après le départ de l'officier d'état-major, le résultat de sa mission devint visible, même pour les curieuses inexpérimentées de la calèche.

En effet, la cavalerie de réserve, prenant désespérément l'offensive, s'élança pour charger en ligne, diversion heureuse qui permit à l'armée française d'interrompre sa savante retraite, de se reformer, de faire une volte-face et de recommencer le feu.

Cette fois les rôles étaient changés, et l'ennemi, abandonnant le terrain, se résolut à une retraite honorable et définitive.

La grande manœuvre était terminée.

Aussitôt les voitures qui fourmillaient dans la plaine s'éparpillèrent dans diverses directions.

Tous les chemins qui menaient aux deux Mourmelons ou dans les villages environnants en furent littéralement couverts.

Dans celui que l'empereur devait parcourir pour regagner le quartier impérial, l'affluence des étrangers était indescriptible,

Le breack et la calèche, partis du même point et aboutissant au même but, avaient eu jusqu'alors la chance favorable de ne point se rencontrer.

Au coude d'une route, ils se croisèrent tout à coup.

Berthe sentit sa tête tourner et ferma les yeux.

Tout allait bien cependant.

Au milieu des chevaux, des grelots, des cochers qui s'injuriaient, des toilettes criardes, le breack modeste passait inaperçu.

Berthe, qui n'osait regarder autour d'elle, comprit vaguement que le danger s'éloignait et respirait déjà. Quelle erreur !

Un régiment de lanciers, qui regagnait son campement par le plus court chemin, envahit brusquement la route et força les deux voitures à s'arrêter côte à côte.

Madame de Lestenac, fidèle à la recommandation d'Antonin, avait tourné bien des difficultés ; mais celle-ci ne pouvait plus être évitée.

En femme avisée, elle riva ses yeux au schapska d'un officier de lanciers et ne les en détourna plus.

La comtesse contemplait distraitement les petits oriflammes qui dansaient et se tordaient au bout des lances des cavaliers.

Cela ne faisait pas du tout l'affaire de madame Lémincé, qui voulait obliger madame de Lestenac à ne pas la renier devant sa noble amie.

Elle fit un signe amical qui ne parut pas être remarqué.

Cette insouciante préoccupation, à laquelle elle restait étrangère, exaspéra la vindicative personne qui, se penchant hors du breack, demanda de sa voix de crécelle :

— Comment allez-vous, chère madame de Lestenac ?

Force fut à Louise de détourner la tête.

— Je vous remercie, madame, à merveille, répondit-elle avec un sourire froid.

Ce n'était pas assez pour l'amour-propre de-madame Aurélie. Elle avança sa longue main d'une façon si empressée que Louise, dépitée, ne put moins faire que d'y mettre la sienne.

Elle eut quelque peine à la retirer, tant l'étreinte fut chaude.

Dans ce moment, les yeux de Louise rencontrèrent les yeux effrayés de Berthe, et les deux femmes échangèrent, sans parler, un salut affectueux.

La comtesse fit un bond sur les coussins.

Le cocher du breack, voyant un espace vide entre deux escadrons de lanciers, en profita pour traverser la route.

Ce ne fut cependant point assez vite pour empêcher la voix dure et méprisante de la comtesse d'arriver aux oreilles des deux femmes.

Celte voix disait :

— Comment ! chère madame ! vous saluez cette créature ?

IX

Cette créature !...

Berthe ne pouvait pas devenir plus livide, mais ses traits exprimèrent une souffrance inouïe et ses doigts crispés se serrèrent involontairement autour de Bébé endormi qu'elle tenait sur ses genoux.

L'enfant s'éveilla en jetant des cris.

Madame Aurélie avait distinctement entendu, sinon distinctement compris, cette inqualifiable apostrophe.

Son œil perçant, qui semblait fouiller dans l'œil égaré de Berthe, laissait luire une joie méchante entre ses cils noirs.

La situation se compliquait, et la bonne âme était bien satisfaite.

Le gros secret, que cette jolie et sentimentale personne cachait si bien, finirait par s'élucider, et force serait à M. Aristide Lémincé d'ouvrir les yeux sur les mérites réels de sa protégée.

Quelle joie ! quel triomphe ! de lui prouver qu'elle ne valait ni plus ni moins qu'une de ces femmes déclassées qu'on ne peut pas saluer !

Quelle vengeance raffinée de lui redire mot à mot les flétrissantes paroles dont madame de Curnil, une femme austère, une grande dame, n'avait pas craint de se servir pour qualifier madame Aubépin !

Le breack s'arrêta devant la maison Nicolle ; les deux dames descendirent avec précipitation.

— Vous paraissez souffrante, dit madame Aurélie, avez-vous besoin de mes services ?

— Je n'ai besoin de rien..., de rien absolument, répondit Berthe.

Elle prit son fils dans ses bras, et, sans même songer à remercier sa compagne, s'enfuit en entraînant Marie.

— Femme coupable ! murmura madame Aurélie en la voyant disparaître.

Ce fut seulement quand la porte de Berthe fut refermée, que la femme du docteur rentra chez elle et essaya de calmer son agitation par les soins ordinaires de son intérieur.

Elle entendait au-dessus de sa tête les sauts joyeux des enfants et les pas traînants de leur mère, et ce bruit si simple montait ses nerfs à un diapason formidable.

Elle prit un livre. C'était la Revue scientifique, la lecture favorite du docteur.

Entre les pages se montrait la corne indiscrète d'un billet. Madame Aurélie reconnut l'écriture de son mari.

L'excellent homme, ami autant que médecin, traçait une ordonnance où la santé morale le préoccupait plus encore que la santé physique.

Il entremêlait les formules du Codex de conseils affectueux et recommandait le calme d'esprit après les pilules de valériane.

Il n'y avait pas d'adresse au dos de l'ordonnance, mais madame Aurélie ne s'y trompa pas.

Cette attention du docteur, ce détail sans importance, prit dans son esprit prévenu les proportions d'un grief colossal.

Aristide était le médecin, l'ami, le confident..., où s'arrêterait-il dans cette marche ascendante ?... On va si loin et si vite avec les femmes qui ont un secret.

Elle froissa l'ordonnance d'abord, la réduisit en miettes ensuite, et se donna enfin le plaisir d'en semer les débris sous ses pieds.

Que les femmes jalouses lui soient indulgentes.

La calèche ne revenait pas. Flavien l'avait rejointe après la grande manœuvre et avait emmené tout son monde, Antonin et quelques camarades compris, déjeuner à Bacône, dans une auberge villageoise qui jouissait d'un certain renom culinaire.

Le capitaine Aubépin et le docteur rentrèrent seuls à la maison Nicolle.

Lorsque leur pas résonna dans la cour, madame Aurélie, dont la porte était restée entre-bâillée, l'ouvrit vivement et s'avança vers eux avec un visage mystérieux et troublé.

— Pardonnez-moi de vous retenir une minute, mon cher capitaine, dit-elle, je suis encore toute bouleversée...

— En effet, tu as mauvaise mine, dit le docteur.

— Je voudrais seulement vous prévenir. cette pauvre femme doit être à demi morte...

— Qui cela ?

— L'impertinence de certaines personnes est vraiment inouïe !.

— Qu'y a-t-il donc ? dit le capitaine étonné.

— Une chose inimaginable.

— Mais laquelle ?

— Je vous recommande bien des ménagements en abordant votre chère femme... elle est moins forte que moi.

— Ma femme !...

— Oh ! je vous en supplie, messieurs, du calme.

— Au moins faut-il savoir, madame, ce que vous voulez dire.

— C'est une infamie !

— Contre qui ?

— Je n'oserai pas vous raconter..., mon Dieu !

— Commise par qui ?

— Je suis sûre que vous allez vous enlever !... non... je veux seulement vous avertir... pour que vous ne soyez pas trop étonné de l'affliction où doit être votre femme.

— Voilà la seconde fois que vous prononcez son nom, madame, expliquez-vous, je vous en prie.

— Elle a refusé mes soins... mais elle était si pâle... si pâle..,

— Allons-y bien vite, exclama le docteur.

— Oui, dès que madame m'aura fait comprendre ce qui a pu peiner et troubler madame Aubépin, fit le capitaine d'un ton bref.

— Moi, monsieur, je suis courageuse, et forte de ma conscience d'ailleurs..., et quand une insulte passe sur ma tête, elle ne me touche pas. ; mais une jeune femme timide...

— Une insulte ? On vous a insultées ?

— Une des deux personnes que portait le breack, oui, capitaine. Est-ce moi ? est-ce madame Aubépin ?. Mon cher Aristide, gardez votre sang-froid, je vous en supplie.

Le docteur était plus surpris qu'alarmé. Quelque chose de contraint, dans le trouble douteux de sa femme, le rassurait à certains égards.

Il connaissait madame Aurélie, et savait bien que d'autres fureurs, d'autres indignations, lui étaient familières dans des cas moins graves.

— Quelque propos de soldat ivre ? dit-il.

— Propos de grande dame réfléchie, répliqua t-elle.

Le capitaine se rapprocha, et d'une voix brève :

— Quel est ce propos ? vous en avez dit assez pour me donner le droit d'exiger le reste.

— Écoutez, dit-elle tout à coup ; aussi bien ces choses-là ne doivent pas rester impunies.

— Oui, dites.

— Nous passions en voiture près de celle qui renfermait madame de Lestenac et la comtesse de Curnil.

— Ah ! les Curnil toujours ! grinça le capitaine.

— Nous échangeâmes un salut avec notre jeune voisine de Lestenac, et c'est alors que la comtesse s'est écriée... Aristide, soyez calme !

— S'est écriée ?

— Assez haut pour être entendue de nous et de bien d'autres : « Quoi ! vous saluez cette créature ! »

— Aurélie ! tonna le docteur en saisissant le bras de sa femme.

Elle se dégagea doucement.

— Cher ami, réfléchissez que la comtesse ne me connaissait absolument pas... ce serait, dans ce cas, une erreur de mémoire.

— La comtesse ne connaît aucune de vous... c'est de la folie... de la folie !... balbutia le docteur effaré.

— C'est ce dont il est facile au capitaine Aubépin de s'assurer, insinua madame Aurélie ;... si sa femme est en état de lui répondre. Une telle parole peut tuer une honnête femme !

Le capitaine n'entendait plus. Il gravissait huit par huit les marches, et entrait comme un ouragan dans la chambre de Berthe.

Madame Aurélie jeta ses deux bras au cou de son mari, et d'une voix suppliante :

— Aristide, murmura-t-elle tendrement, si tu m'aimes, tu ne donneras pas de suite à cette affaire... J'ai dû te le dire, car l'honneur de ta femme, c'est le tien ; mais tu sens bien, comme moi, n'est-ce pas, que cette épithète méprisante ne pouvait s'adresser à madame Lémincé.

Et doublement satisfaite, dans sa vengeance et dans sa jalousie, elle entraîna doucement son mari, qui ne demandait pas mieux que de se laisser calmer.

Berthe était étendue dans un fauteuil, la tête renversée, les bras inertes, les yeux ouverts, sans larmes.

Le capitaine vint droit à elle, et la secouant brusquement par le poignet :

— Est-ce vrai ? demanda-t-il.

Elle le regarda d'un air fixe, comme doivent regarder les spectres, et ne répondit pas.

Alors, bien loin d'appeler le docteur, il alla fermer soigneusement la porte, prit un siège, s'assit près, tout près de Berthe, et les yeux sur ses yeux, tenant ses mains, forçant en quelque sorte sa volonté indécise par l'énergie de la sienne :

— Répondez-moi, Berthe, dit-il ; en votre âme et conscience, est-ce à madame Lémincé, est-ce à vous, que s'adressait le mot flétrissant de la comtesse de Curnil ?

— Quoi ! déjà !... déjà, vous savez... ?

— Est-ce à elle ?

— Non, murmura l'infortunée.

Le capitaine devint pâle.

— Vous connaissez la comtesse du Curnil ?

— Je ne l'ai entrevue qu'une fois.

— Et d'où lui vient le droit de vous traiter publiquement comme elle vient de le faire ?

— D'une erreur.

— Grave ?

— Grave.

— Réparable ?

— Il est trop tard, fit-elle avec un geste découragé.

— Elle vous fera des excuses.

— Vous ne la connaissez pas.

— Alors, ce sera son fils.

— Son fils !... ah ! ne mêlez pas son fils en tout ceci.

— Je regrette de constater que ce souvenir vous est encore si précieux.

— Auguste !

— Je me tais, rassurez-vous.

— Je vous supplie d'attendre... de m'écouter... Aujourd'hui, je souffre beaucoup.

« -- Une honnête femme en mourrait  ! » murmura-t-il en se rappelant le dernier mot de madame Aurélie.

— Laissez l'insulte retomber sur l'insulteur.

— Non pas, s'il vous plaît. Mais vous, soyez calme ; je vais vous délivrer des enfants pour toute la soirée.

— Mon Dieu ! qu'allez-vous donc faire ?

— Ne vous en mettez pas en peine ; j'ai grand souci de mon honneur, moi ; mais cela ne fera pas tomber un seul cheveu de votre tête.

— Au nom du ciel, Auguste !...

— Il s'agit de régler un certain compte, M. de Curnil et moi ; le nôtre viendra plus tard, Berthe.

Sa voix était sèche, son œil dur. Il sortit sans rien ajouter.

Il appela les enfants, surveilla leur repas sans rien prendre lui-même, fit monter Lambert et lui ordonna de les amuser dans les champs le reste de la journée.

Puis, seul dans la seconde pièce, qui servait à la fois de salle à manger, de cabinet de travail et de débarras, il se laissa tomber sur une grande caisse, plongea sa tête dans ses mains et s'abandonna à la plus amère rêverie.

Il revit sa jeunesse vide, ses campagnes, ses garnisons, son arrivée à Paris, la rencontre qu'il fit dans une maison tierce d'une orpheline de vingt et un ans, belle, sérieuse, un peu triste même, dont la mélancolie s'expliquait par l'isolement.

Il l'avait remarquée, il l'avait aimée. Elle paraissait indifférente.

Pourtant, un jour, quand il lui fit offrir son nom et une position honorable, la froide statue avait paru s'animer.

Dans ses grands yeux pensifs, il s'alluma comme un rayon ; l'espoir d'échapper à la vie dépendante qu'elle menait chez son tuteur lui causa cette joie secrète connue seulement de ceux qui n'ont pas de demeure propre.

Elle accepta sa main.

Elle n'avait pour lui aucun enthousiasme, -- il s'en souvenait bien, -- mais aucune répulsion non plus.

Elle avait docilement accepté les devoirs nouveaux qui lui incombaient ; femme dévouée, mère tendre, elle ne s'était jamais plainte de la vie nomade qui lui était faite.

Son caractère était égal, peu communicatif, plutôt grave que gai.

Près d'elle, il avait été heureux, aussi heureux du moins qu'on peut l'être quand le soupçon de n'être pas aimé comme on aime soi-même vous mord parfois le cœur.

Et voilà qu'une série de petits faits, d'observations et de doutes, -- engrenage fatal, -- réveillait un passé qu'il n'avait pas connu.

Qu'y avait-il donc de douloureux, de mystérieux et de coupable dans ce passé de Berthe Lenoble, dont Berthe Aubépin ne parlait jamais ?

Il y avait un amour éteint.

Mais qu'avait été cet amour ? dans quelle région s'était-il maintenu ? et quelle gamme ardente et inavouable avait-il parcourue pour permettre à une femme du monde de laisser tomber sur une autre femme une épithète de mépris ?

Ces réflexions poignantes absorbèrent assez le capitaine Aubépin pour l'empêcher de remarquer le retour bruyant de la calèche et les adieux de Flavien de Lestenac, qui prenait congé à haute voix de Louise et de la comtesse.

Que lui importait grelots, gaieté, toilettes, plaisirs ?. tout cela ne se rapportait pas à sa pensée fixe : le passé de Berthe.

Cependant le bruit intérieur grandissait près de lui ; les soyeuses robes de femmes égratignaient le parquet ; on fermait la porte, on avançait un fauteuil, on agitait un éventail, on causait avec animation derrière cette frêle barrière de sapin disjoint qu'un papier grossier recouvrait.

Ce murmure alterné de voix féminines bruissait à son oreille, sans y produire d'autre sensation qu'une sorte de fatigue.

Tout à coup il tressaillit : le nom de madame Aubépin venait d'être prononcé.

On s'occupait donc d'elle, là, près de lui, entre ces deux femmes curieuses et oisives ?

Il écouta.

À mesure qu'il entendait plus distinctement, sa tête livide, ébouriffée, se collait plus étroitement à la muraille.

Ses yeux dilatés brillaient d'un feu sombre, et sa bouche était agitée de petits frémissements convulsifs.

Il écoutait avec toute son âme, car, à deux pas de son oreille tendue, on parlait du passé de Berthe.

X

— Oui, je le vois bien, disait la comtesse, vous m'en voulez d'avoir manifesté hautement mon antipathie pour cette femme.

— Franchement, j'aurais préféré...

— Pouvais-je prévoir qu'elle avait eu le talent de se faire épouser par un camarade de votre mari ?

— Nous sommes du même régiment, c'est vrai,

— C'est très-fâcheux, ma chère petite.

— Vraiment ?

— C'est, du reste, l'intérêt que je vous porte qui m'a entraînée à vous parler ainsi... Quand on est jeune et jolie comme vous, il faut tant de prudence dans les relations !

— Je vous remercie, chère madame... ; mais puis-je savoir quel grand crime a commis cette jeune femme ?

— Cela ne s'appelle pas un grand crime, ma chère belle ; en langage mondain, cela s'appelle... Mais au fait, tenez, je vais vous conter l'histoire.

— Oh ! oui... Quel plaisir vous me ferez !

— D'autant mieux que la conduite de mon fils dans cette aventure est exempte de tout reproche.

— Dites, je vous en prie.

« -- Vous savez que la regrettable légèreté de conduite de M. le comte de Curnil m'a obligée depuis longues années à vivre séparée de lui.

« J'avais conservé mon fils, que le comte venait voir assez fréquemment.

« Nous n'étions plus époux, grâce à Dieu ! mais nous sommes restés amis, et rien de sérieux n'arrive à l'un de nous sans que l'autre en soit instruit.

« Antonin a été élevé dans un respect filial parfaitement convenable, et j'ai remarqué qu'en diverses circonstances il a montré beaucoup de déférence pour le comte, qui est, en somme, un homme d'infiniment d'esprit.

« Mon fils était un très-jeune et très-brillant sous-lieutenant de chasseurs, dont j'étais extrêmement fière, je l'avoue, quand je découvris en lui la trace évidente d'une violente préoccupation.

« Avec son grade, sa fortune, son physique et son nom, il n'avait qu'à jouir joyeusement de la vie qui lui était ouverte.

« Point du tout. Il ne riait plus, il ne mangeait pas, il ne causait guère.

« Qu'avait-il ? »

— Je devine ! exclama madame de Lestenac, il était amoureux.

« -- Naturellement. Seulement, ce n'était pas un caprice sans conséquence, une fantaisie de jeune homme, c'était une vraie passion... oh ! mais, vous n'imaginez pas cela, chère petite.

« Réunissez la tendresse de Roméo, le lyrisme de Pétrarque, au sentiment chevaleresque de don Quichotte, et vous aurez une faible idée des folles ardeurs de mon sous-lieutenant pour mademoiselle Berthe Lenoble.

— Berthe !... interrompit Louise... C'était donc ?

« -- Mon Dieu ! oui ; une orpheline sans fortune, fort jolie, de bonne éducation et d'un esprit délié !...

« Elle avait eu l'adresse de jeter autour d'Antonin, -- qu'elle avait rencontré en villégiature, je ne sais trop où, -- un de ces dangereux filets dont les femmes intrigantes savent tresser les mailles avec leurs petits doigts habiles et la soie de leurs cheveux ; au fond, elles jettent la glu de leurs séductions, et vous emmaillottent dans le réseau.

« Mon Antonin avait le filet noué par-dessus la tête ; il voulait se marier, rien que cela ! avec mademoiselle Lenoble, sans plus se préoccuper de sa famille, de son rang, de son nom, de son avenir militaire.

« Je le confessai, je le grondai, je le raisonnai : je n'obtins rien.

« Il me répéta mille fois qu'il voulait réparer, envers mademoiselle Berthe Lenoble, l'injustice du sort qui l'avait fait naître fille d'un simple officier de gendarmerie en retraite, et ne lui avait donné que sa beauté pour dot, tandis qu'elle était digne d'occuper le premier rang parmi les femmes titrées de Paris.

« La curiosité me saisit ; je voulus voir cette déesse.

« Guidée par quelques indiscrétions de mon fils, je l'aperçus, le dimanche suivant, au cirque de l'Impératrice, conduisant les deux petites filles de son tuteur dont elle faisait l'éducation.

« C'était une fort agréable personne, rayonnante d'orgueil satisfait, et qu'on aurait pu, sur sa mine, accepter pour belle-fille.

« Mais pas de dot, d'abord... pas de nom, ensuite... Mademoiselle Lenoble ! quelle pitoyable contrefaçon de la noblesse ! C'était à se couvrir de ridicule dans tout le faubourg.

« Et pourtant le motif le plus réel de mon opposition absolue à ce beau projet était l'âge de mon fils.

« Voyez-vous d'ici l'étrange figure d'un sous-lieutenant de vingt-deux ans, avec femme, enfants, et tout l'attirail d'un ménage militaire, à travers les garnisons ?

« Ma sœur de Grandpont, à qui je le confiai, en tomba malade ; ses deux oncles, le marquis et le comte de Tréboin, déclarèrent qu'ils le déshériteraient.

« Vous croyez peut-être que ces menaces l'ébranlèrent ?... Pas le moins du monde.

« Ni le chagrin de sa mère, ni la malédiction de ses oncles, ne firent pencher de notre côté une balance dans l'autre plateau de laquelle mademoiselle Berthe Lenoble mettait ses bonnes grâces.

« J'avais soigneusement caché au comte de Curnil cette folie dont je rougissais, et je sentais bien, d'ailleurs, qu'il n'avait pas l'autorité voulue pour bien juger les sentiments de cette nature.

« Pourtant, je ne pus lui dissimuler davantage mes perplexités, et lui demandai franchement ce qu'il me conseillait de faire.

« Il m'écouta en souriant et parut infiniment moins effrayé que je ne l'étais de cette perspective.

« -- Ma chère comtesse, me dit-il avec un air railleur que je lui connaissais trop, vous n'avez pas su vous y prendre. Il ne fallait pas heurter ce garçon-là ; vous n'avez réussi qu'à lui mettre en tête ce mariage ridicule. Si vous m'aviez consulté plus tôt, je lui aurais démontré qu'à faire le paladin il s'est déconsidéré aux yeux de cette fillette, qui le trouve à point pour en faire un mari.

« -- Monsieur, lui dis-je, faites-moi grâce de vos explications.

« -- Oh ! pardon, comtesse... Envoyez-moi ce gaillard-là ; je tâcherai de lui ouvrir les yeux sur les prétentions de sa princesse. Mais il est déjà bien tard !

« Il était bien tard, en effet.

« Le bataillon de chasseurs, caserné rue de Babylone, auquel appartenait Antonin, ayant reçu l'ordre de partir pour Besançon, ce départ précipita la catastrophe.

« Antonin se présenta un matin chez moi, venant, disait-il, réclamer mon autorisation immédiate à son mariage, qu'il allait faire afficher à la mairie de notre arrondissement.

« Vous jugez, ma chère petite, de mes cris, de mon indignation. Je ne voulus rien autoriser, et le congédiai en lui disant qu'il saurait bientôt à quelle décision je m'arrêterais.

« Lui parti, la conjoncture me parut assez grave pour me décider à une chose que je n'avais jamais faite.

« Au lieu d'écrire au comte de Curnil de venir me parler, ce qui eût été une perte de temps, je me jetai follement dans ma voiture et me fis conduire, au triple galop, rue Taitbout, où il demeurait.

« Il me semblait, dans mon trouble, que lui seul, avec son autorité de père, quelque compromise qu'elle fût, hélas ! pouvait sauver la situation.

« Cet hôtel de la rue Taitbout, où le comte avait son appartement de garçon, était habité par une actrice, un chanteur, que sais-je encore ?

« Je fus déjà punie de mon imprudence en frôlant dans l'escalier quelques-uns de ces personnages, mais je ne songeais qu'à Antonin.

« Je laissai à peine au valet de chambre le temps de m'ouvrir. Je passai devant lui comme une flèche, traversai l'antichambre et soulevai la portière d'un petit salon d'où venait un bruit de voix.

« Sur le seuil je m'arrêtai tout interdite.

« Imaginez-vous, ma chère belle, qu'il était on ne peut plus délicat pour moi d'arriver en pareille occurrence.

« Le comte était un genou en terre, suppliant, dans l'attitude la plus éloquente, même pour des yeux inexpérimentés comme les miens, et souriait galamment à une jeune femme, debout, dont la longue robe balayait les cendres du foyer.

« La jeune femme étendait les bras comme pour repousser son vieil adorateur ; mais le comte ne paraissait nullement désarçonné par cette sévérité de commande.

« Tous deux se retournèrent au bruit.

« Je fis un cri.

« Cette femme était Berthe Lenoble.

« Le comte se releva plus lestement que son âge ne l'aurait fait supposer, et, me reconnaissant, parut horriblement confus.

« La jeune fille, qui ne m'avait jamais vue, me regarda d'un air hautain, quoique son front fût empourpré.

« Je fus saisie d'une désillusion si foudroyante, d'un dégoût si profond, que, partant d'un éclat de rire amer, je fis signe au comte de ne pas se déranger davantage, et marchai vers la porte.

« Il fit quelques pas vers moi en balbutiant des excuses.

« -- Laissez, laissez, lui dis-je avec dédain, cela m'apprendra à m'aventurer dans un appartement de garçon.

« Et, le clouant sur place par un geste écrasant, je m'élançai à travers l'antichambre et disparus.

« Je ne sentis pas sous mes pieds les escaliers de la maison maudite : je volais.

« Comprenez-vous mon exaspération ?. Mon fils songeait à faire publier ses bans, tandis que cette perverse sirène coquetait chez le comte !

« Je fis appeler Antonin, et, sans préparation, -- j'en étais incapable, -- brutalement, je lui dis le fait odieux dont le hasard venait de me rendre témoin.

« Mon pauvre Antonin !... quel désespoir ! Il me dit des paroles blessantes, que je pardonnai, se livra à un emportement que je calmai, et finalement partit comme une flèche en me criant qu'il allait tout éclaircir.

« J'appris ensuite qu'il était allé droit à son père, qu'il trouva seul, de fort mauvaise humeur.

« Je ne sais trop quelles questions il lui posa ; je sais moins encore ce que le comte répondit : dans la vie des hommes à bonnes fortunes, il y a de si piquantes aventures !

« Toujours est-il qu'il se défendit mollement et disculpa mademoiselle Berthe Lenoble avec assez de maladresse pour laisser les doutes les plus vifs dans le cœur de son fils.

« Antonin sortit de la rue Taitbout désespéré, écœuré, ne croyant plus ni à son père ni à sa fiancée.

« Pendant cet entretien, que je supposais bien devoir exercer beaucoup d'influence sur les événements à venir, j'avais mis le temps à profit.

« J'avais couru chez le commandant du bataillon de chasseurs et chez le général de division, et j'en revenais triomphante avec la promesse formelle d'un semestre immédiat pour mon fils.

« Déjà je faisais mes malles, quand il rentra le visage renversé. Je l'embrassai : il fondit en larmes.

« Il voulait la revoir : je m'y opposai nettement et absolument.

« Il me promit d'obéir, et je lui promis de le consoler.

« Le lendemain même nous partions ensemble pour l'Italie.

« Six mois après, quand nous revînmes, Antonin alla tenir garnison à Besançon, et mademoiselle Lenoble n'habitait plus Paris.

« Comme bien vous pensez, je ne m'inquiétai pas d'elle davantage, et je dois lui rendre cette justice qu'elle n'a pas cherché depuis lors à se rapprocher de nous.

« Il est vrai que je lui avais écrit, au moment de notre départ, ce très-concluant petit billet :

 

« MADEMOISELLE,

 

« S'abandonner au père et vouloir devenir la femme du fils est un cumul par trop ambitieux auquel vous êtes invitée à renoncer de bonne grâce, dès aujourd'hui. »

 

— Et voilà, chère belle, la petite aventure qui a violemment guéri mon grand enfant. Me reconnaissez-vous maintenant le droit d'avoir parlé, ce matin, comme je l'ai fait ?

— Ah ! madame ! répondit la voix troublée de madame de Lestenac, tout ce que vous m'apprenez là est inimaginable !

— N'est-ce pas ?... Agissez maintenant comme il vous semblera le plus convenable avec celle madame Aubépin... ; c'est bien Aubépin, je crois ?

— Oh ! mon Dieu !. qui l'aurait cru ?

— Gardez cela pour vous..., car enfin je ne tiens pas à poursuivre de ma réprobation cette pauvre femme, qui me paraît heureusement changée ; mais il est bon, pour vous éviter des ennuis possibles, que vous soyez sur vos gardes.

— Je vous remercie... mais...

— J'entends mon fils..., je me sauve. Nous nous retrouverons demain.

On entendit un bruit de portes ouvertes et refermées, et tout rentra dans le silence.

Le capitaine Aubépin retira lentement sa tête collée au mur, sur lequel la sueur de son front avait laissé des stigmates.

Il faisait peur à voir.

Il chancelait comme un homme ivre, et fut quelques minutes, debout, avant de pouvoir recouvrer la solidité de ses jambes et la netteté de ses idées.

Le coup avait été trop rude. Son visage s'était injecté, et le rictus effrayant de ses lèvres présageait une tempête intérieure dont les éclats allaient tout renverser.

Il passa deux ou trois fois les mains sur son front comme pour en éloigner la congestion menaçante, puis, soudainement, il quitta la chambre déjà sombre, traversa le palier, et vint frapper à la cinquième porte.

Ce fut le lieutenant de Curnil qui ouvrit.

En apercevant le capitaine Aubépin, il recula de surprise et de contrariété.

Le capitaine le salua, et, sans parler, s'avança vers la comtesse, qui était assise près de la fenêtre.

— Madame, dit-il avec une politesse raide, je n'ai l'honneur d'être connu ni de vous ni de monsieur votre fils, c'est pourquoi je vous demande la permission de me présenter moi-même. Je suis le capitaine Aubépin, du 204e de de ligne.

— Aubépin ! ah !... fit la comtesse en le considérant de cet air paisible et fier qui lui était propre.

— Ce nom ne vous fait pas présager le but de ma visite, madame ?

— J'allais vous le demander, monsieur.

— Je viens vous prier, madame, de vouloir bien convenir que le petit roman que vous venez de raconter, -- fort joliment du reste, -- à madame de Lestenac, est controuvé d'un bout à l'autre.

— Quel roman, s'il vous plaît ?

— Celui qu'il vous a plu d'attribuer, tout à l'heure, à mademoiselle Berthe Lenoble.

La comtesse haussa les épaules.

Antonin, effrayé, fit un pas en avant.

— Paix, monsieur, j'ai l'honneur de m'adresser à madame la comtesse, fit le capitaine.

— Je n'ai pas raconté un roman, mais une histoire, dit celle-ci avec hauteur.

Le capitaine se contint.

— Voulez-vous du moins admettre, madame, avoir pu être trompée par des présomptions..., une réunion de circonstances ?

— Ce serait difficile, répondit-elle sur le même ton, puisque j'ai eu le regret d'être mêlée à ces circonstances.

Le capitaine ne sourcilla pas.

— Consentez-vous toutefois à reconnaître qu'une fatalité inexplicable a pu exister en tout ceci, et induire tout le monde en erreur ?

Elle eut un sourire indécis. Seule, elle aurait eu pitié du malheureux officier. Devant son fils, il ne fallait pas transiger.

— J'ai le regret de ne pouvoir varier dans mes opinions, déclara-t-elle.

— Vous accusez mademoiselle Berthe Lenoble ?

— Je n'accuse plus, monsieur, je me fais.

— Vous persistez à ne pas désavouer votre récit à madame de Lestenac ?

— Je ne désavoue jamais aucune de mes paroles.

— C'est votre détermination formelle ?

Elle s'inclina.

Le capitaine se tourna vers Antonin, qui, pâle, assistait à cette scène.

— Alors c'est vous, monsieur, dit-il, qui rétracterez devant madame de Lestenac les imprudentes accusations de madame votre mère.

— Mon capitaine, dit Antonin avec émotion, je comprends le sentiment qui vous guide ; je le respecte plus que je ne puis le dire ; mais, au nom du ciel ! renoncez à des exhumations pénibles.

— Ce que vous apppelez des « exhumations » monsieur, c'est la vie de mon intérieur.

— Hélas ! mon capitaine, où vous conduiront-elles ?

— A la réhabilitation d'un nom que madame la comtesse de Curnil vient d'outrager.

Un flot de sang monta impétueusement au Front de la comtesse. Elle aurait pu, d'un mot, calmer l'orage, pacifier ce cœur troublé : elle ne le dit pas.

Elle n'était point réellement méchante ; elle était entêtée, et la façon dont M. Aubépin défendait sa femme froissait son orgueil. Son regard irrité chercha celui de son fils pour lui dicter sa conduite.

— Mon capitaine, dit le jeune homme, le respect que j'ai pour ma mère m'interdit de lui infliger un désavœu.

— Vous refusez ?

— Je refuse.

— Positivement ?

— Oui.

Le capitaine eut dans le regard un éclair fauve. Il n'avait plus affaire à une femme ; il pouvait dépouiller sa politesse gênante et son calme d'emprunt.

Un ricanement sauvage vint à ses lèvres, et l'on put croire qu'il allait bondir sur son adversaire.

Mais il se souvint à temps de la discipline militaire, de la différence des grades, et leur faisant un héroïque sacrifice :

— Monsieur, dit-il les dents serrées, cette réparation que vous me refusez, je l'obtiendrai cependant. Je dépouillerai mes épaulettes de capitaine, et ce ne scia plus entre nous un combat d'inférieur à supérieur, mais une lutte d'homme à homme.

— Quand et comme il vous plaira ! interrompit Antonin avec feu.

— Dès demain, monsieur, car il me tarde de vous rencontrer sur un terrain où vous ne vous abritiez plus derrière la présence d'une femme.

Antonin bondit sous l'insulte.

La comtesse jeta un cri et s'élança vers son fils. qu'elle entoura de ses bras.

— Sortez ! monsieur, sortez ! criait-elle hors d'elle-même.

Le capitaine Aubépin se retourna sur le seuil.

— Le docteur Lémincé, un de mes témoins, attendra les vôtres, dit-il.

Et il sortit.

Antonin était en proie à une colère folle ; il repoussa sa mère, se jeta furieusement à travers la chambre en prononçant des paroles exaltées.

Il voulait tout pourfendre, tout anéantir, tout passer au fil de l'épée.

Il oubliait l'insulte que s'était permise sa mère, et dont il avait accepté la responsabilité, pour ne se souvenir que de celle qu'il venait de recevoir lui-même.

Il avait d'ailleurs trop aimé Berthe pour ne pas éprouver une joie sauvage à l'espoir de tuer son mari.

Il éprouvait, en un mot, un accès subit et complet de la terrible fièvre du duel.

La comtesse était épouvantée.

Elle n'avait certes pas songé que son orgueilleux refus de céder au désir si légitime du capitaine Aubépin pût amener une catastrophe.

Elle se désolait maintenant et tordait ses mains, en priant Dieu de lui venir en aide.

Elle pleurait avec des larmes de mère son fatal entêtement, qui pouvait entraîner la mort de son fils.

Suppliante et brisée, elle conjurait Antonin de renoncer à son ressentiment. Elle promettait d'apaiser celui de M. Aubépin par des rétractations absolues.

Elle concéderait tout ; elle se soumettrait à tout ; elle s'humilierait même, s'il le fallait ; mais, au moins, que cet homme lui laissât son enfant !

Ce désespoir ne toucha point Antonin ; pour la première fois, il résista aux prières maternelles, et leur opposa la nécessité positive de donner suite à cette affaire d'honneur.

Il la quitta pour aller au camp s'assurer de ses témoins, non sans avoir essayé de la calmer avec le récit succinct d'une rencontre dont il s'était déjà très-heureusement tiré.

Ce récit ne fit qu'augmenter les craintes de-l'imprudente mère, qui se répétait que peut-être la Providence ne veillerait pas, une seconde fois. aussi merveilleusement sur le jeune homme.

Une heure après, il lui écrivit d'être sans inquiétude, que M. de Lestenac et un capitaine de chasseurs seraient ses témoins, et que l'affaire se réglerait dès le lendemain.

Madame de Lestenac, qui survint, reçut cette confidence, et fut frappée de stupeur.

Sa petite tête de linotte, qui s'était intéressée à la romanesque histoire racontée par sa voisine, n'en aurait jamais entrevu le sanglant épilogue.

Naturellement, elle fondit en larmes.

Louise mourait de peur pour son mari, pour Antonin, pour le capitaine, pour tout le monde.

Elle ne pouvait s'empêcher de plaindre un peu cette pauvre Berthe, cause de tout le mal, et de blâmer aussi la comtesse, qui aurait décidément bien mieux fait de garder ce souvenir intime dans un coin de son cerveau.

— Ah ! ces murs de planches ! dit-elle en ébranlant la cloison frêle sous les coups répétés de son poing d'enfant ;... ces murs finiront par nous faire pendre tous !

Les deux femmes pleurèrent ensemble une partie de la nuit, sans trouver une seule consolation raisonnable à s'adresser mutuellement.

XI

Le lendemain samedi, à neuf heures du malin, madame Aurélie Lémincé ne fut pas médiocrement surprise de voir M. de Lestenac, suivi d'un capitaine de chasseurs, se présenter chez elle en demandant à parler au docteur.

Avant qu'elle eût le temps de répondre, le docteur lui-même apparut sur le petit perron, en compagnie d'un officier de lanciers, qui gesticulait furieusement.

Les quatre hommes se saluèrent. Les deux premiers étaient raides, froids ; le docteur était triste.

Ils entrèrent tous dans la seconde pièce de l'appartement, et madame Aurélie resta debout dans la première, dévorée d'inquiétude, altérée de curiosité.

La terrible nécessité du duel impressionnant toujours péniblement ceux qui ont le bon sens et le bon goût de n'en faire jamais ni un jeu, ni une bravade, les officiers se regardèrent une seconde dans un silence embarrassant.

— Messieurs, dit Flavien, vous êtes instruits du sujet qui nous amène ?

— Oui, monsieur, répondit l'officier de lanciers qui servait de second témoin à M. Aubépin.

— M. de Curnil a été gravement offensé par M. Aubépin.

— M. Aubépin a été irrésistiblement provoqué par M. de Curnil.

— Nous désirons donc, messieurs, nous entendre avec vous sur la rencontre.

— Messieurs, s'écria le docteur, quelque graves que soient les griefs des deux parties, n'y a-t-il donc aucun moyen de conciliation honorable ?

— Docteur, dit vivement le capitaine de chasseurs, nous sommes heureux de vous entendre émettre cette opinion, mais nous ne sommes pas autorisés à la partager.

— Vous repousseriez un arrangement, si, après explications, il devenait possible de vous le proposer ? insista l'excellent homme.

— Absolument, dit Flavien avec tristesse.

— Messieurs, dit-il, je cède à une conviction toute personnelle, croyez-le bien, en insistant... et je voudrais.

— Assez, docteur ! souffla l'officier de lanciers.

— Les intentions de M. de Curnil sont formelles, dit sèchement le capitaine de chasseurs il veut se battre.

— Et, en notre qualité d'insulté, le choix des armes nous appartient, ajouta Flavien.

— Veuillez les préciser.

— Le pistolet.

— Votre jour ?

— Aujourd'hui, tir devant l'empereur. demain, alors.

— Demain est le 15 août : messe, revue, réjouissances.

— Il est vrai ; les exigences du métier l'emportent encore sur celles de l'honneur.

— Eh bien ! lundi.

— Lundi, soit, à cinq heures, derrière le moulin à vent.

Les quatre témoins échangèrent un dernier salut et se séparèrent.

Sur le seuil, le docteur pâle, troublé, retint M. de Lestenac par le bras.

— Lestenac, dit-il, nous ne pouvons cependant pas laisser s'égorger ainsi mon ami et le vôtre.

Flavien secoua la tête.

— J'ai essayé de calmer Curnil, j'ai échoué.

— J'ai raisonné Aubépin : peine perdue !

— Ainsi donc, à lundi ?

— A lundi...

— Et puissiez-vous, d'ici là, cher docteur, faire triompher notre désir de conciliation.

Lestenac serra la main du digne homme et monta chez sa femme, où l'attendait une scène d'attendrissement.

À tout prendre, il aimait encore mieux se heurter aux enfantillages parfois extravagants de Louise qu'à cet excès de tendresse alarmée

Il faiblit devant le ruisseau de larmes qui l'accueillit, devant ces mains suppliantes, ces prières chaudes, ces deux bras jetés désespérément à son cou.

Il trouva absurde l'usage du duel, imprudentes les femmes qui le font naître, insupportables celles qui veulent ensuite l'entraver.

Il fallait se contraindre cependant, se faire aimable, rassurant, tendre même. Il y réussit, consola Louise, lui prouva qu'il ne courait aucun danger, et que les combattants eux-mêmes se serreraient probablement la main avant le surlendemain.

Enfin, la laissant plus tranquille, il se rendit au tir à la cible, avec un agacement intérieur assez vif pour faire trembler sa main, et rendre pitoyable le tir à la carabine qu'il eut l'honneur d'exécuter devant Sa Majesté.

Quant au docteur, en quittant Flavien, il rentra chez lui la tête basse, l'air songeur, marmottant entre ses dents :

— Elle en mourra... elle en mourra...

— Qui cela ? demanda une voix aigre.

Il leva les yeux, et se trouva face à face avec madame Aurélie, dont la figure pincée ne présageait rien de bon.

— Qui cela ? répéta-t-elle... Eh ! qui serait-ce, sinon la charmante, l'intéressante, la très-compromise madame Aubépin ?

— Chut !... chut !... fit le docteur effrayé.

— Voyons, Aristide, soyez franc avec votre femme une fois dans votre vie... avouez que ces messieurs sont venus chez vous ce matin pour quelque histoire de duel ?

— Heu !... lieu !...

— Entre M. de Curnil et M. Aubépin ?

— Mais...

— Et que vous y êtes mêlé ?

— Aurélie, je t'assure...

— Il ne me manquait plus que cela ! vous battre !... vous battre !...

— Pas du tout.

— Et pour une madame Aubépin, encore !

— Mais non, chère amie, mais non.

— Mais si, monsieur.

— Je suis témoin...

— C'est cela... le champion de cette personne immaculée !

— Le témoin de son mari.

— Eh ! c'est la même chose !

— Oh !... chérie !...

— Je ne le souffrirai pas.

Le docteur fit un geste, puis, se contenant, il reprit avec douceur :

— Sois raisonnable ; ces services-là, vois-tu, ne se refusent pas entre hommes.

— Entre hommes !... c'est possible. Moi, je suis une femme, et je veux la paix dans mon intérieur,

— Tu ne réfléchis pas que ma parole est donnée.

— Vous vous trompez, Aristide, écoutez-moi bien : vous n'accompagnerez pas ces messieurs sur le terrain. Vous ne les accompagnerez pas.

M. Lémincé s'approcha de sa femme, raffermit sa voix, et prenant sa main, qu'il serra avec une énergie inaccoutumée :

— Ma chère enfant, dit-il, j'irai sur le terrain, parce que, si quelqu'un se permettait jamais sur ton compte le propos qui a été jeté à la face de madame Aubépin, je souhaiterais que mon régiment tout entier se levât et me suivît pour me servir de témoin et défendre mon honneur.

Madame Aurélie, domptée par cette volonté inattendue plus encore que par cette logique tendre, courba la tête, haussa les épaules, et rentra majestueusement, mais silencieusement, chez elle.

Et pendant que ces passions diverses s'agitaient autour d'elle, que devenait la pauvre Berthe ?

La veille, quand M. Aubépin l'eut quittée, Berthe était restée ensevelie dans un douloureux engourdissement.

Sa pensée fiévreuse lui faisait subir la lourde torture du passé, gros de larmes, et du présent plein d'inquiétudes.

Elle aussi revoyait sa jeunesse ! et quel voile de deuil l'assombrissait !

Bientôt un murmure de voix irritées la tira de cette torpeur maladive. On parlait haut..., on parlait près d'elle., on parlait d'elle !.

C'était M. de Gurnil, c'était son mari.

Elle se leva toute frémissante, et s'arrêta en comprimant un cri : à travers la maison de verre, le bruit d'une effrayante provocation venait d'arriver jusqu'à elle.

Elle voulut s'élancer ; ses pieds refusèrent de la porter ; elle retomba sur son fauteuil, glacée de terreur, affolée d'angoisses.

La nuit venait. Lambert lui ramena ses enfants.

— Où est le capitaine ? demanda-t-elle.

— Le capitaine est remonté au camp, répondit Lambert.

Berthe coucha les enfants ; elle les endormit et veilla près d'eux, tremblante, échevelée, tressaillant au moindre souffle, attendant toujours son mari

Le capitaine Aubépin ne parut pas.

Le matin, vaincue par la fatigue, elle s'endormit quelques heures. et de quel sommeil !

À neuf heures, elle vit entrer les trois officiers chez le docteur, elle les entendit ressortir, et entrevit -- lueur sinistre -- les suites probables de cette scène de la veille, dont aucun détail ne lui était parvenu.

Son orgueil saignait d'aller mendier une explication chez madame Lémincé, dont le mauvais vouloir à son égard perçait dans tous les actes.

Il lui répugnait plus encore de s'adresser à madame de Lestenac, dont toutes les sympathies appartenaient visiblement à la comtesse.

Et pourtant, elle le sentait, par elle, à cause d'elle, un événement se préparait qui ne pouvait être qu'un duel.

Le silence du capitaine Aubépin la désespérait. Son absence prolongée lui parut menaçante, surtout à l'heure où les musiques militaires, rentrant au camp, lui apprirent que le tir à la cible était terminé.

Mille angoisses lui broyaient le cœur ; mille projets insensés assaillaient son esprit.

Elle s'arrêta au plus illogique peut-être, mais certainement au plus féminin.

C'était l'heure où le vaguemestre du 204e de ligne, venant de la poste du Grand-Mourmelon, faisait sa distribution quotidienne de lettres et de journaux.

Après avoir servi les tentes, il descendait aux villages environnants, dans les familles d'officiers.

Le capitaine Aubépin se faisait apporter son courrier à la maison Nicolle.

Le vaguemestre frappa chez Berthe., il tenait à la main le Moniteur de l'Armée.

— Sergent, dit Berthe en le retenant du geste, remontez-vous au camp ?

— Immédiatement, madame.

— Je vous prie alors de vous charger de remettre en route une lettre du capitaine Aubépin pour un officier de chasseurs.

— Bien volontiers, madame.

— Attendez une minute.

Elle passa dans la seconde chambre et griffonna rapidement ces trois lignes :

« Monsieur,

« J'ai besoin de vous voir. Je vous attendrai avec mes enfants, ce soir, à sept heures, dans le bois de pins, derrière la maison Nicolle.

BERTHE AUBÉPIN. »

 

Et, sur l'enveloppe, elle écrivit d'une main ferme :

 

Monsieur le lieutenant de Curnil.

 

Le vaguemestre, persuadé qu'il remplissait une commission de son capitaine, emporta la lettre.

Moins d'un quart d'heure après, Antonin, hébété de surprise, lisait et relisait ce bizarre rendez-vous.

Que de sentiments aussi cette écriture remuait en son cœur !

Antonin avait aimé Berthe Lenoble ardemment, purement ; il avait voulu en faire sa femme à un âge où les officiers ne se marient guère. Il avait oublié pour elle sa naissance, sa fortune, et menacé de compromettre son avenir militaire.

Il avait été foudroyé par la révélation de la comtesse et, plus encore, par les réticences maladroites du comte de Curnil, alors qu'affolé de douleur, il lui demandait avec rage ce que l'imprudente fille pouvait faire dans sa maison.

Circonvenu par sa mère, dont l'influence sur lui était grande, il n'avait pas voulu revoir mademoiselle Lenoble ; il avait dédaigné de l'interroger ; il l'avait fuie et s'était juré de travailler consciencieusement à l'oublier.

Il ne l'estimait plus ; il ne l'aimait peut-être plus, mais souvent son souvenir attendri avait évoqué la douce vision disparue.

Il ignorait quelle destinée lui avait été faite avec les années. Il n'avait jamais osé s'informer, à son retour à Paris, de cette orpheline qui avait failli porter son nom.

À l'insu du jeune homme, il y avait peut-être dans cette réserve plus de crainte de réveiller ses anciens rêves que de réelle indifférence.

Toujours est-il que la présence inattendue de Berthe au camp l'avait troublé, et que les petits événements de la maison Nicolle l'avaient laissé quinteux, irritable et vaguement inquiet.

Enfin, les insultes simultanées de sa mère envers madame Aubépin, et de M. Aubépin envers lui-même, le jetèrent dans une fureur noire, irraisonnée, dont il n'était pas encore totalement revenu..

N'était-ce pas assez, en effet, que cette jeune fille à deux visages, qui le matin lui promettait sa main, et le soir portait ses sourires à un mari-garçon cynique et railleur, eût bouleversé sa vie, désenchanté sa jeunesse et désillusionné son amour ?

Fallait-il encore qu'une fatale rencontre vint remuer ce passé inavouable et apporter des chagrins nouveaux dans l'existence de sa mère, pour laquelle sa tendresse approchait de la vénération ?

Et maintenant, que lui voulait Berthe ?

Quand l'écriture de la jeune femme étincela à ses yeux, tout illuminée du prisme du souvenir, il tressaillit et devint pâle.

Berthe lui écrire ! Berthe l'appeler ! L'aimait-elle donc encore ?

Il eut honte de cette interprétation. Elle lui parlait de ses enfants, d'ailleurs. C'était tout simplement la mère de famille effrayée qui voulait le supplier d'épargner le soutien de ces têtes innocentes.

Il eut un sourire légèrement dédaigneux.

— Ah ! comme elle est devenue bourgeoise, la pauvre Berthe ! fit-il en refermant la lettre.

Un instant après, il la rouvrit.

Il y avait dans ces lignes concices, dans ces caractères tracés à la hâte, quelque chose de voulu, d'arrêté, qui rappelait la Berthe d'autrefois.

— Non, se dit-il, ce n'est pas pour m'implorer qu'elle veut me voir, la fière Berthe !

Quand l'heure du dîner sonna, il se surprit cherchant pour la centième fois à arracher son secret au billet mystérieux.

Il dînait au camp, la présence de l'empereur retenant tout le monde à son poste.

Il ne mangea pas, réfléchit beaucoup, ne découvrit rien, et se décida, le cœur battant un peu, à suivre ce nouveau courant d'aventures.

Berthe avait entrevu d'un œil clair la possibilité de cet entretien dangereux, et résolu les moyens de se le procurer.

Le capitaine Aubépin, comme tous les autres officiers de la première division qui allaient être décorés à la revue de l'empereur, devait dîner à la table de Sa Majesté.

Il vint se mettre en tenue, s'informa froidement de la santé de sa femme, embrassa ses enfants et remonta au quartier impérial, vers lequel nombre d'officiers se dirigeaient en file serrée.

La jeune femme était donc libre.

Avant de partir, elle s'agenouilla pieusement, pria quelques minutes comme pour demander à Dieu d'absoudre ce qui pourrait paraître trop hardi dans sa démarche, et se releva plus forte.

Sept heures allaient sonner. Elle prit ses deux enfants par la main, et refit avec eux, émue, mais courageuse, cette promenade du champ de blé qu'elle avait si souvent faite dans la monotonie de ses longues journées.

Le petit bois de pins était désert.

Bébé s'assit sur la mousse. Marie ramassa les petites pommes résineuses tombées des arbres. Berthe vint s'appuyer à un tronc renversé.

Son beau visage s'était idéalisé par la souffrance morale. La tristesse infinie de son âme, -- pâle lueur, -- éclatait dans ses grands yeux.

L'ombre qui tombait des ramures faisait à sa tête brune une auréole sombre, vrai cadre de cette pure beauté.

Un homme, qui venait du camp à travers la plaine, sauta lestement le ruisseau et s'arrêta devant elle, le schako à la main.

C'était Antonin.

— Je me rends à vos ordres, madame, dit-il avec respect.

— Je vous remercie, monsieur.

Ils se regardèrent, comme ils ne l'avaient point fait dans leur courte et orageuse entrevue.

Et le regard d'Antonin se chargeait de pitié.

Quel changement ! Les années avaient passé sur lui ; sur elle, le chagrin sans trêve mordait encore.

— Je ne vous ai point prié de venir, dit-elle, pour vous faire constater ce que six années d'épreuves, de voyages et de maternité, ont fait de moi.

Et un sourire mélancolique se dessina sur ses lèvres.

— Vous me reconnaissez encore, c'est déjà un résultat, ajoute-t-elle doucement.

— J'ai beaucoup souffert, moi aussi, madame, dit-il avec conviction.

— Je le crois. Vous l'avez mieux supporté. Les hommes ont plus de force, ou peut-être de volonté, pour oublier.

— Nous devons alors en bénir Dieu, madame.

— Certes.

— Vous m'avez étonné et charmé, madame, par votre invitation inattendue.

— Vous étonner, je le supposais, en effet, monsieur ; vous charmer. je n'y tâchais pas.

— Voilà une dureté imméritée.

— Vous êtes venu, le temps presse. je vais vous apprendre le pourquoi de cet appel étrange.

— Oh ! dites, je vous en prie !

— Il y a six ans.

— Quoi ! vous allez parler.

— Du passé, oui.

— Vous le voulez ?

— Rendez-moi cette justice que c'est la première fois.

— Parlez, madame.

— Vous souvenez-vous de ceci, monsieur ? Quand, il y a six ans, un billet écrasant de votre mère m'apprit à la fois son erreur, notre rupture et votre départ, je ne daignai pas me défendre.

— Il est vrai.

— Cela vous parut peut-être l'indice de ma culpabilité ?... Vous ne répondez pas... Ce n'était pourtant que la révolte immense de ma fierté.

— Madame !

— Aujourd'hui, j'ai tout autant d'orgueil... plus encore, parce que je suis mère. C'est pour mes enfants que je veux vous dire mon innocence.

Il essaya de l'arrêter. Elle continua avec énergie.

— En quelques mots, voici l'épilogue de ma triste histoire, il faut que vous la sachiez aujourd'hui, il le faut. Vous luttiez pour notre mariage, contre la volonté de votre mère. Votre père, tardivement instruit de vos projets, avait également pris à tâche de les contrecarrer. Ayant échoué près de vous, il essaya près de moi.

— Vous dites ?...

« -- Attendez. Il se présenta chez mon tuteur, sous un prétexte, me vit, m'étudia sans se nommer, et s'éloigna sans me donner l'ombre d'un soupçon sur son identité.

« Le lendemain même, il m'écrivit que votre vieux père, votre vieux père, entendez-vous ? souffrant, attristé, inquiet de la désunion que je faisais régner dans sa famille, me suppliait de venir vers lui, qui ne pouvait dans son état de santé venir à moi, et qu'il espérait qu'une conciliation générale sortirait de cette paternelle entrevue.

« Mon tuteur absent ne pouvait ni me donner un conseil, ni m'accompagner. J'aurais voulu, vous voir, vous consulter avant de me rendre à une invitation que ma position, dépendante selon le monde, et l'âge du comte de Curnil rendaient acceptable.

« Par une fatalité de plus, vous ne vîntes pas chez mon tuteur ce jour-la, ni le jour suivant.

« Je me résolus donc assez à contre-cœur, quoique sans l'ombre de méfiance, à me rendre chez le comte, accompagnée de la femme de charge de la maison.

« Si madame la comtesse de Curnil n'avait pas été si préoccupée en venant chez son mari, elle aurait aperçu l'honnête visage de cette vieille femme dans l'antichambre, qu'elle dut traverser deux fois.

« Le comte était seul et ne me parut pas souffrant. Je le reconnus, en outre, pour le mystérieux visiteur de l'avant-veille, ce qui m'étonna et m'irrita en secret.

« Notre conversation fut bizarre ; il me parla de votre avenir, me priant de ne pas l'entraver par un mariage prématuré, et de votre affection pour moi... sans toutefois m'engager à cesser d'y répondre.

« Il pensait que je devais attendre, patienter, ne pas brouiller le fils et la mère. avoir confiance en lui. le voir souvent. compter sur son amical intérêt.

« Il entremêlait ses conseils de compliments exagérés ou de silences subits qui m'embarrassaient.

« Je lui déclarai que, mon intention n'ayant jamais été d'entrer par force dans sa famille, je considérais ma conduite comme toute tracée et que j'attendrais, des années et de votre affection, la solution d'une union qui semblait si difficile à l'heure présente.

« Cette réponse si naturelle ne parut pas le satisfaire outre mesure. Il me demanda de ne pas vous arracher de nouvelles promesses avant votre départ.

« Peinée de cette recommandation blessante, j'affirmai n'avoir rien à vous demander, puisque vous seul aviez formé les projets qu'il croyait impossibles à réaliser ; que vous seul m'aviez découverte dans mon obscurité ; que vous seul alliez toujours au-devant de toutes mes prévisions.

« Il m'insinua, toutefois, qu'il serait plus sage de ne pas vous revoir, car il jugeait, d'après ses propres impressions, que ma présence devait être infiniment dangereuse pour son fils.

« Je fis aussitôt un mouvement pour me lever. Il me retint avec un empressement qui enleva subitement à cet entretien tout caractère paternel.

« Je ne soupçonnais guère alors à quel danger je m'étais naïvement exposée. J'ignorais la légèreté de mœurs de l'homme dont vous ne m'aviez parlé qu'avec respect, et ne veux pas, même aujourd'hui, qualifier sa conduite à mon égard.

« Au moment où madame de Curnil entrait sans se faire annoncer, je repoussais avec surprise et douleur la démonstration outrageusement ridicule que m'infligeait son mari.

« Votre mère parut, me regarda, et de quel regard !... eut un rire qui me brisa le cœur et sortit furieusement.

« -- Vous avez tué mon honneur ! dis-je froidement au comte en me dirigeant vers la porte.

« Je l'entendis marmotter je ne sais quelles excuses, auxquelles je dédaignai de répondre, et je sortis le front haut, de cet hôtel, où je n'aurais jamais dû entrer.

« Le lendemain, après l'insulte parlée de votre père, m'arrivait celle de votre mère, écrite d'une encre féminine, faite de fiel. Enfin, votre départ et votre silence composèrent la vôtre, à vous !... et ce fut celle dont je souffris le plus.

— Berthe !... balbutia Antonin.

« -- Berthe était fière, vous dis-je... ; elle refoula ses larmes, et l'éducation de ses élèves ne se ressentit pas de cet écroulement douloureux.

« Plus tard un honnête homme se trouva sur sa route, qui lui offrit un nom honorable et l'indépendance... Oh ! l'indépendance ! sait-on toujours ce qu'elle coûte ?... Et Berthe épousa l'honnête homme contre qui vous vous battez demain. »

En achevant ce récit, la jeune femme fixa ses yeux sombres sur Antonin.

Il était toujours debout devant elle, respectueux, attendri. On voyait flotter sur son front pensif l'ombre indécise d'une hésitation suprême.

La vraisemblance et la simplicité de ce récit, rapprochées de ses propres souvenirs et de l'attitude embarrassée qu'il avait vue jadis au comte, lors de ses pressants interrogatoires, éclairaient pour lui le mystère de ce douloureux incident.

La voix de la jeune femme avait d'ailleurs des intonations vibrantes qui n'appartiennent qu'à la vérité, et, jusque dans ses notes les plus tristes, on y sentait vibrer l'innocence résignée

Antonin fit un pas en avant, et d'un ton ému :

— Je vous crois, Berthe, dit-il.

— C'était la parole que je voulais entendre de votre bouche, répondit-elle avec une joie profonde.

— Combien vous avez dû me maudire !

— Je vous ai plaint seulement : vous faisiez une action mauvaise.

— Et vous m'avez pardonné ?

— Que serait donc un cœur de femme sans le pardon ?

— Oh !... vous êtes mille fois généreuse ! tandis que je n'étais qu'un fou cruel.

— Cruel ! oui ! répéta-t-elle en serrant ses mains l'une dans l'autre par un geste désolé.

— Voyez..., vous m'en voulez encore.

— Dieu m'en préserve ! votre vue m'a fait mal d'abord, puis elle a éveillé en moi un sentiment de colère. Aujourd'hui... je n'ai que de l'oubli !

— Ah ! l'oubli ! fit-il avec amertume, trouvez-vous donc que ce soit si facile de se le procurer ?

— Est-ce bien à moi qu'il faut le demander ?

— Eh ! croyez-vous, parce que ma vie est plus accidentée, qu'elle ait été plus douce que la vôtre ?

— Je ne sais : sa propre douleur ne se mesure pas à celle du prochain.

— J'ai subi la torture des sentiments les plus opposés.

— J'ai souffert celle de me sentir méconnue.

— Perdre la foi !... savez-vous ce que c'est, Berthe ?

— Perdre l'espérance ! l'avez-vous éprouve, Antonin ?

— Je croyais vous avoir à jamais bannie de mon cœur.

— Je sentais bien, moi, que je ne vous bannirais pas de mon souvenir.

— En vous revoyant, la haine aveugle parlait encore en moi.

— En vous retrouvant, j'ai compris que je ne pouvais plus vivre avec votre mésestime.

— Et maintenant que vous avez daigné parler, enfin, Berthe. Berthe, ces six ans horribles s'effacent de ma vie comme un jour de souffrance envolé.

Il se tut. Elle restait le iront penché, bercée par cette idéale musique de la voix chère.

L'ombre tombait des pins grêles ; le ruisseau caressait ses rives avec un bruit mélancolique ; des frissonnements d'insectes agitaient l'herbe ; une brise chaude courait dans les cheveux.

Et, grandissant avec ce voluptueux silence, l'amour renaissant palpitait dans leurs deux cœurs.

Comme pour rompre le charme dangereux de cette minute attendrie, la voix de Marie se fit entendre.

— Petite mère, disait-elle, Bébé s'est endormi dans l'herbe.

Berthe sursauta et courut à son fils.

Antonin eut un tressaillement. Quelle ironie !... à l'heure où il retrouvait Berthe, sa jeunesse, sa passion, elle lui apparaissait épouse et mère !

La jeune femme revenait à lui, son fils dans les bras, Marie pressée contre elle.

— Voici mes chères consolations, dit-elle en les montrant par un geste adorable.

Hélas ! quel réveil ! ces beaux anges roses étaient les enfants du capitaine Aubépin.

Antonin détourna la tête.

— Adieu, madame ! dit-il d'une voix sourde ; qui sait si je vous reverrai jamais !

— Au moins, saurez-vous la vérité. Adieu ! mon but est rempli.

Elle lui fit, de la tête et du sourire, un salut où la dignité la plus noble s'alliait à une grâce touchante, et reprit à pas lents, sans se retourner une seule fois, le chemin de la maison Nicolle.

Le jeune homme, immobile sur la lisière du petit bois, regarda longtemps son ombre élégante onduler entre les blés.

Puis, quand elle eut disparu, ses yeux avidement attachés sur la maison, y virent s'allumer, comme une étoile, la lampe de nuit de Berthe.

 

XII

Le 15 août, un soleil radieux rayonna sur le camp en fête.

L'activité la plus vive y régnait, prélude indispensable de l'animation bruyante de cette journée de chauvinisme et de plaisir.

Les baraques étaient couvertes de feuillage ; des guirlandes de mousse, piquées de fleurs éclatantes, s'enlaçaient autour des drapeaux habilement disposés.

Les tentes se pavoisaient ; des inscriptions militaires, des trophées, des transparents préparés pour l'illumination du soir, donnaient à chaque rue de la ville de toile un aspect bizarre et joyeux.

Dès midi, les soldats vont et viennent, affairés, satisfaits.

La plaine se remplit d'équipages de toutes sortes. Le chemin de fer déverse sur les deux Mourmelons des flots de curieux.

Les Anglais sont en majorité ; ils ont en perspective une journée bien remplie.

Une société parisienne, débarquée du matin, s'était placée au premier rang de la foule, et contemplait ces scènes militaires avec curiosité.

Elle se composait de deux jeunes gandins d'une précoce décrépitude, tout à fait dans le mouvement ; d'un homme d'âge incertain et de prétentions positives, enfin de deux femmes : mademoiselle Z..., l'excellente artiste dont la voix fait fureur à l'Opéra, et madame de B..., une déclassée du grand monde, qu'une aventure éclatante avait jetée dans la vie interlope.

L'homme d'âge incertain conservait des vestiges d'ancienne beauté soigneusement entretenus.

Sa taille était encore souple, sa jambe élégante, sa démarche ferme, son œil vif, son teint bien fait, ses cheveux ébénisés et ses dents neuves.

Il se montrait d'une exquise amabilité pour mademoiselle Z..., dont il paraissait être le familier.

Lorsque l'empereur décora les officiers qui lui furent présentés par le maréchal, le monsieur d'âge incertain équilibra un monocle dans son œil gauche, et toisa les heureux élus d'un air impertinent.

— Votre fils est-il de la petite fête ? demanda mademoiselle Z...

— Mon fils est trop jeune pour être de ceux-là, répondit-il.

— C'est dommage.

— Oui, j'aurais trouvé piquant de voir ce garçon, qui est militaire contre mon gré, se faire étoiler par un Napoléon.

— Mon cher comte, si vous êtes si légitimiste que cela, que venez vous donc faire ici ?

— Je viens vous accompagner, madame, puisque vous avez bien voulu m'admettre à l'honneur d'être votre patito.

— Alors, que parliez-vous de votre fils ?

— C'est qu'il est ici.

— Ici ?

— Mon Dieu, oui ! quelque part par là, dans ces bataillons qui s'agitent.

— Montrez-le-moi.

— Je ne demande pas mieux..., quand je l'aurai découvert.

— Comment ! comment ! exclama la voix moqueuse de madame de B..., M. le comte de Curnil est donc marié ?

— Je le suis extrêmement peu, répondit le comte avec aisance ; mais assez toutefois pour posséder à mon actif un grand et beau chasseur à pied.

— Ah ! c'est un chasseur à pied ?... Eh bien, les voici qui ouvrent le défilé.

— Ils ont, ma foi, bon air !

— Désignez-nous votre héros.

Le comte de Curnil se mit en devoir de passer à son tour sa petite revue paternelle, et, quand la 4e compagnie du bataillon de chasseurs passa devant lui :

— Vicomte ! cria-t-il en agitant le bras.

À ce titre, qu'il ne portait guère au corps, mais qu'il était habitué à entendre dans la bouche de son père, Antonin tourna la tête, reconnut le comte, salua et passa avec un geste qui signifiait :

— A bientôt.

Quand le défilé eut cessé, quand les troupes se furent dispersées, que l'empereur et le jeune prince furent rentrés au quartier impérial, Antonin, revenant sur ses pas, rejoignit la société parisienne.

Il ne fallait rien moins que le respect qu'il avait toujours montré envers son père pour le décider à l'aborder avec un front calme.

Il était dans la plus mauvaise disposition du monde pour témoigner une affectueuse déférence à cet homme, peu soucieux de sa dignité, qui se compromettait ouvertement en compagnie douteuse.

En outre, le récit de Berthe avait ouvert dans son cœur mille sensations chaudes et vivaces.

Son père lui apparaissait depuis la veille comme l'ennemi de son bonheur, la cause première de toutes ses tristesses.

Le comte présenta son fils à ces dames, qu'Antonin salua froidement, et à ces messieurs, qu'il voulut bien honorer d'une inclination de tête assez gourmée.

— Je savais bien, vicomte, que vous deviez être au camp, lui dit son père ; mais, du diable si je me souvenais du numéro de votre bataillon ! Ces choses-là n'ont jamais pu m'entrer dans la tête.

— Il est fort heureux que vous m'ayez aperçu, car je passais sans vous voir, et j'allais directement rejoindre ma mère.

— Votre mère !... Quelle plaisanterie !

— Elle a bien voulu me donner quelques jours.

— Au camp ?

— Près du camp.

— La comtesse de Curnil ici... voilà un de ces hasards !... Je cours lui présenter mes devoirs.

Il s'inclina devant ses compagnes.

— Vous voulez bien me le permettre, mesdames ? la chose est assez piquante pour mériter votre indulgence.

— Faites, faites, mon cher comte, dit madame de B. avec un sourire indifférent.

— Nous serions désolés d'entraver une réunion conjugale qu'il faut de telles circonstances pour mener à bien, ajouta mademoiselle Z... en prenant le bras du moins laid des deux gandins.

Le comte se mordit les lèvres.

— Je suis à vous dans un instant, dit-il ; ce n'est point ma faute si ma femme donne à nos rares entrevues toute l'allure d'une bonne fortune.

Il pirouetta et rejoignit Antonin, qui, raide et mécontent, l'attendait à deux pas.

Le père et le fils descendirent au village en parlant de choses indifférentes. Sur le seuil de la maison Nicolle, ils rencontrèrent le chapeau bleu impérial, qui leur apprit que la comtesse, un peu souffrante, venait d'être emmenée, presque entraînée, par M. de Lestenac, dans une promenade circulaire autour du camp, au moyen d'un breack appartenant à l'état-major général, qu'un officier de ses amis avait mis à la disposition de Louise.

M. de Lestenac et un jeune aide de camp du maréchal, dont il venait de faire la connaissance, escortaient ces dames.

Ils venaient de partir ; on pouvait peut-être encore apercevoir à l'horizon le plumet tricolore du bel officier.

Antonin fut assez content de cette diversion apportée aux tristesses de sa mère, et qui l'arrachait lui-même, pour une partie de la journée, aux obsessions et aux larmes qu'il avait bravées la veille.

Le comte ne parut pas trop fâché non plus.

— Vicomte, dit-il, croyez-vous que je puisse avoir l'honneur de me représenter dans la soirée chez la comtesse ?

— Faites mieux, dit Antonin, qui espérait une grande distraction pour sa mère de la présence d'un tiers.

— Quoi donc ?

— Offrez-lui votre bras pour la conduire à la Retraite aux flambeaux.

— Très-volontiers. C'est un joli spectacle ?

— Infiniment curieux.

— Je viendrai me mettre à ses ordres. Je vais, en attendant, rejoindre ma caravane de Parisiens.

Ils se séparèrent. Le comte prit la route du Grand-Mourmelon, et retrouva, non sans peine, dans le cabinet le moins banal de l'hôtel des Trois-Pignons, les deux couples qu'il escortait, et qui témoignèrent une joie modérée de son prompt retour.

Le capitaine Aubépin, décoré de la main de l'empereur, rentra sombre et muet à la maison Nicolle, où Berthe l'avait précédé.

Soumise aux convenances, elle s'était rendue à la revue, seule, souffrante, sans forces, soutenue seulement par son énergique volonté.

Elle s'était réunie à un groupe de femmes dont les maris attendaient la même récompense que M. Aubépin.

Elle avait trouvé le courage d'échanger des félicitations avec elles, de sourire, de regarder, de s'intéresser à cette cérémonie toujours émouvante quand un être cher y prend part.

Quand son mari, sans avoir même cherché son regard, fut rentré dans les rangs, quand la représentation fut finie pour elle, elle se glissa dans la foule, et reprit à travers champs le chemin de sa maison.

Depuis la veille, il s'était fait en elle un grand apaisement. Le poids écrasant de la calomnie ne l'accablait plus d'une manière aussi lourde. Antonin avait cru à sa parole, Antonin avait imploré son pardon.

Elle était relevée à ses yeux, elle attendait patiemment de l'être aux yeux de son mari.

Berthe n'avait pas redouté les indiscrétions de la petite Marie ; elle était prête à dire au capitaine la démarche qu'elle avait faite, et à renouveler pour lui le récit de cette époque fatale.

Elle avait gardé le silence tant qu'elle avait cru pouvoir préserver de toute atteinte le repos de l'homme dont elle portait le nom ! mais, puisque ce repos n'avait pas été respecté, elle entendait le lui rendre elle-même.

Quand le capitaine Aubépin rentra, ses enfants lui sautèrent au cou, avec des cris de joie et des caresses.

Il fallut admirer la croix toute neuve, toucher le brillant joujou, l'épingler, le détacher : le père se prêtait à tout.

Les enfants épuisèrent enfin leur curiosité, et retournèrent à d'autres jeux sous la tonnelle.

Berthe, à son tour, vint prendre la croix d'honneur dans ses mains frémissantes. Elle la regarda longuement, pieusement ; puis, tout à coup, y déposant un baiser :

— Auguste, dit-elle, la porterez-vous demain ?

— Sans doute. Pourquoi ? Que voulez-vous dire ?

— N'est-ce pas demain que vous avez une rencontre ?

— Qui vous l'a dit ?

— Je l'ai deviné.

— C'est demain.

— Eh bien ! que cette croix vous protège ! car vous allez vous battre pour une honnête femme qui fut toujours, toujours, entendez-vous ? digne du nom que vous lui avez donné.

Le capitaine tressaillit et regarda la jeune femme.

— Puissiez-vous dire vrai ! fit-il avec rudesse.

Et, sans manifester le moindre désir de prolonger cet entretien poignant, il passa dans la seconde pièce.

Ce n'était pas, certes, qu'il fût indifférent aux explications que sa femme, pour la premiers fois, paraissait disposée à lui donner.

Cette phase nébuleuse de la jeunesse de Berthe excitait toujours sa curiosité passionnée.

Mais, nature rude à lui-même comme aux autres, il ne voulait se laisser influencer ni par l'émotion, ni par la crainte, ni par la conviction, avant d'avoir vengé son honneur compromis dans la personne de madame Aubépin.

— Si je la savais coupable, sûrement, pensa-t-il, demain ma main tremblerait de haine ; si je la croyais innocente à n'en pouvoir douter, mon cœur s'attendrirait peut-être. Je ne veux rien savoir, parce que je ne veux pas faiblir devant M. de Curnil.

Mais après le duel !... oh !... après !... comme il accourrait vers elle et lui demanderait compte, minute par minute, de ce passé pour lequel, sans le connaître encore, il allait affronter la mort.

La mort !... si elle venait pour lui !... Eh bien ! que lui importerait alors ? Dans la lumière immense qui se ferait en lui, combien petites seraient ces misères humaines et ces passions qui faisaient encore battre follement son cœur !

Il y avait une certaine grandeur dans la résolution du capitaine ; il ne s'en départit pas Il écrivit le reste du jour, mit en ordre ses papiers, régla quelques affaires.

Puis il appela ses enfants, se montra pour eux d'une tendresse inépuisable, les couvrit de caresses et évita soigneusement de se trouver un instant seul avec Berthe.

La pauvre femme n'avait plus, dans son cœur partagé, qu'une ardente prière :

« Gardez-les tous deux demain, disait-elle, ô mon Dieu ! mais conservez un père à mes enfants. »

La nuit vint, pleine d'étoiles et de transparences idéales ; vers elle montait le tumulte grandissant du camp.

On y procédait, sur une étendue de plus de deux lieues, aux illuminations variées, brillantes et pittoresques qui lui donnaient, ce soir-là, un aspect merveilleux.

Les foules des jours précédents et de la matinée même ne donnaient qu'une idée incomplète de celle qui se réunissait, la nuit venue, pour assister au spectacle féerique de la Retraite aux flambeaux.

La foule avançait donc, pressée, bruyante, animée par les joyeux diners que les guinguettes du pays avaient offerts aux touristes.

La petite société parisienne, que le comte de Curnil avait abandonnée, n'était pas la dernière en entrain, en bons mots, en hardiesses de toutes sortes.

Ces dames pénétraient dans les gazons réservés, riaient au nez des sentinelles, et venaient coller leurs museaux roses aux grilles du quartier impérial, derrière lesquelles les officiers généraux se groupaient autour de l'empereur.

Les jeunes gandins, que cette journée de villégiature martiale avait achevé d'émanciper, renchérissaient encore sur les gentillesses de leurs compagnes.

Le comte de Curnil, fidèle à sa parole, avait pris après dîner la route de la maison Nicolle, et s'était présenté dans l'étroite chambrette de sa femme avec autant de désinvolture que dans un salon parisien.

Après une heure de conversation légère et spirituelle, il regarda sa montre, rappela que la Retraite aux flambeaux avait lieu à neuf heures et pria la comtesse de vouloir bien lui faire l'honneur d'accepter son bras pour y assister.

La comtesse, brisée moralement, fit quelques difficultés et, pressée par son fils, consentit enfin à jouir de ce coup d'œil.

M. et madame de Lestenac les rejoignirent, et comme la voiture de l'état-major était encore galamment à la disposition de Louise, ils y montèrent tous pour parcourir sans fatigue le front de bandière illuminé.

Un peu auparavant, M. Aubépin, Berthe et la petite Marie avaient pris la même direction.

M. Lémincé, sa femme et un couple militaire de leurs relations ne tardèrent pas à les suivre.

Il ne resta plus à la maison Nicolle que le chapeau bleu-impérial lisant la Bible, et Lambert qui veillait près de Bébé en fumant une pipe splendidement culottée.

En face du quartier impérial, un millier de soldats, portant chacun une torche allumée, encadraient cinq cents clairons, cinq cents tambours et toutes les musiques régimentaires, prêts à attaquer au premier signal, dans un ensemble formidable, la Retraite de Crimée.

Neuf heures sonnèrent.

Un coup de canon retentit.

Celte brillante armée de musiciens, avec un admirable accord, exécuta de pied ferme les premières mesures de cette Retraite si connue, si entraînante et si martiale.

Puis elle s'ébranla, -- masse lumineuse, harmonique et sonore, -- et vint en droite ligne au quartier impérial, qu'elle semblait vouloir prendre d'assaut.

Les torches jetaient des lueurs fulgurantes ; une transparente fumée jouait autour des visages mâles ; les notes éclataient comme des fanfares infernales ; la marée d'hommes et d'instruments montait toujours.

Enfin elle toucha les grilles ; un pas de plus, elle les brisait. Il y eut un arrêt instantané parmi les marcheurs, non parmi les joueurs.

La première reprise de la Retraite de Crimée fut répétée avec un entrain nouveau ; puis le flot mouvant s'ouvrit, se sépara en tronçons enflammés, et se dispersa dans la plaine ; la musique de chaque régiment allait rejoindre son corps.

La Retraite aux flambeaux était finie, comme ensemble, et s'en allait mourante à travers les rues éclairées.

La foule jeta des hourras frénétiques et se répandit dans tous les sens pour admirer de plus près les illuminations.

M. et madame Aubépin parcouraient le front de bandière, montrant complaisamment à Marie les peintures patriotiques environnées de lampions, les feuillages suspendus et les arcs de triomphe naïfs.

L'enfant ouvrait des yeux ravis, frappait ses petites mains, et voulait tout voir.

Le père la suivait volontiers ; qu'importait à la mère ?

Ils avaient déjà parcouru à un espace assez considérable, et se trouvaient en face d'une série de tentes moins éclairées, dont un coup de vent intempestif venait d'éteindre en partie les feux.

Berthe voulut retourner sur ses pas. Marie, qui voyait d'autres lumières à l'horizon, résista suivant sa coutume, et ils marchèrent encore en avant dans une obscurité relative.

Tout à coup, le capitaine dressa la tête avec étonnement.

Un bruit sourd, répété, croissant, se faisait entendre, quoiqu'il fût difficile de préjuger d'où il partait.

C'était comme un galop furieux de cheval emporte, ou plutôt de chevaux emportés, comme une charge de cavalerie à travers le camp.

Cela paraissait si extraordinaire, que le capitaine, soupçonnant vaguement un danger, rappela sa fi le qui courait en avant, et la tint pressée contre lui.

Qu'était-ce donc en réalité ?

Une vingtaine de chevaux de lanciers, effrayés par le tapage indescriptible de la retraite et la vive clarté des illuminations, avaient rompu leurs liens, entraîné leurs piquets, et parcouraient à fond de train, comme une trombe vivante, le front de bandière dont ils occupaient toute la largeur.

À la lueur de l'illumination, M. Aubépin les vit apparaître, crinière au vent, semblables à des bêtes apocalyptiques, faisant résonner le sol sous leurs sabots affolés.

Berthe, terrifiée, restait immobile.

Marie fit un cri. Son père l'enleva dans ses bras, appela Berthe, et se jeta désespérément du côté des tentes.

Ils avançaient comme le vent.

Berthe essaya de fuir. Trop d'émotions l'avaient brisée. Cette dernière secousse la trouva sans forces. Ses pieds faiblirent... elle fit des efforts stériles pour s'élancer assez vite... et le galop infernal croissait toujours !

— Maman ! maman ! criait Marie.

Berthe sentit un souffle haletant brûler son visage ; un hennissement sonore l'assourdit ; des animaux, ivres de peur, bondirent autour d'elle, et elle tomba enroulée dans les cordes flottantes qui les retenaient attachés l'un à l'autre.

Détail terrible de cette panique \(historique\), les piquets avaient cédé sous l'effort collectif des chevaux, mais sans leur rendre une entière liberté.

Rivés ensemble dans cette course folle, comme à l'écurie, ils balayaient tout sur leur passage, et les bois traînants, qui rebondissaient derrière eux, augmentaient encore leur terreur.

Berthe jeta un cri horrible en se sentant emportée par ce tourbillon vertigineux.

Frappée à la tête par un piquet, déchirée dans tout son corps, ses yeux ne voyaient plus, mais son oreille percevait encore la-bas, déjà bien loin, la voix de Marie, qui criait :

— Maman ! maman !

Elle essaya de répondre : un râle déchirant vint seul à ses lèvres.

Dans son cerveau, secoué par des cahots insensés, une pensée se dessinait avec une netteté étrange : puisqu'elle serait morte, ils ne se battraient pas.

Les cordes se resserraient de plus en plus autour d'elle, le brouillard envahissait son esprit.

— Auguste !... Antonin ! balbutia-t-elle dans un souffle d'agonie.

Et elle ne sentit plus les souffrances de son corps déchiré.

Le capitaine Aubépin, les cheveux hérissés d'horreur, jeta sa fille au seuil d'une tente, et s'élança derrière les chevaux avec des appels désespérés.

Autant chercher à atteindre le vent.

La bande sinistre dévorait l'espace, semant la terreur sur la route. La foule fuyait éperdue, les soldats couraient, la confusion était au comble, et les plus grands malheurs devenaient imminents.

Le tambour-major d'un régiment de ligne, qui rentrait avec la musique à son campement, eut une subite inspiration.

Il fit un signe : ses hommes, tournant sur eux-mêmes, se présentèrent, torches en mains, aux chevaux échappés.

Cette ligne de feu, qui leur coupait brusquement le passage en les éblouissant, les arrêta net.

Frémissants et couverts de sueur, ils se laissèrent approcher par les soldats accourus.

Ce fut alors qu'avec une horreur indicible les assistants découvrirent une femme enlacée dans les cordes, dont elle n'avait pu se dégager.

Elle semblait morte.

Sa tête, préservée par ses mains sanglantes, retombait, blanche, sur le sol, au milieu des cheveux épars. Ses vêtements étaient en lambeaux ; ses pieds, pleins de sang et de terre.

Il n'y eut dans cette foule qu'un cri de suprême pitié.

Les chevaux s'étaient arrêtés non loin d'une petite construction placée sur le front de bandière, ancienne poudrière, qui servait alors à déposer les cibles et autres objets nécessaires au tir.

Contre ces murailles, les promeneurs effarés s'étaient réfugiés, et ce fut là que des soldats transportèrent avec mille précautions le corps inerte.

Un médecin militaire, averti par la voix publique, si prompte à colporter les mauvaises nouvelles, arrivait en même temps que M. Aubépin.

Le malheureux capitaine, qui venait de fournir une course épuisante, se laissa tomber près de Berthe sans pouvoir prononcer un mot.

— Grand Dieu ! c'est madame Aubépin ! s'écria la voix altérée du docteur Lémincé, qui accourait rejoindre son confrère au premier bruit d'un accident.

— Madame Aubépin ! répéta madame Aurélie en élevant les bras au ciel, morte !.. Son secret va t-il donc m'échapper ?

Le docteur s'agenouilla, souleva la tête de Berthe, et interrogea avidement son pouls.

Un bien faible battement s'y faisait encore sentir.

— Vite, un moyen de transport, dit-il en se relevant, et nous la sauverons... peut-être.

Cette parole parut rendre un peu d'énergie au capitaine accablé.

On s'agita aussitôt pour se procurer un brancard.

Pendant qu'on courait à cette recherche, une voiture s'approchait curieusement de la petite poudrière, pour se rendre compte du motif d'un tel rassemblement.

Le docteur envisagea les nouveaux venus, et fit un geste de satisfaction en courant à la voiture.

— Madame de Lestenac, dit-il, et vous aussi, madame la comtesse, veuillez nous céder cette voiture pour transporter notre blessée.

— Un accident ?

— Hélas !

Sans autre explication, les deux dames descendirent avec empressement, et les trois hommes disposèrent commodément les coussins.

Les dernières torches de la Retraite de Crimée éclairèrent lugubrement le docteur, son collègue et le capitaine soutenant le corps de Berthe, qui fut déposé dans la voiture.

Antonin la reconnut alors et devint livide.

— Qui donc l'a tuée ? murmura-t-il en jetant un regard farouche au capitaine Aubépin.

Celui-ci l'entendit, redressa la tête, et ses lèvres frémirent ; mais il tenait encore la main de Berthe, et se tut.

Le docteur sauta près de la blessée, et le sinistre cortège se mit en marche, au pas, suivi des amis, des ennemis et des curieux.

Le comte de Curnil n'avait fait qu'entrevoir, à la clarté rouge des torches, le visage mourant de Berthe, et pourtant un souvenir l'inquiétait.

Il est certaines figures qui ne peuvent être oubliées, et les circonstances dans lesquelles il avait autrefois vu celle de Berthe avaient été de nature à l'impressionner.

Il marchait pensif derrière la voiture. Près de lui marchaient Antonin et le capitaine, si absorbés tous deux, qu'ils ne s'apercevaient même plus de leur mutuel voisinage.

— Vicomte, dit tout à coup à voix basse le comte de Curnil, c'est bien elle, n'est-ce pas ?

— C'est elle ! répondit brièvement Antonin, dont la jeunesse, qu'il avait crue morte, saignait par les mille plaies de Berthe.

On arrivait à la maison Nicolle.

Le docteur et ses aides reprirent leur fardeau, qu'ils montèrent péniblement, et le déposèrent enfin sur un lit dans la chambre du capitaine.

Louise de Lestenac, larmoyante, et madame Aurélie, consternée, restèrent près de la mourante, que les médecins entouraient.

Les curieux s'étaient arrêtés à la porte extérieure.

La famille de Curnil se retira dans la chambre de la comtesse.

Une consternation morne régnait dans cette petite colonie. Les événements passés, la catastrophe présente, les événements du lendemain, pesaient sur tous les cœurs et sur quelques consciences.

Le père, la mère et le fils, serrés les uns contre les autres, dans cette chambre étroite, étaient tristes, troublés, et se regardaient avec méfiance, semblant se demander mutuellement compte de leur part de responsabilité dans cette série de malheurs.

Antonin, le premier, obéit au sentiment de justice qui le portait à élucider une question obscure.

— Monsieur le comte, dit-il, je dois me battre demain avec le mari de cette infortunée jeune femme.

— S'agit-il du présent ou du passé ? interrogea le comte.

— Il s'agit du passé... et ce duel aura lieu par ma faute ! sanglota la comtesse.

— Par votre faute, comtesse !... que dites-vous donc là ?

Antonin raconta succinctement ce qui s'était passé entre sa mère, madame de Lestenac et madame Aubépin d'abord, puis entre lui, sa mère et le capitaine.

Le comte, très-attentif, blâma, en termes mesurés, la précipitation de langage de la comtesse et approuva son fils d'avoir soutenu sa mère.

— Tout cela est d'autant plus triste, continua douloureusement Antonin, que j'ai eu l'honneur de voir madame Berthe Aubépin et qu'elle m'a convaincu d'une innocence que vous connaissez mieux que personne, mon père.

Le comte se mordit la moustache, et regardant son fils de côté :

— Vicomte, dit-il, êtes-vous bien guéri mais là. totalement guéri de cette passion folle, qui a fait tant de mal à vous et à d'autres ?

— Oui, répondit Antonin en essayant de raffermir sa voix dont le timbre ému semblait dire « non ».

— Hum !... alors, je vois moins d'inconvénients à vous avouer qu'en effet cette petite personne. mademoiselle Lenoble, je crois, fière comme une infante et délicate comme une hermine, me joua le mauvais tour de s'indigner, après m'avoir laissé tomber sottement à ses pieds comme un Céladon vulgaire.

— Ah ! vous le reconnaissez ! interrompit la comtesse.

— Je n'en fus que plus ridicule, quand elle sortit, la tête haute, sur vos pas, comtesse, qui étiez arrivée si mal en point pour mon amour-propre.

— Monsieur, dit la comtesse, il ne faut pas jouer avec l'honneur d'une femme... fût-elle une simple institutrice.

— Une institutrice ainsi faite, comtesse, excusait beaucoup de folies.

— Que n'avez-vous avoué tout cela plus tôt à votre fils !

— Vous êtes charmante, en vérité ! avec cela que c'est agréable de conter à un fils de vingt-deux ans qu'on a voulu connaître sa fiancée, qu'on l'a trouvée belle, qu'on s'est laissé emporter par la situation, par le printemps, que sais-je ?... qu'on lui a manqué de respect et qu'on a été vertement remis sur ses pieds...

— Vous dites, mon père ?...

— Je dis, je dis... que la trahison possible de mademoiselle Lenoble flattait ma vanité et guérissait votre folie... Voilà pourquoi je vous y ai laissé croire.

— Ah ! monsieur le comte, que votre franchise nous eût été bonne à tous !

— Pas à mon orgueil, mon cher ami, et pas à votre amour non plus.

— Eh bien ! je serais heureux aujourd'hui.

— Le beau mariage !... Vous ?... vous seriez coulé... militairement parlant ; tandis que j'ai des promesses excellentes à votre égard, en bon lieu, et que vous pouvez épouser, quand vous le voudrez, la riche et jolie Zoé de Blévillard.

— Monsieur le comte, et vous aussi, ma mère, dit Antonin avec fermeté, veuillez, je vous en prie, à partir d'aujourd'hui, ne plus me parler de mademoiselle de Blévillard, que je n'épouserai jamais. jamais. ni aucune autre.

— Vous êtes entêté, vicomte. Mais je n'en persiste pas moins dans mon opinion ; il vaut mieux que les choses se soient passées de la sorte.

— Eh bien ! non, s'écria la comtesse, non, votre légèreté a froissé votre femme, désolé votre fils et déshonoré madame Aubépin.

— Déshonoré !... Le croyez-vous, vraiment ?

— Il n'est que trop sûr que les suites de cette déplorable histoire, où vous n'avez pas le beau rôle, mon cher comte, ont troublé un bon ménage et vont mettre demain, face à face, votre fils et le mari de cette infortunée.

— Permettez... je crois bien que si vous aviez mieux pratiqué la charité évangélique, ma chère amie, les choses ne seraient pas allées si loin. Je veux cependant bien reconnaître que c'est moi qui, jadis... Enfin, je vais tâcher de réparer cela.

— Le duel importe peu, mon père... ce qui est urgent, c'est de rendre la paix au ménage de la pauvre Berthe.

— Je ne tarderai pas une minute alors.

Le comte se leva.

— Mais elle se meurt, hasarda la comtesse.

— Mais son mari vit... et m'entendra.

— Je vous remercie, mon père, dit Antonin.

Le comte sortit vivement et se trouva face à face, sur la porte de la seconde chambre du capitaine, avec celui-ci, un médecin et M. de Lestenac.

Ils prenaient des mesures pour faire venir promptement de l'hôpital les objets nécessaires au pansement.

La figure du médecin était significativement soucieuse.

— Monsieur, dit le comte avec noblesse, en abordant le capitaine Aubépin qui fit aussitôt avec lui quelques pas dans la chambre, je suis le comte de Curnil et je réclame instamment de vous une minute d'attention.

Le capitaine le regarda durement.

— Si vous êtes le comte de Curnil, dit-il, vous devez savoir que ce nom seul m'est pénible à entendre.

— Je viens essayer de détruire cette impression bien légitime, monsieur, en m'accusant de tous les malentendus et de tous les malheurs dont j'ai été la cause.

— Vous avez en effet, monsieur, joué jadis un assez triste rôle.

— J'ai joué celui d'un fou d'abord, d'un sot ensuite, et je jouerais celui d'un misérable si je n'avouais hautement que, par ma hardiesse et ma vanité, j'ai pu compromettre une honnête fille qui est devenue une honnête femme.

— Monsieur le comte.

— Une honnête fille. dont la réserve et la dignité auraient dû m'imposer le devoir de convenir plus tôt de mes torts.

— Voici une bien tardive explication, dit le capitaine d'un ton incrédule ; puis-je savoir ce qui vous pousse à une confession in extremis ?

— Un sentiment de droiture ; monsieur. J'arrive, j'assiste à un malheur affreux, je suis menacé demain dans la personne de mon fils, je comprends que ma légèrete coupable est l'origine d'une grande partie de ces troubles intérieurs, et j'hésiterais ?. Non, monsieur, malgré l'inopportunité apparente de cette démarche, je la fais spontanément.

Le capitaine, ébranlé par le grand air de franchise qui soulignait ces paroles, regarda son interlocuteur comme pour fouiller tout au fond de sa pensée.

— Faites-moi l'honneur de me croire, monsieur, insista le comte ; je vous jure, sur la tête de madame Aubépin, que mademoiselle Lenoble, attirée chez moi par une trompeuse prière de ma part, en est sortie digne de nos respects à tous.

En parlant, les deux causeurs avaient involontairement élevé la voix. Aux auditeurs de cette scène s'étaient joints ceux des chambres voisines, ce qui donnait une solennité imprévue et positive à la loyale déclaration du comte de Curnil.

Le capitaine était trop droit lui-même pour ne pas sentir la droiture chez les autres. Un soulagement immense dégonfla son cœur.

— Monsieur, dit-il pourtant avec hauteur, je n'ai jamais soupçonné l'honorabilité parfaite de madame Aubépin, dans le passé comme dans le présent, mais les personnes de votre famille se sont permis des doutes à ce sujet, et c'est ce que je ne dois pas tolérer.

— Ces personnes ont été induites en erreur et le reconnaissent.

— Vous seul le dites, monsieur le comte.

— Moi seul ?... non pas.

Le comte se retourna à demi.

— Ma chère comtesse, et vous aussi, vicomte, n'êtes-vous pas disposés à déplorer votre erreur ?

— Je l'affirme, et de toute mon âme ! dit Antonin en faisant quelques pas vers son père avec une franchise noble et contenue.

Les dispositions violentes des deux adversaires avaient subi depuis la veille de profondes modifications, à la suite de ces divers incidents.

Ils échangèrent un regard apaisé.

— Et vous, comtesse ? insista le comte, qui tenait à mener à bien son œuvre de réparation.

La comtesse était restée, pendant cette scène, debout sur le seuil de sa chambre, luttant avec son intraitable orgueil.

Sa conscience l'emporta cependant.

— Monsieur, dit-elle avec une raideur indisciplinable, en s'approchant à son tour, je reconnais m'être trompée et m'en rapporter absolument aux explications que M. le comte de Curnil a l'honneur de vous fournir.

M. Aubépin salua cette femme hautaine qui consentait à s'humilier, et se dirigea vers la chambre de Berthe, où d'autres préoccupations l'attiraient.

Un homme l'arrêta. C'était un soldat qui montait l'escalier, portant la petite Marie endormie dans ses bras.

C'était à lui que le malheureux père avait jeté son enfant pour s'élancer à la poursuite des chevaux emportés. Depuis, il l'avait oubliée !...

Et ce n'était pas sans quelque peine que le brave garçon avait retrouvé la demeure de la petite abandonnée.

Le docteur Lémincé sortait de chez Berthe en ce moment. A la clarté des flambeaux, on put voir son bon visage décomposé et ses yeux gros de larmes.

Il aperçut Marie, la prit aux bras du soldat et la plaçant dans ceux du capitaine :

— Prenez-la..., dit-il avec une émotion profonde, gardez-la... remplacez-lui sa mère !...

— Berthe ?... interrogea le capitaine.

— Elle est morte ! répondit le docteur.

FIN DE LA FEMME DU CAPITAINE AUBEPIN

Les Filles du colonel

Dans un salon jaune, obscur et fané, dépendant d'un appartement garni de la rue de Beaune, trois femmes étaient assises et causaient à demi-voix le 24 décembre 1864.

Le jour douteux, qui tombait difficilement des fenêtres à doubles rideaux, indiquait cette heure indécise, si prompte à venir en hiver, où le travail n'est plus possible, où la lecture fatigue déjà la vue, où la lumière d'une lampe n'est pas encore désirée.

La plus âgée des trois femmes, qui occupait l'angle droit de la cheminée, tisonnait de cette façon intermittente particulière aux gens nerveux et préoccupés.

La pince, dans ses mains, semblait, tour à tour, attaquer furieusement ou caresser avec distraction la bûche, qui répandait plus de fumée que de chaleur.

À l'angle opposé, une belle personne d'une vingtaine d'années, nonchalamment étendue dans un fauteuil, jouait avec les rubans flottants de sa ceinture.

Elle fixait dans le vide deux grands yeux bleus, assez semblables, sous leurs cils touffus, à des pervenches dans la mousse.

Une profusion de boucles blondes savamment déroulées encadraient son visage délicatement rosé et d'une suprême distinction.

Près d'elle une jeune fille brune, à la physionomie fraîche et avenante, était assise sur une petite chaise basse, et croisait ses mains mignonnes sur une tapisserie abandonnée.

Quatre heures sonnèrent au timbre fêlé de la pendule.

La conversation languissait. La pince restait immobile. La jeune fille brune étouffa même un léger bâillement.

Seule, la rêveuse du fauteuil, perdue dans une lointaine excursion au pays des chimères, ne manifesta ni lassitude, ni ennui, ni impatience.

La dame aux pincettes se renversa tout à coup sur son siège avec un geste découragé  :

— Comme votre père tarde à rentrer ! dit-elle ; je crains qu'il n'ait rien appris de bon au ministère de la guerre.

La tête brune s'agita vivement.

— Ce serait une injustice criante ! déclara-telle.

La tête blonde parut sortir des nuages.

— Et cela t'étonnerait, une injustice ?

— Cela ne doit pas exister.

— Ah ! ma pauvre Marcelle, que tu es jeune !... J'en ai déjà vu assez, moi, pour ne plus guère m'étonner.

— Tu exagères, Judith, dit la voix calme de la mère.

— En quoi donc, ma mère, s'il vous plaît ?

— Tout le monde n'a pas les contre-temps fâcheux qui ont entravé la carrière militaire de ton père.

— Contre-temps ou passe-droits..., toujours est-il que si M. de Clarande, qui aura cinquante-huit ans le mois prochain, ne passe pas colonel à la promotion de janvier...

— Hélas !... la retraite ! soupira Marcelle.

— Il pourrait être encore compris dans celle du 16 mars, hasarda madame de Clarande.

— Et l'âge ?... Tenez, ma mère, avouez que vous êtes, comme nous, un peu inquiète.

— Oh !... tu sais...

— Car votre philosophie apparente ne nous rassure que médiocrement.

— Eh bien ! c'est vrai... je meurs de peur que M. de Clarande ne soit pas nommé ces jours-ci, malgré tous ses droits. Il a des concurrents... il n'est plus jeune... Avec leur manie de rajeunir l'armée, ils finiront par mettre des échappés de Saint-Cyr à la tête des régiments.

— Ah ! ce serait bien triste ! dit la tête brune.

— Ce serait un épouvantable malheur ! conclut la tête blonde.

— Là... là... fit une voix douce derrière le fauteuil de Judith de Clarande ; le plus épouvantable des malheurs, ma bonne sœur, c'est d'être ardente comme tu l'es et d'attendre les événements avec si peu de résignation.

La portière s'était soulevée sans bruit, et une troisième jeune fille était entrée tout à point pour recueillir l'exclamation violente de Judith.

— Bon ! fit Marcelle... un sermon de Nestor.

Judith sourit dédaigneusement.

La nouvelle venue était de taille moyenne, un peu forte malgré sa jeunesse, vingt-trois ans peut-être ; une intelligence peu commune rayonnait dans sa physionomie incorrecte et bienveillante.

On ne pouvait avoir plus de douceur dans le regard, ni plus de gravité dans le sourire ; elle n'était point jolie ; un charme attractif émanait d'elle.

Ses sœurs l'appelaient Nestor, et mademoiselle Hortense de Clarande, l'aînée des trois jeunes filles, acceptait gaiement le surnom.

Marcelle s'était approchée de la fenêtre dont elle soulevait le rideau.

— Tu ne vois rien ? demanda madame de Clarande.

— Rien, maman.

Ici un soupir et un silence.

Tout à coup Marcelle fit un cri de joie.

— Voici mon père !... il traverse la cour... quelles enjambées !... et il agite les bras... oh ! il doit être bien satisfait.

— Que Dieu t'entende ! murmura la mère.

On entendit gémir les escaliers sous un pas retentissant ; puis la porte s'ouvrit avec un fracas d'excellent augure dans l'état de la question.

M. de Clarande fit irruption dans le salon en brandissant comme une massue une lettre tout ouverte :

— Colonel !... je suis colonel !... entonna-t-il d'une voix de basse profonde, sans se soucier si c'était bien le ton de ce joli morceau de la Fanchonnette.

— Ah !... mon ami ! exclama sa femme en levant au ciel deux bras qui retombèrent sous le poids du bonheur.

Marcelle ne fit qu'un bond de la fenêtre dans les bras de son père.

Hortense lui prit doucement les mains et les serra.

Judith se leva sans mot dire, alluma les bougies de la cheminée, et, jetant un rapide coup d'œil dans la glace :

— Enfin ! murmura-t-elle, je suis fille de colonel !

— Raconte-nous cela, Alphonse... voyons, dis vite, mon ami ?... interrogea.madame de Clarande... que sais-tu ?

— Je sais... parbleu ! je sais que mon ami X.., le chef du personnel, m'a fait passer ce petit mot dans l'antichambre où je me morfondais... Oh ! en bonne compagnie, du reste.

— Tes concurrents, sans doute ?

— Quelques-uns... et des députés aussi... un encombrement dans les bureaux dont on n'a pas idée.

— Voyons le billet, dit Judith.

M. de Clarande, tout heureux de l'impatience qu'il voyait sur les mines joyeuses, prit plaisir à prolonger cette minute d'attente.

Il assujettit solidement son lorgnon sur le maître nez dont était décoré son mâle visage, s'approcha des bougies, déplia le papier, et lut en savourant chaque mot :

« Mon cher Clarande,

« Tu es nommé colonel par décision du 24 décembre « 1864 ; tu es le premier averti. Viens « me voir demain matin : il y a trois régiments « vacants... tu choisiras.

« Ton vieux camarade,

« X... »

-- Le brave cœur !... le digne homme ! s'écria madame de Clarande dont les bons gros yeux, un peu louches, se remplirent de larmes de joie.

— Ainsi vous pouvez choisir, mon père, dit Judith. J'espère que vous chercherez, avant tout, une brillante garnison.

— Sois tranquille.

— S'il est possible, une préfecture

— Tu y tiens ?

— Énormément.

— Mais, mon enfant...

— Il n'y a pas à balancer, mon père. Les préfectures donnent des fêtes, et quand on a des filles à produire, il faut y songer.

— Toujours avisée, cette Judith !... dit le colonel avec le plus indulgent des sourires paternels.

— Mon père, hasarda Hortense, ne serait-il pas plus sage de choisir un régiment qui serait, peut-être pour longtemps, dans une de ces bonnes villes de province où la vie n'est point coûteuse ?

— Mais dont les plaisirs sont absents, interrompit Judith.

— Où les logements sont abordables et l'alimentation facile ? continua paisiblement Hortense.

— Mon petit intendant, répondit M. de Clarande, nous verrons à te satisfaire, et toi, Marcelle, tu n'as donc pas de préférence ?

— Moi ! fit la troisième fille du colonel avec un rire enfantin, je serai très-heureuse partout où vous me conduirez.

— Tu es une bonne fille ! dit le père en la baisant au front.

Madame de Clarande n'avait rien dit pendant ce petit débat, où se dévoilaient le caractère économe et prévoyant d'Hortense, ainsi que les goûts frivoles et mondains de Judith.

On voyait bien cependant que si l'excellente femme ne parlait pas, ce n'était pas faute d'avoir une opinion,

La sienne, qu'elle ne faisait pas ouvertement connaître, se manifesta par une mimique expressive à l'adresse de son mari.

Celui-ci finit par saisir le sens de ces muettes recommandations, et, d'un ton conciliant :

— Mes fillettes, dit-il, j'irai demain au ministère, je prendrai mes informations, et je vous promets de manœuvrer de façon à vous procurer une garnison excellente... sous tous les rapports.

Les trois sœurs accueillirent cette promesse, l'aînée avec espoir, la seconde avec incrédulité, la dernière avec insouciance, et sortirent ensemble du salon en se communiquant leurs impressions.

Restés seuls, monsieur et madame de Clarande se rapprochèrent du foyer.

C'était un bon ménage, dont vingt-cinq ans d'union avait cimenté le mutuel dévouement, et qui mettait en commun les chagrins les plus minimes de l'existence, comme ses joies les plus attendues.

Une poignée de main longue et chaude fut silencieusement échangée entre ces deux époux, qui savaient si bien pouvoir compter l'un sur l'autre.

— Enfin ! murmura madame de Clarande...

Et le colonel répéta avec une intime satisfaction :

— Enfin !

— Alphonse, reprit-elle, ton ami X... te rend un excellent service. Il nous faut en tirer parti dans l'intérêt des nôtres.

— Je le crois bien.

— La question de garnison mondaine qui séduit Judith, ou de garnison économique qui préoccupe Hortense, me paraît bien secondaire.

— Certainement... certainement...

— La pensée qui doit nous guider d'abord est celle de nos filles.

— Corbleu ! c'est assez essentiel.

— Il s'agit, en fixant ton choix sur un régiment, non pas de t'arrêter à celui dont l'état-major te sera le plus sympathique, ou la destination la plus agréable.

— Cependant, ma bonne...

— Il faut prendre le régiment où se trouvent le plus de célibataires.

— Ah ! diable !

— De célibataires titrés.

— Ah ! fichtre.

— Et riches... cela ne gâte rien.

— Mais ce serait le phénix que ce régiment-là.

— Eh bien !... il faut voir lequel, dans les trois numéros qui te sont offerts, se rapproche le plus du phénix.

— Tu as raison, j'y penserai.

— C'est indispensable... Des noms, Alphonse... de la fortune... une société de jeunes gens bien élevés autour de nos filles.

— Permets, permets, ma chère amie, il y a des jeunes gens très... convenables, des officiers distingués et... célibataires, qui ne portent que des noms modestes.

— Tu connais les idées de Judith à cet égard.

— Hortense est plus sérieuse.

— Je recevrai tous tes officiers, quels qu'ils soient, mon ami, mais rien ne saurait m'empêcher de chercher parmi eux, pour mes enfants, une alliance noble et flatteuse pour mon amour-propre.

— Soit ! je feuilletterai l'Annuaire.

— Feuillette, mon ami, feuillette... il y va peut-être de l'avenir de ces chères petites.

Et comme sur le chapitre du mariage de ses filles la bonne mère ne tarissait pas, elle développa jusqu'au dîner, au colonel attentif, son petit plan maternel pour conduire les demoiselles de Clarande à accorder leur main aux trois plus brillants officiers du régiment en expectative.

Le lendemain, le premier solliciteur introduit dans le cabinet du chef du personnel, au ministère de la guerre, fut le colonel de Clarande, tout plein d'importance, d'expansion et d'amicale gratitude.

— Tu es satisfait ? lui dit gaiment le chef du personnel ; eh bien ! tant mieux. Cela me dédommagera un peu de tous les mécontents que je suis contraint de faire, bien malgré moi.

— Cependant, dit le colonel, tu es l'équité faite bureaucratie.

— Pour les élus de la liste officielle, peut-être. Pour les évincés, je suis, au contraire, le passe-droit fait homme.

— Ah çà  ! mon cher, où m'envoies-tu ?

— Voilà... nous avons le 19e lanciers, le 15e et le 17e hussards.

— Puisque tu veux m'autoriser à choisir, je vais d'abord jeter un coup d'œil sur l'Annuaire.

— A ton aise, j'expédierai autre chose en t'attendant.

Le chef du personnel frappa sur un timbre pour faire introduire un nouveau visiteur.

Le colonel, avisant l'Annuaire sur l'angle du bureau, s'en empara et l'emporta près de la fenêtre pour l'étudier consciencieusement.

Dès le premier regard, il constata avec plaisir que plusieurs de ses anciens camarades se trouvaient disséminés dans lesdits régiments ; que la composition en était généralement excellente, et qu'il pouvait, en quelque sorte, jouer à pile ou face celui de ces corps qu'il aurait l'honneur de commander.

Ses instincts militaires étaient donc servis à souhait.

Toutefois, les instructions précises de madame de Clarande, pour qui il professait une déférence méritée, lui revinrent à l'esprit avec une netteté implacable

Elle voulait des célibataires dans son nouveau régiment, beaucoup de célibataires... des décorations... des noms aristocratiques... et des titres aussi.

Le colonel reprit son examen avec un redoublement d'attention.

Au 19e lanciers, treize particules et pas de titres.

Au 15e hussards, onze particules seulement, mais un marquis et deux vicomtes.

L'étude approfondie du 17e hussards devait inonder son cœur de père d'une joie sans mélange, tout en chatouillant agréablement son amour-propre de colonel.

Le 17e hussards rentrait depuis peu d'Afrique, ce qui signifiait peu d'officiers mariés.

Les dates de ses dernières promotions étaient récentes, ce qui faisait espérer un personnel jeune.

Des décorations nombreuses en émaillaient cependant la nomenclature.

L'aristocratie y était représentée avec éclat, et la science du blason devait y courir les escadrons.

M. de Clarande referma le catalogue officiel et se rapprocha du chef du personnel ; son choix était fait.

— Mon cher X..., dit-il, sois assez aimable pour m'envoyer au 17e hussards.

— Très-bien. Bon régiment !... de l'entrain, de la jeunesse et de beaux souvenirs d'Afrique : tu as la main heureuse.

— Mille fois merci ; je cours prévenir...

— Tu seras demain au Moniteur.

Le colonel était déjà loin.

Ce ne fut que dans la cour du ministère qu'il se souvint de n'avoir accordé aucune attention à la garnison actuelle du 17e hussards.

— Que va dire Judith ? pensa-t-il avec une certaine appréhension.

Ce qui prouve surabondamment que la blonde fille du colonel était aussi là plus chérie.

Prudemment, il rentra sans bruit rue de Beaune, monta à son cabinet de travail, chercha son Annuaire et vit que le régiment dont il devenait le chef occupait Vienne, l'ancienne ville romaine, bien déchue de son antique splendeur, mais agréablement située sur les bords du Rhône, .à proximité de Lyon.

Ce fut un Dictionnaire géographique sous le bras qu'il aborda sa femme et ses filles.

La vue de cet in-folio déconcerta Judith. S'agissait-il donc de quelque bourgade ignorée, de quelque petite ville obscure ?

— Tout va bien ! se hâta de dire l'excellent homme en rassurant son monde par un sourire encourageant.

- Dites vite, fit Judith avec impatience.

— Mon régiment est la fleur de l'arme comme composition, tradition, discipline.

— Hussards ? interrogea Judith, qui songeait au brillant uniforme.

— Lanciers ? demanda Hortense, qui réfléchit que son père n'aurait peut-être pas à changer le sien.

Le colonel, lui, n'y avait même pas songé.

— Le 17e hussards ! répondit-il triomphalement.

Il y eut un murmure de satisfaction, puis quatre voix curieuses demandèrent :

— Et la ville ?

Le colonel ouvrit son Dictionnaire géographique.

« Vienne, dit-il, 20,000 habitants, département « de l'Isère, ancienne province du Dauphiné, « sur la rive gauche du Rhône, sous-préfecture, « tribunal de première instance, tribunal « de commerce. »

— Sous-préfecture ! répéta Judith avec une moue dédaigneuse.

— « Fabrique de ratines, continua le colonel, « draps, toiles, ouvrages en acier et en cuivre, « papier vélin, verreries, fonderies, hauts-fourneaux. »

— Ville de commerce : tout y doit abonder, opina Hortense avec satisfaction.

— « La cathédrale, ou église Saint-Maurice, « est un fort beau monument gothique. La ville « abonde en ruines d'un grand intérêt. »

— Ah ! tant mieux ! cela m'intéressera à visiter, dit Marcelle.

Madame de Clarande ne demandait rien ; mais un regard d'intelligence, que lui décocha son mari, lui apprit que ses intentions avaient été remplies et que le 17e hussards, selon toute pro-habilité, lui offrirait une abondante pépinière de gendres.

Les quelques jours qui suivirent furent employés en visites d'adieu aux relations parisiennes, aux ménages du régiment de lanciers que l'on quittait.

Puis vinrent les préparatifs de départ, grosse affaire, quand une famille se compose de quatre dames et transporte trente et un colis.

Ces trente et un colis se divisaient de la sorte :

Sept pour le colonel et madame de Clarande.

Cinq pour le linge, les cristaux, la porcelaine, etc.

Deux pour le piano et quelques menus objets d'ameublement.

Trois pour Hortense.

Onze pour Judith.

Deux pour Marcelle.

Un pour la femme de chambre et l'ordonnance, qui mettaient en commun leurs cœurs et leurs richesses.

Les transports de la guerre amenèrent ce volumineux chargement en gare de Vienne, où la famille de Clarande, arrivée la veille, s'occupait à s'installer le plus convenablement possible dans la prévision d'un séjour prolongé.

Sur le quai, près du Champ-de-Mars, Judith avait manifesté sa préférence pour un joli appartement ; maison neuve, fenêtres ouvertes sur le Rhône, voisinage de la sous-préfecture et du quartier de cavalerie, toutes choses à considérer.

Hortense, toujours pratique, penchait pour un grand logement garni, plus commode que luxueux, dans la Grande-Rue, qui est aussi l'une des plus anciennes de la ville.

Comme avantages, un prix modéré et de larges dimensions.

L'avis d'Hortense ne prévalut pas. La probabilité de réceptions futures fit incliner la balance du côté où la blonde Judith posait sournoisement sa petite main.

On s'installa donc sur le quai, en face de Sainte-Colombe, la petite ville paisible, qu'un pont de fil de fer sépare de la ville manufacturière.

On avait pour horizon les coteaux verts et aussi le Rhône, large, rapide, que les collines couvertes de vignes enserrent au loin et dissimulent dans leur courbe élégante.

Les chambres étaient étroites, mais le salon était vaste : cela dédommageait de tout. Le meuble n'en était même que modérément fané.

Judith jugea qu'on y danserait à l'aise et que les toilettes claires ressortiraient favorablement sur ses tentures rouges.

À part elle, la jolie mondaine avait décrété que le colonel de Clarande divertirait, bon gré mal gré, son nouveau régiment.

Le chef du personnel avait dit vrai. Un régiment superbe que ce 17e hussards ! De la tenue et de l'entrain, des hommes éprouvés par la dernière campagne d'Afrique, et des officiers qui joignaient une valeur personnelle incontestable aux avantages du grade ou du nom.

Le 17e hussards possédait un lieutenant-colonel, infirmier volontaire d'une femme acariâtre et malade qu'on ne voyait jamais.

Un major, que les chiffres n'absorbaient jamais entièrement au détriment d'un esprit très-alerte et même un peu gaulois.

Trois chefs d'escadrons, M. Fontille, M. Adalbert de Poitevy, et le troisième en congé

Le commandant Fontille était un être excellent, un cœur d'or, d'un commerce sûr, d'un avenir borné, auquel sa femme reprochait parfois de n'avoir pas parcouru une plus brillante carrière, et qui avait consciencieusement fait tous ses efforts pour y parvenir.

Le commandant Adalbert de Poitevy était l'orgueil et la fleur aristocratique du régiment. Taille qui perdait de sa finesse printanière pour acquérir la grâce majestueuse de la trente-cinquième année. Cheveux en coup de vent, d'un blond vif, dont l'habile éparpillement faisait miroiter des filons dorés, brillants, irrésistibles.

Sa moustache avait des propensions naturelles à se pencher mélancoliquement sur une bouche spirituellement coupée ; mais la mise en lumière de cette bouche mordante réclamait impérieusement un autre tour de moustaches.

Et c'est pourquoi on les voyait apparaître le matin, au quartier, crânement relevées en crocs, la pointe à la hauteur des oreilles.

Le médecin-major portait le deuil de sa femme et de sa jeunesse.

Les capitaines en premier étaient des hommes faits, sérieux, dont quelques-uns même devenaient un peu matériels.

Mariés pour la plupart, leurs idées, leurs impressions, leur langage, procédaient insensiblement de la solidité de leur carrure.

Les capitaines en second offraient plus d'élégance dans le physique, et plus de ressources dans la conversation.

La science du cheval, qu'ils connaissaient à fond, ne les possédait pas tout entiers, et l'on pouvait espérer rencontrer parmi eux plus d'un agréable causeur pour les jeudis du colonel.

Les lieutenants et sous-lieutenants avaient, comme à l'ordinaire, le monopole de la gaîté, de la désinvolture, du brio. Ce devaient être des danseurs déterminés et des cotillonneurs émérites.

Si la revue passée au quartier de cavalerie satisfit amplement le colonel, le défilé que ces messieurs exécutèrent en bon ordre, au premier jeudi de madame de Clarande, ne fut pas moins fertile en riantes espérances.

Il paraissait impossible, en effet, que l'un de ces officiers intelligents ne fût pas séduit par le charme sérieux d'Hortense ou l'attrayante simplicité de Marcelle.

Quant à Judith, madame de Clarande se surprit, au bout de quelques visites, à rapprocher dans son esprit la grâce souveraine de sa seconde fille des manières distinguées du commandant Adalbert de Poitevy.

— On les dirait faits l'un pour l'autre, pensait-elle.

Judith se l'était déjà dit.

La plus jolie des filles du colonel avait encore infiniment plus d'ambition que de coquetterie.

La grande passion qu'elle montrait pour le plaisir n'était, au fond, qu'une forme de son idée fixe, qu'un moyen d'arriver à son but : un beau mariage.

Avec ses vingt ans et son apparente insouciance des réalités de la vie, Judith était éminemment pratique, dans le sens égoïste du mot.

Elle se savait jolie, ce qui lui donnait grand espoir ; mais elle se savait aussi sans fortune, ce qui la rendait songeuse.

Se marier sans dot !... problème social qui s'agite douloureusement au milieu de tant de familles !

C'était là l'incessante préoccupation de Judith, comme aussi la secrète inquiétude de monsieur et de madame de Clarande.

Ils s'étaient mariés, eux, vingt-cinq ans auparavant, dans une petite ville de province où quarante mille francs de dot étaient une fortune

M. de Clarande, alors capitaine, peu ambitieux, très-épris des yeux -- un peu louches, mais positivement brillants -- de sa future femme, s'était estimé très-heureux d'obtenir la main désirée, sans se demander si le capital modeste qui y était joint suffirait toujours aux besoins croissants d'une famille.

Tout alla bien d'abord dans le jeune ménage. Les changements de garnison empêchaient bien toute économie de se faire, mais n'écornaient pas encore le capital.

Avec les enfants vinrent comme compensation les grades supérieurs ; mais avec les honneurs naquirent aussi les obligations.

Il fallut recevoir, aller dans le monde, renouveler ses toilettes.

Madame de Clarande, femme de dévouement, entendait beaucoup moins bien les détails d'arrangements domestiques, où l'on engloutit une partie de la petite fortune.

Elle fit elle-même l'éducation de Judith et de Marcelle. Hortense, mise toute jeune à Saint-Denis, en était sortie avec des idées d'ordre, de prévoyance et d'épargne, qui réfutaient victorieusement les préventions répandues contre l'éducation de cette maison célèbre.

Les trois sœurs étaient donc instruites, musiciennes, femmes du monde, parfaitement bonnes à marier : il ne leur manquait qu'une dot et un prétendant.

En prélevant non sans peine dix mille francs sur le capital de madame de Clarande, en y ajoutant une petite rente, fondée sur son traitement d'officier supérieur, -- lequel devait être fort réduit par une retraite inévitable, -- le colonel ne se faisait pas l'illusion d'attirer autour de ses filles des enthousiastes nombreux.

Aucun ne s'était présenté dans le régiment qu'il venait de quitter. En serait-il encore de même au 17e hussards ?

Philosophe par principes et par état, le colonel comptait sur les bonnes qualités d'Hortense, sur la beauté de Judith, sur la gentillesse de Marcelle, sur la bonne volonté de leurs amis, sur les sourires du hasard, que sais-je encore ?... sur ces rencontres inespérées, naturelles ou providentielles, qui surgissent inopinément dans l'existence nomade des ménages militaires.

Investie de toute la confiance de ses parents, Hortense, réfléchie par nature et prudente par système, s'était inféodé la charge d'intendant général de la maison.

Elle comptait, réglait, économisait de son mieux, tout en conservant les apparences extérieures les plus honorables.

Elle poussait des soupirs quand les voyages indispensables engloutissaient, dans une nuit de chemin de fer, les épargnes d'une année.

Elle souriait quand sa vigilance épargnait à la bourse de la famille des dépenses inattendues.

Son rôle d'économe se compliquait souvent de celui de frère-prêcheur, quand les exigences de Judith introduisaient des frais de toilette exagérés dans un budget d'un équilibre déjà si difficile.

Elle trouvait alors des remontrances touchantes ou des élans d'indignation qui arrêtaient un peu... bien peu... les penchants frivoles de la blonde sœur et l'indulgente faiblesse de madame de Clarande.

Avec Marcelle, rien de semblable à craindre.

Sans posséder la raison supérieure d'Hortense, la troisième fille du colonel avait un naturel simple, candide, doux, heureux de peu de chose, facile au sacrifice.

Un excellent petit cœur dans une mignonne petite personne.

Judith disait d'elle avec une nuance de pitié  :

— Cette pauvre Marcelle ne réussira jamais dans le monde.

Les trois sœurs eurent bientôt organisé leur existence à Vienne, chacune suivant ses goûts.

Judith, une tapisserie ou un livre à la main, ne quittait guère le salon, où elle espérait se créer une petite cour.

Marcelle peignait une partie du jour dans sa chambrette, dont elle avait fait un atelier. Quelques toiles, des fleurs, un trophée d'armes, y donnaient un certain cachet artistique.

Hortense, levée la première et la dernière endormie, travaillait à mettre la maison de son père sur un pied honorable, en rapport avec sa position.

Sa chambre ouvrait sur une cour intérieure assez étroite, où, si l'air était insuffisant, la lumière laissait à désirer.

Marcelle n'avait pu y établir son atelier, et Judith ne l'aurait acceptée pour rien au monde. Hortense l'avait prise.

Le petit bureau, sur lequel elle réglait chaque jour ses comptes de ménage, remplissait l'embrasure de l'unique fenêtre.

Parfois, quand la sérieuse fille avait terminé ses additions et déterminé ses achats du lendemain, elle s'accoudait sur ses cahiers pleins de chiffres et rêvait à l'avenir.

Que serait-il pour toutes trois ? Et quels résultats probables sortiraient de ces prodiges d'ordre et de calculs qui composaient sa tâche quotidienne ?

Une nature moins forte que la sienne eût été découragée ; mais Hortense, qui connaissait la désillusion, ignorait le découragement.

Un jour, assise devant son bureau, elle songeait tristement.

— Nous marierons Marcelle avec une petite dot, pensait-elle ; Judith fera, je veux l'espérer, un mariage d'amour ; elle est assez belle pour cela. Et moi ?... oh ! moi je resterai avec mes parents... Si je m'en allais, qui donc ferait leurs comptes ?... Et, d'ailleurs, pour moi aussi il faudrait une dot... et la solde de mon pauvre père n'y suffirait pas. Mes sœurs mariées, je n'aurai plus de grands soucis... nous vivrons de peu... nous ne donnerons plus de fête... la vie sera plus facile... et je serai encore heureuse !...

Elle étouffa un soupir.

— Mais si je n'avais plus mes parents ? pensa-t-elle encore, je n'aurais pas de famille...

Un frisson la secoua tout entière. Elle releva les yeux comme pour fuir cette désolante vision de solitude future.

Son regard franchit la cour étroite, et rencontra is-à-vis d'elle, derrière les vitres ternes d'une fenêtre à balcon de bois, deux têtes d'enfants qui s'encadraient entre les rideaux relevés.

Déjà plusieurs fois elle les avait aperçus, là, ces enfants qui ne jouaient jamais et ne semblaient pas avoir la gatté de leur âge ; mais jamais autant qu'à ce moment elle n'avait été frappée de la tristesse de leurs petites figures maigriottes et souffreteuses.

La petite fille surtout, qui pouvait avoir de sept à huit ans, montrait un visage pâle, allongé, sur lequel éclataient deux grands yeux noirs, profonds.

Assise près de la fenêtre, elle employait de grandes heures à découper patiemment des figurines coloriées qu'elle donnait ensuite à son frère.

Celui-ci, plus jeune de deux ans environ, avait une tête puissamment développée sur un corps de proportions ordinaires. Cette tête, large et bouffie, ne respirait ni la santé, ni l'intelligence.

Près d'eux, on ne voyait jamais une mère attentive. Une vieille servante, qui portait la taille courte et la coiffe champenoises, s'occupait de leur modeste toilette et sortait quelquefois en les tenant par la main.

Un va-et-vient de soldats d'infanterie, qui se produisait chaque jour dans l'appartement du fond de la cour, faisait supposer à Hortense que c'était là la famille de quelque officier du 204e de ligne, dont un bataillon était détaché à Vienne.

Mais où donc était la mère ?

Tandis qu'Hortense s'adressait pour la centième fois cette question, il se fit un peu de mouvement près du balcon de bois.

La petite fille s'éloigna, revint avec une capeline blanche sur ses épais cheveux noirs, mit une toque à son frère, et bientôt on entendit leurs petits pieds dégringoler bruyamment l'escalier sonore.

Hortense, intéressée par l'abandon visible de ces enfants, se pencha pour les voir traverser la cour.

Ils étaient cette fois accompagnés par un capitaine d'infanterie qui, le capuchon de son caban relevé sur la tête et emmitouflé comme un convalescent, paraissait sourire à leur joie.

Hortense les regarda disparaître sous la porte cochère.

— Ils ont un père au moins, se dit-elle avec un certain soulagement... ; mais un père officier... voyageur... Pauvres petits !

Le temps était froid et beau. Le soleil d'hiver frappait aux vitres comme pour inviter les frileux à venir humer ses rayons.

La jeune fille se souvint d'avoir promis à madame Fontille, l'aimable femme d'un chef d'escadrons, la recette inédite de confitures perfectionnées.

On entendait justement retentir dans l'antichambre les éperons du colonel, qui se disposait à se rendre au quartier.

— Père, dit-elle en allant vers lui, voulez-vous me déposer chez madame Fontille ?

— Ah ! diable ! fit le colonel, tu vas me détourner de ma route.

— Oh !... si peu.

— Je suis en retard, ma fille. Prends la femme de chambre pour t'accompagner.

Judith entr'ouvrit la porte du salon.

— Vous sortez, père ?

— Tu le vois.

— Faites un crochet, je vous prie ; allez jusqu'à la rue Neuve et envoyez-moi mon accordeur de piano.

— Tout de suite ?

— Tout de suite.

— Oui, ma chérie ! dit docilement le colonel.

Nestor ne se permit même pas un demi-sourire. Elle se suspendit au bras de son père, et tous deux arpentèrent lestement le quai, le cours de la caserne et le cours Romestang, au bout duquel demeurait madame Fontille.

Avec un certain étonnement, Hortense reconnut, à quelques pas en avant, le père et les enfants, leurs mystérieux voisins.

Ils marchaient avec lenteur, serrés les uns contre les autres, pour mieux résister au vent froid qui soufflait.

La surprise de la jeune fille augmenta lorsqu'elle les vit entrer dans la maison qu'habitait le commandant Fontille, gravir l'escalier qu'elle montait elle-même, et s'arrêter devant la porte même où elle allait sonner.

Le colonel, lui, avait oublié ses occupations pressantes pour aller à la recherche de l'accordeur de piano.

En se trouvant tous réunis sur le même palier, l'officier s'effaça pour céder le pas à la jeune fille.

Il avait rejeté son capuchon en arrière et découvert un visage brun, grave, d'une pâleur maladive.

Madame Fontille était chez elle et l'ordonnance introduisit les visiteurs.

La masse de chair, égayée d'une bouche rose et de petits yeux vifs, qu'on appelait madame Fontille, s'ébranla joyeusement en apercevant Hortense.

— Ah ! mademoiselle, quelle amabilité  !...Vous vous souvenez de vos promesses avec une exactitude qui me rend confuse... Eh quoi ! c'est vous, mon cher Auguste !... Bonjour, Marie !... bonjour Bébé  !

Elle embrassa tendrement les enfants.

— Mademoiselle, je vous présente mon cousin, M. Aubépin, capitaine au 204e de ligne.

M. Aubépin salua avec une raideur militaire qui n'était pas exempte d'une certaine distinction.

— Très-certainement, mon cousin, je n'ai pas besoin de vous nommer mademoiselle Hortense de Clarande, votre très-proche voisine... car vous habitez sinon la même maison, du moins le même corps de bâtiment.

— Mademoiselle de Clarande voudra bien me pardonner de n'avoir pas l'honneur de la reconnaître, répondit le capitaine d'une voix grave ; je sors rarement, je ne vois personne et...

— Et par surcroît, vous venez d'être malade.

— Oh ! me voici en complète convalescence.

— Mon pauvre Auguste, j'aurais voulu vous offrir mes soins ; mais, vous savez... je me transporte si difficilement...

Il suffisait, en effet, de contempler la rotondité exceptionnelle de madame Fontille pour comprendre combien la locomotion devait lui être peu praticable.

— Je vous remercie, ma cousine ; ma vieille Elise a suffi à me faire suivre le traitement, plus minutieux que pénible, auquel me condamnait la docte Faculté.

— Cette Élise vous est vraiment précieuse.

— Son âge m'inspire de la confiance, et voici longtemps déjà qu'elle soigne mes enfants.

— Est-ce depuis... ?

— Depuis la mort de madame Aubépin, répondit le capitaine, dont la voix eut une involontaire vibration.

Hortense, à ce mot qui confirmait ses doutes, attira vers elle la petite Marie par un mouvement naïvement affectueux.

L'enfant se laissa embrasser en ouvrant des yeux surpris, mais sans rendre la caresse qui avait effleuré ses joues.

Le capitaine ne parut rien voir. Il passait ses doigts maigres dans les boucles de son fils en disant :

— Nous allons reprendre nos grandes études ; Bébé a promis de savoir lire cette année, et nous épelons déjà fort joliment.

Madame Fontille sourit à l'enfant.

— Bébé aura une boîte de soldats quand il lira couramment une page à sa cousine, fit-elle.

Marie se rapprocha vivement.

— Ma cousine, dit-elle d'un petit ton câlin qui lui allait à merveille, moi, je fais des verbes et des analyses.

— Mais c'est très-bien, cela. Au premier verbe sans faute, tu auras une poupée.

Instinctivement Hortense regretta de n'avoir le droit de rien promettre pour encourager les petits orphelins.

— Et vous êtes satisfait de ces chers élèves, monsieur le professeur ? dit-elle en tournant vers le capitaine Aubépin sa bienveillante figure toute pleine de sympathique intérêt.

— Très-satisfait, mademoiselle. Oh ! la tâche que m'a laissée leur mère m'est rendue facile par eux.

Il arrêta sur la fillette pâle ses yeux attendris.

— Si Marie veut continuer à bien travailler comme elle faisait avant ma fièvre typhoïde, j'ai l'intention de ne jamais la mettre en pension.

— Quoi ! monsieur ! vous vous chargeriez de son éducation ?

— En refaisant d'abord la mienne, oui, mademoiselle, dit simplement le capitaine.

Hortense le regarda avec plus d'attention. Tout était contraste chez cet homme. La fermeté, la presque dureté des traits s'atténuait par la tristesse infinie du regard.

Les traces d'un chagrin mystérieux s'étaient gravées en lignes ineffaçables sur le grand front pensif, et la voix, naturellement brève, prenait par instants des inflexions doucement caressantes.

La bouche était amère, le geste rare, toute la personne raidie ou glacée.

Ses enfants seuls animaient ce marbre.

Il n'était pas beau, il n'était plus jeune, il ne pouvait passer inaperçu, car on devinait en lui le mobile ou la victime d'un grand malheur.

On causa quelques minutes encore, puis M. Aubépin prit congé de madame Fontille, emmenant ses enfants qu'Hortense embrassa, le cœur tout ému.

Dès que la porte se fut refermée sur eux :

— Ainsi, s'écria-t-elle, ces pauvres anges sont orphelins ?

— Depuis trois ans.

— Oh ! les chers petits !

— Leur mère, une jolie et charmante femme, est morte au camp de Châlons de la manière la plus horrible.

— Comment cela ?

— Le jour de la fête de l'empereur, où tout était en réjouissance au camp, en se promenant devant les tentes étincelantes, elle a été enveloppée par des chevaux échappés, traînée, déchirée, et n'a pas même repris connaissance.

— Mais c'est affreux !

— Le malheureux capitaine a éprouvé un tel désespoir qu'on a craint pour sa raison. Lui, le modèle des maris, il s'accusait de n'avoir pas rendu justice à sa femme, de l'avoir méconnue, attristée, que sais-je ?... De lui avoir fait désirer la mort !

— Était-ce vrai ?

— Je n'en crois pas un mot. Mon cousin était vif, un peu rude même, mais un excellent cœur. S'il a fait souffrir Berthe Aubépin, ce qui n'est pas prouvé, ce ne peut être que par jalousie... Or, vous savez, mademoiselle, que ce défaut-là, pour beaucoup de femmes, est une qualité.

Hortense sourit assez discrètement pour ne pas laisser démêler quelle opinion elle professait sur cette question délicate.

— Ce sont ses enfants qui l'ont rattaché à la vie. Vous ne vous figurez pas la passion de famille qui possède mon cousin.

— C'est un homme de cœur, n'est-ce pas ?

— C'est une nature concentrée que la mort violente de sa jeune femme a rendue plus sociable et digne de toute estime.

Hortense, chez qui le sentiment de la famille était aussi le plus largement développé, s'oubliait volontiers à parler de cet homme sombre et malheureux, dont le dévouement paternel avait quelque chose de touchant.

Mais madame Fontille, qui songeait à sa recette de confiture d'oranges, proposa insidieusement à mademoiselle de Clarande de venir admirer les fruits splendides qu'elle s'était procurés à cette intention.

On passa dans la salle à manger ; les fourneaux s'allumèrent ; on éplucha, on para les oranges ; on surveilla les bassines en ébullition ; on fouilla dans ses plus savoureux replis la science du sirop.

Hortense, tout en se livrant, jusqu'à l'heure du dîner, à la confection de compotes modèles, trouva l'occasion de ramener plusieurs fois encore dans la conversation ses intéressants petits voisins.

Ce fut avec leur pensée qu'elle s'éveilla le lendemain. Quand elle s'approcha de sa fenêtre, et vit leurs petites têtes pâles collées aux vitres d'en face, elle leur sourit gracieusement avec un geste amical.

S'il n'avait pas fait un froid assez vif... et aussi si elle avait été sûre qu'ils fussent seuls à la maison, elle aurait volontiers ouvert la croisée pour échanger quelques mots avec eux à travers la cour étroite.

Depuis ce jour, elle tourna bien souvent les yeux de leur côté, et put se convaincre que si l'accord ne régnait pas toujours d'une façon absolue entre le père et les enfants, ce n'était pas la patience qui manquait au professeur, mais bien plutôt la bonne volonté aux élèves.

Elle s'informait auprès de madame Fontille du moment où seraient distribuées la boîte de soldats et la poupée.

— Marie travaille quand elle veut, disait madame Fontille : c'est une petite fille intelligente, nerveuse et fine, qui se sent adorée, et parfois en abuse.

— Et Bébé  ?

— Le malheureux enfant a été, parait-il, violemment impressionné par la vue de sa mère, rapportée toute sanglante après l'accident fatal qui l'a tuée... Il est resté longtemps sans parler, sans sourire. Maintenant il parle, il rit, mais il ne pense guère.

Et Hortense se sentait émue d'une pitié profonde qui s'adressait peut-être plus encore au triste père qu'à l'enfant inconscient.

Le colonel donnait un dîner chaque semaine. Il désirait que tous ses officiers vinssent à tour de rôle, quatre par quatre, s'asseoir à sa table hospitalière, où il apprenait mieux à les connaître, en quelques heures d'abandon, qu'en des années de commandement.

Le jeudi soir, il y avait réception chez madame de Clarande.

Le régiment y venait en assez bon nombre ; la ville y était maigrement représentée.

Vienne est une ville manufacturière, riche, absorbée par les préoccupations du gain et les chances de la réussite commerciale.

La noblesse y est clair-semée. Les fonctionnaires, après quelques tentatives vaines pour galvaniser une société rebelle au plaisir, s'engourdissent généralement dans la même torpeur.

La sous-préfecture persiste seule dans ses essais louables et officiels.

On y danse quelquefois en hiver, mais la santé délicate de la maîtresse du lieu rendait alors ces réunions assez rares.

La grande distraction des dames viennoises est d'aller à Lyon, un peu comme les habitants de Versailles ou de Corbeil viennent à Paris.

En une heure, le chemin de fer les y apporte. Elles se font conduire dans les beaux quartiers, s'amusent de la foule, courent les magasins, entassent emplettes sur emplettes et rentrent rayonnantes dans les vieilles maisons de leur antique cité romaine.

Les autres jours, on va étaler les toilettes nouvelles sur le cours Romestang, désert l'après-midi, encombré d'ouvriers le soir, ou sur la route de Valence, poudreuse à faire plaisir, ou sur le Champ de Mars, que sillonnent quelques soldats oisifs : tels sont les plaisirs des indigènes.

Le maire, le sous-préfet, le président du tribunal et le receveur des finances firent un gracieux accueil à la famille du colonel, et si les femmes de fonctionnaires ne vinrent pas très-régulièrement à ses jeudis, du moins plusieurs d'entre elles y firent de fréquentes apparitions.

Quelques jeunes gens en devinrent les hôtes assidus, et parmi ceux-là M. Belormel, juge d'instruction, et M. Ernest Samson, substitut.

Ces deux magistrats, bravant une rivalité dangereuse, ne craignirent pas d'introduire le piteux habit noir et la classique cravate blanche au milieu des dolmans vert et or du 17° hussards.

C'était très-crâne pour des magistrats.

Lorsqu'ils entraient, raides, austères, dans le salon miroitant d'uniformes, le colonel les trouvait bien courageux, Hortense leur donnait son estime, et un adorable sourire de Judith les récompensait largement.

M. Ernest Samson appartenait à une excellente famille, se piquait d'être le substitut le plus libéral de tout le ressort judiciaire, et apportait dans ses fonctions la plus consciencieuse ardeur.

M. Paulin Belormel, juge depuis quelques années, célibataire par principe, homme du monde par goût, très-friand de bonne société, de société féminine surtout, ne perdait aucune occasion de prendre pied dans un salon honorable.

Il avait bravement conquis sa place dans celui du colonel. Et cela avait d'autant plus de mérite qu'il ne se posait en soupirant d'aucune des trois charmantes sœurs.

L'hiver avançait. Judith, par sa beauté superbe et ses allures de souveraine, avait un succès énorme dans la ville.

Tous les hommes l'admiraient, toutes les femmes la déchiraient, genre de flatterie qui satisfaisait son orgueil autant que les hommages masculins.

Deux mois de séjour à Vienne en avaient fait la reine incontestée. Déjà, au milieu des adorateurs civils et militaires qui l'entouraient, il était facile de distinguer ceux qui tenaient la corde dans ce steeple-chase sentimental.

C'étaient M. Ernest Samson et le commandant Adalbert de Poitevy.

Un jour, Judith déclara nettement qu'un bal était indispensable pour achever de s'affirmer dans la garnison, et que madame de Clarande en donnerait un le lundi gras.

Madame de Clarande ne résista que pour la forme ; Hortense ne fut pas écoutée, Marcelle ne fut pas consultée, et le colonel, tapotant les joues fraîches de sa favorite, consentit à tout ce qu'elle demandait.

Le lundi gras arriva.

Il y a tout lieu de croire qu'on parle encore à Vienne du bal du colonel de Clarande, car jamais, de mémoire de Viennois, on ne vit autant d'élégance, d'entrain, de fleurs, de lumières et de jolies femmes.

La vieille ville ne se croyait pas aussi riche.

L'appartement du quai du Rhône avait revêtu l'aspect fleuri d'une serre parisienne. La clarté des lustres faisait étinceler l'or des uniformes, -- et Dieu sait si l'or est prodigué au 17e hussards ! --La valse vertigineuse emportait les robes de dentelle enlacées aux brillants cavaliers.

Dans l'intervalle des danses, la musique du régiment, rangée dans le vestibule, jouait ses plus entraînantes fanfares.

La recette des finances était surpassée, et la

us-préfecture, dans ses plus grands jours, n'offrit jamais de coup d'œil aussi séduisant.

Dans ce tourbillon de musique, de femmes, d'officiers, les filles du colonel passaient belles, avenantes, empressées, comme un idéal de jeunesse et de fraîcheur.

Elles étaient vêtues de toilettes semblables et les portaient chacune d'une façon si opposée qu'on pouvait croire tout d'abord à trois toilettes différentes.

La robe blanche de Marcelle, couvrant à peine ses pieds d'enfant, était ornée d'une ceinture de velours noir, dont les bouts de pensionnaire tombaient droits sur les plis flottants.

Ses épaules, maigrelettes encore, quoique d'un modelé parfait, étaient quelque peu cachées par l'entre-deux montant du corsage.

Les roses en guirlande qui couronnaient son front rappelaient involontairement la jeune vierge des cérémonies antiques.

Hortense portait avec gravité sa robe traînante sans ornements, sa ceinture de velours relevée en grosses coques, et quelques roses symétriquement rangées dans sa chevelure châtain.

La robe de Judith décrivait une traîne incommensurable. La gaze onduleuse venait ça et là se rattacher par des nœuds de velours à la ceinture haute, toute semblable à un corselet d'abeille.

Ses cheveux blonds, entremêlés de deux roses seulement -- mais si joliment cachées sous les boucles ! -- tombaient sur de splendides épaules que le corsage, savamment coupé, semblait impuissant à contenir.

Le commandant Adalbert de Poitevy s'était fait inscrire trois fois déjà sur le carnet de la belle jeune fille.

Il vint encore solliciter la faveur d'un quadrille, ce qui lui fut refusé de cette voix claire et coquette qui est un enchantement pour les oreilles masculines.

Et notez bien que Judith refusait à regret, M. de Poitevy n'étant pas un cavalier vulgaire ; mais les convenances d'abord et la nécessité de ménager sa naissante influence lui faisaient une loi de ne pas accorder davantage.

Le commandant Adalbert de Poitevy protesta de sa désolation en homme du meilleur monde qui sait se retirer.

M. Ernest Samson lui succéda aussitôt dans le rôle de solliciteur.

Judith leva sur le nouvel arrivé, à qui elle n'avait encore donné qu'une mazurke, un regard gracieusement voilé qui ravit l'inflammable magistrat.

Quoique substitut, il était naïf et follement épris de cette belle fille blonde, blanche et fière.

L'étude du Code et l'incessant aspect de la criminalité sous toutes ses faces n'avaient en rien desséché ce cœur enthousiaste, qui gardait en quelque coin d'adorables illusions.

Ce bal, en le rapprochant de Judith, réalisait son rêve le plus caressé.

Il eut grand'peine à conserver la contenance modeste qui lui était habituelle, car le triomphe éclatait dans toute sa personne en conduisant sa danseuse au quadrille.

Il sut avoir de l'esprit, chose difficile à travers les hésitations et les hachures de la danse la moins spirituelle des salons.

Il s'était juré de se faire remarquer de Judith, et, pour obtenir ce résultat, il employait toutes les séductions dont la magistrature peut orner une cravate blanche.

Son cœur lui conseilla d'y ajouter l'expression respectueuse d'un sentiment timide et profond.

Le pauvre garçon ignorait absolument que son titre de célibataire suffisait seul à lui mériter l'attention flatteuse de mademoiselle Judith de Clarande.

Elle daigna donc se prêter à une conversation souvent interrompue, qu'elle sut rendre assez variée pour donner la meilleure opinion de ses connaissances, assez aimable pour montrer le côté souriant de son caractère.

La gaieté de bonne compagnie du salon de Clarande allait bien à ses lèvres rouges, et l'entraînement du finale alluma dans ses yeux bleus l'irradiation d'un éclair persistant.

Ernest Samson dansait comme on doit planer dans les rêves d'opium.

Le dernier coup d'archet de l'orchestre rompit si brusquement l'illusion radieuse qu'il faillit compromettre son succès en offrant, avec une gaucherie subite, son bras à Judith pour la reconduire près de sa mère.

La souveraine était en indulgente disposition, et daigna ne pas lui en vouloir de ce trouble.

Quand il l'eût quittée, encore tout effaré de bonheur, il se heurta contre M. Paulin Belormel, qui gara ses pieds du choc, en disant d'un air railleur :

— Prenez garde, mon cher ami, ce n'est plus sur un nuage que vous marchez maintenant.

Mais il n'est pas prouvé que M. Samson ait seulement remarqué que son meilleur ami lui avait adressé la parole.

Le commandant Adalbert de Poitevy avait, non sans quelque dépit, contemplé le triomphateur.

Il flairait le rival secret sous le danseur convaincu.

Son orgueil, piqué au jeu, lui souffla bientôt les remarques les plus acidulées sur le maintien quelque peu raide du jeune substitut et sur le menton sévèrement rasé que Thémis impose à ses adeptes.

Un regard vers la glace, qui lui renvoya sa belle prestance et sa conquérante moustache, le remit toutefois en parfaite et joyeuse humeur.

Hortense, quoique l'aînée de la famille, ne partageait que modérément le succès de sa brillante sœur.

Préoccupée des détails du service que madame de Clarande lui abandonnait avec bonheur, elle allait et venait, sans grand souci de la danse, donnant à tout le coup d'œil expérimenté de la maîtresse de maison.

En revanche, Marcelle s'amusait comme une pensionnaire en vacances. Son carnet était plein ; elle eût voulu en allonger encore la liste serrée.

Elle polkait avec entrain, elle valsait avec fureur, mazurkait avec conviction, et apportait au quadrille le plus banal toute la mesure dont elle était capable.

Elle s'inquiétait assez peu de ses cavaliers ; la grande affaire était d'agiter en cadence ses pieds alertes, en s'appuyant à un bras solide.

Il n'était pas si nécessaire, à son avis, de tant causer au bal, il fallait avant tout y danser.

La parfaite insouciance, avec laquelle elle accueillait et abandonnait ensuite les cavaliers oui se succédaient auprès d'elle, paraissait intéresser vivement un officier qui, depuis le commencement de la soirée, les yeux rivés à Marcelle, se répétait que la plus ravissante des trois sœurs n'était décidément pas celle qu'on semblait croire.

Le lieutenant Duval étrennait ce soir-là ses galons neufs, et Dieu sait s'il en était fier !

Ils étaient la récompense d'une carrière militaire difficilement, laborieusement remplie. Sans appui, engagé volontaire, Alain Duval avait parcouru seul la série des grades qui, des plus infimes. conduisent aux échelons supérieurs.

L'avancement, dans de telles conditions, n'avait pas été rapide, et, malgré la campagne d'Afrique, le grade de lieutenant ne lui arrivait qu'avec sa trente-deuxième année.

Eh bien, au milieu de son récent honneur, M. Alain Duval était poursuivi par un doute irritant.

« Mademoiselle Marcelle de Clarande, pensait-il, a-t-elle seulement remarqué que, ce soir, je suis enfin lieutenant ? »

À vrai dire, la jeune fille ne s'en était pas aperçue.

« S'est-elle même rendu compte de mon existence ?  » se demandait-il encore avec une secrète amertume.

Il semblait bien à Marcelle qu'elle avait entrevu cet officier blond, modeste, effacé, tantôt sur le quai, dans l'attitude d'un flâneur émérite, tantôt sur les degrés de l'église Saint-Maurice, à la sortie des offices.

Rien en lui n'attirait le regard, d'ailleurs, et dans le corps d'officiers élégants et fantaisistes du 17° hussards, le lieutenant Duval avait beaucoup de chances pour rester au troisième plan.

Retiré dans l'angle d'une porte, les yeux rivés à ce gracieux tourbillon de mousseline qui avait nom Marcelle, le pauvre garçon n'osait se lancer dans l'étincelante mêlée.

Il se savait inhabile, guindé, et redoutait par-dessus tout de montrer son inaptitude aux jolies conventions qui sont la monnaie courante du monde.

Il se demandait par quel miracle inespéré il arriverait jamais à se rapprocher de son rêve, ne fût-ce que pour entendre le son de sa voix, car, pour l'inviter à danser ! grand Dieu !... il se sentait absolument incapable de cet excès de présomption.

Et cette adoration à distance durait depuis deux mois déjà avec tant de discrétion que celle qui en était l'objet n'en avait pas eu le soupçon le plus léger.

Hortense, qui allait et venait, active et prévoyante, l'effleura au passage, et, comme il la saluait respectueusement en s'effaçant, elle s'arrêta.

— Monsieur Duval, dit-elle, permettez-moi de vous faire mon compliment ; n'êtes-vous pas parmi les favorisés du 16 mars ?

— Oui, mademoiselle, répondit-il tout charmé de cette bonne parole.

— Je suis sûre que mon père est très-satisfait de vous aider à fêter ce soir cette heureuse nomination.

— Le colonel a bien voulu, en effet...

— Dansez-vous, monsieur ?

— Oh !... balbutia-t-il, je n'ose vraiment pas, mademoiselle.

— Et pourquoi donc ?

— On se rouille malheureusement beaucoup en Afrique.

— Alors c'est affaire à la France de vous rendre votre première élasticité, dit Hortense en riant.

Elle était vraiment une maîtresse de maison précieuse, Hortense de Clarande. Prompte à se rendre compte du parti à tirer de chacun de ses invités, elle veillait habilement à leur plaisir.

Son regard embrassa la salle pour y découvrir une danseuse et utiliser un danseur inoccupé  : toutes les banquettes étaient vides.

— Si je n'étais si fatiguée, reprit elle, je vous demanderais bien de me faire danser cette valse... mais... tenez, voilà qui est à merveille, j'aperçois ma sœur.

Marcelle, en effet, s'approchait avec vivacité.

— Je te cherchais, dit-elle, ma bonne petite Hortense ; laisse-moi te suppléer, et va t'amuser à ton tour.

— Merci ! fit Hortense ; tu sais que je suis dans mon élément.

Elle baissa la voix.

— Veux-tu donner cette valse à M. Duval qui n'ose pas se risquer ?

— Volontiers... pourvu que je danse...

Hortense se retourna vers l'officier inquiet de ce colloque.

— Première revanche de la France ; dit-elle, vous allez servir de cavalier à ma sœur.

La physionomie du lieutenant Duval refléta une stupéfaction si profonde, promptement suivie d'une si immense joie, que Marcelle, subitement intimidée, devint rouge comme une fraise.

— M. Duval ne désirerait peut-être pas valser ? hasarda-t-elle.

— Moi ! exclama l'officier radieux, oh ! mademoiselle !... bien au contraire.

Et confus, tremblant, ravi, il enlaça de son bras galonné d'or la taille souple de la folle enfant.

C'était la valse des Roses que l'orchestre militaire exécutait en ce moment à grand renfort de souffle, ce qui, toutefois, n'excluait nullement là poésie de cette entraînante idylle musicale.

Non, certes, il n'avait plus hésité, le pauvre lieutenant, quand la Providence, sous la forme d'une maîtresse de maison intelligente, lui avait effort ce bonheur inattendu dé tenir toute palpitante et rapprochée de son cœur la chère vision qu'il rêvait.

Et cette même Providence charitable, qui protége les amoureux sincères et les honnêtes sentiments, lui rendit en outre l'immense service de lui souffler les pas qu'il fallait faire.

Elle lui inspira les quelques paroles qu'il devait dire, et lui communiqua une ardeur juvénile qui le jeta au milieu des couples tourbillonnants avec l'audace heureuse de la réussite.

Quant à se reposer pendant cette valse bénie... jamais. S'arrêter, n'était-ce pas perdre par sa faute quelques parcelles de ces minutes de bonheur ?

Ce ne fut donc qu'aux derniers accords de la valse mourante que le lieutenant consentit à abandonner son cher privilége.

Marcelle, en se rasseyant près de sa mère, sourit naïvement à son valseur, de façon à faire tourner sans rémission sa tête déjà si compromise.

Et c'est pourquoi dans ce bal, où M. Ernest Samson représentait la magistrature triomphante, et le commandant Adalbert de Poitevy l'aristocratie satisfaite, le lieutenant Duval, tout modeste qu'il fût, rappela fidèlement l'armée victorieuse.

Au matin, les invités partis, l'orchestre congédié, les bougies éteintes, le colonel et madame de Clarande se retirèrent, fatigués et contents, dans leur appartement.

Madame de Clarande ne s'était donné aucune peine, mais la belle ordonnance de sa fête la ravissait.

Le colonel était si fier de ses trois filles qu'il en avait grandi d'une coudée.

Judith, douillettement enveloppée d'un peignoir de cachemire, s'assit auprès d'un feu clair, dans sa chambre close, et, loin de songer au sommeil, se livra aux calculs les plus variés sur la solde d'un commandant de cavalerie, comparée aux appointements d'un substitut du procureur impérial.

Marcelle, un peu distraite en se glissant dans son petit lit blanc, s'endormit presque aussitôt pour rêver qu'elle valsait les Roses.

Hortense était encore debout. Que pouvait-elle faire si tard, ou plutôt de si bonne heure ?... car le jour naissant pénétrait indiscrètement à travers les tentures baissées, et venait éclairer le lamentable désordre d'une salle de bal abandonnée.

La sérieuse fille du colonel, toute lasse qu'elle devait être, se livrait à un singulier travail. Elle rangeait symétriquement, dans une petite corbeille ronde, un beau bouquet enlevé à une potiche, et, tout autour, des gâteaux, des nougats, des oranges glacées.

La femme de chambre, surprise et mécontente, attendait que « mademoiselle » lui permit enfin d'aller se reposer.

---Tenez, dit Hortense en se retournant vers elle, vous porterez, vers neuf heures, cette corbeille à nos petits voisins de l'autre côté de la cour.

— Ces fleurs, mademoiselle... et ces bonbons ?

— Oui. La musique a dû les empêcher de dormir cette nuit ; il faut au moins que leur réveil soit agréable.

Et, toute souriante de sa bonne pensée, elle rentra chez elle en murmurant :

— Les chers petits auront aussi leur part de la fête.

En s'éveillant quelques heures après le bal --avait-il même dormi ? -- M. Ernest Samson était littéralement ivre de joie, comme il convient à un amoureux que le sort favorise.

Avec une merveilleuse netteté, il revit tous les détails de cette nuit radieuse, et en tira, à défaut de déductions accentuées, les plus encourageantes promesses.

En effet, s'il n'avait rien osé dire, il se croyait certain d'avoir été néanmoins compris ; s'il n'avait à s'offrir à lui-même aucune preuve palpable de sympathie partagée, il sentait encore dans ses yeux troublés les rayons adoucis des yeux de Judith.

Et c'était mille fois plus qu'il ne fallait pour enhardir ses espérances les plus téméraires.

Il n'avait pas de fortune, il est vrai, et Judith l'ignorait sans doute, mais la magistrature a un prestige. Il existe entre elle et l'armée des affinités positives qui ne pouvaient manquer d'exercer leur influence sur une famille distinguée.

D'ailleurs, il était jeune, il avait de l'avenir ; sa mère avait conservé des relations amicales avec le garde des sceaux ; un projet de mariage entre lui et la fille d'un officier supérieur serait une excellente occasion pour solliciter de l'avancement ; et, enfin, la perspective d'être la femme d'un procureur impérial dans une grande ville avait quelque chance de pouvoir séduire mademoiselle Judith de Clarande.

M. Samson fit part à sa mère, qui habitait la campagne en Lorraine, de la chimère qu'il caressait avec passion, lui demandant de sonder adroitement son vieil ami le garde des sceaux sur la probabilité d'une position plus avantageuse.

La vieille mère, moins prompte à se nourrir d'illusions sentimentales, répondit sensément et brièvement :

« On nous blâme, nous autres mères, de désirer «  de la fortune pour les mariages de nos « enfants ; mon cher Ernest, il me semble qu'il « est grand temps que j'y pense pour toi, Je « crois mademoiselle de Clarande belle, spirituelle, «  charmante ; je ne la sens pas simple, « bonne et femme d'intérieur. De dot, peu ou « point. Quant à toi, ta position, dont je vais « m'occuper, ne sera pas de longtemps assez « brillante pour flatter une femme ambitieuse... « et quelque chose me dit que cette jolie fille « que tu aimes comme un fou, doit avoir un « grain d'ambition ; tu sais, les mères, elles ont « parfois la double vue.

« Tandis que tu rêves au bonheur, cher enfant, «  moi je regarde tristement venir la fin. Ne « te récrie pas, je suis malade, et la vie ne m'a « pas été souriante. Si ce n'était ta sœur Augustine, « je ne m'effrayerais pas trop de ce départ « prévu. Mais Augustine seule, sans fortune ! « voilà mon incessante inquiétude. Elle parle de « vie religieuse, et sa piété exaltée me paraît « l'entraîner vers le couvent. Je bénirai cet asile « s'il lui donne la paix et le repos. Mais, si elle « reculait devant le sacrifice, promets-moi que ta « sœur trouverait en toi le même dévouement « que tu montres à ta mère. »

Cette réponse, un peu décourageante et attristée, glaça la joie du substitut. Elle faisait naître des inquiétudes au milieu de ses élans d'espérance, et ne pouvait en aucun cas diminuer son enthousiasme pour la personne de Judith.

Mais quelle tristesse ! on lui parlait mort, quand il parlait amour !... couvent, quand il parlait mariage !...

Cependant la santé de madame Samson ayant paru s'améliorer, son fils, rassuré sur ce point, put reprendre sans remords le cours de ses heureux projets.

Le commandant Adalbert de Poitevy se livrait, de son côté, à l'examen approfondi de ce problème : étant donnés un officier ambitieux et une jolie femme, déterminer la part d'influence que la jolie femme peut exercer sur l'avenir de l'officier ambitieux.

Le simple énoncé de cette opération algébrique, que se posait mentalement le séduisant chef d'escadrons, suffit à donner la note juste de ses sentiments.

Ce fut aux bals que la recette des finances et la sous-préfecture s'empressèrent de rendre au colonel de Clarande, que le commandant Adalbert de Poitevy poursuivit, avec une sage lenteur, la solution de son petit problème.

Plus il voyait Judith, plus il appréciait la valeur de sa beauté  ; plus il accumulait de preuves irrécusables de son manque de fortune, plus il apprenait à faire fond sur son intelligence pratique de la vie mondaine.

Mais, quoique son empressement auprès de la jeune fille prît peu à peu tous les caractères d'une cour assidue, la prudence dont il était amplement doué le retint constamment en deçà d'une démarche trop positive.

Le commandant de Poitevy avait pour règle de conduite de ne jamais consulter le cœur lorsqu'il s'agissait d'affaires.

Après trois ou quatre réunions dansantes que la mi-Carême et la semaine de Pâques permirent d'offrir à la population viennoise, la ville tout entière, avec la promptitude d'inductions qui est le propre de la province, tirait hardiment les conclusions les plus carrées des petits manèges galants de MM. Samson et de Poitevy.

Leur attitude auprès de Judith était le sujet de toutes les conversations, et la société aurait parié volontiers pour l'un ou pour l'autre des prétendants de la blonde fille du colonel.

Madame Fontille, trop paresseuse ou trop alourdie pour assister aux fêtes dont la bonne ville s'ébahissait, se montrait toujours charmée quand on venait chez elle.

Son esprit et sa bonne humeur y attiraient fréquemment ses amis du régiment et même quelques Viennois qui avaient eu le bon goût d'apprécier cette hospitalité temporaire.

Le capitaine Aubépin et madame veuve Myonnet, propriétaire de la maison du cours Romestang, qu'habitait le commandant Fontille, faisaient naturellement partie du petit groupe que la famille de Clarande honorait parfois de sa présence.

Le capitaine Aubépin s'éclipsait toujours de bonne heure, et lorque sa cousine essayait de le retenir :

— Et mes enfants ? disait-il.

Madame Fontille n'osait plus insister.

À vrai dire, il n'apportait aucun entrain dans le salon de sa parente. Depuis qu'un malheur affreux avait brisé ses liens de famille, cet officier conservait une gravité morne que le monde était impuissant à dissiper.

On sentait bien, d'ailleurs, que si les convenances le forçaient à sortir parfois de sa solitude, le plaisir ne l'attirait pas, la musique le laissait insensible, les séductions d'une table de jeu étaient lettres mortes pour lui,

Ses enfants seuls exerçaient une influence puissante sur son esprit. Ils étaient toute sa vie, et dans sa tendresse paternelle il y avait de la passion et du remords.

Pourquoi ? C'est ce que madame Fontille avait vainement cherché à découvrir.

Un jour, la famille Aubépin avait dîné chez le commandant Fontille -- un être assez nul, qui aimait de confiance tout ce que sa femme aimait ; -- au dessert, la petite Marie avait récité des fables, ce qui avait mis un rayon de joie dans les yeux tristes du père.

Bébé n'avait rien récité  ; l'intelligence malade du pauvre enfant s'oblitérait chaque jour davantage.

On passa au salon, où madame Myonnet ne tarda pas à arriver.

C'était la veuve d'un riche manufacturier de Pont-l'Évêque, l'immense faubourg qui forme à la ville de Vienne comme une queue gigantesque de plusieurs kilomètres.

Elle portait, depuis quatre ans bientôt, un deuil profond dont l'exagération bruyante lui avait fait le plus grand honneur.

Ses meilleurs amis insinuaient toutefois que le noir lui rendait trop de services pour qu'elle consentit jamais à le quitter.

Réellement, le noir adoucissait et mitigeait la remarquable laideur de la veuve, dont le visage bourgeonné, la taille courte, les mains épaisses, faisaient comprendre qu'elle regrettât si fort l'homme courageux qui l'avait aimée.

Elle avait une grande fortune, pas d'enfants et vingt-neuf ans depuis quelques années.

Elle se savait laide et ne s'en attristait pas outre mesure, ayant toujours trouvé des flatteurs et des complaisants prêts à sourire à sa richesse.

Elle faisait entendre à ses intimes que le plus opulent agent de change de Lyon sollicitait sa main, mais que le souvenir toujours vivant de M. Myonnet s'opposait à tout projet de ce genre.

Elle était suffisamment intelligente, médiocrement instruite, inexorable pour la jeunesse et la beauté.

À ces titres, les filles du colonel devaient subir sa censure. Madame veuve Myonnet trouvait même en elles une proie si appétissante qu'elle se donnait le plaisir quotidien d'y mordre à belles dents.

Madame veuve Myonnet n'était pas encore assise ce soir-là chez madame Fontille, qu'elle débuta par une amère critique de la dernière coiffure arborée par Judith.

— Des boucles ici, des boucles là, des boucles sur le front, sur le cou, sur la poitrine... des boucles encore et toujours... quelque chose comme la toilette d'un bichon frisé.

— C'est original, dit madame Fontille.

— C'est extravagant, reprit madame Myonnet... Enfin !... il paraît que les femmes de la colonie militaire introduisent ici des costumes inimaginables..., scandaleux.

— Oh !...

— Moi, vous savez, retenue par mon deuil, je n'en suis heureusement pas témoin.

— Mais il n'y a rien de déplacé, je vous assure.

— Permettez, chère madame ; on m'affirme que les demoiselles de Clarande exhibent des épaules, fort belles du reste, avec un laisser-aller...

— J'en défie mademoiselle Marcelle : elle est maigrelette, hasarda le commandant Fontille.

— Et moi je défends mademoiselle Hortense, qui est la réserve même, appuya sa femme.

— Vous m'accorderez bien que la modestie n'est pas la vertu dominante de mademoiselle Judith.

— Oh !... elle est meilleure qu'on ne croit.

— Moi, je ne crois rien, j'observe. Quand je la vois entrer le dimanche à l'église de Saint-Maurice, les boucles au vent, le front haut et la démarche provocante, il me prend envie de crier au sacrilége.

— Grand Dieu !... quelle sévérité  !

— Non, c'est de la justice. Rien ne m'amuse, au contraire, comme les petits airs effarouchés de mademoiselle Marcelle, qui paraît toujours ébahie de trouver sur ses pas, près du bénitier ou ailleurs, le visage platement admiratif d'un bon gros lieutenant... comment l'appelez-vous donc, commandant ?

— Mais... je ne sais, dit le digne homme avec un sourire indiscret.

— Allons donc ! vous savez à merveille ;... n'est-ce pas M. Duval ?

— Oui, dit madame Fontille, le plus honnête garçon de la terre.

— Grand bien lui fasse ! cela ne lui donne pas la mine d'un homme d'esprit.

— Il a du cœur, c'est l'essentiel.

— Il le met tout entier dans ses yeux pour regarder la troisième fille du colonel de Clarande... c'est on ne peut plus récréatif.

— Moqueuse !

— Enfin, il n'y a que mademoiselle Hortense qui ne cherche personne du regard à la promenade ou dans le monde, parce qu'elle n'a pas de chance d'y rencontrer les fournisseurs de la maison, seule préoccupation de cet esprit positif.

Un léger sourire accompagna cette saillie dont la petite Marie Aubépin parut extrêmement scandalisée.

— Madame, dit-elle tout à coup en élevant sa voix traînante, il ne faut pas dire du mal de mademoiselle Hortense, c'est mon amie.

Madame Myonnet se retourna, surprise, et le capitaine Aubépin fit signe à sa fille de se taire ; mais Marie n'était pas accoutumée à obéir si promptement que cela.

— Oui, c'est mon amie, reprit-elle avec une assurance comique, et si elle ne regarde personne à la promenade, elle nous regarde bien, nous.

— Ah ! vraiment ! fit madame Myonnet.

— Et nous nous parlons par la fenêtre.

— Marie ! répéta le capitaine.

— Elle nous a envoyé des bonbons, des gâteaux. Elle nous fait seulement des sourires à travers la cour quand papa est à la maison.

— Mais quand il est sorti ?... interrogea la veuve.

— Alors, elle ouvre sa fenêtre et me demande si je fais des progrès, si Bébé est mieux portant... si...

— Voyons, voyons. Marie ! assez de babillages, dit le père d'un ton fâché.

— Du tout, elle est charmante cette enfant, s'écria madame Myonnet avec une intention malicieuse ; elle défend sa grande amie comme une petite lionne. Ainsi, chère petite, vous faites de la télégraphie à domicile... quand papa n'y est pas ?

— En vérité, madame, je ne sais ce qu'elle veut dire, si ce n'est que mademoiselle de Clarande est mille fois trop bonne pour cette fillette.

— Je reconnais bien là cette chère Hortense, intervint madame de Fontille ; il lui a suffi de voir quelquefois vos enfants chez moi, mon cousin, pour s'intéresser à eux. Elle aime tout ce qui est jeune.

— J'ai même remarqué, ma chère amie, dit le commandant Fontille, qu'elle vient plus souvent te voir depuis qu'elle rencontre ici Marie et Bébé.

Cette observation amena un sourire ambigu sur les grosses lèvres pâles de la veuve.

On ouvrit la porte du salon.

— Madame et mesdemoiselles de Clarande ! annonça l'ordonnance.

Marie fit un petit cri de joie, et bondit au-de-vaut d'Hortense, qui suivait sa mère. Judith venait après ; Marcelle était restée avec le colonel, qui souffrait de sa migraine chronique.

L'entrée de ces dames fut saluée par l'affectueuse effusion des maîtres de la maison et la révérence raide de madame Myonnet.

Le capitaine Aubépin, après un salut profond, songea aussitôt à se retirer. Mais, quand il voulut appeler ses enfants, Bébé avait déjà grimpé sur les genoux d'Hortense, et Marie s'incrustait dans sa robe, comme si elle eût craint de la perdre.

Pendant une seconde, il regarda ce groupe charmant ; peut-être se souvint-il de la jeune mère morte. Son front devint plus sombre encore, mais il n'appela pas les enfants.

La conversation, interrompue par l'arrivée de celles dont on s'occupait si peu charitablement, au grand déplaisir de madame Fontille, reprit une allure moins personnelle. On causa printemps, fêtes touchant à leur terme, promotions militaires, etc., etc.,

Le fauteuil de madame Myonnet touchait celui de Judith. Les deux femmes, qui se connaissaient à peine, échangeaient seulement quelques phrases de politesse banale, quand le nom de M. Ernest Samson fut prononcé par un des officiers qui venait également d'arriver.

Quelque chose comme une ombre douce passa sur le front de Judith, et sa physionomie refléta, malgré elle, une nuance d'intérêt assez prononcée.

— Ah ! elle l'aimerait donc ? pensa la veuve.

Son regard inquisiteur, fixé sur sa voisine, étudiait tous les détails de cette beauté radieuse, à laquelle son propre visage, rouge et commun, servait de repoussoir.

Il lui parut de bonne guerre de mettre une épine au cœur de cette rose.

— Ce pauvre M. Samson, dit-elle aussitôt, est menacé d'une catastrophe bien pénible !

— Quoi donc ? interrogea madame Fontille.

Madame de Clarande, en mère prévoyante qui surveillait précieusement les prétendants de sa fille, devint subitement attentive.

— Il est menacé de perdre...

— Sa position ? interrompit-elle.

— Sa mère, acheva madame Myonnet.

— Ah !... fit madame de Clarande d'un ton paisible, ce serait un grand malheur !

— C'est le meilleur des fils... à ce point qu'il fait des prodiges d'ordre et d'économie pour procurer à cette mère infirme les douceurs que son âge réclame.

— Des prodiges ! tant que cela ? dit Judith d'un ton incrédule qui voilait mal une inquiétude secrète.

— Mon Dieu, oui. Vous savez combien la magistrature, si honorablement posée, est piètrement traitée au point de vue pécuniaire...

— Je sais, dit sèchement la fille du colonel.

— Eh bien, quand on n'a pas de fortune personnelle..., mais là pas l'ombre..., et qu'il faut avec cela subvenir à l'existence d'une famille..., vous jugez.

— C'est lui qui... ?

— C'est lui qui aide sa mère et sa sœur, oui, mademoiselle.

— Quoi ! aussi sa sœur ! exclama Judith en tournant tout à fait son visage altéré vers la veuve.

— Mademoiselle Augustine Samson est une vieille fille qui ne se mariera pas.

— Mais alors... ?

— Elle entrerait en religion si elle perdait sa mère.

— Ah !

— A moins que M. Samson ne la mît à la tête de sa maison.

— Par exemple ! M. Samson se mariera, déclara le commandant Fontille avec l'à-propos qui lui était ordinaire.

— Certainement, dit vivement madame Myonnet, s'il a la chance heureuse de trouver une femme désintéressée qui consente à épouser à la fois un substitut pauvre, une belle-mère infirme et une belle-sœur grincheuse.

Il y eut un silence.

Judith mâchonnait son mouchoir.

On annonça le commandant de Poitevy.

Il fit son entrée avec cette démarche élastique, ce sourire satisfait, ce tour de tête vainqueur qui le désignaient à l'attention de toutes les femmes et à la rivalité de tous les hommes.

C'était la première fois que madame Myonnet le rencontrait dans le monde, ce qui s'explique par l'austérité à laquelle elle se condamnait ; mais elle l'avait entrevu à cheval, en breack, conduisant son élégant attelage à côté d'un groom à livrée marron.

Elle avait entendu parler de ses manières de grand seigneur, de son luxe et de son influence au 17e hussards. De plus, enfin, il était devenu son locataire, car le défunt manufacturier avait laissé à son inconsolable compagne quatre ou cinq maisons superbes sur le pavé viennois.

Madame Myonnet avait un grand désir de voir de près le bel officier qui défrayait la chronique, et n'était point fâchée d'avoir l'occasion d'affirmer devant lui ses droits de propriétaire.

Madame Fontille, qui lut ce vœu secret dans les gros yeux ronds de la veuve, se chargea de la présentation.

La vue de cette lourde personne, épaisse et vulgaire, ne parut pas impressionner très-agréablement le brillant commandant.

Il n'en fut pas de même de madame Myonnet, qui rougit comme une pivoine en lui rendant son salut et faillit étouffer dans son corsage surmené.

— Madame, dit-il assez lestement, vous me voyez au regret de n'être pas allé moi-même jusqu'ici chercher mes quittances.

— Monsieur le commandant, répondit-elle en minaudant, je vous ferai souvenir de cette promesse en ne vous envoyant pas de quittance du tout.

— Je saisirai avec empressement ce motif d'aller vous les réclamer.

— On vous dit très-oublieux, monsieur.

— Je vous crois bien peu confiante, madame.

— Eh bien, vous avez tort, monsieur, car je vous dis sans arrière-pensée : à bientôt !

Le commandant s'inclina ; jugeant qu'un plus long échange de banalités n'était point nécessaire, il courut porter ses hommages à Judith.

Madame Myonnet le suivit d'un regard expressif qui, bien certainement, ne s'était jamais empli d'une semblable flamme depuis la mort de feu Myonnet.

Judith, préoccupée, accueillit le commandant avec distraction. Un observateur minutieux aurait deviné que l'indiscrète révélation de la veuve avait profondément ébranlé dans son esprit le naissant prestige du jeune substitut.

M. de Poitevy ne pouvait soupçonner cette impression, mais madame Myonnet en était déjà au regret de l'avoir fait naître.

— Je ne suis qu'une sotte, pensa-t-elle ; ce sera le commandant qui recueillera l'héritage du substitut.

Et de fait, à voir l'un près de l'autre ces deux beaux jeunes gens, l'hypothèse n'avait rien que de très-vraisemblable.

Le capitaine Aubépin, qui n'avait pris qu'une part très-réservée à l'entretien, se retira le premier.

Hortense, qui voulut lui rendre ses enfants, s'aperçut avec un léger embarras que Bébé s'était endormi sur ses genoux.

Elle l'appela doucement : l'enfant ne bougea pas. Elle le baisa au front : l'enfant ouvrit les yeux.

— Vous faites comme faisait maman, dit Marie, en arrangeant les cheveux du petit garçon.

Hortense, rougissante, le remit à son père. Le capitaine Aubépin détourna les yeux, et madame Fontille les entoura d'un bon regard brillant.

La petite société se sépara peu après.

Pour la première fois, en rentrant dans son appartement désert, madame veuve Myonnet oublia d'aller dire : « A demain, » au portrait en pied de feu son époux, qui trônait dans le grand salon.

Quoiqu'il fût assez tard, Hortense remarqua qu'il y avait encore de la lumière dans la chambre du colonel, lequel avait cependant manifesté l'intention d'endormir, dès huit heures, sa tenace migraine.

— Mon Dieu ! ton père serait-il plus souffrant ? s'écria madame de Clarande en se précipitant.

Mais, comme elle allait toucher la porte, celle-ci s'ouvrit, et le colonel, en robe de chambre, apparut, souriant, sur le seuil.

— Je vous guettais, fit-il.

— Ah ! tu nous as fait peur !... tu ne souffres pas, au moins ?

— Au contraire, ça va mieux.

— Mais pourquoi ne reposes-tu pas ?

— Entrez donc un instant... toutes trois... j'ai quelque chose à vous communiquer.

— Quoi donc ? demanda Judith.

— Curieuse !

Elles entrèrent, et, nouvel étonnement, Marcelle était là aussi.

— Allons-nous changer encore de garnison ? balbutia Hortense.

Madame de Clarande s'assit, et ses filles entourèrent leur père.

— Sachez d'abord, mesdames, dit-il, que, tandis que vous babilliez chez Fontille, je recevais un ambassadeur.

— Étranger ?

— Non pas.

— Qui voulait ?

— Pas si vite... pas si vite...

— Enfin, cet ambassadeur ?...

— Était porteur d'un message... oh ! mais d'un message comme les parents sont assez flattés d'en recevoir.

— Je devine, dit Judith.

— Une demande en mariage ? dit Hortense.

— Vrai ? exclama la mère en s'épanouissant.

— Authentique.

— Pour Hortense ?

— Allons donc ! maman, quelle idée ! fit Hortense en haussant les épaules.

— Pour Judith, alors ?

— Eh oui !... naturellement, dit la petite voix de Marcelle avec un léger soupir.

Judith fit un pas en avant, et, mettant sa main gantée sur l'épaule du colonel :

— C'est sérieux, n'est-ce pas mon père ?

— Comment ! si c'est sérieux !... vingt-huit ans, jolie position, charmant physique, bel avenir... sérieux !... ah ! je crois bien que c'est sérieux.

— Et cela s'appelle... ?

— M. Ernest Samson, substitut du procureur impérial à Vienne \(Isère\).

— Je le pensais, dit tranquillement Judith.

— Voyez-vous la petite sournoise !

— Seulement, je dois vous prévenir, mon père, que M. Samson n'a pas de fortune.

— Aïe ! fit le colonel en la regardant de côté avec un bon rire ; tu sais déjà cela, toi ?

— Vous paraissez le savoir aussi.

— Parbleu !... un bon ambassadeur doit loyalement traiter les questions de ce genre.

— Ainsi, il vous est confirmé... ?

— Que notre jeune substitut n'a d'autre richesse que sa position honorable, sa famille bien posée, son nom d'une...

— Oh ! ne parlons pas de son nom ! interrompit vivement madame de Clarande ; ce n'est pas la plus belle plume de notre oiseau rare.

— Je veux dire, ma chère amie, un nom estimable, dignement porté... un caractère sûr... une moralité sans conteste.

— Mais c'est énorme cela ! interrompit Hortense.

— Ce n'est pas l'aisance, répliqua Judith.

— Bah ! en province les besoins sont plus restreints, les habitudes plus modestes.

— J'ai peu de penchant pour la médiocrité.

— Quand on affectionne son mari, ma chère fille, la question pécuniaire perd de son importance.

— Quand on affectionne... oui... répéta Judith d'un ton amer.

— Mais je croyais, mon enfant, reprit le colonel, que M. Samson ne te déplaisait pas.

— Mais je croyais, mon père, que M. Samson avait une situation acceptable.

— Sans être tout à fait ce que je rêvais pour toi, la situation n'est cependant pas sans compensations ?

— Qu'en pensez-vous, ma mère ?

— Ah !... s'il était seulement noble !

— Et toi, Nestor ?

— Si tu crois devoir aimer M. Samson de toute ton âme, épouse-le. Si tu ne te crois pas capable de supporter, pour l'amour de lui, une vie modeste et sérieuse, ôte-lui Lien vite ses illusions.

— Bien parlé, Nestor. Et qu'avez-vous répondu, mon père ?

— J'ai répondu à M. Belormel...

— Ah ! c'est M. Belormel, l'ambassadeur ?

— Oui, qui remplace en cette circonstance le père de M. Samson, mort, et sa mère malade.

— Eh bien ?

— Que tu serais consultée avant toute chose, et qu'il aurait ma réponse dans quelques jours.

— Je vous remercie. Dans quelques jours nous répondrons.

Marcelle, qui se tenait toute grave accoudée à la cheminée, vint subitement jeter ses bras au cou de Judith en lui chuchotant à l'oreille :

— Dis oui : il a l'air de tant t'aimer !

Judith eut un mouvement d'épaules plein de pitié dédaigneuse.

— Cela te suffirait donc à toi ? demanda-telle.

— Ah ! certes ! répondit vivement Marcelle qui rougit aussitôt comme une enfant ingénue qu'elle était.

La famille se sépara sans rien ajouter à cette première explication. Judith ne dormit pas. Le mot fatal de madame Myonnet : « Qui voudrait épouser à la fois un substitut pauvre, une mère infirme et une belle-sœur grincheuse ? » bourdonnait follement à ses oreilles :

N'était-ce donc pas assez de s'appeler Samson tout court, et fallait-il encore s'exposer à porter la charge écrasante de tout une famille ?

Judith se souvenait aussi du conseil d'Hortense : « Si tu crois l'aimer, épouse-le. Si ton affection ne doit pas l'emporter sur la médiocrité de la position, refuse. »

Or, si la veille encore, en songeant au respect tendre et empressé du jeune homme, à son visage intelligent, à son amour deviné, elle se sentait doucement remuée, cette sensation s'était brusquement envolée sous le souffle desséchant d'une femme jalouse.

« Il est de bonne famille » , disait la sagesse.

« Il n'a pas de fortune » , répondait l'ambition.

« Il est bon, sérieux, instruit » , disait la raison.

« Il n'a pas de fortune », répondait l'orgueil.

« Il t'aime ! » disait le cœur.

« Il n'a pas de fortune », répondait le calcul.

Et Judith ne voulait pas vivre sans fortune. Elle aimait trop le luxe, la toilette, les plaisirs, pour se condamner à la privation de toutes ces attrayantes choses.

Non, non..., M. Samson avait tort, mille fois tort. Elle n'avait pas recherché son attention. Il aurait dû avoir la conscience de son insuffisance.

Ce n'était pas à une souveraine beauté comme la sienne qu'il fallait porter l'hommage d'un amour si mesquinement doré.

Hortense -- une Cendrillon -- ou Marcelle --une pensionnaire -- pouvaient s'en contenter peut-être ; mais elle... elle !... Judith ! qui se croyait assez de charmes, de jeunesse, de volonté pour soulever le monde !

Elle eut, dans l'ombre de sa chambre obscure, un sourire d'écrasant dédain pour cet homme à qui elle aurait pu, à la rigueur, pardonner son manque de noblesse, mais qui, pauvre, osait l'aimer !

Le colonel et sa femme laissèrent la jeune fille à ce qu'ils croyaient être ses réflexions, sans la troubler par des conseils importuns.

Dans leur aveuglement affectueux, ils rêvaient plus et mieux pour leur chère favorite ; mais comme ce « plus » ne se dessinait pas, et que ce « mieux » pourrait n'être qu'une chimère, ils se familiarisaient avec ce projet d'union, en somme très-sortable, placement satisfaisant d'une de leurs filles..., et quand on en a trois !...

La froideur visible de sa sœur surprenait profondément Marcelle. Quoi ! Judith était aimée, et Judith hésitait !

Cela ne pouvait être compris de ce bon cœur naïf, pour qui l'amour en ménage paraissait le bonheur idéal, et qui poursuivait tout doucement son petit roman intime.

Un roman ! Marcelle ?... Oui, Marcelle qui, malgré sa réserve, n'avait pu ne pas remarquer que le lieutenant Duval se faisait son ombre.

À la promenade, il avait épié ses heures de sortie et se trouvait sur son passage.

À l'église, elle reconnaissait son pas sous l'immense voûte sonore.

Quand elle soulevait le rideau, elle l'apercevait accoudé sur le pont, regardant couler le Rhône avec une persistance que le fracas des eaux jaunes et bouillonnantes ne suffisait pas à expliquer.

Lorsque vint le printemps et que les fenêtres de la maison du colonel s'ouvrirent en face des coteaux verts, le quai n'eût pas de flâneur plus assidu.

Et quand, musique en tête, le 17e hussards allait en promenade militaire, le cheval qui caracolait le plus brillamment était celui du lieutenant Duval.

Enfin, l'officier qui, ferme en selle et la pelisse flottante, rivait le plus ardemment son regard au balcon du colonel, c'était encore le lieutenant Duval, l'amoureux sans espoir de Marcelle.

La charmante fille ne pouvait voir toutes ces choses sans en être touchée. Elle n'y était point habituée, la beauté de Judith rejetant fatalement dans l'ombre son fin visage pâle et brun.

Cette silencieuse façon de chercher son regard, avec tant de respect et de persévérance, avait un côté poétique qui attendrissait la douce Marcelle.

L'officier modeste qui l'aimait ainsi de loin attachait donc un grand prix à son amour, à elle ?... Et cette seule pensée faisait palpiter son cœur.

Aussi ne fallait-il pas s'étonner des rougeurs qui envahissaient son front, des petits tremblements de sa main, des hésitations subites de sa voix, quand le nom de M. Alain Duval était prononcé, ou mieux encore, quand sa personne elle-même se dressait troublée et ravie devant elle.

Cependant s'aimant à distance, se le disant des yeux, les deux naïfs amoureux se condamnaient à rester éternellement dans cette impasse sentimentale où la timidité de l'un et la pudeur de l'autre les tenaient renfermés.

Demander la main de Marcelle !... c'était une audace bien autrement dangereuse que celle de l'inviter à danser, et l'on se souvient peut-être des luttes et des angoisses du pauvre lieutenant avant la valse des Roses.

Encourager plus directement son soupirant mystérieux était chose impossible à Marcelle à qui cette attente ne déplaisait du reste nullement.

Elle était à cet âge où un regard suffit au bonheur d'une semaine, où l'on vivrait une année avec le souvenir d'un sourire et le murmure d'un mot attendri.

Madame Fontille devait se faire leur Providence visible.

À toutes ses qualités, la grosse femme du chef d'escadrons joignait le petit défaut d'être marieuse.

Rapprocher les âmes, unir les cœurs, fondre les fortunes, c'était une occupation séduisante, une joie sans pareille, auxquelles elle sacrifiait annuellement quatre ou cinq mois de son existence.

Elle avait généralement le flair exquis et la main adroite.

Les mariés qui lui devaient leur union ne lui marchandaient pas la reconnaissance. Si quelques-uns d'entre eux ne trouvaient pas dans le ménage qu'elle avait édifié le bonheur qu'ils espéraient, on était tellement assuré de ses bonnes intentions que personne ne songeait à l'attrister par l'expression de regrets inutiles.

Ce fut donc à madame Fontille que vint la triomphante idée de placer la petite main de Marcelle dans la bonne et large main de M. Alain Duval,

Ah ! ce ne serait pas facile à emporter !... ce n'était pas une femme de son expérience qui se faisait illusion sur les difficultés d'une semblable entreprise.

M. Alain Duval n'était ni noble, ni riche, ni de grand avenir, et l'on pouvait présager que madame de Clarande en particulier, qu'on savait entichée de noblesse, jetterait des cris de paon.

Mais madame Fontille était brave... et, résolûment, elle marcha droit à son but.

M. Duval, qu'elle recevait parfois, écouta, en tremblant d'émotion, l'ouverture qu'elle lui fit à cet égard, et, dans l'ardeur de son enthousiasme, dévora de baisers reconnaissants la main potelée de sa protectrice.

Hortense, qui venait fréquemment passer une heure ou deux chez madame Fontille, où elle était sûre de rencontrer les chers orphelins, fut habilement sondée.

Elle répondit avec franchise qu'un mari honnête, aimant, était tout l'idéal de Marcelle.

Ces préliminaires terminés, madame Fontille emmitoufla son opulente personne de son plus beau cachemire, fit ajouter, pour la circonstance, une plume nouvelle à son chapeau, qui en possédait déjà trois, et se présenta courageusement chez le colonel.

L'air mystérieux de son large visage, son regard important et ses manières confites, éveillèrent l'attention de madame de Clarande.

Du reste, sur sa réputation, toute mère était amplement autorisée à la soupçonner de cacher un prétendant dans chaque pli de son cachemire.

Cette pensée était déjà venue à madame de Clarande, qui, dans ce vague espoir, autorisait l'intimité croissante de sa fille Hortense avec l'excellente marieuse.

— A quoi bon vous demander des nouvelles de mesdemoiselles de Clarande, minauda madame Fontille en s'asseyant, je viens de rencontrer votre Beauté, plus rayonnante que jamais.

— Judith va très-bien, en effet, répondit modestement la mère.

— Quant à mademoiselle Marcelle, votre Grâce, je l'ai entrevue par un coin soulevé de son rideau.

— Et notre Raison sort de chez vous, n'est-ce pas ? acheva madame de Clarande en riant.

— Mademoiselle Hortense a bien voulu venir ce matin me communiquer un secret pour faire les marrons glacés qui va me mettre au mieux avec M. Fontille, dont le péché mignon est la friandise.

— Je reconnais à Hortense les talents culinaires les plus variés.

— De même que sa sœur, Marcelle a tous les talents artistiques.

— Oh !... elle peint seulement.

— Occupation charmante.

— Et surtout distraction agréable.

— Dérivatif aux rêves de jeune fille.

— Marcelle est une imagination paisible.

— Qui trouble beaucoup les autres, toutefois.

— Croyez-vous ?

— J'en suis sûre.

— Nous y voilà  ! pensa madame de Clarande en devenant très-attentive.

— J'ai même accepté la tâche... délicate, dé rendre un peu de calme, si c'est possible, à l'un de vos amis, qui n'en a plus du tout.

— Voyez-vous cela !

— Du tout, du tout, madame.

— Et comment comptez-vous y parvenir ?

— En vous présentant sa requête, madame, et vous priant de la transmettre vous même au colonel.

Madame de Clarande éteignit sa physionomie et d'un ton tranquille :

— De quelle requête peut-il bien être question, chère madame ?

— Ce serait méconnaître votre perspicacité maternelle que de supposer qu'elle n'a pas deviné dans ma démarche une demande en mariage.

— Oh !... Marcelle est si jeune !

— Ce qui ne la rend que plus attrayante.

— Et puis, c'est la dernière... que diraient mes deux filles aînées ?

— Si mesdemoiselles Hortense et Judith n'ont point fait de choix encore, j'imagine, madame, les occasions ne leur ayant certainement pas manqué, qu'elles n'auraient aucun motif d'en vouloir à leur jeune sœur.

— Et quel est donc celui de vos amis... ?

Ici madame Fontille éprouva un petit frisson des plus désagréables.

— C'est un jeune officier, aussi modeste qu'intelligent... homme de cœur...

— Que vous nommez ?

— Le lieutenant Alain Duval.

— Du Val ?... avec la particule ?

— Non, madame... Duval en un seul mot.

Madame de Clarande se renversa sur son fauteuil et fit, des lèvres, une moue dédaigneuse.

— Je ne connais pas ce monsieur, dit-elle froidement ; il vient rarement ici.

— Sa réserve... sa timidité...

— Ou peut-être son peu d'usage du monde ?

— Je dois reconnaître qu'il est plutôt brave soldat qu'homme de salon.

— Ah ! chère madame !... ces gens-là sont désolants... Que voulez-vous qu'on fasse, dans un intérieur, de ces lions de batailles ?

— On en fait généralement des moutons, madame.

— Hum !... et sa famille ?

— Il est sans parents.

— Mais encore, qu'étaient-ils ?

— D'honnêtes propriétaires-fermiers.

— Ah ! Dieu !.. quelle sorte d'éducation doit-il avoir ?

— Aussi bonne que les camps africains lui ont permis de la conserver.

— C'est-à-dire à peu près nulle. Ses mœurs ?

— Excellentes.

— Près de passer capitaine, n'est-ce pas ?

— Hélas ! non..., il vient d'être nommé lieutenant.

— Je me souviens, en effet... A-t-il de la fortune ?

— Quelques milliers de francs... administrés avec ordre... de l'économie... et sa solde.

— Total : quelque chose comme 2,000 ou 2,500 francs.

— A peu près.

— Juste de quoi vivre de privations.

— Seul, je ne sais. A deux, cela change.

Madame de Clarande, qui connaissait la dot de ses filles, se pinça les lèvres sans répondre.

Madame Fontille toussa, prit une boule de gomme et attendit.

— Il ne doit pas être jeune votre prétendant, chère madame.

— Il a trente-deux ans.

— J'entends. Il s'est engagé, n'a pas eu de chance, et recevra sa retraite comme capitaine.

— Oh ! rien ne le prouve.

— Non, mais tout le fait présumer.

— Il n'est pas donné à tous de parcourir heureusement la carrière militaire comme M. votre mari, madame.

— Je le sais bien. Toutefois, la différence est trop absolue.

— Si vous connaissiez M. Duval, vous seriez certaine du bonheur de mademoiselle votre fille... qu'il adore...

— Comment ! qu'il adore !... où la voit-il donc ?

— Partout, je crois.

— Marcelle serait bien étonnée de se savoir gratifiée de cette grande passion.

Madame Fontille s'inclina avec un sourire qui en disait bien long sur l'ignorance supposée de Marcelle.

Madame de Clarande, que cette ouverture contrariait dans ses instincts aristocratiques, reprit son air cérémonieux, dont il n'y avait rien de bon à espérer.

— Chère madame, dit-elle, je vous remercie de la pensée bienveillante qui vous a déterminée à tenter cette démarche. Elle ne rentre pas absolument dans nos projets pour nos filles. Je crois tout à fait inutile d'en occuper Marcelle ; car, malgré toute l'estime que je puis éprouver pour la personne et le caractère de M. le lieutenant Duval, sa demande ne pourrait être prise par nous en considération.

Comme elle achevait ce refus sans embages, on entendit un cri faible et un grand bruit dans une pièce attenante au salon, dont la porte était restée entr'ouverte sans qu'on l'eût remarqué. C'était l'atelier de Marcelle.

— Qu'est-ce donc ? exclama madame Fontille.

— C'est la voix de Marcelle ! s'écria madame de Clarande, qui se leva en pâlissant.

Elle marcha vers l'atelier, et madame Fontille la suivit.

Au milieu de l'atelier gisaient renversés un chevalet, une toile, une palette et des pinceaux.

Marcelle, affaissée contre le mur, blanche comme de la cire, ne parut même pas les voir entrer.

— O Dieu !... que lui est-il arrivé  ? cria la mère en bondissant vers elle.

La jeune fille ouvrit les yeux et ses lèvres s'agitèrent sans rendre aucun son.

— Tu souffres !... qui t'a fait du mal ? Réponds, je t'en supplie.

Marcelle appuya une main sur son cœur, non pas comme une actrice prête à déclamer, mais comme une malade qui tente de comprimer une souffrance.

Madame Fontille, qui l'étendait doucement sur un canapé, remarqua ce mouvement.

— Une palpitation, peut-être, dit l'excellente femme.

Sa voix parut tirer Marcelle de sa torpeur douloureuse.

— Oh !... que cela fait mal ! murmura-t-elle.

— Quoi donc !... mais quoi donc ! répéta anxieusement la mère.

— Ce que vous avez dit, maman ! s'écria enfin la pauvre petite, éclatant en sanglots.

Madame Fontille, subitement rassurée, fit un pas en arrière.

Madame de Clarande était encore trop effrayée pour comprendre.

— Qu'ai-je donc pu dire, ma chère enfant, qui t'ait mise en un tel état ?

— Ah ! maman ! maman ! vous avez dit que la demande de... M. Alain Duval.., ne devait pas être prise en considération.

— Quoi ! c'est cela ?

Marcelle, pleurant plus fort, courba la tête avec désespoir.

— Tu le connais donc, cet officier

— Oh ! oui, maman.

— Et tu soupçonnais ?...

— Je l'espérais, du moins.

Madame de Clarande, suffisamment éclairée, ne jugea pas à propos de poursuivre devant témoin cet interrogatoire.

Le trouble et les larmes de sa fille lui apprenaient, mieux que toutes les explications, les intelligences secrètes que le lieutenant Duval avait su se créer dans la place.

Elle embrassa Marcelle avec une tendresse mélangée de dépit.

Marcelle pleurait toujours.

— Nous en parlerons à ton père, dit madame de Clarande avec un grand soupir.

Les pleurs de Marcelle se tarirent aussitôt.

C'est qu'elle savait bien la câline enfant, que le colonel, malgré la férocité de ses énormes moustaches, écouterait avec une indulgente bonhomie la prière de sa dernière fille et l'exaucerait peut-être.

Elle redoutait bien plus les idées aristocratiques et ambitieuses de sa mère, dont le premier mouvement hautain avait provoqué son accès de désespoir.

Madame Fontille se retira discrètement, non sans avoir échangé avec Marcelle un regard qui, dans son éloquence muette, équivalait à un traité offensif et défensif.

Ce ne fut donc plus d'une seule demande en mariage que le colonel et sa femme eurent à s'occuper dans cette semaine fertile en incidents romanesques.

Conduire son régiment et marier ses filles, c'était trop à la fois pour M. de Clarande, en qui le père ne voulait pas nuire au chef de corps.

Aussi, après le récit de sa femme et la vérification des dégâts de l'atelier de Marcelle, le digne homme porta-t-il pendant quelques jours le front le plus soucieux du monde.

Les officiers, habitués à son abord affable, se demandaient curieusement ce qui leur avait gâté leur colonel.

Ah ! oui... oui, c'était son rêve que de trouver des époux à ses chères filles, mais encore fallait-il pouvoir s'orner de ses gendres avec une légitime satisfaction.

M. Ernest Samson n'appartenait, il est vrai, ni à l'aristocratie du nom, ni à celle de l'argent, mais il était magistrat... Et le colonel avait une façon pleine d'enflure de prononcer ce mot : magistrat ! qui lui donnait une importance énorme.

Quant à M. Alain Duval, ni plus noble, ni plus riche que le premier, il n'était que lieutenant, ne payait pas de mine, sortait d'une famille obscure, et s'était permis d'aimer la fille de son colonel, ce qui paraissait bien quelque peu outrecuidant.

Mais enfin il était militaire... Et le colonel avait coutume, en parlant de la glorieuse profession des armes, de redresser si haut la tête, qu'il dominait et fascinait son auditoire.

Père excellent, mais distribuant de façons diverses sa tendresse, il étudiait d'un air inquiet le visage impassible de Judith, et remarquait péniblement la tristesse de Marcelle, qui, n'étant pas interrogée, n'osait pas lui ouvrir son cœur.

Quinze jours passèrent sur la demande de M. Samson, huit sur celle de M. Duval, et le colonel ne savait pas encore ce que déciderait Judith, tandis que de son côté, Marcelle ignorait la décision paternelle.

Un soir pourtant, que toute la famille était réunie au salon, M. de Clarande y entra avec une physionomie songeuse, où l'effarement intérieur passait décidément à l'état chronique.

Il avait pris, sans doute, d'énergiques résolutions avant d'aborder de front les questions importantes qu'il voulait traiter ; aussi sa première parole eut-elle une rondeur toute militaire.

— Sacrebleu ! dit-il en regardant ses filles, nous avons assez sacrifié aux convenances. Si nous en finissions, hein ?

Judith sourit et Marcelle trembla.

— Oui, dit madame de Clarande de son ton calme, il faut en terminer avec cette incessante perplexité.

— Terminons, dit bravement Judith.

Marcelle n'osa pas ouvrir la bouche.

— As-tu réfléchi, Judith ?... bien sérieusement réfléchi ? reprit le colonel.

— Parfaitement et longuement, mon père.

— Et tu décides ?

— Que je remercie M. Samson de sa recherche... sans l'accepter.

Marcelle fit un bond sur son siège.

— Ah ! ah ! fit Hortense sans ôter les yeux de sa tapisserie.

— Corbleu ! grommela le colonel, que lui reproches-tu à ce garçon ?

— Rien... et tout.

— Il te déplaît ?

— Nullement.

— Tu ne l'aimes pas, cependant ?

— Pas le moins du monde.

— Il y paraît.

— Je souhaiterais M. Samson pour mari à ma meilleure amie.

— Et tu aurais raison, interrompit Nestor.

— Mais quant à toi ?

— Tenez, cher père, dit Judith en secouant, par un mouvement adorable, ses folles boucles blondes, laissons M. le substitut au parquet, dont il est le plus éloquent ornement, et laissez-moi espérer que Judith de Clarande n'échangera votre nom, qu'elle aime, que pour un nom qui le vaille.

— Ah ! sirène ! fit le père en la baisant au front.

Madame de Clarande, dont l'orgueil n'était que médiocrement satisfait par cette perspective d'union, eut un sourire indécis, où se combattaient le contentement et le regret.

Le colonel se retourna vers Marcelle.

— Et toi, mignonne, dit-il en reprenant sa grosse voix, penses-tu encore au lieutenant Duval ?

— Toujours, dit naïvement Marcelle.

— Toujours !... oui-dà  !... voilà un gaillard bien heureux.

— C'est inimaginable ! murmura la mère.

— Et que penses-tu de lui, voyons ?

— Je pense... qu'il m'aime.

— Il en a l'audace, à ce que je vois.

Marcelle rougit et attendit.

— Et toi ?

— Moi, mon père ?

— Oui, toi ?... te sens-tu donc quelque penchant pour ce visage placide, à petites moustaches jaunes, orné d'yeux microscopiques ?

La jeune fille releva la tête avec une indignation plaisante.

— Mon père, dit-elle vertement, le visage paisible et les moustaches blondes de M. Duval auront du moins l'avantage de ne tourner aucune tête... et ses yeux microscopiques me disent une sympathie dont je lui sais gré.

— Voilà mon petit volcan parti ! s'écria le colonel avec un rire de bon augure.

Ce fut le tour de madame de Clarande de prendre l'offensive.

— M. Duval n'a pas de fortune, dit-elle.

— Ni moi, riposta Marcelle avec feu.

— Sa position est médiocre.

— Je lui aiderai à l'améliorer.

— Tu seras toujours dans la gêne.

— Si j'ai le bonheur avec, qu'importe ?

— Tu ne pourras même tenir un rang honorable dans le régiment de ton père.

— Une fille intelligente, une femme économe ne fera jamais rougir son père ni son mari.

— Cet officier n'a pas d'instruction approfondie.

— Je ne suis pas savante.

— Il manque d'usage du monde.

— Il achèvera de l'apprendre avec moi.

— Il est voué fatalement à l'obscurité.

— Je m'y complairai près de lui.

— Et l'avenir, ma fille ?

— Et la Providence, ma mère ?

Madame de Clarande eut un mouvement de dépit.

— Enfin, que t'a-t-il fait pour te plaire, t aveugler, t'ensorceler ainsi ? dit-elle.

— Il m'a aimée ! répondit Marcelle avec une touchante candeur.

Le colonel écoutait, et, religieusement, paternellement, pesait la valeur profondément sentie de cette tendresse enfantine.

— Mon enfant, dit-il d'un ton pénétré, c'est peut-être ton bonheur que tu poursuis, c'est à coup sûr la voix de ton cœur qui te guide ; je ne me sens pas le triste courage de m'y opposer.

Marcelle fit un cri joyeux et se jeta follement au cou de son père, puis, revenant à madame de Clarande muette :

— Et vous, chère maman, ne me bénirez-vous pas aussi par un consentement sans arrière-pensée ?

Madame de Clarande avait bien envie de protester encore ; mais comment résister à ce joli visage ému, à ces yeux suppliants, à ces lèvres entr'ouvertes pour crier : merci !

Elle prit dans ses deux mains la chère tête et lui donna un long baiser, qui était le plus positif des acquiescements.

Hortense faisait toujours de la tapisserie.

— Il faut penser à la dot, souffla-t-elle en activant son aiguille.

— La dot ! ah ! diable ! fit le colonel.

— Il faut donc absolument une dot ? soupira Marcelle.

— Absolument, oui, mignonne.

— Ah ! mon Dieu !

— Dix mille francs, que te donnera ta mère, et sept cents francs de rentes que je te servirai, constitueront la dot réglementaire.

— Vous allez vous dépouiller pour moi ?

— Et le moyen de faire autrement ?... Il faudra bien s'occuper aussi de préparer semblable somme pour doter Judith.

— Rien ne presse, dit vivement la jeune fille.

— Mais cela peut surgir d'un jour à l'autre.

— Et il vaut mieux se tenir prêts, opina Hortense.

— Donc vingt mille francs retirés sur un capital de trente mille et quatorze cents francs de rentes enlevés aux six mille sept cents de ma solde brute... calcule, Nestor...

Hortense abandonna son travail et parut se livrer à une opération mentale d'arithmétique.

— Nous avons les frais de représentation, hasarda la mère.

— Suffisent-ils ? murmura la sœur aînée.

— Arrange-toi, ma fille, pour que nous puissions marcher avec les cinq cents francs de rentes qui resteront à ta mère et les cinq mille trois cents qui me resteront à moi, reprit le colonel.

Hortense eut un sourire grave :

— Nous marcherons, mon père, dit-elle simplement.

M. Ernest Samson vivait dans la fièvre de l'attente, compliquée de la fièvre de l'amour : deux maladies douloureuses auxquelles on n'accorde généralement pas toute la pitié qu'elles méritent.

Il n'osait pas paraître aux jeudis du colonel ; il n'entrevoyait même plus Judith : c'était là le supplice amer !

Son ami, M. Belormel, le juge, ne pouvait lui fournir ni un indice, ni une espérance.

Ses inquiétudes de famille se calmaient un peu sans s'apaiser entièrement.

Madame Samson, gravement atteinte par une anémie persistante, ne parlait de sa santé, en écrivant à son fils, qu'en termes voilés, qui laissaient encore beaucoup de prise aux conjectures pénibles.

Si, du moins, il avait été réconforté par un regard de Judith !

Ce ne fut que le quinzième jour après la demande officielle, que M. Belormel reçut une lettre de M. de Clarande, lettre brève où le refus de la main de Judith, motivé sur des projets antérieurs, s'enveloppait de formules polies.

Mais c'était un refus positif !

Le juge d'instruction en éprouva une contrariété violente et s'emporta contre lui-même, après avoir maugréé contre le colonel.

— Qu'avais-je besoin de me mêler de cette affaire ? se disait-il en arpentant furieusement son petit salon ; je me suis toujours garé, pour ma part, des galères matrimoniales, et voilà que je vais sottement m'y fourrer pour le compte de mes amis !

Il relut la lettre décourageante, y chercha vainement une brindille d'espoir où pût se suspendre le malheureux substitut, et reprit avec rage sa promenade à travers l'appartement.

— Que diable vais-je dire à Samson ?... Il est amoureux, c'est-à-dire ensorcelé... Il est capable de m'accuser d'avoir mal conduit ces négociations délicates ; il va me jeter à la tête tous les in-folio de sa bibliothèque.

Au moment précis où l'ambassadeur infortuné se désespérait, le jeune substitut, qui depuis quinze jours usait le cordon de sonnette de son ami, le tirait d'une telle façon qu'il lui resta dans les doigts.

Il tambourina rageusement sur la porte, se fit ouvrir par la vieille cuisinière effarée et pénétra en bombe dans le salon.

--Avez-vous des nouvelles ? cria-t-il dès le seuil.

— Oui, fit M. Belormel de la tête.

— Bonnes ?

Et M. Samson tremblait déjà, car la physionomie de son chargé d'affaires avait une terrible éloquence.

— Hélas ! cher ami...

— Quoi ?... que vous a-t-on dit ?

— On ne m'a rien dit, mais...

— On vous a écrit alors ?

— Le colonel m'écrit, en effet... Tenez, Samson, soyez homme : vous vous y êtes pris trop tard.

— Trop tard ?

--- Il y a un projet antérieur à votre demande.

— Impossible !

— Il est certain que cette réponse est le cliché ordinaire de dix-neuf refus sur vingt.

— Ainsi, je suis refusé  !...

— Mon pauvre ami, je ne puis vous dissimuler que le colonel vous laisse pas d'espoir.

— Cette lettre ?...

— La voici.

Ernest Samson parcourut du regard les lignes désolantes et laissa retomber la lettre sans prononcer un mot. Mais quelle angoisse sur ses traits ! quelle douleur poignante dans ses yeux !

M. Belormel, assez satisfait de ce calme douloureux quand il redoutait une explosion folle, le fit asseoir, le consola, lui exprima sa sympathie et entreprit de lui démontrer que ce coup, quelque rude qu'il fût, n'était qu'une des nombreuses occasions offertes à l'homme de lutter contre l'existence et de montrer de la philosophie.

Le jeune homme paraissait écouter, serrait la main de son confident et murmurait sans avoir conscience :

— Et moi qui espérais être aimé  !

— Être aimé  ! répéta le juge avec un haussement d'épaules, mon pauvre bon, ces belles filles-là, voyez-vous, ça aime d'abord sa figure, puis sa toilette, enfin ses caprices... et voilà tout. Aimer un fiancé... pourquoi faire ? Un mari... allons donc ! On les accepte ; quant à leur donner une part de son cœur, pas si sottes : l'amour fatigue et le teint doit être ménagé.

— Adieu et merci, Belormel ! dit enfin M. Samson en se levant.

— Où allez-vous ?

— Reprendre ma vie creuse et traîner mon désenchantement à l'audience, au cercle, partout.

— Promettez-moi de surmonter ce chagrin ?

— Je vous promets de l'essayer.

— Déjeunez avec moi, voulez-vous ?

— Merci !... je ferais un trop pitoyable convive.

— A revoir, alors !

— A revoir, mon ami !

M. Belormel se mit à sa fenêtre et suivit du regard, sur la place de Saint-Maurice, la démarche abattue du pauvre garçon, qui s'éloignait à pas lents.

— Sacredié  ! se dit-il avec un naïf égoïsme, comme j'ai bien fait de m'épargner tous ces désagréables préliminaires de la vie conjugale !

Le soir, M. Samson écrivit deux lettres ; la première à sa mère :

 

« J'ai voulu tenter d'être heureux, ma chère « mère ; mais ceux qui pouvaient m'accorder le « bonheur me l'ont impitoyablement refusé. « M. de Clarande n'a pas compris que j'aimais « assez sa fille pour me faire pardonner mon « défaut de fortune.

« Je vais végéter encore ici quelques mois, « puis j'irai réchauffer mon cœur malade aux « bons ravons chauds de votre cœur. »

 

L'autre lettre n'avait que trois lignes :

« Mademoiselle,

« Vous n'avez pas voulu d'un absolu dévouement « et du plus respectueux amour : je vous « les garde quand même. Pardonnez-le-moi. Ce « n'est pas une protestation, ce n'est pas même « une espérance, c'est un culte ! »

Il y mit pour suscription : Mademoiselle Judith de Clarande.

À la première lettre, il fut répondu, peu de jours après, par mademoiselle Augustine Samson, qui suppléait sa mère malade :

« Nous te plaignons, mon cher Ernest, et nous « prions pour toi. Il ne faut pas attacher son « cœur aux affections de ce monde... Imite-moi, « j'ai placé le mien plus haut. Quand tu souffriras, «  mon frère, pense que je souffre aussi en « aspirant à la paix du cloître, et que la vie, sans « l'habit d'ursuline que j'aspire à revêtir, me « paraît aussi lourde à porter que ton désespoir « actuel.

« AUGUSTINE. »

La seconde lettre ne reçut naturellement pas de réponse.

De la même plume qui venait de désoler le prétendant à la main de Judith, le colonel écrivit à madame Fontille qu'il donnait son assentiment à la demande de M. Duval, dont elle s'était fait l'interprète.

La marieuse fut ravie. C'était le plus délicat fleuron de sa couronne de succès conjugaux.

Bien vite elle envoya son mari à la recherche de l'heureux lieutenant de hussards.

Quand on ne le trouvait ni chez lui, ni au quartier, il n'y avait pas à hésiter : il fallait aller sur le quai, et l'on était sûr de le rencontrer mélancoliquement accoudé au parapet, ou appuyé contre l'arche du pont, suivant d'un œil les méandres capricieux du Rhône, et, de l'autre, surveillant l'oscillation des rideaux de Marcelle qu'une petite main soulevait.

Depuis huit jours, le lieutenant Duval se répétait incessamment qu'il avait fait une folie insigne, que sa hardiesse méritait une sévère leçon, et que son colonel n'aurait probablement jamais assez de dédain à verser sur cet audacieux subalterne,

Comme pour corroborer cette crainte légitime, Marcelle elle-même ne lui envoyait plus, à travers l'espace, l'encouragement d'un regard attendri. !

Retenue par une pudeur enfantine, elle n'osait plus se montrer à ce soupirant, si longtemps muet, qui avait osé rompre enfin son respectueux silence.

Ce fut donc pour l'honnête garçon un coin du ciel entr'ouvert quand le commandant Fontille, le découvrant sur le quai, l'emmena chez sa femme en lui adressant ses félicitations.

Eh quoi ! c'était donc vrai ?... Marcelle serait à lui !... On lui donnait Marcelle !

La tête du lieutenant, qui avait jadis vaillamment résisté au yatagan brutal d'un Arabe, faillit éclater à cette seule pensée.

Madame Fontille eut grand'peine à rappeler cette joie exubérante au sentiment de la réalité et des usages.

Il voulait courir aussitôt vers Marcelle et lui crier : « Merci ! je vous adore !... et je suis fou de bonheur ! »

On le décida, non sans difficulté, à attendre le lendemain pour se présenter chez M. de Clarande en compagnie de sa protectrice.

Celle-ci le catéchisa si bien, du reste, que, le moment de cette présentation venu, M. Alain Duval, le modeste officier sans fortune et sans nom, se conduisit dans l'aristocratique maison, qui allait un peu devenir la sienne, avec toute la convenance, sinon toute la distinction désirable.

Le colonel l'accueillit avec rondeur ; après tout, puisqu'il plaisait à sa fille et qu'elle l'acceptait ainsi, son rôle de père tournait tout naturellement à l'indulgence.

Madame de Clarande faisait plus difficilement le sacrifice de certains préjugés, et son abord cérémonieux eût peut-être déconcerté un futur gendre moins épris.

Hortense lui montra de la sympathie, Judith une indifférence absolue, Marcelle une joie adorable.

La douce enfant était si parfaitement heureuse de se savoir aimée qu'elle ne s'effrayait de rien. Dot mesquine, corbeille insuffisante, gêne probable, position militaire secondaire, qu'importait tout cela ?

Elle entrevoyait un bonheur paisible qui n'éveillerait ni jalousie, ni rivalité. Elle se promettait de vivre si bien cachée dans son humble ménage que les cancans féminins et les méchancetés doucereuses, qui sont la plaie des régiments, ne sauraient pas l'y atteindre.

Elle se montra donc reconnaissante de la corbeille modeste que madame Fontille fut chargée de lui offrir. Ce fut le fruit des économies de M. Duval... des économies de lieutenant !

Ce que cela représentait de privations, lentement, philosophiquement supportées, amenait des larmes dans les yeux de Marcelle.

Quelques étoffes, peu de dentelles, pas de bijoux... Ses parures de jeune fille lui semblèrent bien suffisantes.

Mais, en revanche, comme elle lui devint chère, la jolie petite bague de fiançailles qu'Alain Duval lui passa un soir au doigt !

D'avance, on fit choix pour le futur ménage d'un petit logement garni, propre et riant, sur le quai, car on ne voulait pas perdre de vue ce paysage familier qu'ils avaient si souvent contemplé en pensant l'un à l'autre.

Madame de Clarande parla de retenir une cuisinière, mais Marcelle déclara gaiement qu'elle voulait mettre en pratique les leçons de Nestor et se sentait tout à fait capable d'inculquer les principes culinaires à l'ordonnance de son mari.

Grâce à ces économiques prévisions, si pleines de sagesse, le mince budget du petit ménage parut pouvoir s'équilibrer sur des bases prudentes et sûres.

Hortense approuvait hautement. Judith haussait les épaules.

Le jour du mariage arriva.

La moitié de la ville et le 17e hussards tout entier se réunirent dans la belle église de Saint-Maurice.

Jamais autant d'uniformes étincelants n'avaient brillé sous les rayons multicolores qui tombaient des grands vitraux peints.

Jamais toilettes plus éclatantes n'avaient inondé de leurs plis majestueux les pavés disjoints de l'antique basilique.

Le marié était radieux ; le bonheur prêtait un charme réel à sa physionomie effacée.

La mariée était heureuse..., ce qui, en un tel jour, signifie ravissante.

M. et madame de Clarande, un peu soucieux d'abord, se rassérénèrent par degrés en voyant la joie de Marcelle, et en se répétant dans un regard d'intelligence : « Plus que deux filles à établir maintenant. »

Hortense pleura un peu pendant la cérémonie, et pria beaucoup pour sa chère petite sœur, qu'elle aimait maternellement.

Judith avait arboré une robe de taffetas vert-lumière qui la préoccupait d'une façon exclusive.

Son audace de blonde fut récompensée par le succès, et les magasins de Lyon reçurent, dès le lendemain, vingt commandes de robes vert-lumière.

Madame Fontille s'agitait, frétillait, s'épanouissait dans une orgueilleuse jubilation.

En arrière, à demi caché par un pilier, le capitaine Aubépin suivait d'un air mélancolique cette messe de mariage à la fois touchante et brillante, qui lui rappelait une époque déjà lointaine de sa vie.

Il revoyait une cérémonie semblable où il jouait le rôle principal, une mariée plus belle, une assistance non moins sympathique, et des rêves de bonheur... flétris, hélas !

Et le nom de Berthe, la femme qu'il avait aimée et perdue, venait mourir entre ses lèvres serrées.

Ses enfants, à genoux près de lui, étaient tout tristes dans leur toilette de fête, parce qu'ils avaient vu pleurer Hortense.

Après le dîner, auquel prirent part les officiers supérieurs du régiment et quelques autorités de la ville, les nouveaux époux partirent pour Grenoble, avec le projet de consacrer quelques jours à visiter la Grande-Chartreuse et les pittoresques beautés de cette partie du Dauphiné.

La famille du colonel reprit, dès le lendemain, son existence accoutumée. Le petit atelier de Marcelle devint un boudoir pour Judith ; il n'y eut qu'une enfant de moins dans la maison agrandie.

Hortense, malgré son désintéressement, se sentait parfois attristée du lot qui lui était assigné dans les prévisions des siens.

Elle se sentait si utile, si indispensable, que, dans leur égoïsme inconscient, ses parents songeaient avec terreur au mariage qui pouvait aussi se présenter pour elle.

Et loin d'appeler cette heure probable, on la repoussait en pensée ; on l'aurait peut-être même repoussée en fait, si elle avait inopinément sonné.

Songez donc !... On devait perdre Judith, on pouvait marier Marcelle ; mais se priver des services d'Hortense, c'était vraiment impossible.

N'était-ce pas elle qui résolvait le problème de voyager, de recevoir, de paraître, en un mot, sans que l'intérieur eût trop à souffrir de cet étalage de ressources absentes ?

N'était-ce pas elle qui, seule, savait contrebalancer une prodigalité obligatoire par une économie habile, et conduire le budget paternel, sans trop de heurts, d'un bout à l'autre de l'année ?

Et Hortense, mieux que personne, sentait bien que si, par impossible, elle abandonnait le gouvernail, la barque irait à la dérive.

Son père n'était qu'un excellent officier ; sa mère, la plus faible et la plus indolente des femmes ; Judith, une belle fille capricieuse. Aucun des trois ne connaissait la valeur de l'or et ne se rendait compte de l'écroulement inévitable, dans un temps donné, de leur position actuelle.

— Si je ne suis pas là , songeait Hortense, quand viendra la retraite de mon père, ils ne pourront jamais supporter le coup, quelque prévu qu'il soit ; mais je serai là.

Sous l'exceptionnelle gravité de Nestor se cachait toutefois la révolte d'un cœur aimant qui a beaucoup donné, qui reçoit peu, et qui aspire à de plus intimes affections.

Elle n'analysait pas l'involontaire soupir qui montait à ses lèvres, quand elle voyait passer Alain Duval et Marcelle, de retour de leur excursion dauphinoise, tendrement appuyés l'un sur l'autre, et se souriant sans le moindre respect humain.

Elle ne cherchait pas à approfondir l'étrange gonflement de cœur qui l'oppressait quand Marie et Bébé, les chers orphelins, venaient se jeter éperdument dans ses bras avec de folles caresses.

C'était l'instinct de la femme qui palpitait en elle. C'était l'instinct de la maternité, sous lequel elle tressaillait sans comprendre.

Et puis, elle les aimait tant, les chers abandonnés, non pas, certes, que le capitaine ne se montrât pour eux le plus tendre des pères, mais les soins et l'amour d'une mère, ces divines merveilles que rien ne supplée, leur manquaient.

Quelquefois, quand ils étaient près d'elle, elle se surprenait à agrafer une ceinture, à boucler des cheveux rebelles, à attacher un nœud par ci, une épingle par là, à gronder doucement d'une négligence, à encourager à une étude difficile, à conseiller... presque à diriger.

Puis tout à coup, confuse de son entraînement, elle s'arrêtait, rougissante, et levait sur M. Aubépin des yeux qui demandaient grâce pour son immixtion dans ces détails d'intérieur.

Le capitaine la rassurait avec ce même sourire décoloré, qu'il ne quittait guère, et rentrait dans son mutisme.

Malgré son inguérissable sauvagerie, il s'était présenté chez le colonel, son voisin, afin de donner à ses enfants la joie de les rapprocher d'Hortense.

Ses visites étaient courtes et rares, -- la cavalerie et l'infanterie n'ayant que bien peu de points de contact, -- mais elles autorisaient du moins les petits orphelins à accourir au premier signe de leur grande amie.

 

 

Le commandant Adalbert de Poitevy n'avait pas été le dernier à remarquer l'absence du substitut aux jeudis de madame de Clarande.

Il tira de cette abstention prolongée des inductions qui se rapprochaient beaucoup de la vérité.

Sans savoir d'une façon positive que M. Ernest Samson avait été repoussé, il comprit que les chances du jeune magistrat étaient irréparablement compromises et que les siennes remontaient d'autant.

Le commandant de Poitevy possédait une dizaine de mille livres de rentes, ce qui lui permettait de faire au régiment une certaine figure, d'avoir une victoria, une livrée, et de jouer gros jeu au cercle militaire.

En lui, deux hommes se livraient un combat à outrance.

L'épicurien convoitait une grande fortune, --cet incomparable levier ! -- des plaisirs sans trêve, des prodigalités, des folies, des voyages de Nabab, des rêves de Sardanapale.

Pour y arriver, il avait failli épouser, quelques années auparavant, une créole sang-mêlé, aussi millionnaire qu'olivâtre.

L'ambitieux aspirait aux grades, aux honneurs militaires et semblait décidé à se servir de tout appui pour y atteindre.

Si la beauté, l'esprit, l'intrigue d'une femme pouvaient l'aider à se hisser à ces hauteurs, n'eût-elle d'autre dot que ses yeux et son intelligence, il eût épousé cette femme.

Cette double disposition d'esprit, qui jetait le commandant Adalbert de Poitevy dans un océan d'incertitudes et d'hésitations pénibles, expliquera l'attrait qui l'entraînait vers Judith, aussi bien que les raisons contraires qui l'empêchaient de se déclarer ouvertement.

La difficulté de rencontrer l'héritière spécialement demandée qu'il rêvait le rapprocha beaucoup de la blonde fille du colonel.

Le pis-aller ne laissait pas que d'offrir d'agréables compensations.

Toutefois, une union avec Judith, dans des conditions pécuniaires aussi négatives, ne lui paraissait acceptable qu'avec la perspective d'être attaché promptement à l'état-major d'un maréchal.

Ce serait l'affaire de Judith de l'obtenir. Ce serait à elle encore à tirer de ce poste toute la mise en lumière et tous les avantages qu'il est susceptible d'offrir.

Le grade de lieutenant-colonel arriverait promptement sans l'éloigner de la personne du maréchal qui l'aurait distingué.

Moins de deux ans après, on serait colonel.

On obtiendrait Paris,... la garde... On se tiendrait habilement sous les regards du soleil. Et comme la femme saurait, avec une adresse exquise, en diriger sur les incontestables mérites du mari les rayons les plus dorés !

À la cour, -- car on y arriverait, parbleu ! --Judith serait une compagne inappréciable. Aimée de la Souveraine, remarquée du Souverain, enviée de tous, cette jolie femme attrayante et spirituelle, était merveilleusement capable d'élever, en se jouant, celui dont elle porterait le nom aux premiers emplois.

Eh ! eh !... le titre de ministre de la guerre garde un légitime prestige dans l'armée !

Ces perspectives vertigineuses et ces réflexions paradoxales, nées dans le cerveau froidement calculateur du commandant Adalbert de Poitevy, l'amenèrent à accentuer de plus en plus les hommages empressés dont il entourait Judith.

Madame de Clarande, radieuse cette fois, suivait d'un œil attendri les progrès visibles de cette cour assidue.

Le colonel se préparait journellement à recevoir une ouverture officielle, et l'on aurait pu le surprendre parfois se promenant dans son cabinet d'un air épanoui, en improvisant son futur petit discours beau-paternel.

La belle jeune fille, objet de cette persistante attention, était flattée, charmée,... touchée même, autant du moins que son cœur, fermé par une constante adoration d'elle-même, était capable de ressentir un sentiment tendre.

Dans la société viennoise, on ne s'abordait plus sans se dire :

— Le commandant a-t-il fait sa demande ?

— A quand le mariage ?

— Mademoiselle Judith de Clarande était un peu pâle, hier...

— Ah ! vous savez..., l'émotion...

— Cela fera un couple superbe.

— Mais enfin, qu'attendent-ils ?

Vainement, bien vainement, madame veuve Myonnet avait espéré l'exécution de la promesse du commandant Adalbert de Poitevy, de venir lui présenter ses hommages à l'occasion du terme.

Deux fins de mois s'étaient écoulées déjà, et le commandant, absorbé par des préoccupations d'une tout autre nature, s'était contenté d'envoyer son ordonnance avec un mot d'excuse banale e la somme due à sa propriétaire.

L'arrivée de cette modique somme, ainsi présentée, exaspérait la veuve du fabricant de draps.

Elle se souciait vraiment bien de son loyer, --une misère ! -- c'était le locataire qu'elle désirait voir.

En prévision de cette visite promise, elle avait rompu avec ses habitudes austères ; sa maison s'était rouverte, son deuil s'était éclairci.

Le Ier avril, elle l'attendit sous les armes, en toilette violette criblée de jais étincelants, dans son salon transformé en serre chaude.

Rien ne parut.

Le 1er mai, sa robe mauve, arrivée la veille de Lyon, accusait le réveil positif d'une coquetterie si longtemps somnolente.

L'ordonnance du commandant apporta un petit billet bien tourné  ; mais du bel officier, pas l'ombre.

À cette seconde déception, madame Myonnet éprouva une vive colère, la colère des êtres pas sionnés qui veulent sans motif et s'exaltent sans mesure.

L'exagération romanesque de son sombre veuvage l'avait prédisposée à cette résurrection foudroyante des instincts féminins les plus enracinés et les plus impérieux.

Son esprit, atrophié par les desséchantes impressions de la solitude, passa sans transition à une soif immodérée de changement, de société, de vie.

Sa maison lui parut désolée, son existence étouffante, son entourage absurde, son deuil écrasant, et son éternelle douleur sans raison d'être désormais.

Elle avait pleuré quatre ans entiers. Elle avait vécu dans la retraite ; elle avait laissé dormir sans emploi ses splendides revenus.

N'était-ce pas suffisamment payer sa dette de souvenir à un époux assez vulgaire en somme, passablement égoïste, et qui même, -- si elle en voulait croire certains malins propos, -- n'avait pas toujours religieusement gardé à sa femme la foi jurée ?

Lorsque, pour la première fois, madame Myonnet s'avisa de ces réflexions réalistes, elle n'hésita plus que par convenance à se dépouiller de son attirail funéraire ; mais elle commença prudemment par retirer chaque matin, un voile, un crêpe, un signe de deuil trop profond.

Si elle sut garder, du reste, quelques ménagements extérieurs dans sa propre transformation, elle eut infiniment moins de sagesse pour ses sentiments intimes, qui se développaient de plus en plus largement à mesure que tombaient les enveloppes funèbres.

Elle n'avait pas revu M. Adalbert de Poitevy depuis la soirée passée chez madame de Fontille ; mais son image lui était restée présente avec une prodigieuse fidélité et une étrange douceur.

Elle voulait revoir ces beaux grands yeux hardis, et baisser les siens sous leur rayon.

Elle voulait entendre cette voix hautaine, aux aristocratiques intonations, et mêler sa voix troublée à cette parole enivrante.

Elle voulait... mais le commandant Adalbert de Poitevy se prêtait si mal à ce désir de veuve... consolée, qu'il ne daignait même pas lui octroyer la faveur d'une visite.

Bien des femmes auraient été froissées de cet oubli, auraient rendu indifférence pour indifférence, et auraient eu grandement raison.

L'imagination montée à son paroxysme de madame Myonnet ne devait pas se rendre si vite, ni sans un suprême effort.

Un matin, comme le commandant de Poitevy prenait son courrier des mains de son ordonnance, il remarqua, au milieu de deux lettres de service et d'un paquet de journaux, une petite enveloppe coquette, mignonne, qui frappa immédiatement son flair d'homme à bonnes fortunes.

La lettre était effroyablement parfumée et trahissait, par cet excès, l'inexpérience d'un début ; mais l'adresse en était tracée par une main féminine, et le cachet portait, moulé en cire verte, une clef symbolique, qui pouvait bien être celle d'un cœur.

— Ah !... ah !... fit-il en humant ces exhalaisons violentes avec un sourire légèrement dédaigneux, d'où vient donc ce poulet ?... De Vienne même... Il y a donc des Viennoises capables de cet abus de parfumerie ?

Il émietta la cire par petits coups réguliers, déchira l'enveloppe avec un geste indolent, déplia le papier, et, toujours souriant, lut enfin cette missive :

« Monsieur le commandant,

« Avez-vous des ennemis,... des rivaux,... quelqu'un «  qui vous veuille du mal ? Je ne sais, mais « le hasard le plus étrange m'a mis sur la trace « d'une sorte de complot contre votre sûreté.

 » N'allez pas au Cercle militaire ce soir, et « méfiez-vous du coin de muraille sombre entre le « quai et la vieille église de Saint-André-le-Bas.

« Si plus de détails pouvaient vous donner « confiance en ma recommandation, si bizarre « quelle puisse vous paraître, je suis prête à vous « dire de vive voix ce que je ne saurais vous « écrire.

« Soyez prudent et ne riez pas surtout de l'avis « de votre protectrice du hasard.

 » APOLLINE MYONET. »

La plus vive surprise se peignit sur le visage du commandant à cette lecture fantastique.

Un complot..., le coin du quai et de la vieille église..., Madame Myonnet confidente..., Madame Myonnet avertisseur..., c'était incompréhensible !

C'était surtout si prodigieusement amusant que, malgré la prière du petit billet, un accès de gaieté homérique s'empara de M. de Poitevy.

Il s'y abandonna franchement, ne cessant de rire que pour relire l'avis mystérieux, n'interrompant sa lecture que pour rire de plus belle.

Enfin, comme la plus légitime hilarité s'émousse et s'éteint à la longue, le commandant finit par recouvrer un calme relatif et put envisager la situation.

Madame Myonnet, sa propriétaire, qu'il avait à peine entrevue, et dont le souvenir lui revenait comme celui d'une femme assez commune, n'avait évidemment aucun intérêt à lui faire parvenir un avertissement aussi bizarre.

Il fallait réellement qu'une circonstance fortuite l'eût amenée à pénétrer un projet ténébreux contre sa personne.

À moins toutefois que, crédule ou peureuse, elle n'eût été trompée par des apparences vraisemblables et des déductions faussement appliquées.

Par suite du vieux proverbe : Il n'y pas de fumée sans feu, le commandant de Poitevy, après longues réflexions, inclina tout doucement à croire qu'il avait enflammé une haine secrète à la suite de quelque galante aventure.

Dans la société viennoise, sa conscience ne lui reprochait aucun écart, et, s'il avait des ennemis, ce n'était pas parmi ses égaux qu'il devait les chercher.

Restait la probabilité d'une jalousie de bas étage..., de celle qui ne recule pas devant une brutale agression.

En cherchant bien, M. de Poitevy retrouva, dans un repli de sa mémoire, le minois agaçant d'une jolie petite ouvrière en soie qui avait, l'année précédente, accroché son nid de fillette travailleuse dans une mansarde qni faisait face au logement du bel officier.

Malheureusement, elle était aussi curieuse que jolie, et montrait une aptitude toute particulière à interpréter les signaux télégraphiques que lu prodiguait son oisif voisin.

L'intrigue s'était dénouée le plus prosaïquement possible par un projet de mariage entre la fillette trop légère et un brave ouvrier tisseur, aussi aveugle qu'amoureux.

Mais rien ne prouvait qu'une indiscrétion, une imprudence, une querelle n'eût ouvert les yeux au nouveau marié et allumé une jalousie rétrospective.

Ne pouvant se venger ouvertement d'un tel rival, l'ouvrier avait dû machiner quelque trame bien noire contre l'ancien séducteur de la piquante Mariette.

Ce devait être cela.

Ces considérations, qui ne manquaient pas d'une certaine vraisemblance, déterminèrent le commandant Adalbert de Poitevy à faire plus d'honneur à cette sotte histoire qu'il ne lui en aurait accordé en toute autre occasion.

Il voulut en avoir le cœur net et se rendre compte à quelle sorte d'ennemis il avait affaire, sans cependant mettre âme qui vive dans sa confidence.

Le soir venu, le commandant sortit comme à l'ordinaire, vers neuf heures, de la pension des officiers supérieurs où il prenait toujours son café, et se dirigea par le quai, suivant sa coutume, vers le Cercle militaire.

La nuit était noire, l'air du Rhône très-vif, et le grand manteau dont il était enveloppé n'était nullement déplacépar cette fraîche soirée de printemps-

Le Cercle militaire était alors situé à l'angle du quai du Rhône et du quai de la Gère. On y entrait par une petite porte ouverte sous une belle terrasse en rotonde qui dominait la jonction de la rivière et du fleuve.

On y avait également accès par une porte cochère dans la vieille rue de Saint-André-le-Bas, aussitôt après avoir dépassé l'église.

Les habitués pénétraient ordinairement par la petite porte.

Pour l'atteindre, il fallait côtoyer l'espèce de renfoncement sombre formé par le retrait de l'église, laquelle n'a jamais été achevée, et tombe de vieillesse avant d'avoir vu ouvrir son portail de façade indiqué sur le quai.

C'était là le point dangereux signalé par la lettre révélatrice.

Lorsqu'il en fut assez rapproché, le commandant rejeta du bras droit le caban qui l'enveloppait, et, de la main gauche, dirigea sur le coin obscur la soudaine clarté, jusque-là dissimulée, d'une lanterne sourde.

La lettre n'avait pas menti.

Trois hommes étaient debout, immobiles, collés au mur de l'église.

Cette lumière aveuglante, qui n'eut que la durée d'un éclair, parut les stupéfier.

Certes, s'ils s'attendaient à quelque chose, ce n'était point à cette bravade.

Le commandant referma son manteau et l'ombre opaque s'étendit de nouveau autour de lui.

- C'est, à n'en pas douter, le mari de Mariette, pensa-t-il.

Alors, sans hâter le pas, brave et presque dédaigneux, il dépassa le Cercle militaire et enfila le quai de Gère qui se trouvait à sa droite.

Le faubourg de Pont-l'Évêque s'étendait à perte de vue, indiqué par les mille lumières de ses manufactures et, là-bas, tout au bout, par la flamboyante lueur de ses hauts-fourneaux.

Le commandant s'arrêta pour écouter s'il n'était pas suivi, mais le plus complet silence régnait dans le faubourg endormi.

Le mari et ses accolytes sont de pauvres hères ! pensa-t-il encore avec mépris.

L'eau de la Gère glissait mélancoliquement entre les grosses roues des fabriques, et les reflets du gaz tremblottaient à sa surface noirâtre.

Le commandant fit encore une centaine de pas, et examina avec une certaine hésitation une belle et grande maison qui portait haut son faîte couronné de cheminées et semblait baigner ses pieds dans la Gère.

C'était la maison de feu M. Myonnet, le riche fabricant de draps.

Après avoir tâtonné le long du mur, M. de Poitevy rencontra une sonnette qui rendit une vibration prolongée,

— On est capable de ne pas m'ouvrir si tard, songeait-il.

Au bout de quelques secondes, une femme de chambre parut, une lampe à la main.

— Mademoiselle, dit le commandant, je vous prie de porter mes excuses à madame Myonnet pour l'heure tardive où je me présente chez elle, et lui demander de ma part la faveur d'un moment d'entretien.

— Donnez-vous la peine d'entrer, monsieur, répondit simplement la soubrette.

— Sans prévenir madame Myonnet ?

— Madame reçoit toujours quand elle est à la maison.

Le commandant ne se fit pas prier davantage et suivit son guide.

Il traversa de la sorte toute une enfilade d'appartements immenses, froids, qui sentaient la province et le renfermé.

Puis la femme de chambre souleva une portière et l'introduisit silencieusement dans le cabinet de travail de feu Myonnet, dont la veuve avait fait récemment son boudoir.

C'était une petite pièce ronde, gaie, tapissée de grands bouquets riants qui symbolisaient une autre floraison..., toute morale celle-là.

Des meubles de moquette également fleurie, bas et confortables, y étaient capricieusement répandus.

Un piano était ouvert ; une pile de livres s'équilibrait sur la table ; une corbeille à ouvrage laissait déborder des laines aux vives couleurs.

La lumière d'une lampe tamisée par un abat-jour de soie et de dentelle, tombait sur la tête penchée de la maîtresse de céans.

Assise le dos tourné à la porte, le front dans la main, madame Apolline Myonnet paraissait plongée dans la plus profonde rêverie.

Cette attitude suffisamment gracieuse lui seyait du reste agréablement.

Au bruit de la portière, qui retombait lourdement sur les talons du commandant, elle retourna la tête, et sans se retourner, d'un ton paisible :

— Justine, demanda-t-elle, qui donc a sonné  ?

M. de Poitevy s'inclina en disant de sa voix d'or :

— C'est votre très-humble et surtout très-reconnaissant serviteur, madame.

La veuve fit un cri merveilleusement naturel, se leva d'un bond, courut à l'officier, et, le regardant bien en face :

— Oh ! l'imprudent !... murmura-t-elle en lui tendant les deux mains.

Ce geste si cordial, cet accueil naïvement touchant déconcertèrent d'abord M. de Poitevy.

Il s'attendait aux pruderies mignardes d'une veuve provinciale dont on assiège la sonnette passé neuf heures.

Il trouvait, au contraire, une femme émue, simple, presque une amie.

— Pourquoi être sorti ce soir ? interrogea-t-elle en lui indiquant un siège.

— Pour vous voir d'abord, madame, pour les voir ensuite.

Elle tressaillit.

— Et vous... les avez vus ?

— Certainement.

— O Dieu !

— J'ai vu trois solides gaillards aplatis dans un angle sombre.

Madame Myonnet eut un léger tremblement dans la voix.

— Assez pour les reconnaître ?

— Leurs chapeaux rabattus à l'espagnole leur cachaient le visage..., et la lumière a paru les contrarier énormément.

— La lumière !... quelle lumière ?

Il sourit en montrant la lanterne sourde éteinte.

— Voici mes armes, dit-il.

— Ainsi, ils n'ont pu vous voir ?

— Je ne leur en ai pas laissé le temps.

— Mais si, guidés par cette clarté , ils s'étaient jetés sur vous ?

— La prévoyance gouvernementale nous met une épée au côté.

— Dieu soit béni !... mais quelle alerte !

— Combien vous êtes bonne, madame, d'avoir pris quelque intérêt à ma chétive personne !

— Et la charité chrétienne, monsieur ? fit-elle en riant.

— Ah ! c'est une très-belle chose, assurément, madame ; mais, en cette circonstance, je lui préfère le plus léger mouvement du cœur.

À cette galanterie, madame Myonnet rougit d'une façon prodigieuse ; or, si le rire l'embellissait, la rougeur lui allait assez mal.

— Enfin, reprit-elle, vous m'avez fait une peur horrible... et j'en tremble encore, je crois.

— On avait donc des projets bien atroces à mon sujet ?

— Eh !... qui peut savoir ?

— Mais... vous, madame ?

— Oh !... si peu.

— Vous m'avez rendu un trop éminent service pour hésiter à me faire part de tout ce qui peut s'y rapporter.

La veuve le regarda, s'agita ; puis, prenant son parti :

— Je vais vous raconter mon aventure, dit-elle ; vous jugerez ensuite.

Le commandant rapprocha son fauteuil.

« C'était hier ; la soirée était belle, quoique sans lune, et je m'étais oubliée à rêver dans mon jardin, si bien que, la nuit venue, j'étais encore appuyée contre la terrasse qui descend à la Gère.

« Il me sembla bientôt distinguer deux ombres blotties sur les dernières marches de l'escalier qui, de la rivière, conduit au séchoir d'une manufacture de draps toute voisine de ma maison.

« Deux voix basses, aux intonations masculines, montaient jusqu'à moi, qu'ils ne savaient, certes, pas si près.

— Je te dis qu'il ne mourra que de ma main, disait l'un de ces deux hommes.

— C'est dangereux, répondait l'autre.

— Quand on a une bonne poigne, pas de risque.

— Et s'il crie ?

— A neuf heures, le quai est désert.

— Cela n'empêche pas les cris d'être entendus.

— J'aurai un tampon.

— Il peut s'échapper.

— Je suis sûr de moi.

— Il peut nous apercevoir... le premier.

— Allons donc !... dans l'angle du quai et de la vieille église de Saint-André-le-Bas... Je l'en défie !

— Et s'il se débat trop fort ?

— Le Rhône est tout proche.

— Tu sais ce qu'on risque à ce jeu-là  ?

— Possible..., mais il le faut.

« Ici les voix devinrent si basses qu'il me devint impossible de saisir la suite de ce plan. Je ne pus également pas deviner si celui des interlocuteurs qui paraissait le plus acharné était soudoyé par une main inconnue ou satisfaisait une vengeance personnelle.

« Votre nom seul, prononcé par l'un avec menace, par l'autre avec curiosité, m'arrivait assez distinctement.

« Aux lambeaux de phrases qui s'ajoutaient à ce nom, je ne pouvais plus douter que ce ne fût de vous, monsieur, dont il s'agît entre ces deux misérables.

« Au moment où, glacée de terreur, j'essayais de me glisser sans bruit le long de la terrasse pour aller donner l'éveil chez moi, une branche, accrochée par ma robe, rendit un petit son sec qui les fit fuir.

« Je n'entendis plus rien, je ne vis plus rien ; ils avaient escaladé lestement les terrasses voisines et disparaissaient dans l'ombre.

« Ce fut alors que, vivement inquiète, résolue à vous avertir de cet inexplicable guet-apens, ne sachant comment m'y prendre pour ne blesser ni les convenances, ni votre dignité, je vous griffonnai les quelques mots... »

— Auxquels je dois d'avoir fait faire le pied de grue à messieurs les assassins, acheva le commandant.

Et, comme ce récit paraissait avoir profondément impressionné la veuve, le galant officier ne crut pas pouvoir se dispenser de mettre un baiser plein de chaleur sur la main rougeaude qui avait tracé les lignes révélatrices.

À cette démonstration de gratitude, l'émotion de madame Myonnet prit des proportions inquiétantes pour sa réserve, et bien flatteuses pour l'amour-propre du commandant.

Elle devint tour à tour violette et verte, elle parut oppressée, elle ouvrit une fenêtre, et retomba à demi pâmée sur son fauteuil.

M. de Poitevy la contemplait avec surprise. L'effarement ne lui messeyait pas trop et cette petite suffocation, habilement dessinée, lui avait permis de mettre en relief les indiscrétions, qu'elle supposait séduisantes, d'un peignoir de cachemire blanc, agrémenté de velours noir.

La conversation retrouva difficilement son équilibre... C'était une sensitive que cette robuste veuve.

Elle se prétendit un peu souffrante, par suite de l'inquiétude qu'elle avait éprouvée, de la violence qu'elle avait dû faire subir à sa nature, et de la joie qu'elle ressentait de voir sain et sauf celui qu'elle avait préservé.

Le commandant, après s'être confondu en actions de grâces qui s'adressaient beaucoup plus au procédé de la dame, qu'au danger proprement dit qu'elle lui avait indiqué, se retira discrètement, avec la permission de revenir le lendemain s'informer de cette délicate santé, compromise par sa faute.

Lorsqu'elle eut entendu retomber derrière lui la porte de sa maison, une joie sans mélange gonfla le cœur de madame Myonnet.

Il était venu !... il avait parlé... et avec quelle voix !... il l'avait regardée... et quel regard de feu !... Il avait laissé sur sa main la brûlante impression d'un baiser qu'elle y sentait encore... Il reviendrait demain, certainement..., après-demain peut-être..., toujours, si elle savait se faire aimer !

Elle n'eut pas le loisir de s'abandonner longuement à ses sensations exquises.

La femme de chambre ouvrit la chambre du boudoir.

— Madame, dit-elle d'un air mystérieux, ils viennent d'arriver.

— Bien ! dit la veuve.

— Faut-il qu'ils reviennent demain soir ?

— Non, je n'ai plus besoin de leurs services.

Madame Myonnet se leva, prit dans son secrétaire trois rouleaux disposés sur la tablette, et, les tendant à Justine :

— Donnez-leur cet argent... et qu'ils filent, dit-elle durement.

Le commandant Adalbert de Poitevy rentra chez lui d'un pas tranquille en pensant que le mari de Mariette en avait été pour ses frais d'attente, et que le guet-apens, -- qu'il cultivait avec un certain talent, -- ne lui réussissait pas.

Il était décidé , du reste, maintenant qu'il se croyait sûr de connaître l'ennemi, de ne pas provoquer cette vengeance brutale, de se tenir sur ses gardes et de gagner tout simplement le Cercle militaire par les rues, au lieu de s'y rendre par les quais.

— Quel abominable mari a cette pauvre petite Mariette ! se disait-il, et faut-il que le besoin de la propriété légitime soit incrusté dans les cœurs féminins, pour avoir décidé cette fillette à épouser ce pendard !

Il s'endormit sur cette réflexion physiologique et rêva beaucoup plus de l'ouvrière persécutée que de son rustre d'époux.

Le lendemain, vers trois heures, M. de Poitevy se ressouvint que, grâce aux émotions dont il avait émaillé la veille la monotone existence de madame Myonnet, sa santé pouvait être compromise, et qu'il était de bon goût d'aller s'en intormer.

Nous ne répondrions pas que cette perspective de promenade au faubourg de Pont-l'Évêque, tandis qu'il avait l'habitude à ce moment-là de parader à cheval sous les fenêtres de Judith, lui fût tout à fait agréable.

Mais on doit bien quelques égards à une femme qui vous a épargné la noyade ou évité de recevoir trois pouces de lame dans le corps.

Il partit en victoria, -- qu'il conduisait lui-même avec l'aisance d'un sportsman accompli, -- et révolutionna tout le faubourg de Pont-l'Évêque, accouru pour mieux admirer la légèreté de la voiture, l'élégant steppeur alezan, le groom en livrée marron, et le maître en tenue de fantaisie.

Comme il approchait de la maison Myonnet, il remarqua un encombrement insolite dans la rue, heureusement large en cet endroit.

Des charrettes de sacs de blé rebondis, des voitures de foin odorant s'alignaient à la file. C'était jour de marché, il est vrai, mais le marché ne se tenait pas là.

Des paysans, chargés de volailles vivantes et bruyantes, des campagnardes, ployant sous les paniers de beurre et d'œufs, attendaient, groupés sur le seuil de la maison de la veuve ou rangés dans le vestibule.

Ce fut à grand'peine que le coquet équipage put se faire une trouée au milieu de ce déploiement de richesses agricoles et de personnalités agrestes.

M. de Poitevy sauta à terre, jeta les rênes à son groom, et pénétra dans la maison en promenant autour de lui un regard surpris et railleur.

Justine, debout au milieu du vestibule, appelait chaque paysan par son nom, lui parlait comme à une ancienne connaissance, et le faisait entrer dans une immense salle à manger qui occupait une partie du rez-de-chaussée.

En apercevant le commandant, la soubrette, qui était investie de toute la confiance de sa maîtresse, vint à lui avec empressement.

— Ah ! monsieur arrive au milieu de bien du tapage... Si madame avait prévu la visite de monsieur, elle aurait renvoyé tout ce monde.

— Qu'est-ce donc que tous ces braves gens ! demanda M. de Poitevy.

— Ce sont les fermiers de madame qui apportent leurs redevances.

— Une belle collection de tenanciers, ma foi !

— Ils ne sont pas tous là, cependant. Cela fatiguerait trop madame de les recevoir le même jour.

--Je le crois, pardieu, bien ! si tous ces gaillards ont beaucoup de comptes à régler avec elle.

— Aussi, j'engage madame à prendre un intendant.

— Je vois que l'heure est mal choisie pour déranger madame Myonnet. Vous lui direz, je vous prie...

— Non, non, monsieur..., madame serait certainement. fâchée..., veuillez entrer..., les fermiers attendront.

Et, faisant signe au visiteur de la suivre, Justine traversa la salle à manger et fit entrer le commandant dans un grand salon qui y faisait suite.

Un monde que ce salon !... vaste, sombre, fané. Le portrait de feu Myonnet en était le plus bel ornement.

La veuve s'y trouvait en compagnie d'un vieux monsieur, sec comme une épine et courbé comme un bec de perroquet, qui feuilletait des papiers accumulés sur la table ronde.

Elle vint, le sourire aux lèvres, au-devant de M. de Poitevy, se faisant toute gracieuse et laissant crier sur le parquet l'épaisse soie lilas de sa robe traînante.

— Vous avez tous les courages, minauda-telle... Hier vous braviez l'inconnu, aujourd'hui la distance.

— Je n'ai garde d'accepter l'éloge, madame, riposta-t-il ; ce serait me reconnaître un mérite que je n'ai pas en venant chez vous.

— Oh !... monsieur...

— Je crains seulement d'avoir maladroitement choisi l'instant de ma visite.

— A cause de ces braves paysans ?... Ne vous en inquiétez pas, je vous prie ; je suis si lasse de compter avec eux que, ce matin, j'ai signé en blanc une foule de reçus que maître Nabelet voudra bien se charger de remplir ; n'est-ce pas, mon cher notaire ?

— Je suis tout à vos ordres, madame, répondit cérémonieusement le notaire.

— Merci ! Ces détails me rompent la tête.

— Même ceux-ci, madame ?

Et maître Nabelet désignait son portefeuille.

— Qu'est-ce donc ?

— L'achat d'obligations Paris-Lyon-Méditerranée, dont j'avais l'honneur de vous entretenir tout à l'heure.

— Si l'opération vous semble bonne, faites-là.

— Vous m'autorisez à y consacrer cent vingt mille francs ?

— Sans doute.

— Il est également convenu que je vous achète, au nominatif, deux cent mille francs, rentes trois pour cent ?

— Oui.

— Et quatre-vingt-quinze mille à quatre et demi ?

— C'est cela même.

— Les hypothèques sont excellentes.

— N'y touchons pas.

— Et quant au reste ?

— Eh bien ! quant au reste..., vous aviserez.

— Je vous demande l'autorisation d'emporter ces titres pour les mettre en règle.

— Emportez, mon cher notaire, emportez.

Maître Nabelet réunit en un volumineux dossier ces papiers particulièrement vénérables qui sentent le grand-livre et les compagnies de chemin de fer.

Il les contempla en connaisseur, leur sourit, les mit sous son bras, et sortit en saluant la veuve avec une nuance de respect profondément accentuée.

— Maître Nabelet, lui répéta-t-elle, débarrassez-moi bien vite de mes fermiers.

Lorsqu'il eut disparu, elle se tourna vers le commandant avec un air d'abattement et de fatigue.

— Pardonnez-moi, dit-elle, de traiter forcément devant vous ces questions désagréables.

— Ah ! madame ! combien de gens s'inscriraient volontiers en faux contre cette épithète !

— Elle est positivement juste cependant, en ce qui me concerne. Il faut si peu à une pauvre femme, seule et détachée de tout comme je le suis !

— Si j'osais, madame, je dirais : trop détachée.

— Oui.. c'est possible... je le sens... mais à quoi donc pourrais-je trouver du plaisir ou de l'intérêt ?

Elle courba la tête de la plus mélancolique façon, attendant une protestation ou un conseil.

Rien ne vint.

Alors la tête languissante se redressa, et la voix retrouva un accent moins lamentable.

— Quel bonheur, monsieur, que votre présence ait mis un terme à la procession que je subissais depuis ce matin !

— Vous me réconciliez avec moi-même, madame ; je me jugeais importun.

— Vous êtes providentiel, au contraire.

— Les soins qui vous occupent sont un peu lourds pour la délicatesse d'une femme, reprit le commandant en enveloppant d'un regard moitié figue, moitié raisin, l'opulente rotondité de la veuve.

Elle prit le regard du côté « raisin » et répondit avec un léger dépit :

— C'est pourquoi j'ai converti la moitié de mes revenus en rentes : ce sera désormais l'affaire de maître Nabelet. Pour le reste, je prendrai un gérant.

— Sage pensée, madame.

— Mais au fait, monsieur... ne pourriez-vous me découvrir, dans votre régiment, quelque sous-officier prêt à quitter le service et que tenterait la gérance de mes propriétés ?

— Cela ferait le bonheur de pas mal d'entre eux.

— Eh bien, songez-y, voulez-vous ? Ce sera me rendre service.

— Voilà mon zèle tout enflammé, madame.

— J'ai grande confiance dans l'honnêteté militaire.

— Elle est proverbiale et surtout méritée.

— Il me semble qu'un intendant découvert par votre expérience ne saurait être qu'une perle.

— Ce serait aller trop loin que d'y compter... Toutefois j'ai mon projet.

Les questions de fortune et de gérance furent alors abandonnées, et la conversation prit un tour moins financier.

La veuve était rayonnante ; mais le commandant ne pouvait se défendre d'une certaine préoccupation depuis le mirage de chiffres éloquents dont maître Nabelet, le notaire, l'avait ébloui.

Le détachement de madame Myonnet sa lassitude des affaires d'argent lui paraissaient à la fois invraisemblables et dangereux.

— Comme on la volerait ! pensait-il ; combien la pauvre femme connaît peu la valeur de l'or... et surtout le grand art d'en jouir !

Sa visite fut courte, malgré les instances de la veuve ; il mit à ne pas la retenir plus longtemps loin de ses devoirs de propriétaire, un jour de rentrées, une discrétion qui parut la contrarier quelque peu.

La pauvre femme ne prévoyait plus, en effet, par quel nouvel attrait elle obtiendrait encore sa présence si désirée.

Quand il sortit, la salle à manger se vidait lentement : le notaire déployait une prodigieuse activité, et, devant la porte grande ouverte, défilaient toujours les voitures de grains et de fourrages qui allaient déverser dans les greniers de la veuve leurs redevances semestrielles.

Le commandant remonta d'un pied leste dans la victoria, et lâcha les rênes au steppeur impatient, qui, tout joyeux d'échapper à son rustique voisinage, partit au trot allongé.

Madame Apolline Myonnet, le front appuyé aux vitres de son salon, suivit d'un regard noyé de langueur le rapide attelage, et le reporta ensuite avec une certaine satisfaction sur l'étalage d'abondance et de bien-être villageois dont elle avait su tirer un ingénieux parti de mise en scène.

De son côté, pendant sa course à travers le faubourg, le commandant Adalbert de Poitevy ne cessa de répéter :

— Elle doit avoir plus d'un million !

Il était tard déjà. L'heure à laquelle le bel officier avait coutume de traverser le quai et d'envoyer le plus élégant des saluts au balcon du colonel était passée depuis longtemps.

Judith, qui daignait consentir à se laisser voir de celui qu'elle considérait comme un prétendant attitré, ne voulut pas paraître l'attendre, et se retira au fond du salon avec une mauvaise humeur mal dissimulée.

Elle entendit de loin, sur le pavé, le léger roulement des roues sveltes, semblables à de gigantesques araignées ; mais sa dignité ne lui permettait plus de montrer à l'oublieux son visage maussade.

Celui-ci remarqua certainement l'absence de la belle jeune fille, mais sa tristesse fut mitigée par le développement d'un calcul qu'il poursuivait patiemment.

— Un million de terres ! songeait-il... En réalisant les biens-fonds et achetant des titres solides, on doublerait son revenu.

La victoria toucha au quartier de cavalerie.

— Appelez le maréchal des logis Rulmann, dit M. de Poitevy au planton.

Le maréchal des logis Rulmann ne tarda pas à paraître, la main droite au shako, la gauche à la jonction du cuir et du drap de son pantalon.

Rien qu'à voir son honnête visage d'Alsacien, tout épanoui de santé et de candeur, on avait confiance en cette primitive nature.

— Rulmann, n'est-ce pas ce mois-ci que vous quittez le régiment ?

— Dans huit jours, mon commandant... quinze ans de service !... et pas de chance.

— Et vous allez ?

— Au pays, mon commandant.

— Vous avez sans doute une place en vue ?

— Malheureusement non, mon commandant ; au village, les places sont rares.

— Mais à la ville ?

— Je n'ai pas de protections.

— Seriez-vous satisfait de trouver à vous caser ici-même ?

— Ici !... Ah ! cristi !... quelle veine !

On vit la large face du maréchal des logis s'éclairer d'une flamme joyeuse.

Il pensait à certaine Alsacienne, non moins épaisse, non moins tendre que lui, qu'il allait falloir abandonner.

Et qui pouvait prévoir si cette ouverture inattendue n'allait pas, au contraire, le rapprocher de sa payse ?

— Ici ! répétait-il, en roulant des yeux ronds et clairs comme des boules d'agate.

— Voilà, dit le commandant. Écoutez mes instructions. Vous irez demain, vers dix heures, au faubourg de Pont-l'Évêque, chez madame veuve Myonnet, et lui remettrez ceci de ma part. Cela suffira pour être introduit.

Il prit dans son portefeuille une carte armoriée, et au verso de ce nom aristocratique qui hallucinait la veuve, il écrivit, au crayon, ces quelques mots :

« Rulmann, ex-maréchal des logis de cavalerie, « bon, brave, suffisamment intelligent, fidèle « comme un barbet, loyauté des temps antiques, « fera un intendant idéal. »

 

M. de Poitevy remit la carte au sous-officier ahuri.

— Tâchez de plaire à la dame qui veut vous confier ses terres à gérer, dit-il, et revenez, aussitôt après, me rendre réponse chez moi.

La victoria repartit, et Rulmann resta cloué au sol, tournant et retournant dans ses gros doigts la fragile carte introductrice, sans trop se rendre compte que ce signalement fantaisiste se rapportait vraisemblablement à son individu.

Il est à supposer que, protégé par ce talisman, dont il ne soupçonnait pas la toute-puissance, le maréchal des logis sut trouver, dès le premier abord, le chemin des bonnes grâces de madame Myonnet.

Après l'avoir sommairement examiné, lui avoir adressé pour la forme quelques questions sur ses connaissances en agriculture et en arithmétique, elle se montra très-satisfaite.

Elle le renvoya avec la promesse formelle du titre d'intendant, lui confiant la surveillance de ses rentrées locatives, de ses réparations foncières ou immobilières, du soin de renvoyer les fermiers insolvables et d'installer les titulaires nouveaux, etc., etc...

Le tout aux appointements de deux mille quatre cents francs.

Jamais, au grand jamais, dans ses rêves les plus ambitieux, les plus insensés même, le digne Alsacien n'avait osé entrevoir de semblables mines de Golconde.

Deux mille quatre cents francs !... c'est-à-dire l'indépendance, le confortable, une maison à soi, le mariage... et le bonheur avec Gretchen ! ! !

Madame Myonnet put comprendre, à l'intime béatitude qui rayonna sur le front de son futur intendant, qu'elle venait de s'annexer un dévouement à toute épreuve.

Au pas de course, -- chose merveilleuse pour un cavalier, -- Rulmann revint du faubourg de Pont-l'Evêque chez le commandant.

Il avait bien envie, cependant, de passer d'abord chez Gretchen... mais la discipline l'emporta.

M. de Poitevy, revenu de bonne heure de la pension des officiers supérieurs, se promenait de long en large dans sa chambre, plongé dans des méditations d'une insondable profondeur.

La vue du visage empourpré, semé de gouttes de sueur du triomphant sous-officier, lui arracha un sourire.

— Eh bien, mon brave ?

— Mon commandant, je n'oublierai jamais... ô mon commandant ! c'est à vous que je dois mon avenir.

— Vous plaisez à madame Myonnet ?

— Il parait que j'ai cette chance, mon commandant ; c'est la première de ma vie.

— Elle vous a engagé  ?

— Sur l'heure.

— Ah ! ah !

— Et une solde, mon commandant... Deux cents francs par mois !

— Bien cela !

— Et une dame si bonne !

— Oui ! très-bonne, en effet.

— Et si riche !

— On le dit.

— C'est sûr, mon commandant. Son intendant ne se croisera pas les bras.

— Alors vous comptez sur du travail ?

— Pour cela, oui. Elle m'a dit tout net que sa fortune étant divisée en deux parts, le notaire administrerait ses titres, et que je serais chargé des terres et des maisons ; que ce serait pour ma moitié, cinquante mille livres de rentes dont j'aurais à lui rendre compte.

— Cinquante mille...

— Cinquante mille livres de rentes, mon commandant.

— Je vous félicite, dit le commandant d'une voix instinctivement adoucie, en s'adressant au futur administrateur de cette affriolante fortune.

— Elle a deux millions ! pensa-t-il en congédiant d'un geste protecteur la créature dévouée qu'il venait d'introduire dans la place.

Pas n'est besoin de dire qu'en quittant M. de Poitevy, Rulmann reprit le pas gymnastique et ne le quitta qu'au quatrième étage de la maison de Gretchen.

Il y eut fête ce soir-là dans la chambrette de l'Alsacienne.

 

Malgré les vents violents qui, suivant le cours du Rhône, balayent le littoral à cette époque de l'année, la fin de mai et le commencement de juin furent torrides à Vienne.

Chacun prit la fuite vers les champs, les habitants aisés possédant presque tous un petit château, une maison de campagne ou tout au moins un pied à terre dans les environs.

Il ne resta bientôt plus dans la ville que les étrangers, contraints par leurs fonctions publiques à ce stationnement sans trêve, ou les Viennois assez avisés pour avoir élu domicile sur le verdoyant coteau, dominé par la statue colossale de Notre-Dame-de-Pipet, où l'on arrive par une pente raide, pittoresquement nommée Coupe-Jarrets.

La famille de Clarande voyait avec dépit ces départs successifs. Il était vraiment de mauvais ton de rester dans la ville poudreuse, tandis que l'émigration devenait générale.

Madame de Clarande, habituée à paraître, en souffrait dans sa vanité  ; Judith se plaignait amèrement ; Hortense se réjouissait, au contraire, par l'espoir de réaliser quelques épargnes dans la saison chaude.

Le colonel avait les oreilles rompues de doléances, et se demandait soucieusement si ce ne serait pas un bon moyen à employer que de céder au désir de Judith pour lui rendre sa gaieté.

Ah ! il y avait beaucoup à faire pour effacer les nuages de ce front capricieux, car la blonde fille souffrait, dans le secret de sa pensée, toutes les tortures de l'inquiétude, sans redouter encore, toutefois, la honte de l'abandon.

La conduite du commandant de Poitevy à son égard devenait de plus en plus indéchiffrable. Il ne la fuyait pas encore, mais il ne la recherchait plus.

Elle se sentait battue en brèche, sans deviner d'où venait l'occulte rivalité dont son instinct féminin s'alarmait.

Les cancans de la société, pour se propager maintenant de château en villa, n'en étaient pas moins acérés.

Ce qui ressortait le plus clairement des apparences, même pour les plus myopes, c'est que le commandant retardait à plaisir une solution, se montrait plus rarement chez le colonel, ne poursuivait plus Judith de ses galants hommages, et portait en tous lieux un front chargé de préoccupations profondes.

Les très-bien informés affirmaient, en outre, que sa victoria stationnait plusieurs fois par semaine, des heures entières, devant la maison de madame Myonnet.

Il fut également remarqué que la veuve s'étant établie dans une belle propriété qu'elle possédait au bord du Rhône, le commandant de Poitevy prenait un peu plus souvent que de raison, pour but de sa promenade à cheval, la gracieuse vallée d'Estressin, où madame Myonnet jouait à la châtelaine.

Ces derniers détails, Judith les ignorait absolument.

Ce qu'elle ne pouvait ignorer, en revanche, c'est que le cœur dont elle se croyait souveraine incontestée lui échappait insensiblement.

Ses joues pâlirent, ses yeux se noyèrent de mélancolie. Madame de Clarande prit peur de ce changement.

— Il faut l'air de la campagne à cette enfant, déclara-t-elle à son mari, ce n'est point une question de mode, c'est une question de santé.

— Cherchons une propriété à louer, répondit docilement le colonel.

Hortense, qui croyait deviner le motif de cette pâleur alarmante, jeta des cris d'aigle à une telle décision.

Louer une propriété  !... quand il était si difficile de faire marcher de pair les revenus invariables avec les dépenses inattendues !... quand on venait de marier Marcelle !... de pourvoir au trousseau et à la dot !... et que la villégiature ne dispensait pas de conserver le logis du quai du Rhône !

Le colonel ne lui répondit qu'en montrant le visage altéré de sa favorite, et la sœur dévouée se résigna.

Le colonel monta à cheval le jour même pour entreprendre une tournée de découverte autour de la ville dans un rayon de quelques kilomètres.

Il en fit cinq au petit trot, avant de fixer son choix sur une grande maison délabrée, mais commode, plantée sans grâce au bord de la route de Vienne à Beaurepaire, ombragée de vieux arbres touffus, et entourée d'un clos très-vaste qui pouvait, à la rigueur, mériter le titre de parc.

Cette propriété s'appelait la Bouletière ; elle appartenait à un négociant lyonnais sur le point de faire faillite.

Moyennant deux cents francs par mois, le colonel en devint locataire pour la saison, avec jouissance des meubles, des fruits et de la basse-cour.

Ces arrangements pris, il conduisit triomphalement sa famille dans l'éden rustique qu'il lui avait découvert.

Madame de Clarande déclara la maison suffisante, l'allée de platanes superbe, et certain bois feuillu, qui limitait la propriété, tout plein de poésie champêtre.

Judith promena sur toutes choses ses grands yeux indifférents ; elle remarqua seulement que, de la fenêtre de sa chambre, on dominait la grande route, qu'on entendrait de loin sonner sur le pavé le sabot de Solférino, le cheval du commandant.

Mais combien peu de fois devait retentir à ses oreilles ce bruit si désiré  !

Hortense fit le tour du verger, constatant avec satisfaction que la vigne était pleine de promesses, que les pommiers ployaient sous les fruits, et que les groseillers nains fourniraient largement sa provision de confitures.

La basse-cour lui offrit aussi des ressources consolantes en œufs frais et volailles, ce qui réconcilia quelque peu l'excellente ménagère avec le surcroît de charges qui lui incombait.

Les trois dames s'installèrent tant bien que mal, en faisant les plus louables efforts pour se persuader que ce nouveau séjour leur était particulièrement agréable.

Judith y gagna, du moins, de cacher aux yeux inquisiteurs et indiscrets l'inquiétude grandissante qui la mordait au cœur.

Le colonel venait, après le rapport, passer en famille une partie de la journée ; il regagnait Vienne dans la soirée, à la fraîcheur sereine, laissant son joli cheval arabe piaffer d'impatience sous l'allure modérée à laquelle il le condamnait.

Parfois, on attelait la calèche, et l'une de ces dames venait surprendre le colonel, faire des emplettes matinales ou s'assurer de la présence de quelques visiteurs de l'intimité pour le dimanche suivant.

C'était là, du reste, la seule distraction de cette vie paisible.

Marcelle et son mari passaient régulièrement un ou deux jours par semaine à la Bouletière.

Le commandant Adalbert de Poitevy, M. et madame Fontille, la petite famille du capitaine Aubépin et deux ou trois officiers triés sur le volet, composaient la série ordinaire des invités.

Ces jours-là, la Bouletière prenait un grand air d'animation. On dressait la table sous les platanes ; on causait gaiement et longuement à la clarté douce de la lune et l'on reprenait le chemin de la ville, le plus tard possible, en caravane, en se donnant rendez-vous pour le dimanche suivant.

Un matin, Judith, qui méditait une très-sérieuse conférence avec sa couturière,-- car la simplicité classique des champs ne modifiait en rien chez elle les droits imprescriptibles de la toilette, -- se fit conduire à Vienne de bonne heure.

Sautant légèrement en bas de la calèche, elle grimpa en courant les deux étages qui conduisaient au cabinet du colonel, afin de l'embrasser avant de faire ses courses.

— Le colonel est-il chez lui ? demanda-t-elle au planton qui se tenait dans l'antichambre.

— Oui, mademoiselle, répondit le planton en se collant respectueusement au mur.

Elle frappa pour la forme, ouvrit la porte, et pénétra, avec un froufrou soyeux, dans le cabinet de son père.

Le commandant Adalbert de Poitevy, debout près du bureau du colonel, se retourna et devint pâle, malgré tout son empire sur lui-même.

Elle, au contraire, sentit une chaleur ardente empourprer son visage troublé.

Depuis plusieurs jours, il n'avait pas paru à la Bouletière, et c'était bien la dernière personne qu'elle eût désiré trouver là, tant leurs relations devenaient pénibles.

Le commandant salua la jeune fille avec une politesse cérémonieuse si affectée qu'elle tressaillit sous un pressentiment glacial.

— Ah ! c'est toi, ma fille... si matin ? dit le colonel d'un ton contrarié.

— Bonjour, père ! dit-elle en faisant un pas en arrière, vous êtes occupé... je suis indiscrète et je me sauve bien vite.

— Restez, par grâce, mademoiselle, reprit M. de Poitevy avec un nouveau salut plus compassé que le premier ; je me retire.

— Commandant, dit le colonel avec une certaine sécheresse, je donnerai suite à l'affaire dont vous venez de m'entretenir.

— Mon colonel !... mademoiselle !... fit M. de Poitevy avec une dernière inclinaison.

Judith, à demi tournée vers la fenêtre, fit, du haut de la tête, un léger signe.

— Au revoir, commandant, dit brièvement le colonel.

À peine M. de Poitevy eut-il refermé derrière lui la porte du cabinet, que M. de Clarande asséna sur son bureau un maître coup de poing qui fit voler au loin les papiers dont il était couvert.

— Qu'avez-vous donc ? s'écria Judith effrayée.

— Rien... rien... affaires de service.

— Et cette lettre que vous dévorez des yeux... est-ce aussi une affaire de service ?

— Je le crois parbleu bien !

— Ah ! pardon... j'aurais cru, à la façon dont vous la considériez, qu'elle vous offrait un intérêt tout particulier.

— Je l'étudie... car je dois, comme chef de corps, apostiller cette importante missive, fit-il d'une voix impatiente.

Et le colonel, dont une secrète colère faisait trembler la main, déplia sur son bureau la lettre que M. de Poitevy venait de lui apporter.

Elle était sur papier ministre, écrite en caractères merveilleusement moulés.

Judith fit discrètement un pas en arrière, mais, dévorée de curiosité, avertie par je ne sais quel pressentiment que cette lettre d'affaires pouvait la toucher en quelque point, elle se rapprocha du fauteuil, avança la tête et lut distinctement par-dessus l'épaule du colonel absorbé  :

« MON COLONEL,

« J'ai l'honneur de vous adresser, pour être « transmise à M. le ministre de la guerre, après « l'avoir appuyée, une demande de permission « pour contracter mariage avec madame Sophie-Dorothée-Apolline. «  Judeauville, veuve Myonnet, «  domiciliée à Vienne, département de l'Isère.

« Le certificat est joint à la demande.

« Je suis, avec respect, mon colonel,

« Votre très-humble et très-obéissant serviteur.

« Adalbert DE POITEVY.

« Chef d'escadrons au 17e hussards. »

Judith laissa échapper une exclamation sourde.

Le colonel, qui, dans sa préoccupation, avait oublié la présence de sa fille, se retourna vivement.

Elle était livide et chancelait.

— Ah ! pauvre enfant ! s'écria-t-il en allant à elle, les bras ouverts.

Judith étendit la main vers la lettre avec un sourire de suprême mépris.

— Faux et cupide ! dit-elle d'une voix âpre.

Le colonel, désespéré de la blessure qu'il entrevoyait, l'entoura tendrement de ses bras, appuyant la tête blonde à son épaule, la berçant comme on fait d'un enfant malade, en murmurant :

— Écoute, chérie... il ne méritait pas toute l'estime que nous lui accordions, vois-tu... puisqu'il est capable de préférer la richesse à l'amour. On oublie facilement, crois-moi, celui qu'on n'estime plus.

Judith se dégagea des bras de son père, en étendant les mains devant elle comme pour repousser un spectre.

— Assez... assez... dit-elle ; mon père, sachez-le bien, M. de Poitevy n'existe plus pour moi !

La jeune fille posa ses lèvres froides sur le front de l'excellent homme, et s'élança hors du cabinet.

Il voulut la retenir. Elle avait franchi les escaliers et se rejetait déjà dans la calèche, qui, sur un signe, repartit au grand trot.

Elle avait oublié sa couturière, sa toilette à sensation, ses courses dans les magasins. Que lui importait aujourd'hui !

Blottie contre les coussins, sa voilette abaissée, son ombrelle abritant son visage, elle inclinait la tête pour ne pas reconnaître les passants, et de grosses larmes, chaudes et lourdes, tombaient de ses yeux clos.

Elle pleurait, l'altière fille, son ambition déçue, ses espérances détruites, sa beauté dédaignée.

Peut-être pleurait-elle aussi le seul rayon d'amour qui eût jamais, non pas échauffé, mais caressé son cœur sec.

À mesure qu'on approchait de la Bouletière, ses larmes se tarirent. La faiblesse naturelle, un instant surprise, disparaissait déjà, et l'orgueil de la femme reprenait le dessus.

Madame de Clarande, Hortense et Marcelle travaillaient sous les platanes, lorsque le bruit bien connu de la calèche, entrant dans la cour, les fit sursauter.

Qu'était-il arrivé  ? Et comment Judith revenait-elle si vite ? On courut à sa rencontre, mais elle-même venait à la hâte pour les rassurer. Elle était pâle, mais sa voix ne tremblait plus.

— Ce n'est rien, dit-elle ; mon père va très-bien.

— Mais tu n'as rien fait à Vienne ?

— Non. J'ai modifié mes projets en apprenant, dès mon entrée dans le cabinet, du colonel, une nouvelle intéressante.

— Ah !... Quelle nouvelle ?

— Le mariage du commandant de Poitevy.

— Le mariage !...

— Avec madame veuve Myonnet.

Madame de Clarande se leva tout empourprée.

— Que dis-tu ? balbutia-t-elle.

Marcelle joignit les mains. Hortense eut un sourire navré.

— Alors, continua Judith, dont les dents serrées rendaient la voix stridente, j'ai jugé que le costume que j'allais commander ne serait pas de circonstance, et je suis revenue prendre vos conseils.

Madame de Clarande n'écoutait pas. Retombée sur son fauteuil, elle semblait frappée de stupeur.

Ce ne fut qu'au bout de quelques secondes qu'elle retrouva la parole, faculté dont elle se servit aussitôt pour maltraiter la résolution de M. de Poitevy avec une aigreur doublée de ressentiment maternel.

Judith, impassible en apparence, arrêta cette philippique violente, en faisant observer qu'il ne serait pas digne de se répandre en reproches contre un homme sur le compte de qui on s'était grossièrement trompé.

— M. de Poitevy, dit-elle, est habile, puisqu'il ne s'est jamais imprudemment avancé avec nous au point de ne pouvoir reculer ; il est à double visage, puisqu'il partageait ses soins entre deux femmes ; il est intéressé, puisque l'amour de l'or l'emporte chez lui sur toute autre considération. Il ne me parait mériter aucun regret.

— Ah ! Judith !...

— Et si vous m'aimez, ma mère, épargnez-moi les vôtres.

Elle serra les mains de madame de Clarande, avec une effusion qui lui était peu ordinaire, et, d'un pas de reine, rentra dans la maison.

Sa mère la suivit pour essayer de la consoler ; mais l'orgueilleuse fille était de celles qui ne veulent pas de consolation et savent souffrir seules.

Ce fut alors qu'elle apprécia sa retraite, qui lui permettait d'abriter son humiliation loin des indiscrets et des impertinents.

Elle se prit de passion pour les ombreuses solitudes de la Bouletière, où elle s'enfonçait, pendant de longues heures, sans jamais accepter l'aumône d'une commisération qui la blessait.

Dieu seul voyait les pleurs de rage et de vanité ulcérée qu'elle répandait dans ses heures de tristesse.

Cependant le mariage de M. de Poitevy, dont le bruit commençait à se répandre, défrayait les ébahissements sans fin et les commentaires sans trêve de la ville de Vienne.

De malins sourires s'échangeaient, entre femmes, au nom seul de mademoiselle Judith de Clarande.

Et beaucoup d'hommes se disaient, avec une teinte de dépit, que le commandant faisait preuve d'intelligence plus qu'eux tous en dorant son uniforme avec les millions du défunt marchand de draps.

La demande en autorisation de mariage, présentée par le colonel de Clarande au ministre de la guerre, rencontra d'autant moins de difficultés dans les bureaux que la future épouse apportait une dot peu commune dans les ménages en général, et particulièrement dans les ménages militaires.

La réponse favorable fut donc aussi prompte que le permettaient les exigences de la hiérarchie, dont elle dut subir la filière.

Que dire du bonheur de madame Apolline Myonnet ? Le lyrisme le plus exalté ne suffirait certainement pas à célébrer en termes convenables la joie radieuse dont elle rayonnait.

Depuis qu'elle avait eu l'art d'amener à ses pieds, humble et reconnaissant, la perle du 17e hussards, la veuve avait passé par une suite non interrompue d'émotions, de craintes, de désirs, d'espérances.

D'un œil passionné, elle avait suivi les progrès rapides que faisait, dans cette nature calculatrice, la perspective d'une belle fortune.

Car elle avait assez d'esprit pour se contenter des moyens d'influence, si peu poétiques qu'ils fussent, qu'elle possédait, sans regretter trop amèrement les dons plus délicats dont elle était privée.

Elle savait bien, -- et s'en réjouissait, -- que l'intendant qu'elle s'était laissé donner détaillerait naïvement à son protecteur toutes les ressources de cette richesse territoriale, si facile à augmenter.

Aussi Rulmann était-il investi de pleins pouvoirs et d'une confiance dont il était justement fier.

Madame Myonnet ne précipitait rien, ne donnait rien au hasard ; elle attendait qu'une transformation, lente mais positive, eût changé définitivement en rêves dorés les rêves de beauté et de position si longtemps caressés par M. de Poitevy.

Peu à peu elle le voyait venir à elle, -- à elle qui n'avait plus de jeunesse et n'avait jamais eu de beauté  ! -- elle le voyait délaisser sa dangereuse rivale, et son cœur éprouvait, de ce succès colossal, une ivresse sans seconde.

Le jour où, décidé enfin à être riche d'abord et avant tout, le commandant Adalbert de Poitevy lui demanda le don de sa grosse main vulgaire, elle la laissa tomber dans les siennes, en éteignant, par prudence, sous ses paupières à demi fermées, le regard noyé d'extase qui l'aurait trahie.

Avec plus de bon goût qu'on ne pouvait en attendre de cette vaniteuse organisation, madame Myonnet exprima le désir de se marier sans aucune pompe.

Le commandant, quelque peu embarrassé de son personnage aux yeux de ses camarades, malgré son incomparable aplomb, y consentit volontiers.

M. de Clarande, chez qui la courtoisie du chef de corps l'emporta sur les ressentiments du père, assista, seul de sa famille, à la cérémonie nuptiale.

Le nombre des invités avait été, du reste, extrêmement restreint : le 17e hussards et quelques intimes seulement.

Immédiatement en sortant de l'église, M. et madame de Poitevy partirent pour les bords du Rhin.

 

Le paisible et complet bonheur de Marcelle et d'Alain Duval était, à cette époque, la grande consolation de la famille de Clarande, que les derniers événements avaient tristement troublée.

Ce simple petit ménage réjouissait le cœur et reposait le regard par son accord, sa sérénité, sa joie visible. On n'y était pas riche, certes ! mais qui donc s'en apercevait ? A l'extérieur, tout était digne, convenable et régulier. A l'intérieur, les jeunes époux, heureux de se réunir à leur petite table, sainement servie, n'avaient garde de regretter le superflu qui en était absent.

Ravis de s'occuper ensemble de l'organisation journalière de leur cher chez-eux, il ne leur venait pas en pensée que plus de confort intérieur fût nécessaire au bien-être. Sortant ensemble toujours, elle admirait naïvement l'uniforme éclatant de son mari ; lui, trouvait invariablement à son goût la gracieuse toilette de sa petite femme.

Elles étaient bien peu coûteuses les toilettes de madame Alain Duval. Cet été-là, surtout, la mousseline en faisait tous les frais. Mais le public indifférent ne se doutait guère que le costume si coquet avait, le malin même, passé tout entier sous le fer habile de la laborieuse jeune femme. Elle avait pour couturière ses petits doigts de fée ; le mignon chapeau que l'on supposait arrivé de Lyon avait été chiffonné par elle avec un bout de ruban, une rose, un brin de tulle et un souffle de femme distinguée.

Les leçons de Nestor n'avaient pas été perdues ; l'ordre régnait dans le budget du jeune ménage ; pas une emplette n'était faite sans pouvoir être soldée comptant... suprême prudence des petites bourses !

Si la fin du mois s'annonçait lourde ou compliquée de dépenses inattendues, Alain et Marcelle échangeaient un sourire, un baiser, et attendaient sans regret une époque plus favorable.

Ils réalisaient ainsi l'idéal du ménage militaire peu fortuné, honnête, économe et prévoyant, que l'annonce d'un départ ne prend jamais au dépourvu, parce qu'il se précautionne contre cette éventualité, et que la vie de garnison trouve toujours digne de son grade et de son arme.

Marcelle ne connaissait le superflu que de nom, mais elle entrevoyait déjà l'époque où, jeune mère, elle devrait songer à de nouvelles obligations.

— Bah ! disait le lieutenant Duval avec un bon rire, je n'allais pas au café... maintenant, je me passerai de cigares, voilà tout.

La jeune femme, de son côté, se promettait de renoncer, l'été suivant, à ses fraîches robes de mousseline, qui demandent des repassages perpétuels.

— Je n'aurai plus le temps, disait-elle.

— Mais alors, ma chérie ?...

— Sois tranquille, je porterai de l'alpaga et tu ne m'en trouveras pas plus mal.

On s'embrassait encore, on faisait des projets, et la petite layette, pour le cher attendu, se confectionnait avec amour.

Hortense se réjouissait fort de la perspective d'avoir à aimer un petit ange qui serait presque à elle. En attendant, elle avait obtenu, non sans prières, du capitaine Aubépin, l'autorisation de garder deux ou trois jours, à la Bouletière, Marie et le petit garçon.

Les chers orphelins, comme elle les appelait dans son cœur, n'avaient pas revu la campagne, la vraie campagne, depuis leur séjour au camp de Châlons, qui s'était terminé d'une façon si tragique pour leur pauvre mère.

Aussi, ce fut une joie complète et bruyante quand Hortense les lança en toute liberté dans les grandes allées du clos. Ils se roulaient sur le gazon, ils se cachaient dans les hautes herbes, ils picotaient les framboisiers rougissants, ils jetaient des miettes aux poissons du grand bassin. Le capitaine Aubépin, qui les avait amenés à la Bouletière, les quitta avec moins de regret, en les sentant sous l'œil vigilant d'Hortense.

Elle se fit, en effet, leur gardienne, leur procurant, avec une ingéniosité presque maternelle, mille plaisirs nouveaux, mille surprises charmantes, dont les pauvres enfants étaient depuis trois ans privés.

Il n'y a que les femmes pour savoir rendre les enfants complétement heureux.

Le troisième jour de leurs vacances devait en être aussi le dernier. Leur père, accompagné du couple Fontille, allait venir réclamer son bien.

Quelques officiers avaient annoncé leur visite, et le colonel se proposait de ne les laisser repartir qu'à la nuit close.

Nestor, un peu affairée par les apprêts du dîner, -- chose toujours grave à la campagne, -- organisait son dessert, aidée de Marie, dont les petits doigts tournaient et retournaient les beaux fruits.

Bébé, dont les services, -- sur lesquels il fallait faire peu de fond, -- avaient été refusés par sa grande amie, jouait dans le clos avec un gros chien de la ferme.

La chaleur était tombée : une petite brise berçait les peupliers sveltes et les trembles argentés.

Judith, un livre à la main, suivait l'allée où l'enfant courait avec Médor.

— Tu veilleras bien sur lui, n'est-ce pas ? lui cria Hortense en les accompagnant du regard.

Judith aimait peu les enfants en général, et ne se sentait, en particulier, aucune sympathie pour le petit garçon sans mère dont le corps se développait aux dépens de ses facultés somnolentes.

En toute autre circonstance, elle eût décliné la responsabilité  ; mais, voyant Bébé tout occupé de Médor, elle jugea la charge peu embarrassante et répondit machinalement :

— Sois tranquille.

Cette allée de platanes, dont la jeune fille faisait sa promenade de prédilection, conduisait au petit bois de chênes verts qui bornait la propriété du côté du nord.

Il avait été primitivement enserré dans un mur : le mur était tombé et n'avait pas été relevé.

Une palissade lui avait succédé  ; les petits bergers du voisinage avaient brisé la palissade pour venir dénicher des oiseaux ou ramasser des glands. Ces dévastations réitérées avaient amené le propriétaire à renoncer à sa clôture, et aucune barrière ne séparait plus le petit bois de la route de Beaurepaire. C'était un coin privilégié en cette saison ; l'ombre y était épaisse, la mousse fraîche, l'herbe drue, et parfois le silence y régnait si profond, qu'on n'y entendait que le bruit sec du gland mûr se détachant de sa capsule.

Depuis ses récentes déceptions, Judith, saisie d'un farouche accès de sauvagerie, recherchait cette attrayante solitude.

Ce n'était pas, cependant, que son esprit positif éprouvât d'une façon bien pénétrante la poésie ineffable de la nature ; mais, dans la calme fraîcheur de la campagne muette, elle se sentait plus reposée, plus apaisée, moins malheureuse.

C'est qu'elle avait beaucoup souffert depuis quelques mois.

Il lui restait de cette épreuve non de la résignation et de la miséricorde, mais de la colère et du découragement. Elle avait perdu l'intégrité de sa foi dans le prestige de sa beauté Elle était humiliée... jalouse, non pas certes de l'amour de M. de Poitevy, dont elle avait apprécié la valeur, jalouse des séductions que la fortune, dont elle était dépourvue, prêtait à sa ridicule rivale.

Ces pensées, qui flottaient incessamment dans son cœur malade, amenaient dans ses yeux des larmes de dépit.

Après avoir erré machinalement à travers les méandres du petit bois, elle se laissa tomber, lassée, sur la mousse, au pied d'un chêne centenaire, dont les ramures géantes allaient projeter leur ombre jusque sur la grande route.

Le front dans les mains, les yeux perdus dans les lointains vaporeux que le soleil piquait çà et là de paillettes dorées, la jeune fille se demandait quel prince Charmant surgirait maintenant pour elle, et quel philtre devait être employé pour faire de la réalité tangible avec la féerie insaisissable.

Elle avait sondé le 17e hussards : des ambitieux comme M, de Poitevy, ou des officiers sans avenir, comme Alain Duval. Elle avait jaugé les négociants positifs de la ville manufacturière : beaucoup d'admirateurs, mais d'épouseurs pas un. Elle n'espérait plus guère, pour conquérir ce mari modèle qu'elle rêvait, qu'un changement de garnison, et le régiment ne paraissait pas devoir quitter Vienne de si tôt.

Comme elle songeait ainsi, un bruit de pas entre les ronces sèches éveilla son attention. Le bruit venait de la route.

— Ne vous éloignez donc pas ainsi, Bébé, dit-elle en se retournant.

Elle resta pétrifiée de surprise en apercevant debout à quelques pas d'elle, au lieu de l'enfant qu'elle s'attendait à voir, M. Ernest Samson, aussi grave et aussi cravaté de blanc qu'au temps jadis.

Était-ce possible ?... M. Ernest Samson qu'elle n'avait pas revu depuis quelques mois !.... M. Ernest Samson qu'elle savait absent de Vienne !

Le jeune substitut, en rencontrant son regard, s'inclina avec plus de trouble encore que de joie.

— Vous ici ! monsieur ?... fit-elle avec hauteur.

Il tressaillit et balbutia :

— Votre étonnement, mademoiselle, me fait craindre que la faute que je commets...

— Je m'étonne seulement, monsieur, de la porte que vous choisissez pour pénétrer à la Bouletière.

— C'est la seule qui soit pratiquable pour un infortuné à qui on ferme impitoyablement celle à laquelle il avait osé frapper.

Il eut en parlant ainsi un sourire triste qui n'émut pas Judith.

— Monsieur, reprit-elle avec l'accent de la raillerie, craignez qu'on ne vous prenne, et moi toute la première, pour un autre Fra-Diavolo.

— Je n'ai pas l'air d'un brigand bien terrible, mademoiselle.

— Hum ! vos allures mystérieuses permettent de tout supposer... et notre rencontre en plein bois, car nous sommes en plein bois, monsieur... ne me rassure que médiocrement.

Il écoutait, ravi, cette voix moqueuse, que depuis cinq longs mois il n'entendait plus et qui exerçait sur son cœur mal guéri la séduction la plus enivrante.

Lorsqu'elle se tut, il murmura en la regardant avec extase :

— Parlez encore !

Judith eut un rire aigu qui, sous une gaieté contrainte, cachait son malaise.

— Serait-ce, par hasard, la rançon que vous exigez, seigneur Fra-Diavolo ?

Elle riait toujours du bout des dents, et son regard restait sévère. Lui, tremblait.

— Oh ! fit-il d'un ton doux et bas, que vous dirai-je que vous n'ayez compris ?... J'étais absent depuis bien des jours... je ne savais rien de vous... et quelle tristesse j'avais laissée là-bas !

— La santé de madame votre mère ?...

— Ne se rétablit pas... nous la conserverons peut-être... nous ne la guérirons jamais.

Judith crut devoir cesser de sourire.

— Je suis revenu... et... j'avoue ma faiblesse. Le premier site que j'ai voulu parcourir, c'est celui que vous habitez... le seul air doux à respirer pour moi a été celui qui vous fait vivre...

— Monsieur !...

— Hier, avant-hier, aujourd'hui, je suis venu comme un voleur, dérober à cette solitude la part de vous-même que vous y laissez en la traversant... la brise qui effleure vos cheveux... l'ombre qui vous abrite.. la mousse que foulent vos pieds.

— Miséricorde !... monsieur !... si ce sont les voyages qui poétisent ainsi vos impressions, permettez-moi de croire que la locomotion est dangereuse pour la magistrature.

Il ne releva pas le sarcasme ; peut-être ne l'entendit-il pas.

— Ah ! continua-t-il avec une chaleur sincère, si c'est de la folie, pardonnez à un cœur qui a beaucoup souffert pour vous. Si c'est du bonheur, ne me le reprochez pas.

Judith arrêta sur le jeune substitut ses yeux de pervenche qui avaient repris toute leur limpidité froide.

— Je ne puis vous accorder cela, dit-elle. Ce que vous faites depuis trois jours, paraît-il, n'est pas très-exemplaire pour un magistrat ; mais risquer, par des imprudences, de compromettre une femme est, pour un homme d'honneur, positivement d'un goût douteux.

Et, saluant d'un air hautain, la cruelle fille, que sa propre humiliation n'avait pas corrigée, fit quelques pas en avant.

Le pauvre amoureux n'osa pas la retenir, quoiqu'il y eût assez de douleur et de passion dans ses yeux pour faire pardonner le romanesque de sa démarche et le lyrisme de son explication.

Elle s'était déjà éloignée de toute la longueur d'une allée, lorsqu'un cri d'enfant, un cri de souffrance à n'en pouvoir douter, parvint à ses oreilles.

Pour la première fois depuis une heure, elle se ressouvint de Bébé et jeta un regard inquiet dans les massifs.

Elle ne vit rien. La plainte se répéta pourtant à sa gauche et, suivant cette indication, elle tourna brusquement dans un autre sentier.

Au pied d'un arbre, l'enfant était étendu et gémissait.

— Qu'as-tu ? demanda-t-elle en courant à lui, plus mécontente encore qu'effrayée.

Bébé montra sa tête ; elle vit du sang et eut peur.

Il portait au front une blessure assez large, qui semblait peu profonde, d'où le sang s'échapdait abondamment et qui avait été évidemment produite par une chute,

En effet, l'enfant, libre de toute surveillance, avait essayé de grimper sur un gros chêne, et en était tombé lourdement sur les racines saillantes de l'arbre.

M. Ernest Samson, demeuré seul dans la clairière, avait entendu le cri, s'était orienté et accourait.

Lorsque Judith se pencha pour relever l'enfant. elle rencontra les mains du jeune homme prêtes à s'emparer du fardeau.

Un pli sombre rayait le front de la jeune fille.

— Donnez-le moi, dit-elle ; c'est le favori de Nestor... Je suis cruellement punie de ma complaisance.

M. Samson venait d'apercevoir une source qui gazouillait au bord du sentier ; il courut y tremper son mouchoir et lava le front du blessé avec une sollicitude touchante.

Puis, il y appliqua en compresse le mouchoir de Judith et prit l'enfant avec précaution.

— Ce ne sera pas grave, dit-il, mademoiselle je vais le porter quelques instants pour vous en épargner la fatigue.

Judith ne répondit pas et marcha, farouche, à côté de lui, dans l'ombre du bois.

Bientôt ils prirent la grande allée de platanes et la parcoururent dans la moitié de sa longueur sans rencontrer personne, sans échanger un mot.

Quand la maison fut en vue, Judith s'arrêta, et prenant à son tour Bébé dans ses bras :

— Merci, monsieur, dit-elle, regagnez le bois : il ne faut pas qu'on vous voie ici... Et rentrez à la ville que vous ne quitterez plus. Le roman champêtre, veuillez vous en souvenir, n'est plus dans nos mœurs.

Elle le salua aussi sèchement que la première fois ; mais il ne chancela pas sous la dureté de cet adieu implacable ; car, en lui remettant l'enfant, il avait effleuré de ses doigts brûlants les doigts glacés de la jeune fille.

Et quand même, il emportait du bonheur ! Comme Judith atteignait la maison, Hortense en sortait en appelant Bébé. Ce qu'elle vit la rendit muette de saisissement.

— Seigneur ! exclama-t-elle, en devenant plus livide que le petit blessé.

— Ma chère, dit Judith, ne t'émotionne pas de la sorte ; ces petites têtes-là sont fort dures, et celle-ci est à peine entamée.

— Entamée !... tu dis entamée !... O Dieu !... laisse-moi voir bien vite.

La pauvre fille étendit l'enfant sur le canapé du salon, souleva la compresse et la laissant reposer avec un geste douleureux :

— Comment ce malheur est-il arrivé  ?

— Comme il arrive à tous les gamins qui grimpent aux arbres.

— Mais je t'avais tant recommandé...

— Ah ! Nestor, grâce, s'il te plaît, dit Judith d'un ton sec ; il n'est pas dans ma nature de garder des enfants, et moins encore celui-là, qui paraissait se soucier très-peu de ma surveillance.

Hortense, sans insister, se chargea de Bébé avec mille précautions et le porta dans un grand cabinet de toilette, dont elle avait fait la chambre du petit garçon.

Il se laissa faire, pleurant tout bas, et comme rassuré de se sentir dans les bras caressants de sa grande amie.

Elle le coucha, le pansa, le consola, l'endormit.... puis, avec des tressaillements d'effroi, elle attendit, à son chevet, l'arrivée prévue du capitaine Aubépin.

Madame de Clarande, -- en protestant que les enfants étrangers, dont on a la faiblesse de se charger, n'attirent jamais que des désagréments, -- fut chargée de le prévenir.

Le père, en apercevant son fils avec un bandeau sanglant sur le front, ne fit qu'un bond jusqu'au petit lit et contempla, avec des yeux navrés, ce visage bleui.

Le souvenir de la perte qu'il avait faite autrefois lui revint peut-être à l'esprit, car on l'entendit murmurer :

— Du sang !... encore du sang !

Madame Fontille, qui le suivait, le calma d'un seul geste mieux que tous les raisonnements.

Elle lui montra Hortense silencieuse, accablée, dont les yeux pleins de larmes semblaient demander grâce.

— Ah ! papa ! s'écria la petite Marie avec chaleur... ce n'est pas la faute de mon amie Hortense.

Le père en était déjà convaincu.

Réprimant son inquiétude devant cette douleur muette, il rassura, d'un regard plein de douceur, la triste jeune fille.

Madame Fontille, une fois encore, sauva la situation.

— M. Joubert, notre aide-major, est en bas, s'écria-t-elle ; quel bonheur qu'il ait eu le désir poli de rendre visite à la famille de son colonel ! Auguste, allez vite le chercher.

M. Aubépin sortit en courant et rencontra dans l'escalier le jeune aide-major du 17e hussards, qui, prévenu, montait en toute hâte.

— Voilà un convive qui est joliment le bienvenu aujourd'hui ! grommela le colonel avec un soupir de soulagement.

Le docteur examina la blessure, observa que la chair seule avait été déchirée, que l'os frontal n'était pas atteint, que le premier pansement de cérat fait par Hortense avait été excellent, et que, si le malade voulait être bien sage, il pourrait, dans peu de jours. courir encore avec Médor.

Cette assurance, positivement donnée par M. Joubert, répandit un peu de calme dans les cœurs troublés.

— Ah ! ces hommes du monde ! s'écria madame Fontille, ils sont en tout et partout précieux !

Et, ravie, elle serra dans ses mains potelées les mains sèches du jeune docteur, qui avait eu l'esprit d'à-propos de venir dîner à la campagne avec une trousse dans la poche.

L'enfant s'assoupissait de nouveau, madame de Clarande proposa d'une voix timide de se mettre à table.

La société partageait mentalement l'avis que, le repos étant avant tout nécessaire au petit blessé, son entourage trop nombreux pouvait légitimement aller réparer ses forces.

Le dîner ne se ressentit donc pas trop des émotions qui l'avaient précédé, et Judith, quoique doublement atteinte par les incidents de la journée, ne fut ni moins belle, ni moins causante, ni de moins bon appétit qu'à l'ordinaire.

Inspirés par le même dévouement, Hortense et le capitaine Aubépin se relayèrent pour monter une garde attentive au chevet de l'enfant.

Bien souvent dans cette soirée, ils se rencontrèrent, penchés sur lui, le cœur rempli par une préoccupation semblable et les yeux se parlant le même consolant langage.

La soirée était belle, l'air embaumé de bonnes senteurs rustiques qui s'exhalaient des prés voisins, et sous les platanes, où la lune glissait quelques rayons discrets, la conversation continuait, animée et spirituelle.

On oubliait l'heure certainement, et pourtant il se faisait tard. M. et madame Fontille se levèrent ; l'aide-major les imita ; les autres convives, un capitaine et un sous-lieutenant, les suivirent aussitôt.

Où donc était le capitaine Aubépin ?

Il était en grande conférence avec Nestor, qui lui démontrait de la façon la plus persuasive que ce serait imprudence et folie que de vouloir emmener le petit malade, tandis qu'elle promettait d'être sa sœur de charité.

Le capitaine hésitait ; car dans son cœur aux tendresses subtiles, il se reprochait déjà de s'être départi quelques jours de sa surveillance habituelle.

— Mais papa, insistait Marie, puisque mon amie Hortense te dit qu'elle le gardera !... Va, n'aie pas peur, on ne le laissera plus jamais avec mademoiselle Judith.

Hortense mit sa main sur la bouche de la petite fille, mais le mot était lancé. Le père, du reste, allait une fois encore abdiquer ses droits en faveur de l'amie.

— Eh bien, oui ! gardez-le, dit-il avec émotion, je ne sais que vous au monde, mademoiselle, à qui je puisse le laisser ce soir sans remords.

— A demain ! dit doucement Hortense.

--A demain ! répéta le capitaine, en rejoignant la caravane, prête à s'ébranler.

Madame Fontille s'était installée dans la calèche du colonel avec son mari, dont elle ne se séparait jamais, et le capitaine Aubépin, à qui elle fit un signe. L'aide-major et les autres officiers avaient leurs chevaux, et, sur la route toute blanche, les invités disparurent bientôt.

Hortense, rentrant dans la chambrette de Bébé, traîna un fauteuil près du lit, s'y plaça avec une lampe et un livre, et mnrmura avec un bon sourire satisfait :

— Soyez sans inquiétude, mon cher capitaine, pour un soir du moins, votre enfant aimé a une petite mère à son chevet.

Elle lut une heure, s'arrêtant parfois pour écouter le souffle régulier de l'enfant ; la respiration paisible de Marie venait jusqu'à elle par la porte entr'ouverte. La nuit, le silence, une douceur intime pénétrèrent la jeune fille ; elle songea, elle pria, elle pencha la tête et s'endormit à son tour.

La journée du lendemain fut assez bonne pour l'enfant malade. Un peu de fièvre n'effraya pas le docteur Joubert, revenu de bonne heure avec le capitaine Aubépin. Il en fut de même le jour suivant ; le troisième fut meilleur encore ; le quatrième, excellent. Bébé, le front bandé, put bientôt faire un tour de promenade dans le clos, entre son père et sa grande amie, en riant des prouesses de Médor. Au bout de la semaine, il était suffisamment remis pour se passer des soins si affectueux d'Hortense.

Cette séparation fut pénible à la jeune fille ; elle s'était attachée à cet être mal doué, si bien qu'il lui sembla qu'on emportait une partie d'elle-même quand le capitaine le lui reprit.

Madame Fontille, qui assistait à la petite scène des adieux, étudiait les physionomies et souriait d'un fin sourire rempli d'intentions malicieuses.

Le capitaine ne fit guère de phrases pour témoigner une gratitude très-sincère. Il prit la main d'Hortense avec plus d'aisance qu'on ne pouvait attendre de sa sauvage nature, et, se tournant vers madame de Clarande :

— Voulez-vous me permettre, madame, demanda-t-il, de baiser la main qui a prodigué tant de soins à mon fils ?

— Oh ! certes, monsieur... fit gracieusement la mère.

Il baisa donc pieusement cette petite main qui tremblait... et ce fut tout.

Madame Fontille trouva que c'était bien peu.

Dans la voiture qui les ramenait à Vienne, Bébé dormait, et Marie, bravement assise sur le siège, causait avec le cocher.

L'instant parut propice à l'excellente femme pour adresser quelques reproches à son cousin, sur ce qu'elle appelait son incompréhensible roideur.

— Mon cher Auguste, lui dit-elle, votre caractère concentré vous joue parfois de mauvais tours.

— En quoi donc, ma cousine ?

— Il vous fait passer, vous dont je connais l'excellent cœur, pour un homme de médiocre reconnaissance.

— Ah ! par exemple !

— Tenez, tout à l'heure, à peine quelques remerciements à cette chère Hortense et une petite embrassade sur le bout des doigts...

Le capitaine la regarda avec surprise.

— Mon Dieu ! que vous fallait-il donc ?

— A moi... rien. A elle, un peu d'expansion, quelques mots bien sentis... l'expansion plus vive de votre gratitude.

— Je suis certain que mademoiselle Hortense m'a compris.

— C'est de la fatuité.

— Pas le moins du monde... Avec un cœur comme le sien, les banalités sont pesantes à dire et à entendre. Elle sait bien que je suis très-touché... et cela me suffit.

— Vous n'êtes pas exigeant ; elle aurait peut-être le droit de l'être davantage. C'est une sainte que cette fille-là  ! s'oubliant sans cesse, se donnant sans compter, n'étant heureuse que lorsqu'elle peut être utile à quelqu'un.

— Elle est admirable !

— Ah ! vous dites cela un peu mieux. Mon cher ami, si vous connaissiez les prodiges de dévouement d'Hortense, vous seriez ébahi. Ce qu'elle dirige de sages entreprises, ce qu'elle économise sur un maigre capital, ce qu'elle enraye de folies, ce qu'elle répare de sottises et de faiblesses dans le ménage paternel, est réellement inimaginable.

— Je l'avais remarqué.

— Vraiment !... seriez-vous observateur du fond de votre peau d'ours ?

— Je le crois.

— Je vous en félicite. Vous avez dû voir alors des merveilles d'intelligence et d'abnégation. Elle a vu marier Marcelle, elle se sait sacrifiée à Judith, elle se sent utile à sa mère très-bonne et à son père très-faible, quoique bourru... et voilà sa vocation tracée : se sacrifier en tout et toujours.

— Mademoiselle Hortense mérite le plus grand respect, la plus profonde estime.

— Dites de la vénération !... Et de votre part, mon cousin, quelque chose de plus.

Le capitaine détourna les yeux et ne répondit pas.

— Quelle fille respectueuse et soumise ! continua madame Fontille avec feu ; quelle sœur sans pareille !... quelle épouse ce serait et surtout quelle mère !

M. Aubépin, très-pâle, se pencha à la portiere et regarda sans les voir les arbres étiques de la route.

— La façon dont elle chérit vos enfants en peut donner quelque idée. N'avez-vous jamais pensé, Auguste, qu'Hortense aimait étrangement vos enfants ?

— Jamais, répondit-il brusquement.

— Et que cette tendresse prenait par instant un cachet presque maternel ?

— Jamais, dit-il encore avec la même dureté.

Madame Fontille se pinça les lèvres, mais ne se rebuta pas.

— Eh bien ! moi, je m'en suis aperçue et même étonnée, dit-elle ; mais j'ai bientôt compris que c'était là un nouveau dérivatif pour ce cœur affamé de dévouement. Elle a pris en grande pitié et en grand amour vos chers orphelins... et parfois, s'illusionnant volontairement, elle se croyait leur mère.

M. Aubépin était devenu livide ; il se retourna vivement vers sa cousine, et, d'une voix altérée :

— Pourquoi me dites-vous ces choses ? Mademoiselle de Clarande est bonne, dévouée, aimante, je lui garde beaucoup de reconnaissance, vous n'en doutez pas, j'espère ?... N'est-ce pas assez parler d'elle ?

— Oui, faites étalage de votre reconnaissance... elle est touchante vraiment ! on ne peut, cinq minutes durant, faire devant vous l'éloge de cet ange sans que vos nerfs en soient agacés.

— Ma cousine, je ne mérite pas... je vous jure...

— Ne jurez pas !... ou plutôt, si, tenez, jurez-moi là, les yeux dans les yeux, que vous n'aimez pas Hortense de Clarande.

Le capitaine tressaillit de tout son corps, et, sous le regard inquisiteur de son impitoyable parente, le sang remonta à ses joues blêmes.

— Ma cousine, balbutia-t-il avec un sourire forcé, cet entretien, commencé en interrogatoire, ressemble fort maintenait à de l'inauisition.

— Vous l'aimez ! reprit madame Fontille d'une voix plus douce, vous l'aimez et vous avez mille fois raison. Qui ne l'aimerait ?... mais, vous surtout, Auguste, vous lui devez l'hommage de ce sentiment, car elle vous a déjà donné dans vos enfants des trésors de virginale tendresse.

— Au nom du ciel !...

— Elle vous aimera pour vos enfants, si elle ne vous aime déjà pour vous-même.

— Mais, c'est de la cruauté  ! s'écria-t-il avec explosion.

— De la cruauté  !... et pourquoi ?

— Me parler d'aimer et d'être aimé  !

— N'en êtes-vous donc pas à la fois capable et digne ?

— Aimer !... moi ! ! ! ce serait impossible.

— Eh ! c'est fait, mon cousin.

— Ce serait un blasphème.

— Oh ! l'horrible mot !... et pourrait-on savoir ?

— Je ne dois aimer aucune femme après Berthe.

— Mon ami, ces sentiments ont une délicatesse que je respecte, mais qu'il ne faut pas exagérer. Vous ne pouvez prétendre enfermer dans un deuil éternel ce qui vous reste de jeunesse.

— Je n'en ai plus.

— Allons donc !... j'en appelle au trouble qui vous fait palpiter.

— Vous évoquez des souvenirs bien douloureux !...

— Ou je remue en vous des sensations bien puissantes.

— Enfin, je vous en conjure, où voulez-vous en venir ?

— A vous faire avouer, pauvre fanatique d'une mémoire trop chère, que le temps des larmes est passé et que vous seriez le plus heureux des hommes si Hortense vous acceptait pour mari.

À ce mot, le capitaine couvrit son visage de ses mains tremblantes et ne les retira que quelques minutes après.

— Ma cousine, dit-il, vous venez d'aborder des questions brûlantes avec une hardiesse que j'attribue à votre affection. Mais cette affection, dont le zèle est cruel, fait fausse route. Si, par impossible, mademoiselle de Clarande était disposée à m'accorder sa main, j'aurais le regret de ne pouvoir lui tendre la mienne.

— Votre déraison est décidément plus complète que je ne le pensais.

— Non, non, reprit-il en s'animant, je ne saurais me reprendre aux douceurs de la vie, avec l'incessant souvenir de ma pauvre chère Berthe, malheureuse, torturée par ma faute !... par ma faute !...

— Par jalousie, sans doute ?

— Par dureté... elle était si douce ! -- par autocratie... elle ne savait pas résister ! -- par jalousie surtout ! j'ai connu toutes les angoisses de cette passion aveuglante et les ai fait partager injustement à son innocence !

— Vous vous calomniez, Auguste ; je ne croirai jamais que vous ayez pu faire souffrir une femme.

— C'est une triste histoire, allez, que je n'ai jamais dite et que je voudrais ensevelir à jamais. Si vous saviez quelles souffrances morales m'ont été infligées ! quelles paroles perfides ont été dites autour de moi ! quelles trompeuses apparences ont pu me faire, pendant quelques jours maudits, douter de Berthe ! si vous saviez !...

— Je sais surtout que, si vous avez eu des torts, vous devez les avoir réparés.

— La Providence ne l'a pas permis. La mort a pris la pauvre femme sans lui laisser le temps de me pardonner,... sans lui donner la consolation de me voir pleurer à ses pieds !

— C'est fort triste, et je comprends votre douleur ; mais enfin, mon ami, comment voulez-vous réparer le mal que vous avez pu faire ?

— En consacrant à mes enfants ce que je me sens encore de jeunesse et de chaleur de cœur.

— C'est de la folie...

— C'est de l'expiation.

— Mais, mon cher Auguste...

— Mais, ma cousine, ne touchez plus, je vous en prie, à cette plaie toujours saignante que vous avez inutilement rouverte.

Madame Fontille, quelque résolue qu'elle fût, n'osa porter plus loin le scalpel de ses investigations physiologiques. Elle se trouvait en face d'un phénomène positif et rare : le remords vivant, persistant, ne trouvant quelque repos que dans le devoir austère et le sacrifice éternel.

On arrivait à la ville, et l'enfant s'éveillait.

 

L'automne fut exceptionnellement beau cette année, ce qui permit à la famille de Clarande de prolonger son séjour à la Bouletière jusqu'à la semaine de Noël. Aucun incident nouveau ne troubla les derniers mois de cette solitude, chère aux cœurs tristes et aux amours-propres froissés.

Judith éprouvait un sentiment d'horreur à la seule pensée de retrouver dans le monde le commandant Adalbert de Poitevy et la femme qu'il lui avait préférée ; mais, trop fière pour laisser soupçonner un sentiment si peu digne de son orgueilleuse nature, la blonde fille du colonel décréta que la maison de son père se rouvrirait dès leur retour à Vienne.

Elle en fit les honneurs avec un redoublement de grâce hautaine et de condescendance aristocratique, qui acheva de lui captiver tous les cœurs du 17e hussards.

Tous les cœurs !... la belle affaire !... pas un des lieutenants imberbes ou des capitaines ventrus n'était doublé d'un épouseur sérieux. La jeune fille le savait, en enrageait et n'en faisait rien paraître : il y avait trop de regards intéressés curieusement fixés sur elle.

D'abord, ceux de M. Ernest Samson, qui, dans les rares salons où il se montra, se donnait la joie mélancolique de suspendre son âme amoureuse au regard bleu de Judith.

Ensuite, ceux du commandant Adalbert de Poitevy, qui n'eût pas été fâché, dans son intime fatuité d'homme irrésistible, de constater qu'on le regrettait toujours ; satisfaction, du reste, qui ne lui fut pas accordée.

Enfin les yeux venimeux de madame Apolline de Poitevy, la très-heureuse, très-enviée, très-rayonnante épouse du brillant chef d'escadrons.

Le bonheur ne l'avait pas embellie, ce qui prouve surabondamment que nulle chose au monde n'en était capable ; mais le triomphe la gonflait de telle sorte qu'il menaçait de rompre les solides enveloppes de ses formes opulentes.

Elle était littéralement oppressée de l'inattendu de son bonheur, et l'étalait avec une sorte d'impudeur naïve que toute sa légitimité ne parvenait pas à rendre acceptable. Il va sans dire que le luxe du nouveau couple éblouissait la ville et exaspérait les rivalités de régiment. Du reste, le commandant ne se gênait guère pour laisser entendre qu'il n'attendait que la réalisation de la fortune territoriale de sa femme pour donner sa démission et habiter Paris.

Paris était en effet le seul théâtre où il pût vivre suivant ses goûts, ses anciennes habitudes et ses nouveaux désirs.

Rulmann, l'ancien maréchal des logis, suivant les ordres reçus, travaillait avec intelligence à mettre les propriétés en état d'être avantageusement vendues et les baux à même d'être résiliés sans trop de perte. Il était devenu un personnage important. On lui donnait du Monsieur l'intendant à travers le visage, ce qu'il acceptait sans sourciller, avec l'entière conviction de son mérite.

Madame Rulmann -- jadis vulgairement appelée Gretchen tout court -- remplissait dans la maison les fonctions de femme de charge. Le premier acte de son autorité, doublée de jalousie, fut de desservir Justine, la femme de chambre de confiance, de façon à rendre son renvoi nécessaire. Madame Apolline de Poitevy, qui paraissait souffrir de la présence de son ancienne confidente, saisit avec empressement la première occasion qui lui fut offerte de se priver de ses services. Elle se délivrait ainsi des fréquentes visites que lui faisaient les deux frères et le cousin de la soubrette, visites qui ne se terminaient jamais sans une demande de secours, ni sans l'évocation désagréable ou menaçante de certains souvenirs de guet-apens nocturne grassement porté, cependant, au budget de l'ex-veuve Myonnet.

Cette séparation de la maîtresse et de la servante, qui entraîna la disparition des frères et du cousin, ne s'effectua pas du reste sans une dernière et abondante saignée à la bourse de la nouvelle mariée. Moyennant quoi elle put espérer ne plus jamais entendre parler des trois mystérieux complices, des chapeaux rabattus, des fameux gourdins et du coin obscur entre le quai et la vieille église Saint-André-le-Bas. L'oiseau pris, elle entendait détruire le piège.

Au printemps, une vraie tristesse attendait Hortense ; ce fut le départ du capitaine Aubépin, dont le bataillon rejoignait le 204e de ligne à Saint-Étienne. Ne plus voir, ne plus gâter les chers orphelins !... La pauvre fille n'osa s'avouer qu'elle regretterait peut-être aussi le visage triste, le langage concis du père reconnaissant. Il est certaines femmes d'élite que le malheur attire plus que l'amour.

La veille du départ, le capitaine et ses enfants firent leurs adieux officiels au colonel de Clarande, qui les retint à dîner. Ce fut une douce et navrante soirée pour Hortense, qui se demandait tristement qui donc la remplacerait un jour dans la naïve tendresse des enfants et dans le souvenir du père.

Le lendemain à l'aurore, le capitaine Aubépin quitta Vienne à la tête de sa compagnie. Il traversa le quai désert et tourna les yeux vers cette maison du colonel qui lui avait été si hospitalière. Il savait bien qu'aucun visage ne guettait cet adieu, et son regard, après avoir longuement caressé les fenêtres closes, se reporta, tout chargé d'infini découragement, vers l'horizon brumeux du Rhône.

Que lui gardait l'avenir ? Et quelle sympathie future lui rendrait jamais la précieuse sympathie qu'il laissait derrière lui ?

Pourtant, son départ était suivi d'un regard affectueux. Hortense, au premier roulement des tambours du 204e, s'était glissée dans l'atelier abandonné de Marcelle, bien cachée derrière les rideaux tombants, retenant son souffle pour ne pas agiter la mousseline qui l'eût trahie ; elle recueillit ainsi au passage cet adieu muet et lui renvoya, sans en avoir conscience, la plus chaude palpitation de son cœur.

 

 

Le mois de mai 1866 apporta un peu de joie dans la famille de Clarande par la venue au monde du premier-né de Marcelle, Alphonse-Alain-Marcel Duval ; un superbe poupon qui promettait une grande énergie de caractère, à en juger par ses cris, et autant de charmes physiques que peut en faire espérer un petit être rougeaud et bouffi de cet âge. Ce qu'on pouvait affirmer par exemple, c'est qu'il possédait déjà le nez magistral de son grand-père, ce dont le colonel n'était pas médiocrement flatté.

Nous n'oserions affirmer qu'Hortense, affamée de maternité et de dévouement, ne fût un peu jalouse du bonheur et des fatigues de Marcelle.

Une autre surprise, infiniment moins agréable, malgré sa flatteuse apparence, était réservée à M. de Clarande. Le 15 août, il reçut la croix de commandeur de la Légion d'honneur, récompense enviable, certes, mais avant-coureur certain de la retraite.

Il était impossible, en effet, de lui faire entendre plus catégoriquement et avec plus de formes qu'il ne devait conserver aucun espoir d'arriver au grade de général. Ce fut une amère déconvenue pour le vieux militaire dont la graine d'épinards, si raillée des uns, si désirée de tous, était l'incessant objectif.

Son orgueil le sauva de toute faiblesse apparente. Ce fut d'un front suffisamment radieux qu'il arbora, pour la revue officielle de la fête de l'empereur, le large ruban rouge indice de la dernière distinction qu'il pût atteindre.

Madame de Clarande, moins maîtresse d'elle-même, en fit une sérieuse maladie.

Judith tomba dans un découragement profond. Son espérance suprême -- les futurs aides de camp de son père, le général -- venait de sombrer à jamais !

Hortense espéra que cette perspective attristante apporterait quelque réduction dans le budget de la maison, et par le fait, cet hiver, qui était le prélude d'hivers plus sévères encore, s'écoula sans bruit et sans fêtes pour la famille déçue.

Vienne le regretta, car elle avait pris goût, la vieille ville commerçante, à ces plaisirs de bonne compagnie que la beauté des filles du colonel illuminait. On se consola toutefois. Le 17e hussards était à la veille de son départ présumé  ; certainement on le déplorait, mais on se demandait déjà quel régiment allait le remplacer, et de nouvelles espérances se fondaient sur les futurs arrivants.

Le changement de garnison du 17e hussards, qui reçut l'ordre d'aller à Saint-Mihiel, et la retraite du colonel de Clarande, concordèrent de telle sorte, que celui-ci, grincheux comme tout officier contraint de quitter son arme, put se soustraire à la route réglementaire et remettre ses pouvoirs à son lieutenant-colonel.

La veille du départ, le commandant Adalbert de Poitevy se présenta au bureau du colonel pour le prier de transmettre sa démission au ministre de la guerre. M. de Clarande le regarda d'un œil féroce et lui répondit sèchement :

— Adressez-vous au lieutenant-colonel, Monsieur ; je n'ai plus l'honneur, à partir de ce matin, de commander votre régiment.

Et il lui tourna le dos pour cacher l'émotion qui le gagnait.

Ce même jour, madame Fontille, brisée, rouée, rendue -- elle avait surveillé la confection des malles faites par son mari -- reposait dans un grand fauteuil sa rotondité surmenée, lorsque sa porte, brusquement ouverte, donna passage à la petite Marie, que suivait le capitaine Aubépin.

— Quel bonheur ! comment êtes-vous ici ? exclama madame Fontille.

— Nous venons de Saint-Étienne pour vous voir, ma cousine, avant votre départ, dit le capitaine.

— Et aussi pour voir mon amie Hortense, ajouta la fillette

— Marie ! dit le père d'un ton fâché.

— Eh bien ! intervint l'excellente femme, allez-vous gronder cette enfant parce qu'elle dit tout haut ce que vous pensez tout bas ?

— Non, ma cousine, mais en vérité...

— Elle a mille fois plus de raison que vous ; ne vous en déplaise, mon beau cousin, elle sait aimer, elle !

— Oh ! croyez bien...

— Oui, oui, j'entends, il n'y a pas qu'elle, mais du moins elle ose le dire ; tandis que je sais des cœurs timides ou aveuglés qui préfèrent souffrir... n'en parlons plus.

— Si, parlons-en ! dit tout à coup le capitaine avec explosion ; aussi bien, je ne puis rester davantage sans nouvelles de celle qui a tant aimé mes enfants.

— Et qui les aime toujours, la chère âme.

— Ainsi, elle va bien ?

— Comme vous l'avez laissée, dévouée, calme, d'un sérieux qui, depuis quelque temps, frise la tristesse.

— Quoi ! vous avez remarqué  ?...

— Ça se voit.

— Et vous avez vu ?...

— Fi !... le curieux !

Madame Fontille regarda le capitaine ; il était pâle, anxieux ; je ne sais quel feu contenu brillait sous ses paupières. Marie était allée renouveler connaissance avec l'ordonnance ; la digne marieuse eut un pressentiment joyeux.

— Ah ! dit-elle en se penchant doucement vers le capitaine, non-seulement vous l'aimez, mais maintenant j'en jurerais, vous voulez qu'elle le sache.

— Oui, ma cousine, dit-il d'un ton grave ; le souvenir de cette angélique nature l'a emporté sur mes remords et mes résolutions ; je suis vaincu.

— Que Dieu vous bénisse ! Vous avez eu du mal pour en arriver là  !...

— Que Berthe me pardonne tout le bonheur que je rêve de donner à celle qui consentira peut-être à devenir la mère de mes enfants !

— Nous y tâcherons, mon pauvre ami ; savez-vous que vous arrivez bien à temps ? Elle va partir aussi, mais pas avec nous.

— Le colonel a sa retraite ?

— Et il se retire à Paris. Hortense prêchait pour la campagne ; mais mademoiselle Judith ayant déclaré qu'elle ne saurait y demeurer, la famille réduira ses dépenses et vivra bien modestement dans la grande ville.

— Ma cousine, je voudrais... je ne sais comment vous dire cela...

— Cela ne m'étonne pas, un rien vous embarrasse ; voyons, essayez quand même.

— J'ai hérité d'une vieille tante, j'ai de l'aisance maintenant, je suis las de la vie militaire... Si mademoiselle de Clarande voulait me faire l'honneur de m'accorder sa main... sans dot... je serais mille fois trop heureux.

— C'est cela que vous n'osiez pas articuler ?

— Je quitterais volontiers le service pour la campagne et la vie de famille.

— Eh bien ! nous allons le lui demander à elle-même.

On entendait en effet, dans l'antichambre, les cris de joie de Marie, qui acclamait Hortense, sa chère Hortense, sa grande amie.

La fille du colonel apparut sur le seuil du salon, portant Marie suspendue à son cou, tout émue, toute rouge d'une adorable confusion, et belle de bonheur inavoué.

Madame Fontille, qui aimait les situations claires, et n'était pas pour rien la femme d'un hussard, saisit l'occasion avec une intrépidité qui avait son excuse dans son extrême désir de faire des heureux.

— Ma chère Hortense, dit-elle en allant mettre un baiser maternel au front de la jeune fille, on parlait de vous ici ; ne le devinez-vous pas ?

Elle sourit, sans répondre, et sa rougeur augmenta.

— On en parlait même si chaudement et avec tant d'insistance que j'osais presque me porter garant de vous arracher le consentement que l'on implorait.

— Oh ! vous allez bien vite !... mais enfin, que vous demandait-on ?

— Une mère pour les chers orphelins.

— Je ne m'appartiens pas, dit-elle d'une voix tremblante en détournant son visage subitement pâli.

Madame Fontille lui prit tendrement les mains.

— Votre dévouement n'est plus indispensable désormais ; la vie sédentaire permettra à vos parents de se passer de vos soins. Mon cousin aussi rêve le repos ; il est riche ; il ne veut que votre personne, il vous aime !... et les enfants donc !... Marie, dis-lui donc qu'il faut qu'elle soit ta petite mère.

Marie se pelotonna câlinement dans les bras d'Hortense en disant :

— Ma petite mère !... mais elle l'est déjà.

— Vous l'entendez ! s'écria le capitaine d'une voix oppressée ; oh ! je vous en supplie, ne la démentez pas.

La jeune fille cacha ses yeux troublés dans les cheveux de l'enfant en murmurant :

— Laissez-moi d'abord installer dans leur nouvelle demeure mes grands enfants à moi, et je vous permettrai de leur demander alors de me donner aux vôtres.

Madame Fontille fit un geste triomphal, embrassa son cousin, et sortit en emportant Marie, laissant quelques minutes de liberté à ces deux êtres, si diversement et si profondément dévoués, pour s'avouer enfin qu'ils s'aimaient.

Lorsqu'on apprit à Vienne que la famille de Clarande allait habiter Paris, madame Apolline de Poitevy, qui devait également y fixer sa résidence, en éprouva un certain dépit. La beauté rayonnante de Judith apparut comme une menace à ses conjugales appréhensions.

— Pourvu que nous ne la rencontrions pas ! se dit-elle avec inquiétude.

M. Ernest Samson serra les mains du juge Belormel, qui lui apportait cette nouvelle.

— A Paris ! répéta-t-il, à Paris !... Dieu soit loué  ! je saurai bien l'y retrouver.

Le mariage du trésorier

I

En 1869, le 43e bataillon de chasseurs à pied, retour du Mexique, occupait depuis une année la garnison de Vincennes, que sa proximité de Paris classe parmi les plus enviées.

Il était commandé par un soldat d'Afrique et de Crimée, le commandant Toussaint, un troupier fini, comme disaient les vieilles moustaches du corps, épithète qui sert, paraît-il, à qualifier toutes les vertus militaires, et lui ralliait la sympathie de ceux d'entre ses subordonnés qui avaient patiemment conquis, un à un, tous leurs grades.

Les jeunes sous-lieutenants, élèves de Saint-Cyr, qui avaient entendu raconter les élégantes traditions du 43e, déploraient la présence d'un chef qui ne connaissait que la discipline toute nue et dédaignait profondément les accommodements qu'un homme du monde sait se ménager avec sa brutalité.

C'est dire assez que les belles manières étaient le moindre souci du bataillon à sa rentrée en France. Cette dernière campagne avait d'ailleurs introduit dans son effectif des éléments nouveaux, infiniment plus recommandables par leurs bons services que par leur éducation première.

La bravoure y avait engendré la hâblerie ; le climat brûlant, longtemps supporté, y avait développé le culte de l'absinthe ; le sans-gêne y était à l'ordre du jour ; enfin, symptôme qui caractérise généralement les rentrées de campagnes, une bonne moitié des officiers s'étaient mariés hâtivement, étourdiment, pressés par une soif de vie intérieure plus légitime que prudente, sans prendre le temps de bien choisir.

Il en était résulté pas mal de ménages où l'amour devait tenir lieu de dot, et quelques-uns même où l'incompatibilité d'humeur glissait déjà son souffle desséchant.

C'était la plaie secrète du commandant Toussaint, un vieux garçon qui regardait en haussant les épaules les petites misères conjugales de ses officiers.

— Sacrebleu ! avait-il déclaré, je ne donne plus d'autorisation de mariage à moins qu'on ne m'apporte, dans mon cabinet, la dot de la future en espèces roulantes et sonnantes. Messieurs, vous pouvez vous le tenir pour dit.

Comme on savait bien que le commandant menaçait d'excéder ainsi son droit, la terreur n'était pas grande parmi les gens mariables du bataillon. Et puis le voisinage de Paris, la ville des séductions incessantes et des caprices faciles, commençait à produire son effet : depuis un an, on se mariait beaucoup moins au 43e.

À cette époque, l'aristocratie n'y était représentée que par trois sous-lieutenants des dernières promotions. Ce fut donc un étonnement pour tous, lorsqu'on vit arriver le lieutenant Georges de Maucler, qui venait y prendre les fonctions de trésorier en remplacement du titulaire décédé.

Tout d'abord, ce grand beau garçon-là avec sa taille élevée d'une suprême élégance, son teint mat, ses fines moustaches crânement relevées, la simplicité recherchée de ses façons de gentilhomme, parut une anomalie dans ces fonctions bureaucratiques.

Lui, trésorier ! c'est-à-dire éplucheur de comptes, assidu au travail, ferré sur les chiffres, enterré dans les paperasses, allons donc !... Il n'était pas fait pour s'endormir dans les somnolentes aridités de la section hors rang ; sa place future était à la droite du bataillon, comme adjudant-major ; la parade serait son triomphe, et les grandes manœuvres son avenir.

Voilà ce que disaient à haute voix les camarades indulgents. Les envieux ajoutaient tout bas que ce prudent jeune homme voulait ménager ses mains féminines et son front blanc en les mettant à l'abri des rudes exercices corporels de la vie militaire.

Il est probable que ces propos malveillants, --qu'on ne s'explique, du reste, que par l'usage à peu près général de confier ces fonctions spéciales à d'anciens sous-officiers qui ont prouvé leurs aptitudes, et se contentent d'un avancement médiocre en échange de la tranquillité de leur position, -- il est probable, dis-je, que ces propos parvinrent aux oreilles du nouveau venu.

Il affecta d'abord de n'y prêter aucune attention ; mais comme la jalousie de quelques candidats évincés rendit le venin de plus en plus corrosif, M. de Maucler, au déjeuner commun de la pension militaire, dit un jour à ses camarades :

— Messieurs, j'apprends que vous êtes surpris de me voir au dépôt avec un titre dont plusieurs d'entre vous se croyaient justement plus dignes, et que les motifs de mon acceptation sont dénaturés ou mal compris. Il est peut-être bon de rectifier votre opinion à cet égard.

Il y eut un grognement approbatif autour de la table.

Le jeune homme promena lentement son regard ferme sur les convives en l'arrêtant plus spécialement sur quelques-uns.

— Non, monsieur Lorillon, reprit-il, je ne suis pas trésorier parce que j'ai des dettes cachées qu'il me faut payer à tout prix. Non, monsieur Périllas, je ne suis pas trésorier parce que le grand soleil du polygone répugne à mes goûts efféminés. Non, monsieur Anselme, je ne suis pas trésorier parce que je sais mieux manier une plume qu'une épée... : cela, je pourrais vous le prouver au besoin. Je suis trésorier, messieurs, parce que j'ai à remplir une lourde et sérieuse tâche qui me fait désirer, pendant quelques années, une vie relativement immobilisée ; je suis trésorier, parce que j'avoue être pauvre et avoir très-prosaïquement besoin des appointements supérieurs attachés aux fonctions que j'occupe, pour m'aider à accomplir un devoir que je considère comme sacré et sur lequel je n'ai pas à m'expliquer davantage.

Un silence profond suivit cette déclaration étrange, humble et fière à la fois, rare dans les coutumes militaires où l'on supporte la pauvreté sans l'avouer, mais qu'un cachet de loyauté indicible rendait respectable.

Les officiers se regardèrent, interdits, sentant le mérite de cette parole claire et sans emphase, un peu honteux déjà de leurs jugements téméraires, regrettant leurs médisances et hésitant à les désavouer.

Le lieutenant Périllas, un des médisants, avec le prime-saut de sa nature méridionale, fut le premier à reconnaître ses torts.

— Tarasque ! s'écria-t-il en se levant d'un mouvement brusque, c'est trop de bonté de nous exposer vos motifs. Vous êtes ce que vous êtes, parce que vous voulez l'être ; cela suffit, et vous me paraissez un gaillard de taille à faire respecter votre sentiment.

— Je le crois, répondit simplement Georges de Maucler.

— Pour ma part, si j'ai prononcé la parole que vous venez de relever, -- et j'en suis bien capable après tout, -- je reconnais avoir dit une sottise. Nos langues du Midi nous jouent de ces mauvais tours-là. Veuillez bien l'oublier, monsieur !

M. de Maucler étendit à travers la table sa main longue et soignée, qui fut énergiquement serrée dans la main brune et nerveuse de M. Périllas.

Cet exemple amena une autre rétractation, moins carrément formulée, et quelques protestations qui parurent suffisantes à tout le monde.

Le déjeuner s'acheva sans incident. Le président de la table fit apporter du champagne, et l'on but, sans rancune, à la santé du nouveau trésorier.

Telle fut l'entrée de Georges de Maucler au 43e bataillon de chasseurs. De cette escarmouche, dont il conserva un certain prestige, naquit pour lui la très-sincère amitié du lieutenant Périllas, à laquelle son inséparable Pylade, le capitaine Lanternie, -- épaisse et excellente nature, --ne manqua pas d'ajouter promptement son estime.

Ces trois officiers, quoique fort dissemblables de naissance et de manières, se sentirent cependant sympathiques, car ils étaient profondément honnêtes, francs, bons militaires et suffisamment chauvins.

II

Les anciens visiteurs du bois de Vincennes, que le souvenir de leur admiration passée ramène sous ses ombrages, reconnaissent difficilement, et même ne reconnaissent absolument plus, les épais fourrés, coupés de larges allées feuillues, où ils s'égaraient autrefois.

Depuis quelques années, la nature, qui faisait seule les frais de ces décors agrestes, s'est adjoint la collaboration de l'art, et, de cet accouplement fécond, sont nés ces paysages gracieux, ces lacs pleins de fraîcheur, ces courbes élégantes, ces entrelacements de lierre et de rochers, ces échappées vertes, ces fonds lumineux qui font du bois de Vincennes actuel une des plus belles perles de l'écrin splendide dont M. Alphand a été établi, par la ville de Paris, ciseleur, monteur et metteur en lumière. ;

Malheureusement pour les amateurs de beautés purement champêtres, la spéculation a suivi l'art, et les constructeurs de villas modernes ont succédé aux terrassiers paysagistes. Une ceinture de maisons blanches, de chalets coquets, de pimpants pavillons s'étend autour de la ville, empiétant de plus en plus sur le vrai bois, frais et odorant, de jadis.

Les grands chênes sont coupés dans les lots de terrains à vendre, et le nouveau propriétaire plante autour de sa maisonnette une série de manches à balai, grêles, à têtes maigrement empanchées, du plus lamentable effet comme perspective. Les parterres se grillent au grand soleil tandis que les habitants voient à quelques pas, --supplice renouvelé de Tantale, -- les ramures touffues verser l'ombre aux promeneurs.

Dans dix ans, quand les manches à balai seront des arbres et les parterres des jardins, Vincennes tout entier, s'allongeant de Fontenay-sous-Bois à Paris, ne sera plus qu'un adorable nid de verdure et de fleurs, où les boulets du polygone paraîtront d'étranges fruits dépaysés.

Une des belles maisons nouvellement construites sur l'avenue Marigny appartenait, en 1869, à M. Athanase Gilmérin, lequel avait laborieusement édifié une plantureuse fortune dans le commerce des denrées coloniales, en plein quartier des Halles.

Actif, habile et honnête, il arriva, jeune encore, à cette situation honorable, aisée, autoritaire, qui est l'ambition légitime du grand commerçant. Il pouvait, en persistant dans cette voie, doubler ses capitaux, mais ayant perdu sa femme, -- une utile compagne de travail, -- il jugea plus sage de se retirer des affaires après avoir assuré son avenir et la dot de ses enfants.

Ni l'un ni l'autre, du reste, n'étaient aptes à lui succéder. Son fils, Sosthène Gilmérin, après des études capricieuses, s'était découvert un goût prononcé pour la peinture. Il avait dès lors abandonné tout projet d'occupation sérieuse, et barbouillait sur toile avec une ardeur digne d'un résultat moins fantaisiste.

Comme il était largement pensionné par son père, et très-généreux avec ses amis, ceux-ci lui persuadaient aisément que ses tableaux de genre étaient étourdissants et que l'air circulait entre les arbres violets de ses paysages. Pour M. Gilmérin, Sosthène était un des plus grands peintres de l'avenir.

Sa fille, mademoiselle Valérie Gilmérin, qui avait fait au couvent des Oiseaux les plus aristocratiques connaissances, ne pouvait décemment, en rentrant au logis, trouver son père à la tète d'une armée de commis, dirigeant des transactions commerciales !... sur une vaste échelle, il est vrai, mais enfin des transactions ! Non, c'était inadmissible. Son éducation, sa distinction, sa grâce devaient la préserver du contact de ces vulgarités.

Le fonds de commerce fut donc vendu, la famille installée dans un somptueux appartement du boulevard de Sébastopol. --Dame ! on ne peut pas, des Halles, s'implanter tout à coup au cœur du faubourg Saint-Germain !... et M. Gilmérin, que venait de saisir l'amour de la villégiature, fit construire une villa à Vincennes.

La maison construite, -- et ce fut une année bien employée pour le digne homme, -- il procéda à l'érection d'un jardin, au creusement d'un bassin, à la coûteuse transplantation de beaux arbres déjà ombreux.

Encore six mois heureux arrachés à l'ennemi qu'il entrevoyait comme un cauchemar : l'oisiveté.

Mais vint enfin le jour où la maison confortable reçut ses habitants, où le jardin étendit ses allées, bordées de catalpas fleuris, devant les promeneurs, où la famille Gilmérin put dire à son chef : « Votre œuvre est parfaite, et nous avons bien fait de planter ici notre tente. »

Ce jour-là, le négociant retiré n'ayant plus rien à organiser ni à surveiller, s'endormit le cœur bien gros : qu'allait-il faire désormais ?

Ah ! il ne s'en doutait pas, le pauvre homme ! il appartenait à Valérie de lui démontrer que l'occupation la plus grave, la plus impérieuse, la plus absorbante qui puisse incomber à un père est de marier sa fille.

À l'époque où mademoiselle Valérie Gilmérin quitta l'institution célèbre, où se forment tant de petits prodiges, pour venir reprendre sa place dans la maison paternelle, c'était une belle personne de dix-huit ans, assez grande, dont les épaules larges et tombantes, quoique un peu grêles encore, promettaient avec les années un splendide développement.

Ses traits, sans avoir rien de classiquement régulier, respiraient une vivacité spirituelle ; sa bouche, grande, était expressive ; ses yeux, d'un vert lumineux, avaient un regard profond où la passion, latente et indécise encore, semblait dormir.

On se retournait pour la voir passer, non qu'elle fût remarquablement jolie, mais infiniment attrayante avec sa taille souple et ses cheveux châtains, hardiment relevés sur le front un peu bas des statues antiques.

Elle avait de la gaieté, de la franchise et de la résolution dans le caractère. Ce n'était pas du tout la jeune fille de notre génération telle que la font nos mœurs frivoles, bonne d'instinct, coquette par nature, généreuse quand il ne s'agit que d'argent, positive par calcul, avec un égoïsme naïf qui la fait se regarder comme une délicate petite merveille qu'on ne saurait trop ménager.

Valérie valait mieux que ce type si répandu sur lequel se coulent, de nos jours, nos jeunes et jolies Parisiennes. Elle avait, par exemple, la faiblesse d'appartenir à son époque par le côté modes, dont elle portait consciencieusement les retroussis cavaliers, les pouffs gigantesques et les envolements d'étoffes.

Ainsi faite, c'était une charmante enfant dont tous les pères du monde auraient eu le droit d'être fiers. M. Gilmérin ne s'en faisait pas faute. Ce fut même ce légitime orgueil qui le rendit promptement très-jaloux du bonheur à venir de son trésor, et très-difficile sur le choix d'un gendre.

Les prétendants affluaient déjà. Une jolie personne, une dot sonnante, quel miroir aux alouettes braqué sur les célibataires !

— Elle est trop jeune... Je ne veux pas m'en séparer si vite... Laissons-la jouir de son printemps, se défendait l'excellent père, attaqué de toutes parts.

Et pourtant, en homme habitué à peser toutes les propositions pour en extraire le bénéfice probable, il passait au crible tous les amoureux, négociants, banquiers, officiers, propriétaires, ne trouvant à aucun d'eux les qualités requises pour mériter Valérie.

Les prétentions de la jeune fille étaient-elles donc formidables ? A vrai dire, elle n'en avait aucune bien nettement accentuée. Se sentant riche, jolie, libre de choisir, elle attendait que quelqu'un lui plût, -- toutes les jeunes filles nous comprendront, -- et personne ne lui plaisait.

Ce n'était ni coquetterie ni caprice de sa part, c'était médiocrité chez les prétendants. Ils étaient, les uns jeunes, les autres riches, parfois beaux ; on en rencontrait même de spirituels ; mais aucun ne soulevait dans le cœur de Valérie ce désir vague, ce trouble inconnu qu'elle rêvait de ressentir un jour à l'approche de son futur mari.

Sans être aussi romanesque que beaucoup de ses compagnes, elle avait donc aussi son petit grain d'idéal qui germait dans un coin de sa mignonne cervelle.

L'idéal de M. Athanase Gilmérin ne ressemblait pas précisément à celui de sa fille. Il voulait, lui, un gendre parfait, tout simplement, quelque chose comme un Adonis doublé d'un nabab, poëte à ses heures et petit manteau bleu à ses moments perdus.

Eh bien, Paris, le pays des merveilles en tous genres, en renferme peu, très-peu même, d'aussi réussies que le voulait ce programme. La merveille n'avait pas encore paru.

III

On ne recevait que peu de monde à la villa Gilmérin, -- c'est ainsi qu'on avait pris l'habitude de désigner la plus élégante maison de l'avenue Marigny. -- L'absence d'une mère imposait une certaine réserve à Valérie, qui se faisait aider dans ses fonctions de maîtresse de maison par madame Duval, sa gouvernante, un être passif et doux dont l'autorité était, il faut l'avouer, purement nominale. Elle servait à sauvegarder les convenances, et M, Gilmérin, plein de confiance en sa fille, ne lui en demandait pas davantage.

Quelques dames, Parisiennes pour la plupart, transplantées à Vincennes pendant la belle saison, formaient le fond de cette société, dans laquelle Sosthène Gilmérin se chargeait d'introduire l'élément masculin.

Quoique très-léger d'esprit et fort insouciant de caractère, Sosthène avait le bon goût de ne présenter à sa sœur que le dessus du panier artistique où il se fournissait de bons camarades, c'est-à-dire quelques jeunes gens, plus ou moins inconnus, mais bien élevés, dessinateurs, sculpteurs, vaudevillistes.

Ces messieurs, naissants météores, trouvaient agréable de passer de temps en temps une soirée à la villa hospitalière, d'y faire de la musique, d'y lire des vers sous les regards rayonnants d'une belle fille, qu'on savait indépendante, et en faveur de laquelle on pardonnait au père de n'être qu'un « bourgeois » .

Tous n'étaient pas des amis, cependant. Beaucoup passaient dans le salon Gilmérin à titre de curiosité, d'actualité, et ne revenaient que rarement, d'autres succès les attendant ailleurs. Quelques-uns restaient, et parmi ceux-là Edmond Gaussens, le vaudevilliste ; le lieutenant Périllas, qui écorchait l'alto avec assurance, et le capitaine Lanternie, qui possédait une formidable voix de basse-taille.

Edmond Gaussens commençait à sortir de l'obscurité par ses deux derniers succès, une comédie de mœurs au théâtre de Cluny et le libretto d'un opéra-bouffe à l'Athénée. M. Gilmérin, qui n'entendait absolument rien en littérature, était infiniment flatté de recevoir intimement un auteur d'avenir, et lui témoignait une considération toute particulière.

Le lieutenant Périllas et le capitaine Lanternie étaient devenus les amis de Sosthène, par l'effet de cette petite vanité belliqueuse qui pousse certains membres de notre gandinisme moderne à afficher des relations militaires.

Par suite du désœuvrement chronique de la plupart des officiers hors des heures du service, ces messieurs, toujours accueillis par un sourire de Valérie et une poignée de main de son père, devinrent peu à peu les hôtes assidus de la villa.

C'était faire preuve de bon goût, du reste, que de préférer cette société bienveillante à la bruyante mêlée qui se produit d'ordinaire au Café militaire, à l'heure de l'absinthe ou de la bière, quand l'atmosphère est empoisonnée d'émanations alcooliques ou nicotinales ; quand, avec le sans-gêne inhérent aux environs de Paris, les tables y sont envahies par des cavaliers de médiocre retenue accompagnés de maquillées douteuses.

Ni le lieutenant Périllas, un Méridional osseux et turbulent qui jurait « Tarasque ! » à chaque mot, ni le capitaine Lanternie, un Lorrain paisible et somnolent, ne se rendaient un compte bien exact du charme qui, leur faisant fuir le Café militaire, les attirait presque chaque soir sous les catalpas de l'avenue Marigny.

Ce charme s'appelait peut-être « Valérie »  ; mais en conscience, ils ne le savaient pas et ne voulaient pas le savoir. Ils étaient bien reçus ; on les revoyait le lendemain ; ils en étaient heureux, et toujours ainsi depuis un an.

C'était peut-être bien imprudent à M. Gilmérin d'ouvrir ainsi toutes grandes les portes de la volière élégante où il détenait captif son bel oiseau rare, son trésor, sa fille ! Eh ! sans doute, la stricte sagesse aurait exigé que l'enfant sans mère vécût plus retirée, moins exposée aux regards, hardis par vocation et par métier, d'hommes de lettres et d'hommes de guerre.

M. Gilmérin possédait, comme père, l'aveuglement que l'on suppose à tort monopolisé par les maris. Il comptait que son fils ne lui amènerait que d'honnêtes gens, incapables d'abuser de son hospitalité  ; que sa fille, qui avait besoin de quelques distractions, était trop bien élevée pour faire un choix sans son approbation. Cela lui suffisait pour dormir en paix.

La réalité servit mieux ses prévisions hasardeuses qu'il n'était permis de l'espérer. Valérie distribuait équitablement à tous ses attentives prévenances de maîtresse de maison, ne manifestait aucune préférence, les saluait à l'entrée d'un bonjour souriant, et au départ d'un regard tranquille. Évidemment le petit groupe d'intimes formé par MM. Gaussens, Périllas et Lanternie n'offrait rien de sérieusement dangereux pour son imagination.

Ce fut par leur intermédiaire que de nouveaux personnages, d'un relief plus accusé, furent présentés à la villa Gilmérin.

Un soir, la petite société était rassemblée sous un berceau de chèvrefeuille dont l'ex-négociant était justement fier. Madame Boinvilliers, -- une voisine, -- et mademoiselle Eudoxie Boinvilliers, sa fille, -- une petite personne ronde, prétentieuse, passée maîtresse dans l'art de ravauder le linge et de confectionner les confitures, -- complétaient la réunion.

Valérie déplorait amèrement, avec l'exagération propre aux jeunes filles, la perte qu'elle venait de faire de son maître de piano.

— Il devient aveugle et nous abandonne, disait-elle. Un si honnête homme !... et si indulgent !

— Si indulgent surtout ! appuya mademoiselle Eudoxie d'un air ambigu.

— Ah ! c'est un gros chagrin pour mademoiselle, dit madame Duval, la gouvernante in partibus.

Madame Boinvilliers, en provinciale convaincue, observa qu'elle s'était évité tous ces désagréments en ne faisant point apprendre la musique à sa fille.

— Mademoiselle Eudoxie se trouve ainsi privée d'un grand plaisir, fit M. Gilmérin avec bonhomie.

— Non, monsieur, répondit vivement la jeune fille ; le piano est si long à apprendre qu'une jeune personne sérieusement occupée dans son intérieur n'a point le temps de l'étudier à fond.

— Il est vrai que mademoiselle Boinvilliers est un petit modèle de femme de ménage, dit Edmond Gaussens avec un sourire railleur, et que le réalisme utilitaire doit l'emporter de beaucoup chez elle sur l'art fantaisiste.

— Mais, monsieur, répondit Eudoxie piquée en fixant ses yeux ronds sur le vaudevilliste, son ennemi déclaré, si vous épousez jamais l'art fantaisiste, comme vous dites, soignera-t-il votre ordinaire et réparera-t-il vos chaussettes ?

— J'incline à croire que mademoiselle Boinvilliers pourrait bien avoir raison, déclara le capitaine Lanternie, qui avait un faible pour les bonnes ménagères.

Cette approbation lui valut un sourire encourageant de la mère. La fille rougit prodigieusement, ce qui lui arrivait, du reste, chaque fois qu'un de messieurs les officiers de la garnison laissait tomber un mot ou un regard à son adresse.

Elle avait un penchant pour l'uniforme distingué des chasseurs à pied, mademoiselle Boinvilliers, pour cette blanche épaulette qui se détache, argentée, de la tunique sombre, et même pour ces deux rangées de boutons à la prussienne dont on a eu le tort de consteller le plastron.

Ce qui prouve surabondamment que, sans être une fille spirituelle, elle était une fille de goût.

— Tarasque ! dit le lieutenant Périllas, c'est dommage que mon ami le trésorier n'ait pas ses diplômes de maître de musique ; en voilà un qui tapote agréablement les petites touches de son épinette !

— Ah ! vous avez au 43e un officier qui joue du piano ? interrogea Valérie.

— Qui en joue comme un charme, mademoiselle. C'est plaisir de le voir avec ses grands bras qui voltigent, mais c'est surtout plaisir de l'entendre : une sainte Cécile en uniforme de chasseur.

— Voilà qui pique ma curiosité.

— Qu'à cela ne tienne... j'aurai l'honneur de vous l'amener.

— N'est-ce pas du beau de Maucler que vous voulez parler ? demanda Sosthène Gilmérin.

— C'est de lui, en effet.

— Charmant garçon... et homme du monde. Valérie, ma chère, on t'amènera là une brillante recrue pour tes petites soirées.

— J'en serai reconnaissant à M. Périllas... Mais cela ne me rendra pas mon maître de piano au moment où je commençais à réparer ma paresse de pensionnaire.

— Nous allons lui chercher un remplaçant dès demain, dit M. Gilmérin avec philosophie.

— Oh ! les maîtres ne manquent pas ; mais encore faut-il réunir certaines conditions pour être accepté près d'une demoiselle, observa madame Boinvilliers d'un ton pincé.

Edmond Gaussens ébouriffa d'un revers de main sa plantureuse chevelure, ce qui était le signe infaillible qu'une idée venait de lui naître.

— Mademoiselle, dit-il en regardant Valérie, voulez-vous me permettre de vous proposer un candidat ?

— Le concours est ouvert.

— Il le faut savant, indulgent et grisonnant, chantonna Sosthène.

— Tout cela ? railla Eudoxie.

— Trois mérites indispensables pour être admis au privilége de diriger sur le clavier les adorables petites menottes de ma sœur.

— Mon candidat est... une femme.

— Ah ! cher !... cher !... chuchota Sosthène avec un regard de reproche discret.

Le vaudevilliste haussa les épaules.

— En ce cas, dit gaiement Valérie, je ne la veux ni sotte, ni revêche, ni vieille, ni en lunettes.

— Eh ! mon Dieu ! qu'est-ce que cela peut vous faire ? demanda la positive Eudoxie.

— Un vieux maître inspire du respect, une maîtresse intelligente et jeune doit faire aimer la musique par son aspect attrayant.

— Poëte comme vous l'êtes, mademoiselle, vous apprécierez au premier regard tout le mérite de ma protégée, dit Edmond Gaussens.

— Elle est donc belle ?

— Un peu plus qu'il le faudrait pour courir le cachet.

— Et jeune ?

— Vingt-trois ans environ.

— Elle est bien élevée ?

— C'est la fille d'un officier supérieur.

— Ah ! par exemple ! protestèrent, par esprit de corps, MM. Périllas et Lanternie.

— D'un officier supérieur, colonel de cavalerie, je crois, mort peu de mois après sa mise à la retraite, laissant sa femme et sa fille à peu près sans ressource.

— Métier militaire !... honorable, brillant et ruineux ! soupira le capitaine Lanternie, qui se souvenait avec joie de posséder une petite ferme en Lorraine.

— Et cette jeune fille travaille ?

— Avec un courage admirable.

— C'est très-bien... très-bien, cela ! exclama l'enthousiaste Valérie. Mon père, nous allons lui être utiles, n'est-ce pas ?

— Il faut la connaître d'abord, ma chère enfant, répondit M. Gilmérin moins prompt à s'enflammer ; du reste, l'occasion que nous offre M. Gaussens me paraît bonne à saisir.

— Elle est vraiment bonne musicienne ?... vous avez pu juger fréquemment de son talent ? demanda la pratique madame Boinvilliers, qui se méfiait déjà d'une virtuose proposée par un vaudevilliste.

Celui-ci comprit le soupçon et répondit avec un naturel qui ne laissait pas de prise aux interprétations fausses :

— Je l'ai entendue à travers les murs. Nous habitons la même maison et le même étage, rue Bleue, 19. Je dois même avouer que ces accords, ces roulades, quelque brillants qu'ils soient, ont le don de me fatiguer quand je travaille.

— Profane ! fit Sosthène intéressé.

— Personnellement, je ne comprends pas grand'-chose à la musique ; mais Offenbach, qui me fait l'honneur d'écrire avec moi une bouffonnerie pour les Folies-Dramatiques, l'ayant entendue en venant, par hasard, faire un raccord dans ma mansarde, a paru ravi de son jeu et plus encore de sa voix.

— Offenbach ! oh ! oh ! répéta M. Gilmérin saisi de respect.

— Je voudrais la voir. Voulez-vous le lui dire de ma part ? fit étourdiment Valérie.

— Je ne pourrais le faire, malgré mon désir, mademoiselle, dit le librettiste avec un accent sérieux, car je n'ai pas l'honneur d'être admis chez les dames de Clarande ; je craindrais donc qu'une proposition de leçon venant de ma part, et servant de prétexte à mon introduction dans leur intérieur, ne fût soupçonneusement accueillie.

Eudoxie, qui échafaudait déjà dans sa tête tout un petit roman sentimental et malveillant sur le compte du jeune écrivain et de la fille du colonel, en fut pour ses frais d'imagination.

— Vous avez raison, dit M. Gilmérin, tout à fait rassuré par le respect positif qu'annonçait ce refus ; c'est moi que cela regarde, et je m'en charge.

— Cher monsieur, je vous souhaite de réussir dans vos négociations avec la protégée inconnue de M. Gaussens, dit, non sans ironie, madame Boinvilliers en se levant pour prendre congé.

— Et vous, Valérie, tâchez de pouvoir nous montrer bientôt votre merveille, ajouta Eudoxie en imitant le mouvement maternel.

Il était déjà tard. L'ombre du bois, qui borde tout un côté de l'avenue Marigny, s'étendait sur le jardin de la villa.

— Comme il fait noir ! dit craintivement la jeune fille en se serrant convulsivement dans son burnous.

Sosthène, qui accompagnait son ami Gaussens au chemin de fer, et les deux officiers, qui regagnaient leurs chambres garnies de la rue Neuve, s'offrirent galamment à reconduire ces dames.

C'était le moment attendu par Eudoxie, qui ne manquait jamais une occasion de glisser son bras rond sur le bras replet du capitaine Lanternie, ou, plus volontiers encore, sur le poignet osseux du lieutenant Périllas.

La mère et la fille acceptèrent donc avec empressement. Tandis qu'elles faisaient ainsi en vaillante compagnie les quelques centaines de pas qui les séparaient de leur demeure, la mère se demandait avec inquiétude si, sur leurs quatre cavaliers, aucun ne serait tenté de devenir son gendre ; la fille se berçait du secret espoir que les voisins non encore endormis les verraient peut-être rentrer avec leur brillante escorte militaire.

IV

Georges de Maucler, prévenu par son ami Périllas, fut introduit à la villa Gilmérin le même soir où la nouvelle maîtresse de piano, mademoiselle Judith de Clarande, y fit également sa première apparition.

M. Gilmérin, fidele à sa promesse, s'était enquis de la belle protégée d'Edmond Gaussens, et, malgré l'origine quelque peu suspecte de cette recommandation, les renseignements recueillis avaient été excellents.

Cette jeune personne, fort distinguée et d'une fierté royale, vivait retirée avec sa mère, dont la santé affaiblie avait reçu la plus cruelle atteinte de la mort de son mari, colonel de hussards en retraite.

Les deux pauvres femmes, habituées à l'aisance trompeuse des grades supérieurs que n'accompagne aucune fortune personnelle, s'étaient brutalement trouvées en face d'une position plus que difficile. Huit cents francs de pension de veuve d'officier, cinq cents francs de rente, débris d'une petite dot engloutie dans de coûteux changements de garnison, c'étaient là leurs seules ressources.

On se réfugia à un cinquième étage, on vécut de privations et l'on se trouva, toutefois, bientôt assailli de dettes criardes. La mère ne quitta guère le lit ; la fille, humiliée, désespérée, consentit alors au plus grand sacrifice que pût accomplir son orgueil : elle chercha des leçons de musique.

Avoir été la belle et radieuse Judith de Clarande, la fille enviée du colonel du 17e hussards, et venir échouer misérablement dans les courses au cachet ! En acceptant chaque jour cette épreuve, la fière jeune fille cherchait avec une avidité fiévreuse le moyen de s'y soustraire. Elle se sentait faite pour d'autres destinées, qu'un hasard heureux pouvait faire naître. C'est pourquoi elle en acceptait volontiers l'aventureuse collaboration.

Malgré la lente maladie qui minait sa mère, malgré l'isolement de ses vingt-trois ans et les dangers de sa beauté blonde, elle se rendit seule, comme une femme que sa position émancipe, à l'invitation de mademoiselle Gilmérin. Elle avait, du reste, -- elle autrefois si coquette, -- le bon goût d'harmoniser son extérieur avec les difficultés de son rôle et de mûrir le plus possible le rayonnant attrait qui émanait de toute sa personne.

Vêtue d'une robe de taffetas noir, dont la coupe puritaine faisait valoir les lignes pures de sa taille, elle avait répudié les volants, les tuyaux, les pouffs insensés décrétés par la mode ; elle portait noblement les plis allongés de l'étoffe cassante.

Ses splendides cheveux blonds, non plus répandus en boucles folles sur ses épaules, mais relevés en diadème sur son front, donnaient à sa physionomie sérieuse un cachet imposant.

Lorsqu'elle entra, lente et digne, dans le salon Gilmérin, on eût cru voir une jeune impératrice. Valérie, bonne et point jalouse, en fut un peu surprise et toute charmée. Eudoxie Boinvilliers échangea avec sa mère un regard expressif et mécontent.

Le nouveau trésorier partagea avec mademoiselle de Clarande, quoique à un degré moins intense, la vive curiosité que faisait naître cette double introduction dans le petit cercle d'intimes.

Il était musicien fantaisiste plutôt que classique, et ne se fit guère prier pour jouer, sans prétention, une valse brillante, dont ses poignets exercés, tour à tour d'acier ou de velours, rendirent avec art les phrases mélodiques.

Il fut applaudi avec sincérité par mademoiselle de Clarande, avec enthousiasme par Eudoxie Boinvilliers, avec réserve par Valérie ; et pourtant Valérie avait été tout émue.

Georges de Maucler jouait comme il causait, avec verve, avec abandon, tout à coup avec mélancolie. Sous ses doigts, les notes partaient en fusées éclatantes, et, dans sa bouche, le rire inattendu succédait à une période de gravité. On eût dit que la gaieté spirituelle de son caractère était tempérée par de secrètes préoccupations.

Plusieurs fois son regard rêveur s'arrêta sur les trois jeunes filles, avec cette expression vaguement contemplative qui semble entrevoir une autre image par delà la personnalité présente.

Eudoxie Boinvilliers en prit du dépit. Quoique physiquement insignifiante, elle couvait des prétentions positives et se tenait prête, à tout risque, à jeter résolûment l'hameçon de sa beauté du diable au premier célibataire passant à sa portée.

Le trésorier, infiniment supérieur à MM. Périllas et Lanternie, lui parut une proie désirable, et Dieu seul sait combien de fois, pendant la soirée, elle se repentit de n'avoir pas arboré une certaine toilette de mousseline blanche, à ramages verts, d'un effet, à son avis, irrésistible.

Mademoiselle de Clarande, priée de se mettre au piano, exécuta avec un brio extrême un caprice de Thalberg. Elle déploya infiniment plus de talent que d'expression dans cette exécution magistrale et laissa son auditoire plus émerveillé qu'émotionné.

Où elle se révéla musicienne accomplie, ce fut en chantant de sa voix souple, vibrante, d'une sonorité indicible dans les notes graves, d'une tendresse exquise dans les notes élevées, la romance d'Il Trovatore.

Lorsqu'elle eut achevé, un murmure sympathique, mille fois plus flatteur que de frénétiques bravos, salua la révélation de ce talent admirable.

— Vous êtes cantatrice comme la Patti ! s'écria M. Gilmérin enthousiasmé.

— Avec la beauté majestueuse en plus ! ajouta galamment le lieutenant Périllas, dont les oetits yeux méridionaux lançaient des éclairs.

Edmond Gaussens, avec sa spontanéité d'artiste, déclara n'avoir jamais rien entendu d'aussi parfait, ce qui était beaucoup plus vrai qu'on ne pouvait d'abord le croire.

Judith de Clarande, froide et calme, accueillit ces éloges avec une gratitude réservée. Sa lèvre involontairement dédaigneuse semblait indiquer que les bravos de cette société bourgeoise lui paraissaient à peine dignes d'attention. Le vaudevilliste excepté, et encore !... qui donc pouvait la comprendre ?

Elle se trompait cependant. Sosthène Gilmérin, qui n'avait pas encore ouvert la bouche, la voyant seule dans l'embrasure d'une fenêtre, penchée sur une jardinière fleurie, lui dit à demi-voix, d'un accent pénétré  :

— Je vous remercie, mademoiselle, d'avoir bien voulu nous montrer un coin de votre âme.

Elle le regarda de ses yeux de pervenche auxquels désormais elle imposait, par raison, une expression glaciale.

— C'est bien involontairement, monsieur, répondit-elle avec un peu de hauteur, car la maîtresse de piano était beaucoup encore la fille du colonel.

— Que serait-ce donc alors, si vous daigniez la livrer tout entière à l'enthousiasme d'une foule transportée ?... Mademoiselle, votre place est à l'Opéra.

Un tressaillement qu'elle ne put réprimer plissa son front marmoréen.

— A l'Opéra ! répéta-t-elle.

— C'est là, et là seulement, que votre talent, votre grâce et votre beauté trouveraient un véritable cadre.

Mademoiselle de Clarande fit un geste fier.

— Parlons de ma voix uniquement, je vous prie ; s'il est vrai qu'elle soit agréable, il ne m'est jamais venu la pensée de la produire en public.

— C'est une omission réparable. Douée comme vous l'êtes, mademoiselle, je vous garantis un succès colossal.

Judith eut un regard interrogateur qui semblait demander à quel titre, en vertu de quelle autorité, ce jeune homme pouvait parler aussi hardiment.

Il le comprit, rougit de dépit et reprit avec une vivacité passionnée :

— Je ne suis malheureusement pas musicien moi-même, mais je connais beaucoup d'artistes, le monde théâtral m'est familier, et j'ose sans trop de présomption vous offrir, dès aujourd'hui, mademoiselle, un zèle discret et un complet dévouement à vos intérêts artistiques.

— Je vous remercie, monsieur, et me souviendrai, au besoin, de votre offre gracieuse, répondit-elle avec la même réserve hautaine qui tour à tour enflammait et décourageait ses admirateurs.

Sosthène s'éloigna aussitôt, subjugué par ces façons souveraines alliées à une souveraine beauté.

— L'Opéra ! pensait Judith rêveuse, l'Opéra !.. Si ce jeune homme disait vrai, quel rêve !

Vers la fin de cette soirée où se jetaient les germes de drames intimes, M. Maucler, s'arrachant enfin à sa distraction persistante, parut suivre avec intérêt les mouvements vifs et multipliés de Valérie, qui remplissait gentiment ses fonctions de maîtresse de maison avec l'aide, un peu gauche, de sa gouvernante, madame Duval.

L'air de franchise et de résolution, qui n'excluait pas la grâce sur le visage mutin de la jeune fille, lui plaisait évidemment davantage que les mines sucrées d'Eudoxie, et même que l'aristocratique pureté de lignes de mademoiselle de Clarande.

— Elle doit être bonne... un peu passionnée... généreuse... n'est-ce pas ? dit-il tout à coup à son ami Périllas en sortant d'un long mutisme.

— De qui parlez-vous ?

— Eh ! parbleu, de la charmante enfant qui prend corps à corps en ce moment, pour nous l'offrir, cette énorme brioche.

— Ah ! mademoiselle Valérie !... quel observateur vous faites ! Voilà un an que je la vois presque chaque soir, et dès la première fois vous lisez couramment sur sa physionomie.

— Mon cher ami, répondit le trésorier avec une teinte de mélancolie, les gens qui ont souffert apprennent à juger sainement et vite.

— Ah çà  ! voilà deux ou trois fois que je vous surprends à soupirer une sorte d'élégie rétrospective... Êtes-vous donc si malheureux ?

— Pas tant que cela. J'ai seulement une part... un peu plus libérale, des peines humaines.

— Oui ! fit Périllas en riant, peines de cœur... chagrins amers... soupçons... trahisons... désolations... que sais-je ! N'avons-nous pas tous passé par là  ?

— Bah ! êtes-vous bien sûr que j'en sois encore à payer mon tribut à ces sortes de catastrophes inévitables ?

— On ne le croirait pas à voir les regards attentifs dont vous poursuivez depuis un instant notre jolie hôtesse.

— En effet, il ne me semblait pas l'avoir encore aperçue.

— Ah ! vous prenez votre revanche, monsieur le distrait.

Le trésorier détourna les yeux sans embarras.

— Elle paraît infiniment agréable, dit-il simplemént.

— Et un parti splendide ! Vous ai-je dit qu'elle aura trois ou quatre cent mille francs de dot... et autant plus tard ?

— Très-beau, cela.

— Et je vous préviens en outre, -- avec un désintéressement dont vous aurez, j'en suis certain, l'ingratitude de ne tenir aucun compte, --que mademoiselle Gilmérin est laissée, par le plus indulgent des pères, libre de choisir son mari.

— Oh ! oh ! Périllas, mon ami, cela n'a pas aiguillonné votre ambition ?

— Je crois savoir que mademoiselle Valérie n'aime pas les bruns... et, vous voyez, j'ai le malheur d'être une deuxième édition de Victor Cochinat. C'est triste, allez !

— Et Lanternie ?

— Lanternie !... c'est une autre affaire. Une sienne cousine se morfond en pays lorrain, attendant, faute de dot suffisante, que le brave garçon prenne sa retraite.

— Et il est fidèle ?

— D'une façon invraisemblable.

— C'est admirable ! Mais je soupçonne que ce M. Gaussens...

— Le vaudevilliste ? allons donc !... Un barbouilleur de papier !... jamais le bonhomme Gilmérin...

— Vous dites qu'il laisse sa fille libre.

— Encore faut-il que le prétendant ait quelque chance, et je n'en crois aucune à ce coureur de coulisses.

— Faites-vous teindre les cheveux couleur d'or, mon cher ami ; cela se fait très-bien, vous savez !

— Mais vous, Maucler ? vous auriez quelques atouts en main, ce me semble : un beau nom et une belle mine... sans parler de cette heureuse veine qui vous a fait naître blond.

Un nuage passa sur le front du trésorier, et son grand œil bleu s'assombrit.

— Oh ! moi !... moi, Périllas, dit-il tristement, je ne suis pas mariable.

Le lieutenant Périllas allait protester, lorsqu'un mouvement produit par les dames Boinvilliers, qui se retiraient, rompit l'entretien.

Mademoiselle de Clarande refusa bravement d'être accompagnée plus loin que la gare de Vincennes, disant qu'à la Bastille elle trouverait un fiacre.

— Et d'ailleurs, ajouta-t-elle d'un ton amer qui lui était particulier, une maîtresse de piano doit savoir marcher seule dans les rues comme dans la vie.

Un brûlant regard de Sosthène, regard qu'elle ne daigna pas remarquer, lui aurait appris cependant que le jeune peintre s'inscrivait déjà en faux contre cette assertion découragée.

V

Le hasard, qui se mêle beaucoup de nos affaires et embrouille malicieusement les trames les plus simples, avait voulu que, pendant la conversation des deux officiers, Valérie, allant et venant autour de ses invités, se fût trouvée tout à point derrière eux pour entendre le trésorier du 43e bataillon prononcer cette phrase énigmatique :

— Ah ! moi, je ne suis pas mariable.

Valérie, de surprise, en faillit laisser choir la pile de capuchons qu'elle apportait à ses amies. Pas mariable !... cet officier jeune, beau garçon, noble, distingué  ? Pas mariable !... cet aimable causeur, ce musicien fantaisiste ? allons donc !... et que signifiait cela ?...

Cette phrase malencontreuse eut le pouvoir d'attirer vivement l'attention de mademoiselle Gilmérin et de la fixer sur le jeune homme un peu plus qu'il n'était naturel de le faire dès une première entrevue.

Retirée dans sa chambre, où tout l'invitait au sommeil, elle ne songea nullement à s'y livrer et s'abandonna à un examen rétrospectif des plus minutieux des faits, gestes, paroles et manières d'être du nouveau venu.

Elle ne s'était pas dit en l'apercevant, comme elle l'avait souvent rêvé dans ses méditations romanesques : « Voilà celui que je dois aimer. » Mais il était difficile de réunir un extérieur plus sympathique à des qualités morales plus apparentes ; sa conversation dénotait l'instruction, son sourire disait la bonté et ses yeux avaient des reflets d'or qui brillaient d'intelligence ; l'habitude du monde se décelait dans ses moindres mouvements ; la loyauté était largement peinte sur sa physionomie ouverte.

Et il se déclarait à lui-même ne pas être mariable ! D'où pouvait venir une sévérité de jugement si excessive et si peu motivée ?

Lorsque, la jeune fille se fut posée cette question, son imagination surexcitée se mit à chevaucher en croupe des suppositions les plus variées. Avait-il des dettes énormes ? de celles qu'on ne saurait avouer ? Avait-il commis une de ces fautes que le monde ne pardonne pas ? Portait-il la peine imméritée de quelque déshonneur de vieille date ?

Rien de tout cela n'était admissible. Rien de tout cela ne concordait avec le caractère honorable, le nom estimé, la vie au grand jour du jeune officier.

Quoi donc, alors ? Avait-il quelque engagement secret ?... une liaison sérieuse ?

Dans le pensionnats à la mode, l'éducation mutuelle que les élèves se donnent entre elles est assez avancée pour qu'une jeune fille fasse un peu plus que soupçonner ce que peut bien être ce qu'on appelle dans le monde une liaison sérieuse.

Il n'est pas rare d'entendre sous les splendides ombrages de la maison en vogue des conversations mystérieusement échangées, dans le genre de celle-ci :

— « Tu sais, Antoinette ?... elle est mariée. Ah ! ma chère, quel courage ! cela frise l'imprudence qu'un mariage pareil. Imagine-toi que le vicomte avait une liaison qu'on ne peut pas dénouer en un jour. Antoinette l'a appris : elle s'est mariée quand même. Et maintenant, elle rencontre tous les soirs sa rivale dans le monde. Maman dit qu'elle s'en repentira tôt ou tard. »

Valérie soupçonna donc que, si M. de Maucler se reconnaissait indigne du mariage, c'est qu'il avait contracté quelqu'un de ces engagements imprudents que la passion dicte et que l'habitude resserre.

À cette pensée, on eût pu voir ses lèvres se contracter dans une moue dédaigneuse, tandis qu'une fugitive sensation de tristesse lui étreignait le cœur.

— C'est dommage ! murmura-t-elle en arrangeant coquettement sa tête sur les broderies de l'oreiller, comme une personne bien décidée à s'endormir.

Et pourtant le jour pénétrait déjà dans la jolie chambre, toute tendue de perse bleue semée de roses blanches, que les yeux de la rêveuse étaient encore grands ouverts.

Pour des motifs tout différents, la curiosité des officiers du 43e bataillon de chasseurs était également fort excitée par je ne sais quoi d'insolite qui se remarquait dans l'existence de M. de Maucler.

Sa tenue était soignée, son ordre extrême, son économie phénoménale. Il était logé convenablement, mais très-simplement, sans égard pour les facilités que pouvait lui fournir à cet égard son supplément de solde.

On ne le voyait jamais au café. Il semblait ignorer les attraits de l'absinthe et le charme de la bière fraîche ; le cigare lui-même, cet inséparable compagnon du désœuvrement militaire, approchait rarement de ses lèvres.

Il s'était avoué pauvre, hautement, sans fausse honte, avec cette simplicité fière qui impose le respect. Il devait l'être, en effet, à moins d'une invraisemblable avarice que sa jeunesse et son visage ne permettaient guère de supposer.

Nourrissait-il sa famille ? On apprit qu'il était orphelin depuis nombre d'années. Avait-il à sa charge quelque ménage interlope, lourd fardeau que quelques-uns traînent après eux de garnison en garnison, en en souffrant, en en gémissant, sans avoir l'adresse de glisser hors des liens, ou la force de rompre la chaîne ? Non pas ; il vivait seul, sobre comme un trappiste, rangé comme un anachorète.

Son secrétaire, fourrier d'avenir qui étudiait la vie en même temps que la comptabilité, et faisait in petto sa petite enquête sur son chef direct, ne voyait jamais arriver de visite suspecte ni de lettre mignonne ou parfumée.

Jamais, en quittant le bureau à l'heure du courrier, le jeune scribe ne portait à la poste que des lettres de service militaire. Jamais il ne remarqua de démarches douteuses, ni de griffonnages dissimulés à son approche. C'était à n'y rien comprendre.

Le trésorier était donc un sage ou un désillusionné. C'était un être mystérieux surtout. MM. les officiers, qui vivent beaucoup au dehors, sur les banquettes d'un café ou sous les arbres d'une promenade, n'aiment guère les exceptions. Les anciennes préventions ne se réveillaient pas, il est vrai, Georges de Maucler ayant affirmé de mille manières sa loyauté et son indépendance, mais il était plus estimé qu'aimé de ses camarades.

Le lieutenant Périllas et le capitaine Lanternie lui témoignaient, en revanche, une chaude affection et le défendaient contre tout venant. Du reste, pas plus que les autres, ces deux champions n'avaient percé le nuage de réserve dont s'enveloppait le trésorier. Ils ne comprenaient pas et n'interrogeaient jamais, conduite prudente qui permettait aux trois officiers d'être les meilleurs amis du monde.

Un jour pourtant, tant de précautions d'un côté et de discrétion de l'autre faillirent devenir inutiles.

M. Périllas, dont l'exubérante nature trouvait des excitants un peu partout et n'en dédaignait aucun, s'était constitué le chevalier servant des dames Boinvilliers, qu'il avait rencontrées errant, avec la mélancolie d'une mère et d'une fille en quête d'un épouseur, dans le parc de Saint-Mandé, qui touche celui de Vincennes.

Galamment, il avait offert le bras à la mère, tout en débitant des madrigaux à la fille, sans beaucoup de conviction, il est vrai, mais dans l'intention louable de ne pas se rouiller.

Mademoiselle Eudoxie n'était pas médiocrement flattée, non pas qu'elle se fît positivement illusion sur la valeur de ces improvisations plus littéraires que concluantes, mais c'est si bon d'entendre un langage adulateur quand on n'y est point accoutumée ! Et puis n'avait-on pas la chance de rencontrer, peut-être, quelque bonne amie de Paris ou de Vincennes qui mourrait de jalousie en la voyant si belliqueusement entourée ?

On fit deux fois le tour de ce joli lac de Saint-Mandé, où le soleil couchant incendiait les petites vagues soulevées par les cygnes majestueux. Ils s'avançaient, les ailes gonflées comme des voiles, la tête élevée comme la proue d'un navire, fendant l'eau avec la magistrale envergure d'un bâtiment de guerre.

Les promeneurs, les bonnes d'enfants, les militaires, tous les badauds enfin les regardaient avec admiration et leur jetaient du pain qu'une bande de canards, plus agiles, enlevaient au passage.

Eudoxie, qui ne voulait pas laisser s'égarer sur des objets extérieurs l'amoureuse attention dont elle se croyait l'objet, entraîna sa mère et l'inflammable lieutenant vers une partie de bois moins fréquentée, où rien ne viendrait les distraire d'eux-mêmes, ni se jeter au travers des jolis riens qu'elle écoutait avec tant de vaniteux plaisir.

Ils suivirent donc un adorable petit chemin, juste assez large pour y passer deux de front, vrai sentier d'amoureux ou de poëte, qui forçait la coquette à marcher un peu en avant, retournée à demi dans une attitude enfantine qu'elle jugeait devoir lui aller à merveille.

Et, de fait, le lieutenant Périllas, qui en était à ce moment à sa troisième brouille de la semaine avec une capricieuse et fantastique personne, Palmyre, Fraisinette ou Belles-Menottes, je ne sais au juste, prenait un certain plaisir à suivre du regard les mignardises de mademoiselle Boinvilliers.

Ce chemin aboutissait à la chaussée de l'Étang, sur laquelle s'ouvrent de charmantes propriétés particulières. L'une d'elles, toute petite et protégée par un rideau de peupliers, montrait discrètement à l'angle de la chaussée son parterre tout emmosaïqué de géraniums multicolores.

Au delà, s'élevait un pavillon très-modeste, très-gracieusement aménagé dans sa rustique simplicité  ; un étage seulement, trois fenêtres de façade, un perron enguirlandé de vignes grimpantes, c'était tout et c'était ravissant.

— Ah ! le joli nid ! s'écria Eudoxie, qui chantonna aussitôt, d'une voix aigrelette, le refrain d'une romance à la mode :

Fleur et verdure, nid charmant, Frais, épanoui, sous la feuillée, etc., etc.

— Il n'y manque que la fauvette ! ajouta Périllas avec un regard expressif qui commentait éloquemment l'allusion.

Eudoxie crut devoir rougir, résultat qu'elle obtint immédiatement par une habile contraction de l'appareil respiratoire, sur lequel elle s'était livrée à des expériences approfondies.

Comme la « fauvette » approchait, curieusement, en sautillant, de la grille, un promeneur, qui débouchait du côté opposé de la chaussée, y sonna vivement, comme un homme habitué à s'y faire entendre en maître.

À peine le timbre eut-il retenti, que le promeneur eût voulu l'arrêter, car ses yeux venaient de rencontrer le regard perçant de mademoiselle Boinvilliers, fort occupé à le dévisager.

— Tiens ! Maucler ! murmura M. Périllas, tout étonné en reconnaissant son ami.

Un embarras prononcé se manifesta sur la mobile physionomie du trésorier à cette double rencontre. Il salua en ébauchant un sourire et fit quelques pas dans la direction des nouveaux venus, avec la visible intention de les éloigner le plus possible de la villa.

Il était déjà trop tard. La petite porte venait de s'ouvrir, et une jeune femme avait surgi sur le seuil avec une promptitude inquiète, qui révélait au moins clairvoyant qu'elle était bien près de là, en faction peut-être.

En voyant M. de Maucler le chapeau à la main, l'attitude guindée, en face de gens qu'il ne paraissait pas charmé d'avoir rencontrés, l'inconnue lui jeta un regard vif, fit prestement quelques pas en arrière, et la porte, repoussée par sa main, -- très-fine et très-blanche, -- retomba avec un petit bruit sec.

Quelque rapide qu'eût été cette apparition, Eudoxie avait eu le temps de constater qu'elle était jeune, -- vingt-deux ans à peine, -- fort jolie, très-pâle, avec des tresses brunes aux reflets bleuâtres qui formaient à sa tête expressive une couronne opulente.

L'examen furtif auquel, de son côté, se livra le lieutenant Périllas, sans avoir toute la netteté de celui d'Eudoxie, confirma le Méridional dans le soupçon, qu'il avait secrètement accueilli parfois, que Georges-Caton, que Maucler-Scipion était peut-être moins sage au fond qu'à la surface.

Involontairement, sans doute, quelque reflet de cette impression narquoise courut sur son visage, car le sourcil de Georges se fronça, mais sa bouche resta souriante. Il s'informa de la santé des dames Boinvilliers avec un peu plus d'intérêt que n'en exigeait une relation si récente et se mit à les accompagner à pas lents, comme un flâneur enchanté d'avoir rencontré l'occasion de perdre une heure.

Personne ne fut dupe de cet excès de politesse, qui alluma une mesquine colère dans le cœur étroit d'Eudoxie. En effet, la présence du trésorier distrayait le lieutenant Périllas de l'attention qu'il lui accordait auparavant, sans qu'elle pût raisonnablement attribuer à ses charmes personnels l'empressement de ce cavalier d'extra.

Toujours causant, toujours rageant, on regagna Vincennes. Ce ne fut que devant la porte qui, du fort, débouche sur le polygone, que M. de Maucler prit congé. Il s'engagea dans le chemin tournant du fort et disparut.

— La dame de Saint-Mandé va bien nous en vouloir de l'avoir privée de la visite de votre ami, murmura Eudoxie d'une voix suave.

M. Périllas sourit discrètement.

VI

Au cinquième étage de la rue Bleue, madame veuve de Clarande, malade, amaigrie, frileusement blottie dans un fauteuil étique, auprès d'un feu agonisant, attendait sa fille, qui n'était point encore rentrée de sa quatrième leçon de piano.

C'était là la meilleure ressource matérielle de ces deux femmes, qui avaient joué un rôle brillant naguère au 17e hussards. Trois ans à peine s'étaient écoulés depuis que le colonel de Clarande, irrémédiablement atteint par la blessure de la mise à la retraite, qui meurtrit et abat tant d'officiers encore verts, avait passé brusquement de l'activité brillante à la morne placidité de l'inaction.

Vainement Paris, où il s'était retiré, lui avait-il offert le spectacle de son panorama prestigieux ; c'était une organisation essentiellement militaire, que les choses de l'esprit intéressaient peu, que les plaisirs des yeux ne captivaient pas, que le mouvement des armes seul faisait vivre.

Il languit, dépérit et mourut au bout de quelques mois, bien plus du spleen, qui le dévorait, que de l'angine qu'il contracta un soir en s'attardant au Helder.

Ce nouveau coup frappa la veuve au cœur ; la misère aidant, elle ne devait plus se relever. Judith de Clarande, dans cette épreuve suprême, gagna en énergie tout ce qu'y perdit sa mère. Elle se roidit contre le malheur, et nous avons vu déjà de quelle manière elle supportait la lutte.

Voir sa fille travailler, se fatiguer, pâlir..., cette belle Judith, dont elle était si fière !... c'était l'éternel désespoir de la pauvre veuve.

Ses deux autres filles, mariées l'une à un lieutenant de hussards sans fortune, l'autre à un capitaine démissionnaire et père de plusieurs enfants, venaient en aide à leur sœur, dans la mesure de leurs ressources, avec une exquise délicatesse ; mais ce n'était point assez. La mère, qui eût voulu voir son idole couverte d'or, était réduite à en recevoir une part du pain quotidien.

Ces réflexions douloureuses amenaient une fois encore des larmes dans les yeux de la veuve, quand un coup sèchement frappé à la porte la fit tressaillir. Aussitôt, sans même attendre sa réponse, la concierge se montra : à quoi bon avoir des égards pour des locataires qui logent si haut et rapportent si peu ?

Cette pensée se lisait clairement entre les rides multiples qui zébraient le visage renfrogné du cerbère en cornette.

— Encore des lettres, dit-elle. Quand on a tant de correspondances que votre demoiselle, on ne devrait pas loger au cinquième, ou bien faudrait-il les prendre en bas soi-même.

Madame de Clarande, résignée à ces façons d'agir que connaissent seules les femmes pauvres et distinguées, tendit la main sans répondre, et la porte se referma bruyamment sur la concierge grommelante.

— Deux lettres de Paris, fit la veuve en examinant les timbres expéditeurs ; de nouvelles leçons peut-être... Elle se tuera, la chère petite.

On entendit dans l'escalier le pas rapide de Judith. Elle jeta en entrant son parapluie dans un angle, secoua son waterproof inondé, et, venant mettre un baiser distrait au front de sa mère :

— Un temps affreux ! dit elle.

— Tu es glacée, ma chérie ?

— Non, je suis mouillée, voilà tout. J'arrive de Vincennes, les omnibus étaient pris d'assaut ; j'ai dû attendre sous la pluie.

— Tu vas gagner un rhume.

— Qu'y faire ? dit-elle en avançant les pieds vers les tisons noircis que sa mère essayait de ranimer.

Renversée sur une chaise basse, d'un air de découragement amer, elle inspecta du regard le désordre de son humble toilette de ville. La robe noire retombait humide sur les chaussures trempées, enveloppes épaisses et vulgaires d'un pied cambré d'une élégance idéale. La pluie avait collé à son front les boucles déroulées de ses cheveux, et la pâleur de la fatigue s'étendait sur son beau visage.

— Il ne faudra plus sortir par des temps semblables, dit doucement la veuve en passant sa main maigre sur les cheveux de sa fille avec un geste caressant.

Celle-ci, pour toute réponse, eut un sourire navré. Ne savait-elle pas que dans sa voie laborieuse il ne fallait pas s'arrêter sous peine de perdre le fruit des travaux passés ? Ses yeux tombèrent sur les lettres déposées au bord de la cheminée.

— Qui donc pense à moi ? murmura-t-elle en les décachetant avec une vivacité fébrile.

L'une était de Sosthène Gilmérin ; il sollicitait, avec toutes les formules du respect, l'autorisation de se présenter chez madame de Clarande pour une communication les intéressant.

— Mais tu viens de Vincennes, observa la mère.

— Il n'y habite pas toujours. Son atelier est à Paris.

— Et tu n'imagines pas quelle peut bien être cette communication ?

— Non, fit Judith, dont une rapide rougeur colora les joues pâles.

— Alors, qu'il vienne.

— Oh ! il viendra dès aujourd'hui ; cette demande d'autorisation n'est, à vrai dire, qu'un avertissement de sa visite.

Judith ouvrit la seconde lettre, la parcourut d'un œil courroucé , la froissa et la jeta sur les tisons, auxquels elle communiqua subitement un peu de la flamme qu'elle contenait sans doute.

— Qu'est-ce donc ? s'écria la mère.

— Une impertinence.

— Et qui se permet ?...

— Qui ? ricana la jeune fille en se levant avec indignation, qui ? dites-vous, ma mère ; mais tout le monde : les pères de mes élèves, les cousins de leurs amies, les beaux messieurs du boulevard et jusqu'aux désœuvrés de l'omnibus. Une jeune personne qui court le cachet !... En vérité, ils se croiraient bien sots de ne pas tenter l'aventure !

Madame de Clarande laissa tomber sa tête dans ses mains en étouffant un de ces soupirs inexprimables qui montent du cœur aux lèvres des mères.

Judith songeait à Sosthène Gilmérin. Le jeune peintre, avec ses relations de théâtre, son enthousiasme et sa bonne volonté, pouvait être une planche de salut.

Ce ne fut que deux heures après environ que Sosthène se présenta chez les dames de Clarande, dont il reçut un accueil plein de dignité, nuancé de la pointe de bonne grâce due au frère d'une élève.

Judith, quoique prévenue de cette visite, avait eu le tact de ne s'y préparer par aucun changement de toilette. Elle voulait ne s'imposer en rien à l'imagination du jeune homme et mériter d'abord son estime.

Nous n'oserions pas affirmer qu'il n'y eût point en cela autant de calcul que de loyauté chez la belle et intelligente fille, qui savait qu'un caprice pouvait bien mener à quelque chose, mais qu'un engagement sérieux conduit plus loin encore.

Elle était donc assise devant un cahier de musique, gravement occupée à transcrire une partition, quand le jeune peintre fit son entrée. Cette simplicité fut la plus habile des mises en scène. Judith lui parut plus touchante, plus adorable mille fois, avec sa pauvre robe noire usée, dans le cadre nu où rayonnaient ses vingt ans.

La conversation, dont la musique fit naturellement les premiers frais, amena Sosthène, que les grands yeux de Judith encourageaient, à formuler sa proposition d'obtenir pour elle une audition du directeur de l'Opéra.

Madame de Clarande étouffa un cri. La perspective de la scène, -- dans sa pensée elle disait : les planches, -- la fit reculer effrayée. Où sa fille ne voyait que triomphes, plus prudente, elle devinait des écueils.

— Vous n'y songez pas, monsieur, s'écria-t-elle ; une jeune personne de cette éducation, de cette... naissance !

— Eh ! justement, madame, ce serait un élément de succès joint à tous ceux que mademoiselle possède par elle-même.

— Un nom illustré dans l'armée !

— Il s'illustrerait dans les arts.

— Son père n'aurait jamais consenti...

— S'il vivait, je ne consentirais pas mieux que lui, dit fièrement Judith.

— S'il vivait ?... Tu consentirais donc maintenant ?

— Oui, ma mère.

— Ce n'est pas possible !

— J'accepte.

— Tu ne sais pas quels dangers...

— Je sais seulement que je suis une Clarande.

— Et ta réputation ?

— Et mon avenir ?

— Et ton bonheur intérieur ?

— Et votre bien-être matériel ?

— Oh ! moi, je ne réclame rien.

— Pour vous, ma mère, je deviens très-exigeante.

— Mais, ma pauvre malheureuse enfant !... tu ne t'appartiendras plus, tu seras la proie du public, la chose de la presse !

— Eh ! qu'importe ?... Monsieur, ajouta la jeune fille en se retournant, l'œil animé d'une flamme éblouissante, vers Sosthène radieux, je suis prête.

— Ah ! mademoiselle !...

— Je confie mon avenir à vos bons offices et plus encore à votre dévouement.

Le jeune homme prit la main que lui tendait Judith, et y déposa un baiser infiniment plus enthousiaste que l'état actuel de la question ne semblait l'exiger.

On parla aussitôt des moyens à employer pour mener à bien cette entreprise. Madame de Clarande, écrasée de surprise et d'appréhension, incapable de s'opposer au désir formellement exprimé par sa fille, ne prit plus aucune part à cette conversation, dans laquelle Judith se révéla pour la première fois comme une jeune fille très. forte, très-ambitieuse et parfaitement décidée à se diriger désormais elle-même.

Sosthène, qui n'était ni meilleur ni pire que les jeunes gens de son âge et de son milieu, ressentit une certaine satisfaction en observant la hardiesse avec laquelle mademoiselle de Clarande posait carrément, malgré l'opposition maternelle, les bases de son indépendance future.

Il augura bien de cette émancipation, car il n'avait pas au fond du cœur autant de désintéressement qu'il en affirmait au dehors. Judith était, d'ailleurs, trop belle, trop audacieuse et trop isolée pour ne pas éveiller des sentiments et des espérances confuses dans une imagination de vingt-cinq ans.

— Faisons-la toujours débuter, pensait-il, et qui peut prévoir ?... La reconnaissance est une vertu... Le public est bon prince et ne me disputera peut-être pas les prémices, -- que j'aurai bien gagnées, -- de ce talent fleuri.

Et il entra au café de Paris, où il avait rendez-vous avec un compositeur de ses amis, assez influent dans le cabinet directorial. Le compositeur y était attablé en compagnie d'Edmond Gaussens, lequel lui exposait chaudement le plan d'un libretto pour le Théâtre-Lyrique.

Sosthène fut assez contrarié de les rencontrer ensemble ; mais comme il fallait avant tout mettre à profit la bonne volonté du musicien ; il le pria avec instance d'appuyer la demande de la jeune artiste auprès de M. Perrin.

— Je verrai Perrin, et nous enlèverons cela, repondit le musicien avec une superbe confiance.

Edmond Gaussens, qui écoutait silencieusement cet entretien, eut un soupçon de la vérité, quoique le nom de Judith n'eût pas été prononcé.

— Très-cher, dit-il à Sosthène, lorsque le compositeur se fut éloigné, n'aurais-je, par hasard, tiré de sa coque une perle rare, que j'étais fier d'avoir découverte, que pour t'offrir l'occasion de la faire monter en épingle ?

— Plaît-il ? fit Sosthène avec hauteur.

— En d'autres termes, la future débutante de l'Opéra, à laquelle tu parais t'intéresser très-chaudement, n'est-elle pas mademoiselle de Clarande ?

— Et quand cela serait ?

— C'est un procédé peu fraternel que de travailler à enlever sournoisement à mademoiselle Gilmérin sa maîtresse de piano, sourit tristement le vaudevilliste.

— Ne voilà-t-il pas, en effet, un bel avenir pour une jeune personne de ce nom et de ce mérite ?

— Tu peux même ajouter : et de cette beauté  !

— Ce qui est un défaut dans cet ingrat métier.

— Auquel tu cherches charitablement à la soustraire.

— Je l'avoue. Tu n'imagines pas jusqu'où va ma philanthropie.

— Je le soupçonne. Permets-moi de te féliciter de la promptitude de tes résolutions et du désintéressement de tes démarches.

— Tu railles... Serais-tu jaloux ?

— Nullement. Je respecte trop mademoiselle de Clarande pour imaginer que tu puisses songer à escompter tes services auprès d'elle.

— Je ne songe qu'à être utile, quand je le peux, à de pauvres femmes dont la position est digne de pitié, dit Sosthène avec un peu d'embarras.

— C'est ce que j'avais aussi tâché de faire. Je suis, toutefois, contraint de reconnaître que tu l'emportes de beaucoup sur moi comme hardiesse dans le plan et réussite dans l'exécution.

Sosthène, mécontent du ton moitié grave moitié badin sous lequel son ami dissimulait un blâme tacite, rompit la conversation en demandant un journal ; ce que voyant, Edmond Gaussens rentra philosophiquement dans sa mansarde de la rue Bleue pour y travailler à son opéra-comique.

Comme il passait sur le palier des dames de Clarande, il entendit des roulades agiles s'égrener entre les lèvres de Judith, qui se voyait déjà étoile et s'exerçait, la coquette, à fasciner son public.

— Allons, soupira l'honnête vaudevilliste, malgré l'esprit qu'on veut bien me reconnaître, je ne fais que des sottises. N'osant pas être épris de Valérie par timidité, ne voulant pas devenir amoureux de Judith par scrupule, je laisse la première s'enamourer d'un officier qui n'a que la cape et l'épée, comme je n'ai, moi, que la cape et la plume, et la seconde m'est enlevée par un jeune gandin dont la bourse est aussi pleine que le cœur vide. Plumitif, pauvre plumitif, ces belles amours ne sont pas faites pour toi !

Ce soir-là, et quoi qu'il en eût, les roulades de mademoiselle de Clarande nuisirent singulièrement aux élucubrations versifiées d'Edmond Gaussens.

VII

La perspicacité, attristée plutôt que jalouse, du jeune homme lui avait fait voir clair dans les sentiments confus de Valérie Gilmérin. Elle subissait un charme, elle descendait une pente entraînante, elle se berçait d'une de ces chimères idéales comme il en naît aux cœurs de vingt ans.

Chacune des visites du jeune trésorier, -- qui déjà ne les comptait plus, -- fortifiait cette sensation enivrante. La jolie enfant s'étonnait naïvement de n'avoir pas ressenti, en présence de Georges de Maucler, ce qu'elle avait entendu appeler par ses savantes compagnes de pension le coup de foudre.

Elle avait cru si fermement que cette impression subite, violente, était le cachet indiscutable de l'amour, qu'elle trouvait à la fois très-étrange et très-doux d'éprouver, quand même, des joies intimes et radieuses.

Elle ne calculait pas, ne scrutait rien, ne prévoyait aucun obstacle, ne s'effrayait d'aucune probabilité. C'était la confiance absolue dans le bonheur. Elle aimait Georges, chaque jour plus profondément, à chaque heure pour ainsi dire, avec une ivresse secrète plus rayonnante.

M. de Maucler ne lui avait pas adressé une seule parole dont sa candeur pût s'alarmer ; il semblait l'entourer d'un respect tendre, d'une attention soutenue, et, croyante, elle se trouvait sincèrement aimée.

Il devenait de plus en plus évident, du reste, pour les observateurs, s'il s'en trouvait dans la petite société Gilmérin, que le trésorier, si distrait, si froid au début, n'était pas resté longtemps indifférent à la grâce, à l'esprit, à l'élévation du cœur de la jeune fille, et qu'il faisait de constants efforts sur lui-même pour ne pas témoigner plus expressivement le plaisir croissant qu'il éprouvait en sa présence.

C'est qu'il est bien difficile, même aux plus forts, de résister à la provocante douceur d'une amitié féminine, faite de réserve et de chatteries, et si prompte à se changer en tendresse ardente, quand celui qui la fait naître est jeune, spirituel, aimant.

Cette amitié d'une belle fille de dix-neuf ans, innocente, franche et libre d'elle-même, offrait d'autant plus de séductions, qu'insouciante ou entraînée, elle sautait parfois à pieds joints sur les petites conventions mondaines, ce qui ne la rendait que plus désirable.

Périllas et Lanternie s'étaient tant bien que mal soustraits au danger, mais Dieu seul savait quels soupirs enflammés le lieutenant avait poussés dans l'ombre ! et la pauvre petite cousine de Lorraine, qui attendait le capitaine, ne se douta jamais du nombre de fois où elle avait été trahie en rêves !

Edmond Gaussens, lui, avait bien laissé prendre un coin de son cœur entre les doigts roses de la jeune héritière, mais il était un peu sceptique, se savait trop chétif pour être épousé, ne voulait pas user sa jeunesse en rêves bleus et cherchait dans les coulisses des petits théâtres, où il avait ses entrées, des diversions positives à ses velléités éthérées. Il n'y cueillait que dégoût !

La réserve du trésorier, réserve visible et persistante, était généralement attribuée à son manque de fortune. On ne pouvait donc que louer sa fierté, la noblesse de ses sentiments, qui le mettaient à l'abri de tout soupçon de cupidité.

M. Gilmérin lui-même, toujours à la recherche d'un gendre modèle, s'était aperçu des respectueuses assiduités du trésorier et se disait :

— Voilà un bel officier qui trouve ma fille adorable et serait facilement féru d'amour... comme tous les autres, du reste. Ah ! je suis un heureux père !... mais, pas plus que les autres, il n'oserait songer à l'épouser. C'est là le bénéfice des fortunes connues et des positions tranchées.

Et sur ce raisonnement d'une logique au moins défectueuse, le bonhomme dormait avec une entière placidité.

Valérie était une nature infiniment plus impressionnable qu'on ne le croyait autour d'elle et qu'elle ne se l'imaginait elle-même. Tandis qu'on la croyait uniquement occupée à recevoir ses amis, à étudier son piano ou à broder des pantoufles à son père, elle avait fait, dans le fond de son cœur, des pas de géant vers l'inconnu, vers le bonheur, vers l'amour.

En un mois elle franchit, muette et ravie, la gamme des sentiments intimes les plus purs, certes, les plus vifs aussi. Elle aima Georges de Maucler avec la belle irréflexion de la jeunesse qui va où la pousse un vent mystérieux. Cela suffisait à rendre ses yeux brillants, ses lèvres épanouies et son existence radieuse.

La réaction n'était pas encore venue, le doute ne l'avait pas effleurée de son aile brutale.

Un matin, elle s'éveilla plus gaie que de coutume encore et descendit au jardin en fredonnant une des plus jolies romances de sa belle maîtresse de piano, qui avait un répertoire inépuisable d'exquises mélodies. Il était de bonne heure ; le bois de Vincennes ouvrait ses profondeurs vertes aux premiers rayons du soleil. Tout était fête dans la nature, sur la pelouse où scintillait la rosée, dans les ramures où s'éveillaient les oiseaux.

L'avenue Marigny était déserte, et Valérie, le Iront appuyé contre la grille de la villa, s'enivra longuement de ces senteurs matinales dont les citadins oisifs et paresseux ignorent toujours la douceur.

Il lui semblait qu'en son âme c'était une fête plus joyeuse encore que celle de la terre et du soleil ; ses espérances brillaient plus que la rosée ; ses rêves volaient plus loin que les oiseaux, son cœur était un foyer plus lumineux que les beaux rayons d'or qui rayaient l'herbe drue ; qu'elle était heureuse !... elle eût voulu le crier tout haut.

Un faible bruit de pas troubla tout à coup cette poésie champêtre ; deux personnes, appuyées l'une sur l'autre, s'avançaient le long de l'avenue C'était un couple d'ouvriers jeunes, beaux et souriants.

L'homme allait au travail, ses outils sur l'épaule ; la femme l'accompagnait en portant les provisions du jour. On devinait qu'elle voulait prolonger de quelques instants cette compagnie, et que lui, partageant le même désir, cherchait à lui faire oublier la distance déjà parcourue.

Ils causaient à voix presque basse, mais, dans la paix sereine de cette matinée, le moindre bruit se répercutait doucement. Valérie surprit au passage leurs naïves confidences.

— Vois-tu, Jean, disait la jeune femme, il ne faut pas rire avec ces choses-là  ; si tu n'àvais pas deviné mon amour, je serais morte !

— Ne pas te deviner, Marie !... mais je t'ai aimée, moi, sais-tu bien ? le premier ! répondait l'ouvrier avec tendresse.

— Vrai ?

— Vrai.

— Alors pourquoi ne me le disais-tu pas ?

— Ton père était patron, et moi simple manœuvre.

— Ah !... te voyant silencieux, je croyais que tu en aimais une autre.

Ils passèrent. Valérie resta rêveuse. L'avait-on devinée, elle ? Georges l'avait-il aimée le premier ? Ces simples mots que le hasard jetait à son oreille portaient subitement dans la quiétude de son cœur une lumière troublante. Elle avait aimé, elle ignorait le doute, elle se croyait comprise, si ce n'était qu'une illusion pourtant ?... il ne lui avait jamais dit qu'il l'aimait.

La femme de Jean l'ouvrier lui paraissait bien heureuse : on le lui disait, du moins ! Il lui vint alors une soif folle de se l'entendre affirmer, et combien elle en était loin !

Affaissée sur le gazon, le menton dans la main, les yeux clos, elle réunit ses souvenirs, elle fouilla dans cette mine chère et sacrée de sensations, d'observations, dont elle formait son trésor secret, et ne trouva que la réserve sereine, imperturbable, absolue du jeune trésorier.

Une voix tendre, les yeux chaudement attentifs, un langage affectueux, c'était tout. Jamais un regard enflammé, jamais un entraînement irrésistible, jamais une parole d'amour.

Ce dont la jeune fille lui avait su gré comme d'un mérite lui apparut tout à coup comme une menace. Ce calme, cette retenue, ce bon goût n'étaient-ils donc qu'une amitié paisible ?

Valérie frissonna. Elle voulait davantage. Elle ne s'embarrassait ni des distinctions de fortune, ni des exigences de positions ; elle entendait se donner à un mari selon son cœur et non à un prétendant affriandé par sa dot. Mais encore, fallait-il savoir si elle était aimée !

— Je le saurai dès demain, se dit-elle avec résolution.

VIII

Mademoiselle Eudoxie Boinvilliers, entre ses bonnes qualités de ménagère et de fille sage, possédait un petit défaut : elle était curieuse comme madame Pipelet à son printemps.

La petite maison de la chaussée dè l'Étang, où M. de Maucler sonnait en maître, la rendait rêveuse. Elle eût voulu connaître plus positivement la belle recluse, dont le hasard lui avait révélé l'existence, avant d'en faire part à sa meilleure amie, qu'elle devinait bien ne pas être insensible à une aventure de ce genre.

Ce fut dans ce but louable, dont sa mère comprit à demi-mot la profondeur, que les deux dames, munies de pliants et de broderies, dirigèrent leur promenade vers le bois de Saint-Mandé.

Il y avait là, tout au bord de la chaussée, un abrit vert et discret formé de jeunes chênes et de vieux ormes, d'où l'on apercevait de biais le pavillon mystérieux et qui parut aux bonnes âmes le meilleur des observatoires.

Elles étaient, du reste, commodément assises et en mesure de prolonger sans fatigue leur faction charitable jusqu'au soir. On ne sait pas assez combien l'introduction du pliant dans les habitudes de la banlieue a facilité les espionnages privés et les petites perfidies féminines.

Ce fut ainsi que, pendant toute une semaine, elles virent, sans être aperçues, M. de Maucler arriver dans la journée, sans heure fixe, parfois sonner à la grille, parfois entrer directement à l'aide d'une clef qu'il retirait de son paletot, disparaître dans le jardin et reprendre, vers six heures, le chemin de Vincennes, où l'appelait le dîner des officiers.

Deux ou trois fois il ne ressortit pas, ce qui laissait supposer qu'il dînait au pavillon en fort gracieuse compagnie. Du reste, l'inconnue y vivait cloîtrée, car il était rare d'apercevoir son ombre dans les allées. Sans doute cherchait-elle un abri plus sûr dans le petit verger qui s'étendait derrière la maison.

Un jour que les dames Boinvilliers, de plus en plus intéressées, étaient à leur poste habituel, l'après-midi menaça de s'écouler sans amener le moindre visiteur ni le moindre mouvement dans le pavillon ; tout semblait y reposer à l'ombre des polanias : c'était à en prendre du dépit.

À quatre heures cependant un jardinier, une bêche à la main, vint sonner à la petite porte, qu'une femme de service âgée ouvrit aussitôt. Le jardinet était si mignon et les fleurs si soigneusement entretenues que le séjour du jardinier ne fut pas de longue durée.

Il ratissa les allées, rattacha quelques branches d'aristoloches entraînées par le poids de leurs larges feuilles, et s'apprêta à repartir. Mais le bruit qu'il avait fait avait attiré sur le perron la maîtresse de céans, toujours pâle, sérieuse et belle.

Eudoxie et sa mère, les yeux fixes, se serrèrent la main en silence. Un bel enfant de deux à trois ans venait d'apparaître derrière la jeune femme, dont il retenait à deux mains la robe de mousseline.

Un enfant !... il y avait un enfant !... quelle révélation ! C'était mieux encore que ne l'avait imaginé l'étroit cerveau, méchamment inventif, des dames Boinvilliers. Cette fois, elles échangèrent un regard d'une éloquence foudroyante.

— Ah ! la famille est au complet ! chuchota la mère qui oublia de ménager l'innocence qu'elle devait au moins supposer à sa fille.

La jeune femme prit l'enfant dans ses bras, ce qui mit en lumière les boucles blondes de cette jolie petite tête, et fit un pas vers le jardinier, qui avait déjà ouvert la grille.

— Baptiste ! dit-elle en le rappelant.

L'homme se retourna sans lâcher la serrure, et l'inconnue, pour se faire entendre, éleva quelque peu la voix.

— Apportez-moi ce soir des plantes grimpantes, dit-elle ; je veux que cette grille soit plus couverte qu'elle ne l'est.

— Dame ! oui, madame, ça se peut tout de même, répondit Baptiste en regardant avec quelque surprise la très-petite ouverture par laquelle les regards étrangers pouvaient glisser jusqu'au pavillon ; quoique ça, il y en a déjà pas mal, des plantes.

— J'en veux davantage.

— La saison est trop avancée pour le lierre et pour la vigne vierge ; quoique ça, nous avons encore les gobeas. Dame ! seulement, après, ce sera sensément un mur par ici.

— Justement, un mur de verdure, c'est ce que je souhaite.

— Bon, madame ! fit Baptiste en remettant sa casquette, et la grille retomba derrière lui.

Eudoxie se leva sans mot dire, s'enfonça dans le taillis, fit sous bois un petit détour savant et se retrouva en face du jardinier au moment où il allait enfiler la route qui conduit à Charenton.

— Monsieur Baptiste, dit-elle en l'abordant, vous travaillez, je pense, à la journée ?

— Dame ! oui, madame, répondit Baptiste en retirant vivement sa casquette.

— Nous aurions besoin de quelques petits travaux dans notre jardin, mais peut-être êtes-vous occupé dans ce moment chez la dame d'où vous sortez.

— C'est vrai tout de même que je fais l'entretien du jardin de madame Albert par abonnement ; quoique ça, je fais aussi...

— Oh ! alors, interrompit adroitement Eudoxie, nous n'oserions pas vous prendre, nous aurions peur de contrarier cette dame ou... son mari.

— Pourvu que son jardin soit entretenu, qu'est-ce que vous voulez que ça lui fasse, à madame Albert ?

— Oui, mais... son mari...

— Son mari ne s'occupe pas beaucoup de tout ça.

— C'est pourtant l'affaire des hommes.

— Je ne dis pas non. Mais celui-là n'est pas amateur ; vous savez... les militaires !

— Ah ! M. Albert est donc officier ?

— Dame ! je crois que oui, quoiqu'il soit plus souvent en paletot qu'en uniforme. Et quoique ça, madame, vous voudriez des journées ?

— Quelques-unes. Donnez-moi votre adresse.

— Baptiste Pinté rue de Montreuil, 190.

— Eh bien ! monsieur Pinté, j'irai choisir des fleurs chez vous.

— A votre service, madame. Quoique ça, s'il faut aller travailler à votre jardin, demain.

— Demain, je serai absente. Non, attendons que j'aie fait un choix parmi vos plantations.

— Quand il vous plaira, madame.

La casquette se replaça sur le front en sueur de M. Baptiste Pinté, et Eudoxie se coula prestement dans le bois.

Elle revint s'asseoir avec l'air paisible d'une fillette qui a fait un crochet pour cueillir une marguerite.

— Ma mère, dit-elle doucement en reprenant son aiguille, cette femme se fait appeler madame Albert, et M. de Maucler passe pour son mari.

Madame Boinvilliers ne releva pas les yeux, ne fit pas un geste, mais un sourire qui retroussa ses lèvres minces dénota la satisfaction de sa curiosité satisfaite.

Par un reste de pudeur assez rare chez les langues vipérines, elle se contenta de constater à part elle l'habileté de sa fille, et n'ajouta aucune question sur ce sujet scabreux. Il venait de lui pousser, après coup, le tardif scrupule d'avoir entretenu une jeune fille de vingt ans de la faiblesse si bien cachée du trésorier.

En rentrant au logis, ces dames trouvèrent un petit billet de Valérie, qui les conviait gracieusement à une promenade en canot pour le lendemain.

IX

Sous la dictée de mademoiselle Gilmérin, la docile madame Duval avait écrit trois billets identiques par lesquels MM. de Maucler, Périllas et Lanternie étaient convoqués pour une partie de bateau sur le lac des Minimes.

En bonne stratégiste, Valérie griffonna deux mots à madame Boinvilliers, afin d'occuper utilement chacun de ses cavaliers. Elle chargea son père d'aller à Paris lui acheter de la musique, avec mission de ramener mademoiselle de Clarande.

Sosthène devait venir dîner à Vincennes ; tout son monde serait donc au complet. Elle n'oublia, l'ingrate, que le pauvre Edmond Gaussens, qui n'avait pas su se rendre indispensable ; mais le vaudevilliste, comme s'il eût deviné l'exclusion dont il était menacé, eut l'esprit d'accompagner Sosthène, tout à point pour empêcher le jeune peintre de battre trop facilement en brèche les hauteurs, vraies ou feintes, de la belle Judith.

Personne ne manqua à l'aimable appel de la jeune maîtresse de maison, qui cachait son petit plan sentimental sous un enjouement du meilleur aloi.

À la chute du jour, après une collation servie sous bois, la petite société se dirigea vers le lac des Minimes, le plus vaste, le plus pittoresque des trois lacs qui forment à Vincennes, à Saint-Mandé et à Charenton une ceinture de fraîches eaux.

On y arrive par les grandes routes de Joinville et de Nogent-sur-Marne, et par de petits chemins traversants où les couples amoureux aiment à chercher la solitude.

Moitié par la route, moitié par les sentiers, on arriva au bord du lac, où se balançait une gentille flottille de petits canots blancs bordés de rouge, dont des mariniers d'opéra-comique, --pantalons blancs, vareuses à grands collets bleus, chapeaux cirés, -- tenaient le gouvernail.

— Trois canots ! cria M. Gilmérin, et toute la flottille s'ébranla.

Madame Boinvilliers, Valérie, M. de Maucler et le capitaine Lanternie entrèrent bravement dans le premier.

Madame Duval, mademoiselle de Clarande, Sosthène et Edmond Gaussens prirent possession du second.

Eudoxie jugea à propos de manifester une crainte nerveuse en avançant le pied, -- qu'elle avait joli, -- hors de l'embarcadère. M. Périllas s'efforçait de la rassurer, tout en suivant d'un œil intéressé les savantes oscillations du petit pied qui se refusait à obéir.

Enfin, la jeune fille parut faire un grand effort, se cramponna étroitement au bras du lieutenant et vint tomber, toute pâmée, à l'arrière du troisième canot, que M. Gilmérin acheva de remplir.

On commença le tour du lac, un enchantement lorsque la brise s'élève et que, dans l'onde claire, la lune jette des paillettes tremblotantes. Les canots avançaient avec ce clapotement léger des rames qui berce le promeneur. Instinctivement le silence s'était fait, et chacun laissait errer sa pensée dans le sillage bleuâtre des barques.

Sur les rives, les silhouettes des passants se détachaient, indécises, des profondeurs sombres des massifs, et, dans l'île du Chalet-Jaune qui occupe le milieu du lac, les lampes de quelques soupeurs éclairaient çà et là, à travers la verdure, comme pour servir de phares à cette minuscule navigation.

Les canots, s'éloignant du Chalet-Jaune, gagnèrent le côté solitaire, presque sauvage, où le lac, resserré entre deux berges élevées, forme des cascatelles couronnées de youcas piquants. Une poésie pénétrante se dégageait de plus en plus de ces lueurs pâles, de ces eaux murmurantes, de ces grands arbres mélancoliquement penchés sur les bords.

— Cela ressemble à un paysage d'Ecosse ! s'écria tout à coup Eudoxie, qui n'avait jamais quitté les boulevards.

— Comme on vit mieux... le soir ! dit Georges de Maucler en laissant son regard profond aller à la dérive.

— Ce soir ! corrigea Valérie avec intention.

Le trésorier ne répondit pas. La jeune fille serra ses petites mains avec dépit.

Sosthène, que la présence de madame Duval n'empêchait que tout juste de se livrer à son lyrisme en face de Judith, se pencha vers elle :

— Si vous chantiez ? soupira-t-il.

Celle-ci secoua doucement la tête.

— Voyez comme la nuit est splendide et comme votre voix serait émouvante à cette heure sereine ! insista tendrement le jeune homme.

— Non, non, fit Judith, qui ne voulait pas céder si promptement à une telle prière.

— Pourquoi pas, mademoiselle ? ce serait tres-joli, dit madame Duval en intervenant dans le débat ; n'est-ce pas, monsieur Gaussens ?

Le vaudevilliste, déjà mécontent de l'attitude de son ami, ne répondit que par un salut affirmatif. Mais, dans le grand silence, ces quelques paroles avaient été portées jusqu'à M. Gilmérin, qui trouva l'idée excellente.

De sa grosse voix joyeuse, il troubla le calme des parages isolés où s'engageaient les canots, en priant mademoiselle de Clarande de ne pas les priver du plaisir de l'entendre.

La jeune artiste essaya vainement de résister à cette prière devenue générale ; elle se rendit donc avec cette grâce hautaine qui faisait une faveur de la moindre de ses concessions, et chanta lentement, accompagnée par les rames cadencées, cette rêverie allemande dont elle avait fait la musique :

Perles, richesse de la mer ; Joyaux du ciel, étoiles blondes, Mon cœur, plus vaste que les ondes, Est plus profond aussi que l'insondable éther !

Mon cœur sous ses discrètes ombres, Perles d'argent ! étoiles d'or !... Mon vaste cœur couve un trésor Dont le sublime éclat vous fait paraître sombres.

Et ce trésor, -- tel brûle et luit L'astre de feu dans les nuits mornes, -- C'est l'amour !... sans fin et sans bornes ! Et le ciel et la mer sont contenus en lui !

Lorsque la voix vibrante de Judith se fut éteinte en un soupir ineffable sur cet aveu d'amour, les applaudissements venus de tous les canots se croisèrent pour féliciter la chanteuse.

À l'abri de ces bruits divers, Georges et Valérie, seuls silencieux, échangèrent un long regard ému. Les petites coquetteries de l'une étaient subitement devenues inutiles ; le stoïcisme de l'autre s'était envolé sur les ailes de cette amoureuse mélodie.

« C'est l'amour !... profond et sans bornes ! »

murmura Georges.

« Et le ciel et la mer sont contenus en lui ! »

acheva Valérie.

— Ah ! le ciel... la mer... et la terre !... et la vie !... et l'être tout entier ! continua le jeune homme, dont les lèvres si longtemps muettes semblèrent s'ouvrir enfin.

Un tressaillement de bonheur fit frissonner Valérie.

— Le pensez-vous vraiment ? interrogea-t-elle d'une voix basse.

— Je ne l'avais jamais compris comme à cette heure enivrante, répondit-il en se penchant vers elle.

Elle avait laissé glisser sa main au bord du canot. La main du trésorier chercha dans l'ombre et rejoignit les petits doigts frémissants, auxquels elle s'unit sous la caresse de l'onde tiède...

Le canot les berçait doucement.

Madame Boinvilliers, qui causait avec le capitaine Lanternie, était si surprise et si charmée de se voir en coquetterie réglée avec un officier de l'armée française, -- ce qui ne lui était pas arrivé depuis ses fuyantes belles années, -- qu'elle en oublia de surveiller les deux jeunes gens, comme Eudoxie le lui avait cependant recommandé chaudement.

Aussi, par cette belle soirée attendrie, l'amour de M. de Maucler et de mademoiselle Gilmérin, que nul œil jaloux ne flétrit d'un examen indiscret, fit-il un pas immense et décisif.

Ils ne se parlèrent plus ; leurs cœurs palpitaient à l'unisson, et la brise embaumée qui, du bois assombri, venait mourir dans leurs cheveux, les faisait frissonner du même trouble indicible.

En quittant le canot, Valérie se sentait aimée comme elle aimait elle-même. Georges sentait avec une inexprimable sensation de confusion et d'ivresse qu'il avait laissé échapper son secret.

Eudoxie Boinvilliers n'avait rien vu, rien entendu de cet accord de deux âmes qu'elle eût volontiers séparées à son profit, -- les avantages du lieutenant Périllas restant toujours fort au-dessous de ceux du trésorier ; -- mais l'instinct envieux, qui sommeillait rarement en elle, l'avertit que quelque chose de sérieux avait dû s'échanger entre les jeunes gens. Georges était transfiguré, et Valérie portait sur son espiègle visage la gravité sereine d'une résolution prise.

— Il est, je crois, temps de parler, se dit la bonne âme, qui savait posséder, depuis la veille, un moyen sûr de semer l'anxiété dans la joie trop visible de son amie.

Pourtant, l'heure lui semblant mal choisie pour lancer ses flèches venimeuses, elle jugea plus habile, plus raffiné, de laisser les choses s'engager plus avant encore, prévoyant avec sagacité que, plus les liens seraient forts, plus douloureux serait leur brisement.

X

— Cher petit père, dit câlinement Valérie, lorsqu'au déjeuner du lendemain elle se retrouva seule avec l'ex-négociant, voilà quinze grands jours, au moins, que vous ne m'avez parlé d'aucun prétendant à ma main.

M. Gilmérin eut un haut-le-corps de surprise. Eh quoi ! sa fille, qui repoussait toutes les propositions avec un dédain à peine dissimulé, amenait la première l'entretien sur ce sujet épineux !

— Comment !... comment ! balbutia-t-il.

— Auriez-vous, par hasard, renoncé à marier votre fille ?

— Moi, renoncer ?... Regretterais-tu les pauvres diables que je t'ai présentés en vain ?

— Ceux-là, non ; des Crésus bêtes ou des intelligences ruinées, des notaires moisis dans leurs paperasses ou des gentilshommes en quête d'une dot plutôt que d'une compagne. Je voudrais du nouveau.

— Je n'ai plus à t'offrir, pour le moment, qu'un propriétaire de Joinville-le-Pont, M. de Sestré.

— Son signalement ?

— De la distinction dans une stature de tambour-major. Quarante ans, mais n'en paraît pas plus de trente-deux.

— Peuh !... un gentillâtre qui se rajeunit à l'aide de l'eau de Floride.

— Il est marquis, ma chère.

— Et moi je n'ai pas vingt ans. Je ne connais pas de marquisat qui vaille cet avantage.

— Dame ! tu te montres si difficile que nous finissons par éloigner les célibataires.

— Mais pas trop, car chaque semaine voit éclore une nouvelle liste de prétendants aussi nombreuse, quoique aussi insuffisante, que les précédentes.

— Enfin, si je te les présente, c'est pour l'acquit de ma conscience paternelle.

— Cher père ! vous ne voudriez pas, j'en suis certaine, m'imposer un choix déplaisant.

— Dieu m'en préserve !

— Eh bien ! imaginez-vous, petit père chéri, que je fais, de mon côté, ma petite liste, et que je compte la soumettre avant peu à votre approbation.

— Bah !

— Oh ! pour l'acquit de ma conscience filiale.

M. Gilmérin, trouvant la plaisanterie charmante, embrassa sa fille en riant.

— Et quand verrai-je cette fameuse liste ? continua-t-il avec bonne humeur.

— La supposez-vous bien remplie ?

— Hum ! qui peut savoir ?... Les petites filles ont parfois des comptabilités mystérieuses dont le secret nous échappe.

— Il se pourrait, au contraire, que j'aie voulu vous épargner l'embarras du nombre.

— Ce qui revient à dire...

— Que je n'ai qu'un seul candidat.

— Un seul !

— On ne peut plus sérieux, par exemple ;

— Ah ! mon Dieu ! exclama le père, qui s'amusait beaucoup de ce qu'il continuait à prendre pour une boutade : quel est donc le mortel heureux qui trône ainsi dans cette flatteuse solitude ?

— C'est... mais d'abord, avant de livrer ce nom fortuné, je veux que mon père ratifie le choix de sa fille.

— Sans savoir ?

— Sans savoir.

— La prétention me paraît exorbitante.

— Comme toutes les tyrannies publiques ou privées ; or, vous n'en êtes pas à vous apercevoir que Valérie Gilmérin est un petit despote.

— A qui le dis-tu ? soupira comiquement le bonhomme.

— Ainsi, c'est bien convenu, vous approuvez mon candidat ?

— Tout ce que tu voudras, pourvu que je le connaisse ; il s'appelle ?...

— M. Georges de Maucler.

M. Gilmérin, tout aveuglé qu'il fût, ne put s'empêcher d'être ébloui par le rayonnement intérieur qui transfigura la jeune fille en prononçant ce nom. Il continua à rire cependant.

— Ah ! très-bien !... très-bien !... Ceci est une petite leçon, une petite menace pour les pères trop confiants qui admettent les jeunes officiers dans leur intérieur.

— Ceci est une déclaration grave, dit fermement Valérie.

— Allons, dit le père vaguement inquiet, tu ne te plaindras pas de ma patience à écouter tes babillages d'enfant gâtée. Maintenant, laissons le trésorier du 43e à ses paperasses et parlons raison, veux-tu ?

— Je ne fais que cela.

— M. le marquis de Sestré ne te plaît décidément pas ?

— D'autant moins que M. de Maucler me plaît davantage.

— Pourquoi reviens-tu là-dessus ? Ce n'est pas bien de mêler le nom d'un officier honorable à la petite mystification dont tu te permets de me régaler depuis une heure.

Valérie se leva, vint passer les bras au cou de son père, et le regardant bien en face, les yeux dans les yeux :

— Écoutez-moi, je vous en prie, dit-elle ; M. de Maucler m'aime, je le sais ; je le lui rends de toute mon âme, et ce que vous prenez pour une plaisanterie de ma part est la chose la plus sérieuse du monde.

— Il t'aime, soit ; mais...

— Il a trop de délicatesse pour oser demander ma main, vu son manque de fortune ; c'est vous, mon père, qui me donnerez à lui.

— Hein !... tu dis ?... balbutia le bonhomme abasourdi.

La jeune fille, le regard plein de résolution, repéta d'une voix assurée la proposition inouïe qui renversait brutalement toutes les illusions paternelles. Il fallut, du reste, quelques minutes à M. Gilmérin pour entrevoir clairement ce qu'osait lui déclarer sa fille avec la bravoure entêtée de l'innocence.

Nous devons avouer que, malgré toute sa tendresse, toute sa faiblesse même, il débuta, en sentant, pour la première fois, les conséquences possibles de son aveuglement, par une superbe tirade sur sa confiance trahie, son autorité méconnue, la haute inconvenance d'un attachement mutuel contracté sans son aveu.

Valérie se souvint à propos des beaux acacias de la terrasse, dont les branches flexibles pliaient et se relevaient au souffle de l'orage sans se briser jamais. Elle se fit branche d'acacia.

Un peu courbée, silencieuse, les yeux tristes et les mains inertes, elle écouta sans sourciller cette diatribe violente ; jamais fille imprudente ne parut plus humiliée, plus soumise, plus pénétrée de ses torts.

M. Gilmérin, dont l'haleine était infiniment plus courte que l'éloquence, s'arrêta bientôt, fatigué de cet effort et tout déconcerté de n'avoir pas à lutter contre une seule objection. Il respira longuement, prêt à reprendre l'offensive contre une rébellion probable ; mais toute sa vigueur tomba à plat devant l'attitude effacée de la jeune fille.

— Eh bien ! s'écria-t-il, tu ne dis rien, tu ne te défends pas... c'est vrai que ce serait difficile... tu ne me réponds pas même !

Valérie leva vers le ciel son regard, tout noyé de larmes, qui effleura son père au passage et lui causa quelque trouble.

— Que répondrais-je ? soupira-t-elle d'une voix douce comme un son de harpe lointain, -- son père ne lui connaissait pas celte voix brisée, --vous venez de me convaincre de mes torts, je vous prie de me les pardonner.

M. Gilmérin n'en croyait pas ses oreilles. Quoi ! ce n'était pas plus difficile que cela de conduire les jeunes filles ! Un peu de sévérité, et les plus volontaires rentraient, confuses, dans la bonne voie ! Pourquoi diable n'avait-il pas essayé plus tôt ?

— Hum ! te pardonner !... mâchonna-t-il ; certainement, je ne te tiendrai pas rigueur si tu m'avoues avoir un peu exagéré toute cette histoire romanesque.

— Je n'ai rien exagéré, mon père ; je déplore seulement de vous avoir déplu.

— Alors promets-moi de renoncer à des projets qui ne sauraient avoir mon approbation.

— Y renoncer !... hélas !... mais rassurez-vous, je saurai vous obéir.

— Quelle mine lugubre ! Ah ça ! j'espère que tu reprendras promptement ta bonne figure riante.

— Vous ne pouvez cependant exiger que je me brise le cœur et que je sourie quand même.

— Qui parle de te briser le cœur ? je te dis d'oublier...

— Oublier, c'est mourir.

— Allons, bon ! les exagérations d'une autre nature à présent.

— Soyez tranquille, votre intérieur n'en sera pas attristé  : les femmes savent souffrir.

— Mais je ne veux pas que tu souffres. Crois-tu que je t'ai choyée, gâtée, aimée jusqu'à ce jour, pour te voir dépérir ensuite ?

— Vous êtes si bon ! Malheureusement ce que vous désirez n'est pas en votre pouvoir... ni au mien.

— Je ne veux pas que tu pleures, tu m'entends bien !

— Vous ne me verrez pas pleurer. Quand nous avons perdu ma pauvre mère, comme mes larmes vous faisaient mal, souvenez-vous que j'avais appris à les dissimuler si bien que vous me supposiez presque consolée ; elles me retombaient lourdement sur le cœur, voilà tout.

Ce souvenir, toujours cher au bonhomme, l'attendrit subitement. Ce n'était peut-être pas très-louable à Valérie de l'introduire dans sa petite ruse sentimentale, mais, à ses yeux, le motif disculpait les moyens.

M. Gilmérin fit un tour dans son cabinet en serrant désespérément sa cravate autour de son cou, ce qui était en lui le signe infaillible d'une puissante préoccupation. D'ordinaire, il résultait de cette pantomime que le sang affluait à son cerveau et les résolutions à son esprit.

Valérie, silencieuse, épiait cette éclosion.

— C'est absurde ! s'écria-t-il tout à coup ; une fille intelligente comme toi ne pas comprendre tout le ridicule d'un semblable attachement !...

— Dites la disproportion, si vous voulez, mais non le ridicule. M. de Maucler est noble, jeune, agréable, officier d'avenir...

— Je t'arrête. Son avenir est compromis par le temps d'arrêt qu'il consacre aux fonctions de trésorier, peu compatibles avec l'avancement. On dit même à ce sujet, ma chère enfant, des choses...

— Il a renversé toutes les calomnies et s'est fait des amis de ses détracteurs mêmes.

— Il détruira difficilement la défaveur que lui vaut son genre de vie mystérieux.

— Ou plutôt sa vie sérieuse, rangée, qui fait le procès de l'existence dissipée de nombre de ses camarades ; et vous, mon père, homme d'ordre et de travail, vous devriez avoir plus d'estime pour l'officier sans fortune qui conquiert son indépendance avec tant d'austérité.

— Quel beau petit avocat tu fais !

— C'est que je défends un homme de cœur qui a le droit imprescriptible de vivre à sa guise, sans que sa sagesse, -- si rare ! --lui soit imputée à crime.

— Est-ce sagesse ?

— Eh ! que serait-ce ? s'écria Valérie, avec la superbe assurance des jeunes filles qui entrevoient, sans les approfondir, les faiblesses humaines.

M. Gilmérin ne crut pas devoir insister. Il était d'ailleurs très-fortement impressionné par la tristesse et l'exaltation contenue de sa fille, dont le rire épanoui faisait la moitié de son propre bonheur.

Il revint vers elle avec un peu d'inquiétude dans les yeux et d'hésitation dans la voix.

— Tu seras raisonnable, ma chère petite, dit-il d'un ton conciliant ; tu te souviendras que j'ai rêvé pour toi un brillant avenir, que tu as le droit d'y atteindre, et que ce serait folie que d'arrêter plus longuement ta pensée sur ce jeune homme.

— Puisque vous le trouvez indigné de moi, mon cher père, je n'y penserai plus.

Valérie pencha son front dans son mouchoir, avec une attitude élégiaque d'une telle éloquence que le pauvre père prit une sérieuse peur.

— L'infortuné  ! murmura-t-elle ; parce qu'il est pauvre !

— Mais non, mais non, ce n'est pas uniquement pour cela...

— Vous ! un homme si désintéressé  !

— Ce n'est même pas du tout parce qu'il ne possède rien...

— C'est cependant tout ce qu'on peut alléguer contre lui ; il est vrai que c'est concluant.

— Tu me juges mal si tu me crois si accessible aux questions d'argent.

— Vous, c'est possible ; mais votre entourage, dont vous n'osez affronter le jugement.

— Moi ! s'écria le digne homme piqué au vif, je suis, au contraire, fort indifférent à l'opinion des Boinvilliers, des Gaussens, des Langlois, des Martinod, des...

— Alors pourquoi hésiter à leur apprendre qu'un officier de bonne famille, de grand air et de charmant esprit veut devenir votre gendre ?

— C'est que je veux un gendre qui te rende si heureuse !

— M. de Maucler y est tout disposé.

— Qui t'adore !

— Plus que M. de Maucler ? c'est impossible.

— Qui possède tant de qualités !

— M. de Maucler réunit les plus enviables.

— Il t'emmènerait loin de moi.

— Eh ! nous reviendrions ensemble.

— Il fera quelque campagne dangereuse.

— Dont je serai fière de lui voir porter le ruban.

— Il n'a que sa solde.

— J'ai ma dot.

— Tu pourrais si bien faire grande figure à Paris.

— Je préfère éblouir le 43e bataillon de chasseurs.

— C'est un cadre bien restreint, ma fille.

— Celui où l'on se sent aimée paraît immense.

— Femme de militaire, tu seras toujours sans foyer.

— Quand on aime, on porte avec soi son foyer et son bonheur.

— Petite enthousiaste !... Ainsi tu persistes ?

— Oh ! si vous vouliez le permettre ! s'écria Valérie qui vit la bataille gagnée ; je serais si heureuse de tenir uniquement du cœur de mon père la réalisation de tous mes vœux !

Elle se jeta dans ses bras, l'enlaça de caresses, le berça de mots tendres, et lui persuada, par les raisonnements les plus irréfutables, que M. de Maucler devait être, à peu de chose près, le gendre modèle entrevu dans ses rêves.

Ce fut une de ces victoires comme les grands généraux et les adroites jeunes filles n'en remportent qu'une dans leur vie.

XI

Georges de Maucler avait rapporté de la promenade au lac des Minimes une fièvre ardente et délicieuse, à laquelle il s'abandonnait sans plus essayer d'inutiles résistances. Il comprenait vaguement encore que tous les préjugés du monde séparaient sa pauvreté honorable de l'opulence bien assise de mademoiselle Gilmérin ; mais il sentait surtout, avec une intensité brûlante, que Valérie avait pris toute son âme et qu'il ne pourrait désormais l'arracher à ses petites mains.

Ce ne fut que trois jours après qu'il recouvra assez de calme relatif pour oser se présenter à la villa de l'avenue Marigny. Il avait repris, non toute sa raison, mais un peu de sang-froid, et s'était juré de dissimuler à tous les yeux la vie nouvelle qui soulevait en lui tant d'émotions inconnues.

Elle le verrait bien, elle, et quelle joie d'être compris dans son tendre et respectueux silence ! quelle ivresse de ne pouvoir pas être un seul instant soupçonné de calcul intéressé par l'adorable enfant qu'il aimait !

Si leur dernier regard au bord du lac avait été un aveu, le premier coup d'œil qu'ils échangèrent en se retrouvant, le jeudi soir, fut un serment.

M. Gilmérin, très-anxieux, épiait l'entente des deux jeunes gens en affectant plus que jamais la rondeur insouciante d'un père confiant. Lorsqu'à leur émotion communicative, à leur joie contenue, il ne put douter de leurs sentiments, un énorme soupir soulagea ses incertitudes.

— Après tout, pensa-t-il, je ne cherche que son bonheur : elle sera, quand elle voudra, madame de Maucler.

Le lieutenant Périllas, avec sa finesse habituelle et sa clairvoyance d'attentif repoussé, s'amusait fort de ce joli manège d'amoureux qui se croyaient bien discrets, et dont les yeux ensoleillés livraient naïvement le secret rayonnant.

— Tarasque ! grommelait le Méridional en mâchonnant sa grosse moustache noire ; ce gaillard-là est plus inflammable qu'une torpille et plus imprudent qu'un lézard ! Il courtise une héritière et se passe la douceur d'une petite maison dans le bois, très-gentiment habitée, ma foi ! C'est trop de moitié. Ah ! le Sardanapale ! Moi, naïf, qui le comparais à Scipion ! Cela m'apprendra à le croire meilleur que nous.

Qu'eût-il donc pensé, le digne Périllas, s'il eût connu certains détails de la découverte scabreuse dont mademoiselle Eudoxie Boinvilliers avait eu les prémices !

Avant de se retirer, Georges se trouva quelques minutes seul auprès de Valérie : c'était la première fois de la soirée.

— Pardonnez-moi, lui dit-il d'une voix oppressée, j'ai manqué doublement aux promesses que je m'étais faites ; j'ai abandonné mon cœur à un rêve ineffable et j'ai laissé deviner ma folie à celle qui l'inspirait.

— Je le sais, murmura-t-elle tremblante.

— Sait-on comment s'évanouissent les résolutions les plus viriles ?... Il a suffi d'un regard... Ne me punissez pas de tant de hardiesse.

— Vous punir !

— Je jure de me taire à jamais.

— Pas avec mon père, du moins, fit-elle avec une vivacité passionnée.

— Que dites-vous ?... pas avec votre père ?...

Valérie releva sa tête penchée ; ses yeux expressifs jetèrent une chaude lueur qui fondit les derniers scrupules du jeune homme sous leur effluve magnétique.

— Quoi !... vous m'autoriseriez ?... balbutia-t-il dans un souffle ardent.

— Monsieur de Maucler, dit-elle, je suis libre de disposer de mon avenir ; mon père le permet ; je serai votre femme.

Le trésorier étouffa un cri de joie, et ses lèvres se collèrent follement sur la petite main palpitante qui s'étendait instinctivement pour l'empêcher de protester.

Protester ! après en avoir eu longtemps la volonté, il n'en avait même plus le courage.

Lorsque, par une suite de circonstances for-tuiles, une jeune fille arrive à sortir violemment des usages imposés à son sexe, elle reste longtemps sous l'impression puissante d'une surexcitation anormale.

Les heures qui suivirent pour Valérie l'offre de sa main furent remplies d'émotions qui ne se traduisent en aucune langue. Celle de la passion heureuse pourrait seule en exprimer une faible partie, mais qui donc en saurait rendre avec fidélité les accents à la fois insensés et sublimes ?

Valérie était fermement convaincue à son réveil, -- dormit-elle ? -- que la journée radieuse, dont elle saluait joyeusement le début, ne s'achèverait pas sans apporter à son père une demande respectueuse de sa main en faveur de M. Georges de Maucler, lieutenant-trésorier du 43e bataillon de chasseurs à pied.

La première distribution devait même en être chargée ; et pourtant le facteur passa vers neuf heures sans s'arrêter à la villa.

À deux heures, quand le shako verni du fonctionnaire de la poste brilla entre les arbres, Valérie était aux aguets, souriant déjà et prête à tendre la main entre les barreaux. Le facteur passa encore.

Le soir, à sept heures, un peu pâle et agitée, elle attendait le bienheureux coup de sonnette. Il retentit enfin. Elle bondit et reçut avec extase, à travers la grille, trois lettres, trois ! à l'adresse de son père.

Laquelle était la bonne ? laquelle était la seule ?

M. Gilmérin, qui n'avait nul soupçon des angoisses de sa fille, en déchira les enveloppes avec le mouvement automatique du négociant habitué à dépouiller une volumineuse correspondance.

Valérie, debout, les mains serrées, attendait.

La première missive était l'annonce d'une pièce de vieux bordeaux que lui adressait la maison Martel fils, frère et Cie, de Lanssac \(Gironde\).

Valérie haussa les épaules.

La seconde renfermait deux billets de spectacle pour une représentation de Fernande, au Gymnase, envoyés par Edmond Gaussens, qui payait ainsi en attentions gracieuses l'hospitalité de la villa.

Valérie prit les billets et les enfouit dans sa poche sans y jeter un coup d'œil.

La troisième lettre n'était qu'un griffonnage de Sosthène, qui s'excusait de ne pouvoir, de quelques jours, venir dîner à Vincennes.

Valérie, toute blanche et le cœur serré, s'éloigna brusquement pour cacher le flot de larmes qui montait à ses yeux.

— Il viendra lui-même demain, se dit-elle.

Levée avec le soleil, après une nuit de fièvre, elle ravagea le parterre fleuri pour remplir les jardinières du salon. Il fallait faire fête au cher attendu !

La journée se traîna lente et monotone ; M. de Maucler ne parut pas.

— Que je suis sotte ! pensa Valérie en s'enfermant dans sa chambre pour pleurer plus à l'aise ; il a chargé un ami, M. Périllas, sans doute, de faire sa demande, et les amis ne sont jamais aussi pressés que les intéressés.

Ce fut donc le lieutenant Périllas qu'elle attendit le troisième jour, et le lieutenant Périllas vint, en effet, passer la soirée à la villa. Son inséparable, le capitaine Lanternie, l'accompagnait, naturellement.

La jeune fille n'eut garde de laisser le brave Lorrain entraver, par sa présence, les négociations qu'elle supposait devoir être entamées ce soir-là. Elle l'accapara donc avec une grâce merveilleuse, dont le brave capitaine, peu accoutumé à une telle faveur, resta tout abasourdi.

M. Périllas, grâce à cette précaution féminine, eut tout le loisir d'entretenir M. Gilmérin, car leur tête-à-tête prolongé ne cessa que lorsque le bonhomme, altéré par le feu de la conversation, demanda un cruchon de bière fraîche, qu'on apporta sous le berceau de chèvrefeuille.

Il faisait presque nuit déjà, mais les yeux perçants de Valérie ne désespéraient pas de lire sur le visage de son père le résultat obtenu par le plénipotentiaire.

Rien d'extraordinaire cependant ne se manifestait sur la physionomie placide de l'ancien négociant ; il ingurgitait sa bière par petites gorgées, avec la béatitude d'un gourmet au repos, et blâmait vertement les derniers articles de l'Opinion nationale, qui lui paraissaient exagérés.

Quant au lieutenant Périllas, il usait de la permission qu'il avait reçue de savourer en plein air un excellent cigare, avec l'aisance absolue d'un homme exempt de toute préoccupation.

Lorsque les deux officiers se furent retirés, Valérie prit le bras de son père pour remonter le perron : sa curiosité, surexcitée par cette conduite énigmatique, la fit sortir de sa réserve.

— M. Périllas ne vous a rien dit, père ? demanda-t-elle.

— Comment ! rien dit ?... Nous n'avons fait que bavarder toute la soirée.

— J'entends... rien d'intéressant ?

— Mais si. Il est très-exalté, Périllas, très-avancé même pour un militaire. Comprends-tu qu'il approuve la dernière sortie de l'opposition contre le ministère ?

— Oui..., mais enfin..., rien de particulier ?

— Eh ! que diable veux-tu qu'il ait à me dire ? D'abord, quand nous parlons politique, il me fait sortir des gonds.

Le quatrième et le cinquième jour n'amenèrent aucun changement dans cette situation tendue.

Le sixième, Valérie apprit incidemment, par le capitaine Lanternie, que le trésorier jouissait d'une bonne santé, quoiqu'il n'eût pas dîné, la veille ni l'avant-veille, avec ses camarades.

Le septième, le lieutenant Périllas glissa dans la conversation que ce pauvre M. de Maucler était accablé d'occupations par l'approche de l'inspection générale.

Un observateur attentif eût remarqué que cette semaine d'attente avait exercé une trace profonde sur les traits altérés de mademoiselle Gilmérin. Ni inspection générale, ni indisposition physique, ni timidité hors de saison, ni considération d'aucune sorte ne devaient, à ses yeux, entraver l'élan qu'elle avait elle-même encouragé par l'offre de sa main.

Eh quoi ! n'avait-elle donc bravé les conventions mondaines, dans un instant de générosité irréfléchie, en se promettant avant d'avoir été, sinon désirée, du moins demandée, que pour voir l'abstention la plus blessante, le silence le plus inexplicable répondre à sa grandeur d'âme ?

S'était-elle donc méprise sur les sentiments qu'elle inspirait ?... Avait-elle rencontré un cœur vulgaire, qui ne comprenait pas sa conduite et peut-être même s'en alarmait mesquinement ?

L'inquiétude, le doute, l'humiliation déchiraient tour à tour ce cœur mobile et passionné. Qu'eût-elle donc éprouvé s'il lui eût été donné de lire dans l'âme du trésorier les combats qui s'y livraient ? si elle avait pu le suivre du regard, après les paroles enflammées qu'ils avaient échangées, quand, rentré chez lui, et la tête dans ses mains, il murmurait avec désespoir :

— Qu'ai-je fait ?... Ai-je donc oublié  ?... Je suis un fou... et un malheureux ! Je ne me marierai pas... Mais elle !... elle ! que va-t-elle croire ?... et comment la revoir désormais !...

C'est que Georges de Maucler traversait une crise suprême. Il est dans la vie des heures si accablantes qu'il semble, aux natures les mieux trempées, devoir succomber sous leur poids ; heures lourdes où la lutte contre la destinée ne parait plus possible, où, las de la soutenir, on s'avoue fatalement vaincu ; heures néfastes où l'on est tenté de désespérer à la fois de la Providence et de soi-même.

XII

Mademoiselle Eudoxie Boinvilliers fut frappée du changement douloureux qui s'opérait dans la physionomie de Valérie ; une grande terreur la saisit. Aurait-elle donc la mauvaise chance, pour avoir trop tardé, de se voir devancée dans la perfidie qu'elle méditait ? Ne serait-elle plus la première à verser la goutte empoisonnée de ses révélations dans le cœur de son amie ?

Cette perspective la décida à renoncer au supplément d'informations qu'elle comptait recueillir çà et là, et à brusquer les confidences.

— Chère amie, dit-elle en s'asseyant d'un air tout pensif sous le berceau, à côté de mademoiselle Gilmérin, je vais vous étonner, vous blesser peut-être... ; mais je vous demande d'être indulgente et de ne pas nous juger, ma mère et moi, sans de mûres réflexions.

— Me blesser ! En quoi donc ? fit la pauvre Valérie avec incrédulité, car il lui semblait bien impossible qu'une peine pût l'atteindre qui ne fût d'avance annihilée par ses angoisses secrètes.

— Je crois que nous serons contraintes de nous abstenir de venir désormais à vos charmantes réunions du soir.

— Ah ! mon Dieu ! d'où vous vient donc ce subit accès de cénobitisme ?

— C'est assez difficile à expliquer, surtout... entre jeunes filles, dit Eudoxie en baissant pudiquement les yeux ; pourtant je craindrais que ma mère, qui ne plaisante pas sur les questions de... morale, ne vous dit cela trop vivement, et je préfere... quoi qu'il m'en coûte...

— Oh ! parlez vite vous-même, ma chère Eudoxie.

— Eh bien ! votre société, si bien choisie, si aimable, renferme, -- à votre insu certainement, -- un membre dont la conduite... privée... éloignerait, si elle était connue, les femmes honnêtes de votre intimité.

— Vous dites ?...

— Vous comprenez que nous préférons, ayant été instruites de certains détails peu édifiants, nous retirer sans explications, sans scandale.

— Mais, ma chère, fit Valérie un peu troublée sans trop se rendre compte du motif de son émotion, tout ce que vous racontez là est inimaginable ! Quel est celui d'entre nous ?... quelle est cette conduite... inavouable ? enfin, quel scandale voulez-vous éviter ?...

— Quel est celui d'entre nous ?... Ah ! ma bonne Valérie, vous n'exigerez pas que je le nomme. A quoi bon nuire à son prochain... et vous attrister, en outre, j'en suis certaine ?

— Qu'importe !... parlez, au contraire.

— Vous parler des mœurs de... Enfin, elles sont malheureusement telles, -- voyez-vous, ma chère, nous n'imaginons pas ces choses-là, nous autres, -- qu'une mère ne peut exposer sa fille à un contact qui pourrait donner lieu, dans la suite, à de faux jugements sur son compte.

— Vous m'effrayez !

— Mais non, mais non, rassurez-vous. Ma mère est très-prudente, peut-être même un peu austère... quand il s'agit de ma considération, je ne saurais l'en blâmer ; mais vous n'avez pas sujet de vous tant alarmer pour cela. D'ailleurs, nous vous verrons le jour, et rien, sauf les réunions du soir, ne sera changé à nos habitudes.

— Écoutez-moi, Eudoxie, dit Valérie d'un ton grave, vous en dites trop ou pas assez. Si quelque danger menace votre réputation, par le seul fait de votre rencontre chez moi avec un visiteur, la mienne courrait alors de plus grands risques, et j'ai le droit de vous prier de vous expliquer plus clairement.

C'était tout ce que désirait Eudoxie. La loyale Valérie était tombée dans le piège avec la promptitude et la naïveté des âmes droites.

Mademoiselle Boinvilliers hésita longtemps, se jeta dans des réticences savantes ; enfin, avec une de ces rougeurs pudibondes dont elle avait le secret, elle attira la tête de son amie tout près de ses lèvres et chuchota dans un souffle haletant :

— M. de Maucler a toute une famille... une femme... un enfant... comprenez-vous ?

Valérie se dressa sur ses pieds toute frémissante.

— Que prétendez-vous là  ? s'écria-t-elle avec un regard enflammé, et de quelle indigne calomnie osez-vous bien vous faire l'écho ?

Eudoxie, préparée à cette explosion, conserva sa mine béate, sans l'ombre de ressentiment dans la voix en répondant :

— Je savais bien, pauvre chère amie, que j'allais vous chagriner... vous l'avez voulu. Je regrette déjà ma faiblesse.

— Dites plutôt votre crédulité, car vous n'imaginez pas, je pense, qu'on puisse croire à cette fable ?

— Je suis de votre avis. Une pareille immoralité me parait bien difficile à admettre chez un jeune homme si... convenable, et je me refuserais encore à l'évidence, si je n'avais vu, de mes yeux, le trésorier du 43e bataillon agir en maître chez cette madame Albert.

— Madame Albert ! répéta sourdement Valérie.

— Une brune attrayante, quoiqu'un peu maigre, dont la beauté n'a pourtant pas la sérénité des bonheurs légitimes.

— Vous... l'avez vue ?

— Le hasard me l'a permis. Sa petite maison de la chaussée de l'Étang, à Saint-Mandé, est un bijou.

Subitement, Valérie fit sur elle-même un suprême effort ; soit qu'elle soupçonnât la perfidie sous les révélations, soit qu'elle voulût dissimuler à tout prix sa douleur, elle eut le courage surhumain, -- avec sa nature et ses sentiments, -- d'interrompre net cette scabreuse confidence.

Un interrogatoire répugnait à sa dignité, son cœur était déjà assez cruellement atteint. Il lui fallut, toutefois, une grande minute pour recouvrer sa voix étranglée par l'angoisse.

— Ah ! fit-elle en se laissant retomber brisée sur son siège, cela prouve que mon père a été trop confiant, et mon frère un peu léger, dansl'introduction de M. de Maucler au milieu de nous. Il leur appartient, du reste, de vérifier ces assertions, et je les en prierai demain.

— Ce sera sage, balbutia Eudoxie, un peu déconcertée par cet apaisement feint ou réel.

Les deux jeunes filles n'osèrent plus se regarder. L'une craignait de révéler sa joie méchante ; l'autre, par une sainte pudeur, refoulait son indicible désolation.

Madame Duval, qui vint les rejoindre à cet instant, apporta fort à propos sa placide figure au milieu de cet intolérable tête-à-tête. En remarquant le silence qui l'accueillait, elle se crut obligée à des frais inusités d'amabilité, car elle regardait comme une des charges de son métier de gouvernante de suppléer, au besoin, au mutisme de son élève.

Eudoxie, aidée par sa présence, reprit son assurance assez promptement pour pouvoir se retirer un quart d'heure après, avec la douce certitude d'avoir fait tout le mal qu'elle désirait produire.

À peine eut-elle disparu qu'il se fit une transformation foudroyante dans toute la personne de Valérie. Sa taille se redressa ; à son front, le sang monta en flots de pourpre ; ses yeux fiévreux jetèrent une lueur fauve.

— Je veux voir de mes yeux, moi aussi ! dit-elle d'une voix vibrante.

Madame Duval leva les mains au ciel.

— Qu'avez-vous ?... que vous prend-il ? interrogea-t-elle tout effarée.

Valérie haussa les épaules, et, sans daigner s'expliquer :

— Descendez-moi un chapeau, un paletot, ordonna-t-elle ; prenez également les vôtres, et hâtez-vous... nous sortons.

— Ah ! nous sortons ?... C'est très-bien, mais...

--Mais allez donc, vous dis-je ! répéta la jeune fille avec colère.

Madame Duval s'enfuit vers la maison. Elle reparut moins de trois minutes après avec les objets demandés. Valérie s'en revêtit, ouvrit la grille et se jeta dans l'avenue Marigny avec la hâte d'une personne poursuivie.

— C'est de la folie !... Au nom du ciel ! qu'est-il donc arrivé  ? Est-ce que quelque malheur vous menacerait, ma chère demoiselle ? disait par intervalle la gouvernante essoufflée, qui avait peine à la suivre.

Un fiacre passait à vide, revenant du bois. La jeune fille lui fit un signe, s'y précipita, laissa à peine à la pauvre madame Duval le temps de s'y engouffrer à son tour, et jeta au cocher le nom de la chaussée de l'Étang, à Saint-Mandé.

Madame Duval, qui ne connaissait à la famille aucune relation dans ces parages, renonça à questionner, mit sa tête dans ses mains et se perdit en conjectures insensées.

Le fiacre avançait lentement, au trot de ses haridelles épuisées ; mais la distance de Vincennes à Saint-Mandé est si courte que quelques minutes suffirent à la franchir. Quand il entra dans l'allée bordée de lilas et encadrée de bois qu'on nomme la chaussée de l'Étang, Valérie, penchée à la portière, appela un cantonnier qui se livrait à l'arrosage de la route.

— La maison de madame Albert, s'il vous plaît ? demanda-t-elle.

L'homme à la lance parut fort embarrassé et promena sur les grilles enlierrées un regard indécis ; puis, après réflexion :

— C'est-y pas une dame sur l'âge ?... avec un domestique pour la traîner dans sa petite voiture.

— Non, dit Valérie, dont une rougeur ardente envahit les joues ; c'est une jeune dame... brune... jolie... avec un enfant.

— Des jeunes dames jolies avec des enfants, le bois en est plein ! fit le cantonnier avec un gros rire ; moi, je connais pas ça.

— Allez au pas jusqu'au bout de la chaussée, ordonna Valérie au cocher.

Madame Duval, de plus en plus assiégée par la crainte de voir un accident inconnu déranger l'état mental de son élève, joignit les mains, et, prête à pleurer, se renfonça dans le fiacre.

La jeune fille, attentive, les yeux perçants comme un guerrier sioux qui guette un ennemi sur le sentier de guerre, examinait une à une les constructions qui se dressaient le long de l'allée. Celle-ci était une vaste maison bourgeoise, celle-là une maison d'éducation ; cette autre abritait toute une nichée de garçons bruyants et de fillettes rieuses ; un vieillard s'ensoleillait sur le perron de ce chalet ; un luxueux équipage attendait devant cette grille ouverte.

Ce n'était point là que devait se cacher celle qu'on appelait madame Albert.

Tout à coup Valérie fit un haut-le-corps, et sa main nerveuse arrêta net le cocher. On venait de passer devant un pavillon petit, discret, ombreux, qui disait hautement à ses soupçons : « C'est là. »

— Rangez-vous contre le bois et attendez, dit aussitôt mademoiselle Gilmérin.

Le fiacre obéit d'autant plus promptement qu'il venait de cahoter pendant dix-huit kilomètres, sans s'arrêter, une famille de bourgeois qui cherchait son petit-cousin, fusilier au camp de Saint-Maur.

Valérie s'accota aux coussins poussiéreux, baissa le store et reprit silencieusement sa faction. Une grande heure passa. La jeune fille semblait pétrifiée, le cocher dormait profondément. On n'entendait même plus souffler l'infortunée gouvernante.

Cinq heures sonnèrent à l'hôpital militaire. Un joyeux cri d'enfant retentit. C'était un adorable bébé blond, qui sautillait en dedans de la grille du pavillon, tendant ses petites mains pour l'ouvrir.

Valérie eut un éblouissement : il ressemblait à Georges de Maucler autant qu'une ébauche gracieuse ressemble à une peinture achevée.

Le bébé s'agitait, il voulait ouvrir, car, du côté de la route, venait de se dresser la silhouette élégante du trésorier. Une clef tourna dans la serrure, et le jeune homme, sans prendre le temps de repousser la porte, se penchant vers l'enfant, l'enleva dans ses bras en lui donnant un baiser sonore.

Le petit garçon lui entoura le cou de ses bras roses et nus, noyant la moustache de l'officier dans la profusion de ses boucles blondes.

Lorsque celui-ci, échappant enfin à cette étreinte enfantine, voulut refermer la grille, Valérie, plus blanche que la morte de la ballade allemande, était debout en face de lui.

En la reconnaissant, Georges eut un regard affolé.

Elle, droite, muette, terrible, plongeait ses yeux sombres dans les yeux troublés du malheureux.

À ce moment, un frôlement soyeux bruit sur le sable, et madame Albert, -- la dame brune et pâle, -- s'approcha du groupe silencieux.

— Georges ! dit-elle d'une voix grave qui retentit comme un glas funèbre aux oreilles bourdonnantes de la jeune fille, Georges, qui donc m'amenez-vous ici ?

Georges ouvrit les lèvres ; Valérie l'arrêta par un geste écrasant.

— Ne prononçez pas mon nom devant cette femme, dit-elle, je vous le défends !

Elle fit un pas en arrière ; il voulut la suivre ; ses deux bras s'étendirent comme pour le repousser, puis un nuage flotta entre elle et lui ; elle chancela et glissa sans connaissance sur le sol.

Au cri de terreur de Georges répondit celui de madame Duval, qui, du fond du fiacre, avait suivi de l'œil cette scène inexplicable. La digne femme s'élança au secours de son élève, l'arracha des bras de l'officier, et, retrouvant la force de sa jeunesse, l'emporta comme une proie.

Madame Albert n'essaya pas à l'aider, mais le trésorier, qui suivait la gouvernante en lui offrant chaleureusement ses services, ne reçut qu'un refus très-sec, car elle commençait à démêler que ce beau garçon-là était la cause déterminante de toute cette aventure.

Le cocher, philosophe en carrick, qui souriait à part lui, partit d'un train inusité. Le cahotement extravagant du véhicule tira la pauvre fille de son évanouissement. Son premier regard fut pour madame Duval, qui, pleurant, se penchait sur elle. Sa première parole fut celle-ci :

— Chère madame Duval !... pas un mot de ceci à mon père : vous n'avez rien vu, rien compris, vous ne savez rien.

La gouvernante lui prit les mains, la rassura, la consola parla certitude de son silence, quoique sa conscience fût bien un peu troublée par la difficulté de concilier ses devoirs avec cette imprudente promesse.

Lorsque le fiacre eut disparu, madame Albert demanda d'un air songeur :

— Georges, cette jeune personne est-elle votre maîtresse ou votre fiancée ?

Et le trésorier répondit d'un ton farouche :

— Elle était ma fiancée, et ne peut plus être ma femme.

XIII

Le même soir, Valérie reçut des mains de madame Duval, toujours effarée, le petit billet suivant :

« Mademoiselle Gilmérin est instamment suppliée «  de désigner à M. de Maucler quel moyen « lui serait permis pour s'expliquer et se disculper «  auprès d'elle. »

La jeune fille bondit sur une plume, et, d'une main fiévreuse, traça cette ligne implacable :

« M. de Maucler n'a besoin ni d'explication, « ni de justification : il est jugé. »

Une semaine s'écoula. Valérie gardait là chambre, avec une fièvre lente et un parti pris de mutisme qui désespérait son père. Les visites étaient interrompues, les intimes consignés à la porte de la villa. La présence de madame Duval était seule tolérée par la triste jeune fille.

Blessée, honteuse, désespérée, elle essayait de cacher dans la solitude la plus poignante désillusion. Elle sentait, avec des frissonnements de rage douloureuse, qu'elle serait tôt ou tard devinée, qu'elle l'était peut-être déjà. Son amour bafoué, sa générosité méconnue, sa confiance trahie s'unissaient pour infliger à sa nature sensible, orgueilleuse et passionnée, une indicible torture.

Pour y échapper, elle se fit conduire à Bade par son père. Elle y trouva le bruit, la foule et les élégances, non le repos. -- Au retour, elle déclara le séjour de Vincennes insipide pendant l'hiver et voulut demeurer à Paris.

Elle ne profita guère des distractions que la grande ville pouvait lui procurer, car, malgré toutes les instances, elle persista à ne sortir que de loin en loin, à refuser toute occasion de plaisir, à ne recevoir personne.

C'était en elle, et autour d'elle, un deuil dont elle ne daignait pas expliquer les motifs, et dont le bonhomme Gilmérin se désolait vainement.

Quant à Sosthène, ce fut à peine s'il s'aperçut du changement radical survenu dans le caractère de sa sœur et dans les habitudes de la maison paternelle.

Égoïste et aveuglé comme tout homme passionné, il poursuivait son but sans rien voir autour de lui. Il avait échoué dans ses efforts pour obtenir du directeur de l'Opéra une audition en faveur de mademoiselle de Clarande.

Furieux de cet insuccès, follement désireux de le réparer et de plus en plus épris de la fille du colonel, il entreprit, avec une bravoure de fanatique, le siége de la direction de l'Opéra-Comique.

Ce qu'il lui fallut employer d'influences, d'habileté, d'activité, de douceur, de persévérance et d'énergie pour amener le directeur à daigner entendre Judith, eût suffi à un pauvre diable pour atteindre la fortune.

Mais aussi quel triomphe ! Judith, entendue, fut engagée séance tenante, et ses débuts fixés à la réouverture du théâtre.

Le jeune homme, radieux, eut le bon goût de s'effacer après le succès.

Judith lui sut gré tout à la fois de ses services et de sa réserve adroite à n'en pas réclamer le prix. Elle nageait en pleine ivresse. Qui se fût opposé désormais à ses projets ? Madame de Clarande, paralysée, s'éteignait par degrés insensibles ; déjà son intelligence affaiblie ne lui permettait plus que d'assister avec une indifférence absolue à la nouvelle existence de sa fille.

Les leçons de piano avaient été abandonnées ; un habile professeur travaillait à rendre la belle artiste capable d'affronter le public parisien. Sans répondre aux timides objections de ses sœurs, qui, du fond de la province, s'effrayaient de ses tendances indépendantes, Judith se jetait, le front haut, dans cette redoutable mêlée artistique où les plus fortes perdent quelque pièce de leur armure, les plus pures quelque fleur de leur couronne. C'est l'aveuglement dont la Providence frappe parfois celles qui doutent de sa puissance et négligent d'implorer son secours.

Elle avait refusé les offres d'argent qu'avec une habile délicatesse le jeune peintre avait osé lui faire. Un usurier, -- de cette race de rongeurs spéciaux qui sucent les artistes, -- sur la présentation de son engagement à l'Opéra-Comique, lui avait ouvert un crédit de plusieurs milliers de francs.

Elle les avait aussitôt employés en achats indispensables, en une installation confortable et coquette, rue de Provence, où sa pauvre mère eut une petite chambre isolée pour y agoniser en paix.

Elle adopta le couturier en renom, prit une femme de chambre rompue au métier lucratif de soubrette d'actrice, se laissa amener par Sosthène quelques visiteurs, des camarades futurs, des musiciens, quelques gandins qui proclamaient d'avance son triomphe.

Au jour de ses débuts, elle se trouva sous les armes, prête à tout, hardie, confiante, résolue à se conquérir brillamment une place au soleil de la rampe, de la réclame et du succès.

Nul obstacle devant elle : d'importuns souvenirs d'honneur et de position étaient écartés ; ses sœurs se taisaient, impuissantes ; sa mère se mourait ; et le colonel de Clarande, ce vieux type de soldat chevaleresque, était bien mort !

Judith avait choisi pour ses débuts le Premier Jour de bonheur. Elle y parut dans ce gracieux rôle de jeune Indienne, que mademoiselle Marie-Rose avait poétisé par sa beauté délicate.

Celle de mademoiselle de Clarande, plus majestueuse, plus complète, illuminée par l'espoir et doublée par le succès, s'y révéla avec un éclat foudroyant. Avant qu'elle eût modulé une phrase, la salle frémissait d'admiration ; quand elle eut chanté son premier air, ce fut du délire.

On avait salué la femme, on encensa la cantatrice.

Et quelle salle !... Pendant le deuxième acte, Judith laissa tomber son premier regard sur les spectateurs qui la composaient. Des célébrités mondaines et artistiques ; des femmes de l'aristocratie, attirées par la curiosité de voir en scène une des leurs ; des femmes du demi-monde qui venaient épier, d'un œil jaloux, l'éclosion d'une rivalité formidable.

En hommes, la fleur du gandinisme contemporain s'étalait au balcon et à l'orchestre.

L'apparition de cette hautaine beauté qui irradiait sur la scène resplendissante, météore inattendu, paraissait à quelques-uns une répudiation du noble passé des Clarande, une injure à leur gloire militaire, une profanation.

Pour les autres, c'était au contraire l'affirmation d'un caractère énergique, admirablement trempé, plein de fécondes promesses pour le monde des arts et des plaisirs élégants.

Tout à coup le regard de Judith, qui planait, dédaigneux, sur la salle, se fixa et devint attentif.

Une bizarre fantaisie du hasard avait réuni au premier rang des fauteuils d'orchestre des individualités bien diverses, bien tranchées, qu'elle avait déjà rencontrées sur sa route, qui toutes avaient laissé une trace plus ou moins distincte dans sa vie passée.

Un homme jeune, le front dévasté déjà, et la tête grave supportée par une cravate blanche de magistrat, ressuscita soudainement, pour mademoiselle de Clarande, le substitut, M. Ernest Samson, qui avait si tendrement aimé la fille du colonel, et L'aimait peut-être encore du fond de ses illusions mortes.

Près de lui, un superbe bellâtre, d'une irréprochable élégance, frisant des moustaches guerrières et arborant sur son torse développé la rosette de la Légion d'honneur, n'était autre que le brillant officier de hussards, l'ex-commandant Adalbert de Poitevy, qu'elle eût autrefois souhaité pour époux et qui lui avait préféré l'opulente vulgarité d'une veuve de province.

Edmond Gaussens venait ensuite, laissant lire sur ses traits expressifs beaucoup d'admiration et plus de dépit encore.

Le lieutenant Périllas, les coudes serrés, les oreilles tendues, les yeux fixes, buvait cette harmonie, dévorait cette beauté, avec une extase qui faisait jaunir mademoiselle Eudoxie Boinvilliers dans la loge où elle trônait avec sa mère.

Et le capitaine Lanternie !... Pauvre petite cousine de Lorraine qui attendait patiemment au pays !... ses actions étaient bien basses, ce soir-là.

Sosthène, assis près de M. Gilmérin, éprouvait à la fois tous les enivrements et toutes les tortures. Il avait déjà mis à mal deux paires de gants dans les étreintes convulsives de ses mains fiévreuses, mais il se gardait bien d'applaudir bruyamment ce qu'il regardait comme son œuvre.

Judith les vit tous, les devina tous, et un sourire de suprême orgueil acheva de graver sur sa physionomie le cachet marmoréen qui lui était propre.

— Éblouir !... dominer !... régner !... régner enfin ! murmura-t-elle.

Le succès de la cantatrice grandit à chaque acte. La représentation s'acheva au milieu d'un orage d'acclamations et de cris enthousiastes. Les bouquets, en pluie odorante, tombaient à ses pieds, et les critiques dramatiques regrettèrent unanimement, dans leurs articles laudatifs du lendemain, de n'avoir pu suivre les bouquets.

Pour rendre plus complet son triomphe, ses camarades, -- hommes, -- la félicitèrent avec chaleur. Les artistes femmes lui exprimèrent une admiration aigre-douce, dont les témoignages avaient l'aspect attrayant et la réalité piquante d'une branche de houx.

Judith, dont la loge fut assiégée, se fit déshabiller en hâte pour échapper à cette invasion, se jeta dans une voiture et arriva seule chez elle, où madame de Clarande, inconsciente, dormait.

La soubrette veillait près d'un souper délicat, préparé dans la chambre de « madame » au coin d'un feu clair et joyeux.

Judith, brisée d'émotions et de fatigues, se laissa glisser sur une causeuse, le corps alangui, l'esprit surexcité, les mains inactives.

Elle rêvait, et rien n'assombrissait sa rêverie ; ses grands yeux, doucement éclairés, disaient une ivresse entière.

On sonna une fois... deux fois ; la camériste s'était élancée hors de la chambre ; on sonnait encore. Des voitures s'arrêtaient à la porte. Était-ce donc l'avalanche de ses admirateurs qui, repoussés de sa loge, la poursuivaient jusque-là  ?

La soubrette rentra, apportant sur un plateau deux cartes, un bouquet et un écrin.

Judith prit une carte où, sous des armes orgueilleuses, s'épanouissait le nom de M. Adalbert de Poitevy, officier supérieur de cavalerie démissionnaire.

Un pli sombre se creusa à son front ; sa main, par un geste brusque, déchira en miettes impalpables cet audacieux souvenir d'un délaissement cruel.

— L'insolent ! murmura-t-elle.

Elle lut la seconde carte, qui portait en caractères imposants sur un carton immense : Ernest Samson, procureur impérial. Sa lèvre dédaigneuse se détendit sans s'attendrir.

— Encore lui !... fit-elle avec fatigue.

La carte, échappant à ses doigts indifférents, rebondit sur la soie de sa robe et vint échouer dans les cendres brûlantes.

La femme de chambre tendit un bouquet à sa maîtresse avec un malin sourire :

— De la part de M. Gaussens.

C'était un étrange bouquet, uniquement composé de splendides œillets rouges entourant une rose blanche immaculée. Cela disait en langage des fleurs, -- ce langage connu ou deviné de toutes les femmes : -- « Vous êtes irréprochable autant que belle, et, secrètement, je vous aime d'un amour vif et pur. »

Mademoiselle de Clarande enfouit son visage dans la gerbe parfumée, en aspira délicieusement les senteurs, puis la rejetant brusquement :

— Il est bien tard, dit-elle... et d'ailleurs, un pauvre rimailleur, à quoi bon ?

Elle demeura rêveuse, se ravisa, reprit le bouquet, et le plaçant dans un cornet de sèvres :

— Vous en changerez l'eau, Olympe.

Mademoiselle Olympe prit le vase d'une main et présenta, de l'autre, à l'admiration de sa maîtresse, un écrin tout ouvert. C'était, sur un lit de velours bleu, une rivière de diamants, rayons cristallisés qui scintillaient de feux éblouissants.

— De quelle part ? demanda Judith sans faire un geste ; mais involontairement son regard rivalisa de flammes avec le bijou tentateur.

— M. Sosthène Gilmérin l'apporte lui-même, en sollicitant l'honneur d'offrir ses hommages à madame.

Un flot de sang monta au front altier de mademoiselle de Clarande.

— L'échéance !... Déjà  !... fit-elle avec un frisson.

Elle se leva et posa l'écrin sur la cheminee, comme saisie de honte d'avoir pu se laisser fasciner un instant par ses reflets irrésistibles.

Elle se mit à marcher au hasard dans la chambre, les mains anxieusement nouées, pâle, quelques gouttelettes de sueur perlant à la naissance de ses cheveux.

La lutte était cruelle. Revoyait-elle, en une vision rapide, sa jeunesse heureuse, la tendresse aveugle de sa mère, le grand cœur du colonel ?... Tout ce passé d'honneur qu'elle avait compromis en public, et qu'elle menaçait de répudier en secret, se dressait-il devant son esprit troublé pour y jeter une irrésolution suprême ?... Et l'attendrissement qu'elle s'efforçait de vaincre était-il un souvenir, un regret ou un remords ?

Mlle Olympe haussa les épaules avec philosophie, car elle se rappelait que ses premières maîtresses ne faisaient pas tant de façons.

Tout à coup, Judith de Clarande passa les deux mains sur son front comme pour en bannir à jamais des tentations condamnées à périr...

Elle prit l'écrin, et, sans même le regarder :

— Rendez ceci à M. Gilmérin, fit-elle d'une voix hautaine, en lui disant que la fille du colonel de Clarande peut accepter un service et jamais un présent.

XIV

Au retour de la belle saison, Valérie consentit à revenir à Vincennes, mais ce fut pour y continuer le genre de vie monotone qu'elle avait adopté. Sous prétexte de mauvaise santé -- et sa blanche figure triste donnait beaucoup de ressemblance à cette assertion -- elle tint close la porte jadis si hospitalière de la villa Gilmérin.

L'enfant rieuse était devenue farouche, repliée sur elle-même et assez maîtresse de ses impressions pour n'avoir pas prononcé une seule fois le nom de Georges de Maucler.

— Quelle tête ! disait M. Gilmérin avec ébahissement, quelle tête !... c'est sa mère ressuscitée... elle me boudait pendant un mois entier si je faisais une bévue... et ma petite sournoise fait rudement expier à cet étourdi de trésorier quelque sottise que j'ignore.

Du reste, n'eût été la tristesse de sa fille, le digne homme n'éprouvait qu'un regret très-médiocre d'une rupture qui mettait à néant des projets dont il n'avait pas eu l'initiative.

Au commencement de l'été de 1870, des rumeurs belliqueuses agitèrent la France. On parla de guerre avec la Prusse, et ce fut, à cette expectative, un frémissement patriotique dans toutes les classes de la société.

L'armée s'apprêta au départ avec cette superbe insouciance du danger qui fait des héros et souvent des martyrs.

L'enthousiasme ne calcule pas. On ne se demanda pas si la France était prête ni si la lutte ne serait pas disproportionnée ; on voulut croire aux promesses tombées de haut, et l'on ne rêva que victoires.

Les officiers du 43e bataillon de chasseurs à pied espéraient faire la campagne du Rhin ; ils se mirent en mesure de partir au premier signal avec l'entrain traditionnel que ce corps d'élite avait déployé dans la campagne du Mexique.

Ces bruits arrivèrent jusqu'à Valérie. Elle eut un méprisant sourire.

— Il y en a qui ne partiront pas, dit-elle à madame Duval, cela pourrait contrister leur entourage !

La gouvernante, qui comprit à demi-mot, baissa silencieusement la tête.

Ce jour-là même, arriva à l'adresse de mademoiselle Gilmérin une lettre, d'une écriture inconnue, qui portait le timbre de la poste de Saint-Mandé.

La vue du timbre mit tout d'abord un éclair dans les yeux de la jeune fille, qui n'ouvrit cependant la lettre qu'avec la lenteur désenchantée qu'elle apportait à coute chose. Ce n'étaient que quelques lignes tremblées, où l'on déchiffrait péniblement ces mots :

 

« Je crois que je vais mourir, mademoiselle, et je voudrais vous dire comment il se peut faire que les grands dévouements aient parfois l'apparence des grandes fautes. Je ne puis plus aller à vous ; venez à moi, je vous en conjure !... mais hâtez-vous si vous pouvez vaincre la répulsion que je vous inspire.

« ALBERTINE DE MAUCLER. « Chaussée de l'Étang, à Saint-Mandé. »

 

La jeune fille ferma les yeux pour mieux se recueillir et comprendre. Un tel nom au bas d'une telle lettre était le comble de l'audace ou cachait quelque mystère de famille. A quelle supposition s'arrêter ?

Madame Duval, qui, depuis quelques mois, avait été promue à la dignité de confidente, fut priée de donner son avis à la tremblante Valérie dont toutes les émotions se réveillaient douloureusement.

Le simple bon sens de la bonne dame la servit mieux que l'imagination inventive de son élève,

— Cette personne, dit-elle, qui connaît vos sentiments, -- sa démarche le prouve, -- ne saurait prendre en vous écrivant un nom qu'elle n'aurait pas le droit de porter.

— Eh quoi !... elle serait mariée ? s'écria mademoiselle Gilmérin avec explosion.

— Si elle était devenue la femme légitime, avouée, de M. de Maucler, poursuivit la gouvernante avec calme, dans quel but vous appeler près d'elle, remuer un passé honteux et réveiller des souvenirs qu'elle doit désirer anéantir à jamais ?

— Mais alors ? si ce n'est pas sa femme...

— Celle qui signe Albertine de Maucler ne peut être que la proche parente du trésorier.

— Sa sœur ?... interrompit Valérie haletante.

— Très-probablement sa sœur, conclut paisiblement madame Duval.

Si mademoiselle Gilmérin n'eût pas été si durement éprouvée par la désillusion, elle eût suivi sa première impulsion et couru vers Saint-Mandé, où la poussaient la curiosité, la crainte, peut-être un reste d'amour.

Mais elle avait été broyée, et son cœur n'admettait plus sans hésitation la plus légère espérance. Ce fut donc posément, longuement, après des réflexions sérieuses que nulle passion ne troublait plus, qu'elle se résolut à la démarche insolite qu'on osait réclamer de sa bonne volonté.

Madame Duval, fidèle à ses traditions, n'osa ni blâmer, ni encourager, et servit seulement de chaperon dans cette démarche hasardeuse.

Ce fut, à travers bois, une promenade triste et recueillie, bien différente de cette course en fiacre au bout de laquelle la lumière s'était faite. Les deux femmes marchaient à pas lents, comme oppressées d'instinctives terreurs. Qu'allaient-elles rencontrer dans cette maison redoutée ? et vers quelles étranges découvertes s'avançaient-elles ainsi à l'aventure ? Il n'y a que les pauvres jeunes filles élevées sans mères qui aient de ces audaces-là.

Quand le pavillon de la chaussée de l'Étang s'offrit à leurs regards, Valérie pâlit et frissonna. Ce ne fut qu'une faiblesse passagère ; elle franchit vaillamment la route et sonna à la grille enguirlandée.

Une servante vint ouvrir qui demanda aussitôt :

— Ces dames viennent de Vincennes ?

— Oui, fit madame Duval.

— En ce cas, que ces dames prennent la peine d'entrer : madame les attend.

On les fit traverser un vestibule, monter un premier étage et pénétrer dans une chambre où l'âcre parfum de l'iode vous saisissait à la gorge.

Un lit occupait le fond de la pièce, et dans ce lit une femme qui était étendue pour mourir. Cela se lisait sur ses traits, qui avaient le ton et la transparence de la cire. Sa main, qui se détachait à peine de la blancheur des draps, fit un signe de bienvenue aux arrivantes.

Était-ce donc là cette jeune femme belle, pâle, fière, que Valérie avait entrevue l'automne dernier ? Ses yeux de jais, ses splendides cheveux noirs répandus sur l'oreiller la lui firent seuls reconnaître.

— Je vous remercie d'être venue, dit la malade d'une voix si faible que Valérie dut se pencher pour l'entendre.

— Je suis venue, répondit simplement la jeune fille, parce qu'on ne doit rien refuser à ceux qui souffrent.

— Je voudrais réparer une grande injustice de la destinée, reprit la voix éteinte ; je voudrais, avant de quitter ce monde, effacer un peu du mal que j'ai fait, bien involontairement, à mon malheureux frère.

Valérie eut un geste vif aussitôt réprimé.

— Votre frère ! balbutia-t-elle. Vous seriez donc ?...

— Je suis, pour quelques heures encore, peut-être, mademoiselle de Maucler, la sœur unique de celui qui vous aimait avec tant d'adoration et de respect.

— Mademoiselle, dit Valérie, je ne saurais entendre rappeler de tels souvenirs par votre bouche.

— C'est cependant moi, moi seule qui peux vous donner la clef du malheureux malentendu dont vous avez inexorablement accepté les conséquences, et dont il souffre encore, lui, assez pour me donner le courage de faire, à son insu, la démarche que j'ai tentée auprès de vous.

— Ainsi, c'est à son insu ?...

— Certes !... il a sacrifié ses plus belles années, son avenir, son amour, pour pallier ma position et ensevelir dans l'ombre la faute de mon imprudente jeunesse ; il a tout donné pour sauver par le silence mon honneur perdu.

— A quoi bon ces aveux, mademoiselle ? interrompit froidement Valérie.

— A quoi bon ?... C'est que j'ai lu tardivement dans son cœur, compris son dévouement, sondé sa blessure !... alors, la mort venant, prête à le délivrer de ma présence douloureuse, je me suis décidée à parler, à détruire son œuvre, à révéler un déshonneur qu'il sauvegardait au prix du plus amer des sacrifices : celui de votre main

— Mademoiselle !... je vous en prie...

— Voulez-vous m'entendre ? dites, le voulez-vous ?

— Parlez, dit Valérie vaincue, en se penchant, tremblante, vers le lit.

Une effroyable quinte de toux paralysa pendant quelques instants la bonne volonté de la mourante. Elle serra son mouchoir sur ses lèvres humides de sang, respira longuement, et, les mains jointes, comme une coupable qui demande grâce, au moins par son humble attitude, elle fit avec des ménagements infinis, avec cet art féminin de tout laisser entrevoir sans rien articuler, le difficile récit que nous donnons au lecteur avec plus de développements que n'en en tendirent les délicates oreilles de mademoiselle Gilmérin.

XV

Bien jeune encore, Georges de Maucler avait accepté la charge d'un devoir de famille que des circonstances exceptionnelles avaient remplie d'intimes amertumes. Sa mère était morte en le mettant au monde. Son père s'était remarié quelques années après, et, de ce second mariage, était née une petite fille chétive que le vieux soldat adorait d'autant plus qu'il tremblait chaque jour de la perdre.

L'enfant vécut pourtant plus que sa mère. M. de Maucler, déjà âgé, accablé par ces deuils successifs, ne traîna plus qu'une existence décolorée, qui s'éteignit alors que Georges n'avait encore que seize ans et Albertine dix.

Les dernières paroles du père furent de touchantes recommandations au jeune homme de veiller sur sa sœur, de lui tenir lieu de la famille disparue, de la fortune absente, des tendresses qu'elle ne connaîtrait jamais.

Georges le jura et tint parole. Il fit deux parts de l'héritage plus que modeste de son père, l'une pour les besoins éventuels de la jeune fille, l'autre pour lui faire donner, dans une institution de Paris, une éducation excellente, afin qu'elle pût acquérir cette richesse inaliénable : l'amour du travail en face des difficultés de la vie.

Lui-même, travailleur assidu, passa des examens brillants, fut reçu à Saint-Cyr et en sortit, deux ans après, dans son arme favorite, celle des chasseurs à pied.

Quelques années s'écoulèrent. Albertine acheva son éducation, malgré les obstacles d'une santé très-délicate, et devint sous-maîtresse dans la maison même où l'on avait pu apprécier son aimable caractère.

C'était une jeune fille frêle, distinguée, remarquablement jolie, et d'une vivacité d'imagination qui inquiétait souvent son jeune mentor.

Toutefois, dans la vie sérieuse qu'elle menait et que variaient seules les visites de son frère, mademoiselle de Maucler n'avait aucune occasion d'exercer cette impressionnabilité de sensations et de sentiments qui formait le côté vulnérable de sa nature.

L'expédition du Mexique sépara fatalement le frère et la sœur. Jusqu'alors Albertine de Maucler avait passé ses vacances avec Georges, qui obtenait d'ordinaire à cette époque un congé de six semaines, et le consacrait à faire jouir sa chère recluse des plaisirs parisiens accessibles à la bourse commune d'un sous-lieutenant et d'une sous-maîtresse.

C'était l'époque rêvée chaque année par Albertine, attendue par Georges ; c'était le repos pour l'une, la récompense de ses sacrifices pour l'autre ; c'était pour tous deux la famille un instant retrouvée et l'affection partagée sincèrement.

Il fut convenu, au départ, que, pendant l'absence de l'officier de chasseurs, Albertine ne quitterait pas l'institution. Cette résolution, quelque sévère qu'elle fût, était pourtant la seule possible ; car, dans leur fierté un peu sauvage, les deux jeunes gens n'avaient contracté au dehors aucune relation.

La première quinzaine des vacances universitaires s'écoula tristement pour Albertine, dont l'unique distraction était une correspondance incessante avec le Mexique. Elle écrivait beaucoup, ne se plaignait pas de son isolement forcé, mais en souffrait cruellement.

Maladive, exaltée, dévorée d'ennui, elle contemplait de loin, par-dessus les murs du jardin, le mouvement fébrile de la vie parisienne, et pleurait de s'en sentir exclue.

Ce fut dans une de ces heures dangereuses pour les têtes bouillantes qu'une de ses anciennes élèves, demeurée son amie, lui apporta la tentation suprême : une invitation toute cordiale à venir passer quelques jours à la campagne chez ses parents.

Albertine se souvint de sa promesse et refusa, le cœur gros. Mais l'amie était pressante, l'offre gracieuse et le frère si loin !

Les deux jeunes filles s'envolèrent vers Fontainebleau avec l'insouciante gaieté des petits oiseaux qui quittent le nid pour la première fois. L'une était toute heureuse de ramener sa chère compagne ; l'autre, -- l'imprudente ! -- ne savait rien de la famille qui lui donnait asile ; famille médiocrement fortunée, mais appartenant à cette classe de Parisiens vaniteux qui sacrifient beaucoup à l'apparence et jettent follement au vent d'une journée de plaisir le fruit d'une année de travail.

Peu de solidité dans le fond, beaucoup de brillant dans la forme, une élégante habitation, un service confortable, table ouverte, rien ne manquait pour faire du petit castel de la famille Gastès un lieu de réunion des plus recherchés.

MM. Gastès père et fils y avaient amené des chasseurs et des canotiers. Mesdames Gastès, l'une encore jeune, l'autre assez jolie, s'y créaient une petite cour d'adorateurs.

L'arrivée d'Albertine y fut chaleureusement fêtée. C'était un milieu bien différent de celui où elle avait vécu jusqu'alors, mais dont les usages élégants répondaient infiniment mieux à ses aspirations secrètes que les austérités du pensionnat.

Elle se jeta avec ivresse dans ce tourbillon de plaisirs inconnus, fêtes, bals, parties sur l'herbe, promenades en canot, courses à cheval, excursions dans la forêt. Ardente, spirituelle et encensée, elle voyait quelques spécimens des mieux réussis de la jeunesse dorée rendre hommage à ses saillies autant qu'à sa beauté.

Dans ce concert d'adulations, une voix se détachait plus tendre, plus accessible à son cœur, celle de Jules Gastès, le fils de la maison, un gandin de la plus belle eau, dont les séductions qoulevardières paraissaient chaque jour plus irrésistibles à son inexpérience.

Sa nature sensible, irréfléchie, prime-sautière, s'éveilla subitement au contact de ce luxe, de ces hommages, de cette tendresse nouvelle qui, d'abord murmurée à son oreille, lui parla bientôt sans contrainte un langage enivrant.

Ce fut un éblouissement absolu dont les physiologistes auraient peut-être cherché la cause première dans la faiblesse de sa santé et l'irritation maladive de ses nerfs.

Où était Georges ? Hélas ! elle l'avait oublié... Elle l'avait oublié si bien que lorsque sonna l'heure de la rentrée des classes, la jeune sous-maîtresse, aveuglée, fuyait en Italie, où Jules Gastès la rejoignait pour l'unir à lui par un mariage religieux. Sa conscience satisfaite son cœur joyeux oublièrent dans une sécurité fatale que les lois françaises n'avaient point ratifié leur double promesse.

Les lettres de Georges restèrent dès lors sans réponse. Au bivouac, le soir, brisé de fatigue, manquant de tout, il griffonnait encore quelques mots suppliants pour obtenir des nouvelles de France.

À la veille d'un combat sérieux, le pauvre jeune homme reçut de la directrice du pensionnat de Paris une foudroyante nouvelle : depuis trois mois mademoiselle de Maucler n'avait pas reparu.

Le lendemain, Georges, désespéré, chercha la mort dans la bataille ; mais la mort, qui le savait destiné à de nouveaux dévouements, épargna ce brave cœur.

Il ne pouvait déserter son poste, il ne pouvait solliciter de congé en temps de guerre ; il resta, morne, sombre, dévorant sa douleur, irrité des suspensions d'armes, et se battant comme un lion quand l'occasion lui en était offerte.

L'année suivante, son bataillon rentra en France, et sa première action en touchant terre fut, un semestre en poche, de courir à Paris... à Paris, où il saurait enfin !

À l'institution qu'avait abandonnée sa sœur, il apprit qu'elle en était sortie vers le milieu des vacances dernières, emmenée par mademoiselle Gastès ; depuis lors, même dans cette maison, on n'avait pu en avoir de nouvelles.

Un quart d'heure après, Georges se faisait conduire au petit hôtel des Gastès, rue Fontaine. Une femme de charge, qui le reçut, répondit que mademoiselle de Maucler n'avait fait que passer quelques semaines à la campagne chez ses maîtres, qu'elle n'en avait plus entendu parler.

Mais ses maîtres, où étaient-ils ? Eux, du moins, seraient certainement mieux instruits. La femme de charge expliqua que monsieur était mort l'hiver précédent, que madame et mademoiselle étaient à Bade, que M. Jules Gastès, après la bruyante rupture de son mariage avec la fille d'un banquier, voyageait en Amérique.

Georges partit pour Bade. Il n'eut aucune peine à découvrir les dames qu'il y cherchait, mais infiniment de difficultés à s'en faire recevoir. Lorsqu'il prononça le nom de sa sœur, mademoiselle Gastès rougit, se leva et sortit d'un air prude. Restée seule avec lui, la mère expliqua sèchement qu'elle avait eu beaucoup à se plaindre de l'ingratitude de mademoiselle de Maucler, qui avait payé son hospitalité affectueuse du plus inconcevable abandon, et fait rompre le mariage de son fils.

L'officier essaya d'amener dans le débat, ne fût-ce qu'à titre d'éclaircissement, le rôle joué par M. Jules Gastès. Mais à la première allusion, la veuve hautaine et méprisante déclara que son fils était au-dessus de tout soupçon de détournement de sous-maîtresse en rupture de pensionnat.

Elle avait bien entendu parler de quelque sotte histoire de mariage secret, d'une façon d'opéra-comique sentimental et niais dont mademoiselle de Maucler avait voulu farder son coup de tête.

Mais en sa qualité de mère offensée, elle avait mis bon ordre à des folies de cette nature, qui compromettaient l'avenir de son fils, et obtenu qu'il partît pour l'Amérique.

Quoique cette attitude confirmât ses doutes, le malheureux frère, humilié et navré, ne tenta pas en ce moment une démarche douloureuse et inutile près d'un homme que son éloignement mettait à l'abri de sa légitime indignation. Ne pouvant pas obtenir encore de réparation pour l'imprudente Albertine, il renonça à la venger, mais non à la découvrir.

Alors il organisa dans Paris, avec l'aide des milliers d'yeux de la police, un système de recherches actives, dévorantes, désespérées, qui n'amenèrent aucun résultat. Il rejoignit son corps dans un état d'abattement moral dont sa délicatesse ombrageuse doublait l'intensité.

Une lettre de sa sœur l'y attendait. Une lettre ! une confession !... L'infortunée, trompée, désabusée, abandonnée, mère d'un pauvre petit être, abaissait son orgueil, implorait son pardon.

Elle n'avait point osé le iaire tant qu'elle avait espéré triompher de l'indifférence de Jules Gastès et des refus humiliants de sa mère. Elle avait tant espéré conquérir le nom qui lui était dû et que les lois françaises lui refusaient !...

Mais une dépêche d'Amérique avait apporté soudainement la nouvelle de la mort de M. Jules Gastès.

Elle s'était alors rétugiée, sous un nom d'emprunt, dans un taudis malsain de la banlieue, où les battues de la police et les recherches fraternelles ne l'avaient cependant pas découverte, tant elle cachait avec soin sa honte et ses regrets.

Georges repartit aussitôt le cœur plein d'une sombre colère. Jeune, honnête, rigide, il avait assez souffert depuis quelques mois dans ses affections et dans son honneur pour avoir le droit de se montrer sévère.

Il trouva une jeune femme flétrie, souffrante, éplorée, un petit enfant nourri de larmes, privé de lumière et d'air. Son cœur se fondit dans une immense pitié. Il pardonna. Il prit l'enfant et la mère, les adopta une fois encore, jura de ne plus les quitter et de porter vaillamment le double poids de ce secret et de cette honte.

Ce n'est pas en campagne seulement qu'on peut avoir du courage.

Pour mettre plus absolument à exécution son nouveau plan d'existence, il fit sans bruit et sans phrases le sacrifice le plus douloureux au cœur d'un officier français plein de jeunesse et d'avenir. Il sollicita des fonctions bureaucratiques, sédentaires, bien rétribuées, incompatibles avec ses goûts, mais qui lui offraient l'avantage de ne point se séparer du cher dépôt qu'on lui avait soustrait une fois.

Nommé trésorier du 43e bataillon de chasseurs à pied, en garnison à Vincennes, il s'en réjouit dans la générosité de son âme, car la solde de Paris lui permettait d'offrir à la triste Albertine les soins recherchés et les douceurs coûteuses que sa santé compromise réclamait impérieusement.

Les secousses qu'elle avait subies, la misère qu'elle avait affrontée avaient développé en elle les germes d'une maladie de poitrine dont elle étudiait, sans se plaindre, les progrès incessants.

À l'enfant, il fallait la campagne, l'espace, la liberté. Georges installa la mère et le fils dans un pavillon de Saint-Mandé, à portée de sa présence, de sa protection, de son admirable dévouement, aussi grand après qu'avant la faute ; il entourait Albertine des soins les plus attentifs, de l'oubli le plus généreux. Les meilleurs médecins spécialistes de Paris la visitaient. Sa retraite était ornée de tous les jolis riens intimes qui pouvaient embellir sa réclusion Elle vivait paisible, ignorée, entre les caresses de son enfant, l'amour de son frère et les fleurs de son jardin.

Et pourtant elle ne guérissait pas. C'est que la plaie était profonde, le remords toujours vivant dans le cœur tendre, qu'une passion trahie avait brutalement brisé. N'eût été le petit ange qui devait porter le poids des imprudences maternelles, elle eût supplié Georges de la laisser mourir de sa douleur. Pour le pauvre innocent, elle essayait de vivre.

Elle ne soupçonnait pas, du reste, tant elle croyait son existence bien murée, qu'elle pût être un obstacle à l'avenir de son frère, dont la délicatesse infinie écartait soigneusement toute supposition de cette nature. Il se disait heureux, elle le croyait à peu près ; gardant l'espoir secret qu'une femme aimante, bonne et belle récompenserait un jour ce noble cœur de tout son dévouement.

L'apparition de Valérie au seuil du pavillon, l'amère réflexion échappée au désespoir de Georges furent pour la pauvre femme un jet de lumière foudroyant.

Elle comprit que coupable, inutile, perdue, elle s'attachait encore comme une fatalité vivante à celui qui l'avait retirée de l'abîme. Elle comprit que, plutôt que d'avouer le déshonneur de son nom, la flétrissure de sa sœur, il se condamnait à l'isolement, à la privation de la famille.

— Dieu me permettra de mourir bientôt pour le rendre libre ! se dit-elle avec une joie sombre.

Mais ses yeux étant tombés sur le petit Georges, qui jouait au milieu des fleurs, la pauvre jeune mère éclata en sanglots et laissa la maladie faire son œuvre sans lui opposer désormais d'autre obstacle qu'une pieuse résignation.

XVI

Lorsqu'elle eut achevé ce douloureux récit, Albertine laissa retomber sur l'oreiller sa tête livide : cet effort, si pénible pour son orgueil et sa droiture, avait épuisé le peu qui lui restait de force.

Valérie, bien pâle aussi, qui venait d'entrevoir des séductions et des chutes inconnues à son innocence, chercha la main de la mourante.

— Vous avez assez souffert comme femme, comme sœur, comme mère, dit-elle ; Dieu vous doit un peu de bonheur.

Albertine eut un regard effrayé.

— Du bonheur ! répéta-t-elle. Eh ! qu'en ferais-je ? Je ne veux que mourir avec l'assurance de savoir mon fils aimé de Georges !... et Georges aimé de vous !

Valérie fit un geste ; mais Albertine, qui sentait la vie s'échapper de ses veines comme l'eau d'une source à demi tarie, repoussa doucement sa main.

— Aimez-le ! dit-elle d'un ton suppliant, aimez-le pour tout l'amour qu'il vous a gardé en se sacrifiant au plus héroïque point d'honneur fraternel.

— Mademoiselle, au nom du ciel !...

— Oui, oui, je le sais, je renverse toutes les lois reçues, toutes les convenances, en vous appelant à mon chevet pour vous parler ainsi, pour vous demander miséricorde et pitié en faveur de celui dont j'ai entraîné la ruine.

— Oh ! que n'a-t-il parlé  ! exclama involontairement mademoiselle Gilmérin.

Albertine se souleva, les mains jointes.

— Comprenez-le, devinez-le. Pouvait-il vous offrir à vous, si pure, ce noble nom de Maucler que j'avais flétri ? Entraîné par sa passion pour vous, il m'avait oubliée, le malheureux !... Quand il s'éveilla de son extase, dites... dites, pouvait-il faire autre chose que de vous fuir ?

— Mon Dieu ! mon Dieu ! soupira Valérie, dont l'émotion brisa la voix.

— Aimez-le ! aimez-le ! vous dis-je, répétait la mourante : on ne refuse jamais rien à ceux qui, demain, ne pourront plus rien demander.

La porte s'ouvrit avec précaution, et Georges de Maucler parut, son petit-neveu à la main. En apercevant Valérie, il ne fit ni un cri ni un geste : son visage se décomposa, et le regard qu'il jeta sur Albertine eut une éloquence intraduisible.

— Oui, fit la mourante des yeux et de la tête.

— Vous avez parlé  ? répéta-t-il, des lèvres. cette fois, mais avec quel accent !

— J'ai parlé, dit la jeune femme avec une énergie factice, parce que j'ai le droit et le devoir de vous rendre heureux malgré vous.

Le trésorier se retourna vers Valérie, et, la saluant avec un indicible respect :

— Pardonnez-lui, mademoiselle, dit-il fièrement ; sa tendresse l'égaré, sans atténuer mes torts personnels à votre égard. Daignez croire toutefois que je ne varie dans aucun de mes sentiments, quelque contradictoires qu'ils paraissent, pas plus avant cette regrettable démarche qu'après le généreux mouvement qui, je le devine, a dû vous conduire ici.

Mademoiselle Gilmérin ne releva pas les yeux qu'elle tenait fixés dans l'espace. Sa physionomie s'était immobilisée comme en face d'une vision stupéfiante, tandis que ses mains croisées étaient agitées d'un faible tremblement.

Que se passait-il dans le cœur de la jeune fille sans mère qui savait mieux sentir que juger ?

On n'entendait dans cette funèbre chambre que la respiration sifflante de la malade. L'enfant lui-même se taisait, intimidé.

Tout à coup on vit un peu de sang remonter aux joues de Valérie ; ses traits se détendirent, et ses yeux adoucis allèrent caresser d'un ineffable rayonnement les yeux déjà vitreux d'Albertine.

Albertine eut un frémissement.

Valérie se pencha vers l'enfant, qui lui souriait, la voyant si blonde et si jolie, l'enleva dans ses bras, et le montrant à la pauvre mère :

— Soyez en paix, dit-elle, il sera mon fils !

Puis, se tournant vers Georges :

— Monsieur de Maucler, ajouta-t-elle d'une voix grave, je vous autorise à me rappeler cette promesse le jour où vous croirez possible son accomplissement.

Elle embrassa l'enfant, sourit à la mère, eut pour Georges un regard qui lui bouleversa le cœur, et, faisant signe à madame Duval de la suivre, elle sortit silencieusement, laissant le frère et la sœur éperdus de surprise et de reconnaissance.

Lorsque les deux femmes se retrouvèrent sous bois, mademoiselle Gilmérin se laissa glisser sur l'herbe, la tête dans les mains, le regard noyé de rêverie ; elle demeura ainsi une grande heure sans faire un mouvement, sans prononcer un mot, comme accablée sous le faix des révélations et des résolutions qui venaient d'être échangées.

Madame Duval, aplatie contre un arbre, complétement ahurie par ces événements, où sa responsabilité recevait un nouvel échec, risqua enfin une timide interrogation.

Valérie releva la tête, et, répondant moins à sa gouvernante qu'à sa propre pensée :

— Il a fait son devoir, dit-elle brièvement ; j'ai la prétention de faire le mien.

Le plus difficile était de faire accepter à M. Gilmérin ces subits revirements de faits et de cœurs.

Elle était partie de la villa Marigny l'âme pleine de doutes ; elle rentrait grandie par sa détermination généreuse, transfigurée par son amour affirmé.

Elle crut digne d'elle et de Georges d'affronter l'orage prévu en racontant franchement à son père les péripéties par lesquelles avaient passé, depuis un an, leurs sentiments secrets.

Elle avait bien tort, vraiment, de redouter la surprise, la colère ou les refus du bonhomme. Le pauvre père avait tant souffert de la tristesse de sa fille, tant redouté de la voir se murer à jamais dans un mystérieux désenchantement, que la première parole de cette ouverture le fit tressaillir d'espérance, et que sa conclusion lui épanouit le cœur.

— Enfin ! s'écria-t-il en prenant dans ses grosses mains tremblantes de joie la tête de Valérie ; enfin ! tu vas donc sourire et chanter... et te faire jolie... et me rendre ma gaieté d'autrefois !... Tu vas donc bien vouloir d'un mari et me permettre de rêver à mes futurs petits-enfants !... Mais où est-il, ce M. de Maucler ? Il va venir, j'imagine ? que j'aie enfin une fois le plaisir de m'entendre demander ma fille sans avoir encore à dire non.

Trois jours après, M. Gilmérin accompagnait au petit cimetière de Saint-Mandé ce qui restait ici-bas de cette belle et triste jeune fille qui s'appelait « madame Albert » pour les indifférents, et « Albertine de Maucler » pour ceux qui l'aimaient.

Il marchait près de Georges. Un peu en arrière, deux femmes voilées suivaient le triste cortége.

Valérie, accompagnée de madame Duval, soldait, par cette suprême démarche, la série d'angoisses et d'allégements que lui avait, tour à tour, versés la pauvre morte.

À la même heure, le petit orphelin sautillait comme un oiseau dans le jardin de la villa Gilmérin, qui devenait sa demeure.

Georges de Maucler obtint le jour même sa permutation avec un de ses camarades, qu'une santé compromise rendait incapable de faire campagne.

À la fin de cette chère et douloureuse semaine, rassuré sur l'enfant de son adoption, enivré d'espoir, sûr que la tombe aimée qu'il laissait derrière lui ne serait pas abandonnée, il partait avec sa compagnie pour cette malheureuse guerre si fatalement entreprise, si déplorablement conduite, si désastreusement terminée !

 

La campagne de France ! Il est trop tôt pour en écrire l'histoire lugubre ; trop de passions nous agitent encore, nous pleurons trop de morts, nous haïssons trop de vivants. Plus tard, plus tard !

Un temps viendra où l'on fera la part de chacun, chefs et soldats ; la part de l'incapacité et celle de l'indiscipline ; la part des défaillances et celle des difficultés matérielles ; la part du nombre et celle de l'aveuglement.

M. de Maucler, dès la première et sanglante étape de cette route funeste, fut fait prisonnier. C'était le soir de Reischoffen ; il s'était battu vaillamment.

Valérie, qui devinait le désespoir morne de cette captivité, n'osait s'avouer qu'elle en éprouvait, dans la profondeur de ses angoisses féminines, une sorte de soulagement.

Hélas ! cette trêve à ses inquiétudes ne fut pas de longue durée.

Georges travaillait à recouvrer sa liberté  ; Georges parvint à tromper ses gardiens. Un jour, il écrivit à M. Gilmérin, réfugié en Suisse :

« Je suis libre. Je cours offrir mon épée au général Bourbaki. »

Huit jours après, Valérie recevait ces quelques mots :

« Je fais partie du 20e corps ; nous marchons au secours de Belfort. »

Puis ce fut tout.

M. et mademoiselle Gilmérin avaient quitté Vincennes un peu avant l'investissement de Paris par l'armée prussienne. On redoutait une première attaque de ce côté  ; et, d'ailleurs, la banlieue tout entière se repliant sur Paris, le séjour des environs désertés devenait aussi difficile que dangereux.

Ce n'était plus alors, sur la route de Vincennes, que convois militaires se croisant avec l'émigration, tapissières surchargées, charrettes où cahotaient les pauvres meubles, voitures de luxe écrasées de bagages, bestiaux ahuris, femmes en larmes, paysans sombres, entants riant de tout, huchés sur le sommet des équipages branlants.

En passant devant le fort de Vincennes, dont les embrasures béantes laissaient passer la bouche ronde et luisante des canons, les jeunes hommes prenaient un air crâne et les mères détournaient la tête en frissonnant.

Quelques propriétaires du pays, prenant peur outre mesure, abandonnèrent leurs maisons pleines et s'enfuirent. Ceux-là ne retrouvèrent par la suite que les quatre murs soigneusement vidés.

De ce nombre furent les dames Boinvilliers.

D'autres mirent leur mobilier en sûreté dans Paris et gagnèrent l'étranger. Ce furent, sinon les plus patriotes, du moins les plus sages, et en tous cas les plus heureux.

Valérie ne voulait pas fuir un danger possible pendant que Georges affrontait un danger certain. Son père, qui n'avait pas les mêmes raisons de sentiment et que son âge relevait de tout service militaire, l'emmena, quoi qu'elle en eût, en Suisse, où il l'installa, avec le petit Georges et madame Duval, au bord du lac de Neuchâtel.

Sosthène, engagé avec Edmond Gaussens dans les francs-tireurs de la Presse, devait se battre, sous Paris, avec une intrépidité qui ne rappelait en rien l'artiste fantaisiste que nous avons connu. Il fut décoré.

Edmond Gaussens fut mortellement frappé à ses côtés dans une affaire d'avant-poste. Un peu avant de mourir, il murmura en regardant son ami :

— Était-ce Valérie ?... Etait-ce Judith ?

— Mais quoi donc, mon pauvre cher ? interrogea Sosthène.

— Va, je crois bien que je les aimais toutes les deux !

Et il mourut, le front appuyé sur le bras d'un aumônier militaire.

 

L'ambulance de l'Opéra-Comique n'eut jamais d'infirmière plus active, plus intelligente, plus dévouée que mademoiselle Judith de Clarande, la cantatrice célèbre déjà dont le front assombri portait le mystérieux stigmate de la désespérance, de l'écœurement ou du remords.

XVII

Nous allions de défaites en défaites. Après l'armée de Sedan, l'armée de Metz ; puis l'armée de la Loire, puis l'armée du Nord, puis l'armée de Paris.

L'armée de l'Est se battait encore que l'armistice était déjà signé, avec l'encre particulière faite du venin de M. de Bismarck et des larmes de Jules Favre.

Une petite fraction de cette valeureuse et malheureuse armée de l'Est, après avoir suivi Bourbaki dans toutes ses rencontres avec l'ennemi, occupait, le 29 janvier, le village de Chaffois \(Doubs\), près de la frontière suisse.

L'ennemi était tout proche. On tiraillait presque à bout portant. Le capitaine de Maucler, qui défendait le village sans savoir qu'il n'était soutenu d'aucun côté et que, non loin de là, la retraite commençait déjà, avait divisé le bataillon de marche, dont la direction venait de lui incomber par suite de la mort du commandant, en deux petites troupes dont l'une, postée dans une maison crénelée, balayait la route, et dont l'autre, placée en réserve, attendait le moment d'entrer en ligne.

Il était sept heures du soir ; la nuit s'étendait sur la campagne couverte de neige dont l'éclatante réverbération scintillait aux furtives lueurs des coups de feu.

Le tir de la maison crénelée se ralentissait depuis quelques minutes, et celui des Prussiens, embusqués à bonne portée, redoublait d'intensité.

Le capitaine jugea que l'instant était venu d'amener la seconde troupe au secours de la première. Il ne se fiait à personne du soin de placer ses hommes, sachant bien que du plus ou du moins de précaution d'un chef peut résulter la mort de centaines de braves.

À cheval, non pas insouciant du péril, mais décidé à le braver chaque fois que son devoir l'ordonnait, il traversa l'espace découvert, criblé de projectiles, dont le dangereux passage ne pouvait être évité.

Il rassembla sa compagnie, lui dit en quelques mots la meilleure manière de se tirer d'une position difficile, et la dirigea, au pas gymnastique, vers la maison crénelée.

Les balles sifflaient autour de cette poignée de jeunes gens qui avançaient sans se plaindre. Ils n'étaient pas chaussés, cependant ; à peine vêtus, ils se disaient qu'ils allaient peut-être mourir.

Georges de Maucler retenait son cheval au trot pour se maintenir à leur tête. Une balle traversa son caban ; il en ramena les plis écartés. Une autre, venant d'écharpe, effleura son bras étendu pour enlever ses hommes, et pénétra dans sa poitrine.

Il lâcha les rênes et tomba.

Les soldats effarés l'entourèrent.

— En avant, mes enfants, en avant !... et ne vous occupez pas de moi ! leur dit-il d'une voix que le sang étouffait.

Les soldats passèrent, et le feu de la maison crénelée se ressentit de la rage qui les animait.

Quatre hommes prirent le capitaine et le transportèrent dans une chaumière, la première du village, qui servait d'ambulance. Une trentaine de malheureux y gémissaient déjà.

Près du grabat où l'on étendit M. de Maucler, un officier, assis sur une botte de paille, recevait les soins d'un docteur militaire. C'était un lieutenant de chasseurs qui venait de recevoir une plaie contuse au front.

L'éclat d'obus qui l'avait touché au passage avait eu la délicate attention d'écornifler seule ment la peau sans attaquer l'os.

Aussi, en voyant arriver un corps sanglant, sans connaissance, éloigna-t-il la main qui le soignait.

— Voilà de l'ouvrage plus pressé, docteur, dit-il avec un accent méridional très-prononcé  ; faites vite cela d'abord, vous me retrouverez ensuite.

— Voilà, voilà, fit le docteur, en terminant son opération.

Puis il courut au nouvel arrivé. Le lieutenant, le front bandé, tout chancelant encore, s'approcha également. Quand son regard tomba sur le visage du capitaine :

— Tarasque ! exclama-t-il, c'est ce pauvre Maucler !

— Chut ! dit le médecin qui examinait la blessure.

Elle était grave, si grave même qu'en se relevant les assistants purent lire, dans la moue dé couragée de ses lèvres, le verdict. peu rassurant de la science.

— Je suis un vieil ami, moi ; je veux savoir, dit le lieutenant en emmenant le docteur dans u coin.

— La balle a touché le poumon, répondit celui-ci.

Le blessé s'agita.

— Périllas ! murmura-t-il.

— Il m'a reconnu !... Tarasque !... nous allons le guérir !

Et tout joyeux, le Méridional vint embrasser son camarade avec la ferveur de sa chaude affection.

— Ici ? interrogea M. de Maucler plus du regard que des lèvres.

— Parbleu ! Ils m'avaient pincé à Sedan ; mais Périllas n'est pas maigre pour rien : il leur a glissé entre les doigts... et j'ai fait la campagne de l'Est.

— Vous lui direz que je l'aimais bien ! murmura le blessé avec une peine infinie.

— Hein ?... Plaît-il ?

— Vous porterez à Valérie...

--Mais, tarasque !... vous le lui direz bien vous-même au retour.

— Oh ! moi !...

Un flot de sang rougit ses lèvres.

Le lieutenant se pencha pour arranger la couverture afin de dissimuler son émotion.

— Comme j'aurais voulu la revoir ! soupira Georges que la fièvre saisissait.

— Mais, mon pauvre ami, Paris est loin.

— Elle est là... tout près... à Neuchâtel...

— A Neuchâtel ! Tarasque !... je vais vous la chercher.

Et le brave garçon, n'écoutant que la folle et charitable pensée qui venait de lui traverser le cœur, s'en allait déjà tout chancelant vers la porte.

— Arrêtez ! dit vivement le docteur, le village est au pouvoir des Prussiens.

Périllas se laissa retomber sur sa paille avec un énergique jurement. Tout l'héroïsme de cette journée... perdu ! toujours perdu !

Quelques instants après, l'ambulance provisoire était encombrée de nouveaux blessés, les derniers défenseurs du village.

Un officier allemand y entra pour se faire rendre les armes des prisonniers.

Pétillas l'aperçut le premier.

— Mes armes à ces drôles ! grommela-t-il ; foi de Périllas ! cela ne se peut pas.

Il détacha son ceinturon, en entoura prestement la taille, heureusement fort svelte, du docteur, qui n'usail pas de son droit d'être armé, -- lui fit un geste à la fois impérieux et suppliant, et se hâta vers Georges.

Pour sonder la plaie, on avait à demi déshabillé le blessé  ; son sabre et son revolver reposaient en travers sur le pied de son lit. Périllas les prit, les glissa sous le corps de son ami, ramena la maigre couverture sur ses bras et se tint debout, prêt à subir la néfaste visite.

L'officier prussien faisait lentement le tour de l'ambulance, recevant les armes des prisonniers, les passant ensuite aux hommes de son escorte.

Arrivé devant Périllas et ne voyant pas le lieutenant faire mine de lui remettre quoi que ce soit :

— Donnez tout de suite, dit-il en français, d'un ton rogue.

— Je n'ai rien, répondit résolument Périllas.

— Votre sabre.

— Peuh !... j'ai dû le casser sur la tête d'un Hanovrien.

Un formidable accès de toux du prudent docteur empêcha l'officier de saisir exactement le sens de cette réponse. Son regard constata l'absence du ceinturon et l'armement inusité du docteur.

Il touchait au lit de Georges.

— Mon capitaine blessé, dit Périllas.

L'officier avança la main.

— Un mourant, chuchota le docteur.

L'Allemand laissa tomber son regard froid sur le visage du blessé  ; par pudeur, il n'osa pas disputer à la mort les armes de l'infortuné et passa.

— Enfin, je pourrai donc achever en paix de panser mon malade ! fit l'excellent docteur en s'apprêtant à poser un appareil sur la blessure.

— Vous m'avez sauvé mes armes, merci ! fit Périllas.

Dans cette même nuit, Périllas, dont la blessure était réellement légère et qui aurait volontiers combattu si sa compagnie de chasseurs n'avait été prisonnière, resta rêveur, étendu sur son lit de paille, roulant dans son cerveau surexcité un projet aussi dangereux que dévoué.

Il voulait sortir de l'ambulance, traverser le pays infesté de Prussiens, gagner la frontière suisse et ramener Valérie, rien que cela.

Il avisa tout à coup dans un coin de la chaumière. au milieu d'une dizaine de cadavres de chasseurs et de mobiles, la blouse bleue d'un pauvre diable de paysan atteint dans la bagarre,

Ce fut un rayon lumineux pour le Méridional. Il se traîna jusque-là, tira le cadavre du paysan du milieu des autres cadavres et l'entraîna sans bruit, lentement, jusqu'à sa paille.

L'unique lampe fumeuse qui éclairait ce lieu de douleur n'envoyait là qu'une lueur indécise.. D'ailleurs, parmi les blessés, qui donc eût songé à regarder ce que pouvait bien faire quelqu'un d'entre eux ? Les pauvres diables souffraient, gémissaient ou priaient dans la pénombre.

Périllas déshabilla le paysan, le revêtit de sa propre tunique, cacha les jambes sous la paille et releva le capuchon du caban sur la tête échevelée.

Puis lui-même enfila le pantalon plein de sang, le chaud gilet de laine et la blouse du malheureux.

Alors, il rampa jusqu'à la porte, où trois soldats allemands devaient veiller. Mais la journée avait été rude, la nuit était glaciale. L'un était entré et s'était laissé engourdir par la chaleur relative de l'ambulance. L'autre s'emmitouflait si bien dans son manteau, le dos contre le vent, qu'il ne voyait pas ce qui se passait derrière lui. Le troisième mordait faméliquement dans un énorme morceau de fromage de Gruyères, plus facile à se procurer que du pain dans ce malheureux pays.

C'était là le danger.

Si Périllas avait réfléchi, il ne sortait pas vivant de l'ambulance, mais Périllas ne voulut pas réfléchir.

Il était parvenu près de l'étrange soupeur sans être entendu ; il se releva, fondit sur lui, et, d'un revers de main, envoya le gruyères rouler au milieu des blessés.

Le mangeur de fromage, stupéfait de l'attaque, regarda plutôt ce qui lui échappait que celui qui le frustrait de sa ration. Il faut l'avouer, à la confusion de cette fameuse discipline allemande tant vantée, il oublia sa consigne, négligea de tirer sur le prisonnier et ne songea qu'à reprendre son souper, vers lequel des mains avides s'allongeaient déjà.

11 suivit donc la route que le fromage avait prise et s'abattit sur sa proie légitime, qu'il parvint à rattraper entre les jambes d'un mobile.

Le soldat au manteau se retourna au bruit, vit une ombre bondir dans la neige et son camarade, aplati dans la chaumière, courut à l'un qu'il croyait attaqué, tira sur l'autre sans viser et réveilla tout le monde.

Périllas, maigre comme un chat et leste comme une gazelle, était déjà bien loin.

XVIII

Trois jours après, un convoi de vivres, de cordiaux et de médicaments, envoyé de Suisse à Pontarlier, détachait vers Chaffois un de ses fourgons rempli de tout ce qui pouvait soulager et fortifier nos blessés.

Sur ce fourgon, au milieu des provisions empilées, une femme était assise sur les sacs branlants, enveloppée d'un manteau, insouciante du grand vent qui battait son visage.

Elle était blanche comme une marguerite d'automne et triste comme une des saintes femmes au Calvaire. Son calvaire, à elle, était douloureux aussi à gravir !

Valérie, chrétienne et forte, venait voir mourir son fiancé et lui verser de douces espérances à l'heure du terrible passage.

Périllas, à travers mille périls, était arrivé jusqu'à elle, demi-mort de fatigue, la tête enflée, les yeux fiévreux.

— Il veut vous revoir ! avait-il dit en terminant sa lamentable odyssée.

— Je pars ! avait répondu Valérie.

M. Gilmérin avait prié, supplié sa fille de renoncer à l'imprudent projet d'aller affronter en France les Allemands, les privations et la douleur. Peine inutile, Valérie voulait se rendre au désir de l'infortuné capitaine, dont les réticences. inhabiles du lieutenant Périllas ne lui laissaient que trop entrevoir le suprême danger. C'était donc là le couronnement de ce pur amour si fidèlement gardé  !... Elle n'avait même pas le loisir des larmes !... il fallait agir.

L'admirable charité de la Suisse vint à leur aide. La Société de secours, inépuisable dans sa générosité, organisa rapidement des convois de provisions pour soulager, non-seulement les malheureux soldats qui avaient déjà franchi la frontière, mais les malades, les affamés, les blessés restant encore en France.

M. Gilmérin, sa fille et le courageux Périllas, auquel un bon lit eût été infiniment plus nécessaire, obtinrent de se joindre aux membres de la Société qui escortaient le convoi.

Périllas, sous des habits bourgeois, la croix de Genève au bras, le front enveloppé de bandes, essaya d'abord de suivre les voitures. Bientôt il dut accepter d'y monter, ses jambes brisées ne e portaient plus, sa blessure enflammée le faisait atrocement souffrir.

— Pauvre ami ! que vous êtes dévoué et bon ! lui disait Valérie de sa voix caressante.

Et Périllas oubliait ses souffrances. Tarasque ! cette voix-là était bien capable de le guérir tout à fait.

L'impatience dévorait Valérie. Arriverait-on enfin dans ces montagnes ? et n'arriverait-on pas trop tard ?

Retrouverait-elle vivant celui qu'elle avait si chèrement aimé et auquel elle apportait l'immense joie de sa présence ? Il lui prenait envie de se lever et de crier à travers la campagne glacée :

— Attends-moi ! me voilà  ! me voilà  !

Le fourgon s'arrêta devant l'ambulance. La jeune fille sauta à terre sans attendre la main de son père, ni l'aide du conducteur.

Au moment d'entrer, son cœur se brisa, un flot de larmes vint à ses yeux.

— Est-il encore vivant ? demanda-t-elle au médecin qui venait joyeusement au-devant des provisions.

Celui-ci ne l'avait jamais vue ; mais il avait entendu le désir du blessé, et ce bon regard noyé ne pouvait être que celui d'une fiancée sublime !... et puis enfin, l'étrange figure boursouflée de Périllas se montrait entre les sacs de farine. Il comprit et s'inclina.

— Venez, mademoiselle, dit-il respectueusement en lui offrant son bras.

Elle le prit et s'y appuya pour marcher avec fermeté au milieu de ces deux rangées de lits de paille, de ces visages hâves et de cette atmosphère de sang, de larmes et de fièvre.

Le docteur s'arrêta près du seul lit de l'ambulance, et quel lit !... Georges reposait de ce sommeil agité qui précède les convulsions dernières. Son grand front, renversé sur le manteau qui lui servait d'oreiller, était perlé de gouttes de sueur... une de ses mains, d'où le sang s'était retiré, pendait le long du grabat.

Silencieusement, Valérie s'agenouilla et prit cette main dans les siennes.

Il ouvrit les yeux, la reconnut !... une joie surhumaine éclaira ses traits livides. Il voulut parler, mais ce fut si bas, si bas, qu'en se penchant sur lui, à peine saisit-elle ce souffle d'ardente gratitude.

Elle aussi lui parlait avec douceur et passion. Tous s'étaient écartés avec respect. On voyait peu à peu les yeux éteints du capitaine se ranimer, s'humecter et sourire. Que lui disait-elle ? Une chose simple et grande qui devait transformer ce jour de deuil en un jour de soleil.

Il refusait pourtant, mais elle avait des mots irrésistibles pour le convaincre. On entendit les noms d'Albertine et du petit Georges.

Quand le blessé eut dit « oui » des yeux et des lèvres, elle courut au docteur qui causait tristement, sans espoir pour son malade, avec Périllas et M. Gilmérin.

— Vite, vite, docteur ! dit-elle, le maire et le curé de Chaffois.

— Le maire ? répéta le médecin surpris.

— Pour notre mariage, expliqua la courageuse enfant avec un regard de martyre.

Le docteur salua très-bas et sortit aussitôt.

Périllas et le blessé se dirent en un serrement de main ce que leur bouche ne pouvait exprimer de compassion et de reconnaissance.

M. Gilmérin laissait couler, sans les sentir, de grosses larmes sur son visage. Valérie s'était remise à genoux près du lit, sanctifiant par la prière cette heure d'agonie et d'amour.

Le docteur avait fait un miracle de célérité. Il ramenait le maire, un cultivateur peu lettré, et le curé , un vieillard que rien n'étonnait plus.

Il avait dû dire pour quel motif inusité il réclamait leur ministère. Le maire avait pris le registre de l'état civil sous son bras, le prêtre la boîte aux saintes huiles, et tous trois hâtèrent le pas vers l'ambulance.

Le maire marchait tout inquiet de la validité de l'acte qu'il allait faire. Le curé avançait tout songeur en face des insondables voies de la Providence.

En les voyant entrer, le blessé fit un effort pour se soulever, mais il ne put. Alors eut lieu, près de ce lit de mort, une scène saisissante, dont le côté chrétien absorbait le côté bizarre.

Ce paysan troublé tournant d'une main hésitante les feuillets de son registre ; ce vieillard, dont les paroles d'absolution tombaient sur le mourant ; cette jeune fille qui s'apprêtait, vaillante, à consommer sa belle action ; ces blessés aux yeux mornes ; ces Prussiens stupides n'osant pas rire et se poussant pour mieux voir. Et cela dans un humble réduit, au milieu des vainqueurs, pendant que les vaincus gémissaient tout bas ; c'était fantastique !

Sur un signe du curé de Chaffois, Valérie se plaça près de Georges, la main dans sa main. Le maire s'approcha, plus gauche, plus ému qu'il ne l'avait été de sa vie, même quand les Allemands l'avaient sommé, en le couchant en joue, de leur livrer les provisions qu'il n'avait pas.

Sa conscience était tranquille, mais ses idées. administratives étaient singulièrement alarmées. Il s'arrêta tout à coup dans ses préliminaires.

— Je ne crois pas du tout que ce que je fais là soit légal, monsieur le curé, dit-il.

— Hâtez-vous, souffla le docteur.

— Faites, faites, père Grévois, répondit doucement le curé  : Dieu régularisera le reste.

Et le maire, tâtonnant et balbutiant, maria Georges de Maucler à Valérie Gilmérin.

Le prêtre ensuite, son bon regard humide et sa voix paternellement radoucie, prononça les paroles sacramentelles.

— Mes chers enfants, vous êtes unis pour le ciel ! conclut- il avec une dernière bénédiction.

— Votre cher petit Georges a une mère ! dit Valérie en inclinant la tête sur sa main.

— Que vous me faites la mort belle ! répondit le mourant.

Il eut encore la force de passer cette main diaphane sur les cheveux de la noble fille ; mais son regard resta levé vers un coin du ciel qu'on entrevoyait par la fenêtre.

— Adieu ! mon camarade ! murmurait Périllas en se mordant le poing pour ne pas éclater.

— Priez pour nous ! sanglota M. Gilmérin, parlant à ce martyr du devoir comme on parle aux saints.

— Dieu vous réunira dans son infinie douceur ! dit la voix grave du prêtre.

On n'entendit plus que le souffle pénible du capitaine qui devenait un râle, et que les larmes de Valérie qui tombaient, pressées, sur la pierre.

Un immense respect, une sincère pitié pétrifiaient les assistants de cette cérémonie imposante dans son cadre étroit. Au bout d'un quart d'heure de solennel silence, la respiration du mourant s'était éteinte, les larmes de Valérie étaient taries.

Le ministre de Dieu étendit une dernière fois sa main tremblante. Le docteur enleva la jeune femme évanouie pour la porter au dehors.

Le fourgon déchargé allait se remettre en route. On l'y déposa sur des sacs vides, on l'entoura d'une couverture, et comme le docteur, avant de la quitter, essayait de lui faire respirer des sels :

— Oh ! par pitié  ! laissez-la oublier ! supplia Périllas.

Et le docteur eut la charité suprême de ne pas lui donner de secours.

FIN DU MARIAGE DU TRÉSORIER.

Les deux femmes du major

I

Quand le 206e de ligne reçut l'ordre de venir tenir garnison à Douai, en 1862, il n'y eut qu'un cri dans le régiment pour déclarer vexatoire au premier chef la mesure ministérielle qui l'envoyait brusquement de la Provence en Flandre, du soleil dans le brouillard.

Il est vrai que si cette même mesure ministérielle avait dirigé le 206e sur Rennes, par exemple, il se fût plaint de ce séjour pluvieux, ou sur Tarascon, il eût protesté contre le pays du mistral.

Ce qui revient à dire que, règle générale, le militaire déplore sa nouvelle garnison, quitte à la regretter chaudement quand vient l'heure d'en partir.

Cette fois, au moins, les récriminations d'usage s'apaisèrent vite, Douai, avec ses facultés, sa cour, son théâtre, offrant, après tout, d'importantes supériorités sur Grasse, la petite ville embaumée, ou l'on venait de passer un an.

Les officiers garçons bouclèrent leurs valises et partirent allégrement. Traverser la France d'un bout à l'autre une fois de plus, la bellé affaire ! Les jarrets de sous-lieutenant ont une merveilleuse souplesse, et les jarrets de capitaine regagnent en habitude ce qu'ils ont perdu en élasticité.

Les officiers mariés acceptent d'ordinaire avec de secrètes révoltes ces formidables déplacements écrasants pour la bourse et compliqués de séparations pénibles pour le cœur.

À la surface, une résignation souriante ; il ne faut pas laisser voir aux bons camarades que la femme, les enfants, la nourrice, les colis, sont parfois des charges bien lourdes.

Au fond, le ministre de la guerre, les bureaux et leurs suites sont envoyés « à tous les diables » et même plus loin.

Au 206e, un seul ménage fit exception à cette règle commune ; ce fut celui du major Jouanny.

Le major Jouanny était un officier supérieur, jeune encore, qui, par raisons d'aptitude administratives, avait choisi cette voie honorable, quoique moins brillante au point de vue de l'avancement, pour y attendre, dans une tranquillité relative, un grade plus élevé.

Ses trente-huit ans sonnés mettaient de la gravité sur son front et de l'indulgence dans son sourire, sans mêler encore un seul fil d'argent à sa chevelure châtaine, rebelle et frisée.

Il avait l'intelligence ouverte, un esprit méthodique sans minutie, beaucoup de droiture, un caractère sympathique, dont la douceur n'impliquait pas le manque de fermeté.

Ses camarades l'aimaient cordialement, et son colonel l'estimait fort. Au régiment, c'est le critérium indéniable.

Marié depuis deux ans à une jeune et fort jolie personne, mademoiselle Jane de Nangeot, dont il avait difficilement obtenu la main, le major passait pour un homme très-heureux, et l'était certainement.

Quoique la jeune femme n'eût manifesté aucune satisfaction de quitter Grasse, où les ressources de société sont assez restreintes, le major entreprit avec entrain ses préparatifs de départ.

Il fallait le voir, entouré de caisses déjà faites, les bras en avant, enfoui jusqu'à mi-corps dans une malle immense, spécialement destinée à transporter, dans le meilleur état de conservation possible, les fraîches toilettes de madame Jouanny.

Lui éviter une fatigue, lui causer un plaisir, mériter un des beaux sourires reconnaissants de sa jeune femme étaient, à n'en pas douter, le but et la joie de son existence conjugale.

Elle le regardait faire, conseillant ceci, blâmant cela, sans quitter la chaise basse en tapisserie où elle se pelotonnait comme une chatte paresseuse.

Il était difficile d'être plus jolie que Jane Jouanny dans cette indolente attitude. Son corps frêle avait un abandon charmant ; sa tête fine, couronnée de cheveux bruns, se penchait pour mieux voir, comme une fleur curieuse. Ses petites mains reposaient inactives sur la robe noire qui en doublait la blancheur laiteuse. Mon Dieu ! il eût fallu être bien barbare pour demander quelque travail à ces petites mains-là.

Le major s'en gardait bien.

— Est-ce ainsi ?... Êtes-vous contente ?... Dites-moi, chérie, où voulez-vous placer ces dentelles ?

Elle regarda le petit paquet soyeux avec un demi-sourire.

— Oh ! dit-elle, où vous voudrez, mon ami ; elles ne se froisseront pas : il y en a si peu !

Oui, il y en avait si peu. C'était une désolation pour le major. Mais qu'y faire ? Aux caprices coquets d'une jolie femme la solde ne suffirait pas.

Un brin de rougeur colora son front penché vers les dentelles ; pourtant il ne parut point avoir entendu, et le petit paquet, religieusement déposé dans un nid capitonné, se casa entre deux robes légères.

Sa tâche était finie. Jane le remercia gracieusement ; elle avait une voix bien pénétrante, cette jolie Jane, et l'on comprenait, en l'entendant parler, de qu'on avait bien soupçonné rien qu'à la voir la tendresse chaude, indulgente et sans bornes de son mari.

Elle allait et venait dans sa maison comme une petite reine heureuse, gâtée, n'ayant qu'à se laisser vivre, ignorant les moindres inquiétudes de l'existence nomade qu'elle avait acceptée, ne se doutant même pas des prodiges d'ordre qu'il fallait accomplir autour d'elle, en dehors d'elle, pour suffire à ses exigences.

Mademoiselle de Nangeot avait été élevée dans des habitudes de grandeur tout à fait en désaccord avec l'étroitesse réelle de sa position. Sa famille escomptait un héritage. Quand l'héritage fut mûr il tomba dans la main des Nangeot sous forme de papiers timbrés, et d'actes hypothécaires. Plus rien de disponible n'en restait pour doter Jane.

Un peu romanesque, mais d'un caractère excellent, la jeune fille ne fut point effrayée de cette perspective. Son nom et sa beauté lui semblaient, avec quelque raison, un enviable douaire.

Elle ignorait, sans doute, qu'il est une autre sorte de positivisme dont M. Littré, le philosophe, n'est pas le vulgarisateur, et qui a gagné la jeunesse masculine sans professeurs et sans-cours publics.

Les mille francs de rente que madame de Nangeot espérait, en se saignant à blanc, pouvoir constituer à sa fille, ne tentèrent aucun prétendant.

Elle fut beaucoup admirée, aimée peut-être, jamais demandée, jusqu'au jour où le capitaine Jouanny, la rencontrant pour la première fois sur le boulevard des Capucines, sentit bien qu'il venait instantanément d'attacher sa vie à cette jeune fille pâle, dont les grands yeux profonds effleurèrent les siens.

On pouvait supposer, d'après l'état de la fortune maternelle, que mademoiselle de Nangeot accepterait volontiers l'offre timide que le capitaine Jouanny n'osa faire qu'en tremblant.

Il n'en fut rien. La mère jeta des cris d'aigle. Pas de noblesse !... La fille demanda froidement à réfléchir.

Elle avait peut-être rêvé l'amour d'un prince, d'un ange ou d'un Adonis. Le prince n'était plus qu'un modeste officier ; l'ange portait des moustaches assez cavalières ; l'Adonis était à peine joli garçon.

Il y avait donc beaucoup de chances contre l'amour du capitaine Jouanny, lorsqu'un ami, quelque peu versé dans les choses militaires, fit entendre à madame de Nangeot que son grand dédain était au moins inutile, puisque la faible rente future de sa fille ne constituait même pas la dot réglementaire.

En apprenant qu'on pouvait marchander sa fille la loi à la main, madame de Nangeot fit une volte-face habile. Elle consentit... avec tant de réticences, de soupirs, de larmes, que le capitaine se crut mille fois favorisé de n'avoir plus qu'à vaincre les résistances ministérielles.

ne fut point facile. Sa loyauté inflexible lui interdisait de reconnaître une dot qui n'existait point dans sa totalité. Sa vieille mère lui vint en aide. Elle vendit la moitié de son verger -- sacrifice énorme ! -- et le futur put glisser dans la corbeille un appoint assez rond pour satisfaire la loi militaire.

Certes, Jane eût été reconnaissante si elle avait compris ; mais elle n'essaya même pas de comprendre. Sa nature indolente et rêveuse acceptait facilement le fait accompli sans en rechercher la source. Elle estima même, dans le plus arrière repli de son cœur, qu'en sacrifiant à la fois au capitaine Jouanny son prince, son ange et son Adonis, c'était elle surtout qui devait être remerciée.

Et de fait, après deux ans de mariage, elle l'était encore, chaque jour, avec autant de ferveur et de conviction.

Ces détails rapides suffisent à expliquer les sentiments de ce ménage ; affection sincère, quoique vaguement attristée, chez la femme ; amour protecteur, illusionné, profond, chez le mari.

Le 206e quittait Grasse le lendemain. Depuis huit jours, il n'était bruit que de ce départ ; un régiment ne s'éloigne jamais d'une ville sans y remuer mille passions. Affaires de cœur, affaires d'intérêt, c'est un événement capital.

Jane, appuyée à sa fenêtre ouverte, regardait d'un œil soucieux les groupes variés qui se pressaient à la porte de la caserne : femmes en pleurs, restaurateurs inquiets, bons amis secrètement soulagés par le départ de rivaux redoutables.

Elle n'avait point encore beaucoup voyagé, et trouvait un attrait piquant à ces petits tableaux de mœurs, lorsque son regard rencontra à l'extrémité de la place le regard ardent et fixe d'un promeneur.

Involontairement, elle fit un mouvement en arrière, mais une sorte de fierté la retint. C'eût été paraître fuir un danger.

Le promeneur était jeune -- vingt-six ans peut être -- extrêmement brun, avec des traits caractérisés, dont les grandes lignes annonçaient la distinction.

Dans son visage, d'une pâleur chaude, ses yeux brûlaient sous des cils embroussaillés. Il n'avait aucune beauté positive et ne pouvait cependant passer inaperçu.

Son costume sombre était celui d'un fonctionnaire, d'un employé ou d'un professeur, avec une pointe de recherche, toutefois.

Jane se sentit rougir et en éprouva une contrariété assez vive pour contracter son front et accentuer sa rougeur.

Le promeneur avançait lentement, les yeux rivés à elle, comme s'il suspendait toutes ses facultés à la fenêtre où s'encadrait la jolie tête admirée.

Fallait-il l'appeler « un promeneur » ? Dans une petite ville où l'on sort peu, et à des heures réglées en quelque sorte, il y a des routes, des allées, des lieux désignés par l'usage, et toujours hors des murs, pour se livrer à cet exercice.

Les jardins publics, si ombreux qu'ils soient, les places publiques, si belles que les ait faites l'édilité locale, sont ordinairement déserts.

Quelques vieillards, quelques bébés, des bonnes et des soldats y font parfois une halte, et c'est tout.

Pour qu'un jeune homme fît le tour de la place à petits pas et que, parvenu à sa limite extrême, il se permit de renouveler cette manœuvre, il fallait qu'un motif positif l'y retînt.

Jane n'avait aucun besoin de se demander quel pouvait être ce motif. A la petite moue, moitié dépitée, moitié satisfaite, de ses lèvres fines, on devinait que les évolutions du jeune homme brun lui paraissaient parfaitement claires, sinon parfaitement légitimes.

La stratégie du promeneur le ramenait, pour la troisième fois, en face de la fenêtre, quand le major, ayant terminé le plus rude de sa besogne d'emballeur, vint s'y accouder près de la jeune femme.

— Ah ! fit-il paisiblement, M. Just Evenin. N'est-ce donc point l'heure de sa classe au lycée ?

— Au lycée ? répéta Jane.

— Ne savez-vous pas qu'il est professeur de rhétorique ?

— Comment le saurais-je ?... je ne le connais pas, répondit-elle vivement.

— Sans doute ; mais on prononce parfois son nom dans la bonne ville de Grasse, car il donne de temps à autre, m'a-t-on dit, des articles, voire même des vers, au journal de la localité.

— Un poëte ! dit doucement Jane en glissant un regard curieux sur la place.

Le major eut un bon sourire indulgent.

— Je ne sais trop. Le nom et le fait sont souvent choses différentes. Du reste, n'ayant jamais eu l'occasion de rien lire de ce monsieur, je serais mal venu à le juger.

Jane se retira de la fenêtre : elle le pouvait maintenant, à son avis, puisqu'elle avait fait bonne contenance jusque-là.

Cette logique féminine lui semblait d'une in contestable sagesse : les gens que l'on parait redouter n'en devenant que plus audacieux.

Le major n'imita pas ce mouvement de retraite. Son œil calme suivait, avec une sorte d'intérêt narquois, les mouvements de celui qu'il venait d'appeler « Just Evenin » .

— Je fais une remarque, reprit-il, c'est que ce jeune homme a deux physionomies : l'une féroce, l'autre triomphante. La physionomie féroce domine quand les sourcils se rapprochent : un vrai taillis, ces sourcils-là  !... La physionomie triomphante s'accentue lorsque les yeux rient et que le front s'éclaircit.

— Bon Dieu ! où voyez-vous tout cela ? dit Jane en haussant gentiment les épaules.

Mais, par-dessus celles de son mari, elle étudia d'un regard alerte le genre de physionomie qui dominait en ce moment.

— Bien sûr, M. Evenin vient de trouver un bon sujet d'article, ou, mieux encore, un hémistiche heureux. Son front est au triomphe, continua M. Jouanny.

La jeune femme recula tout à fait, avec un imperceptible mouvement d'humeur. Le persiflage du major, tout innocent qu'il fût, avait d'autant mieux le don de l'irriter qu'elle ne pouvait s'illusionner : il n'y avait aucune tristesse, mais aucune, dans les yeux ardents du poëte.

Alors, que venait-il faire sur la place, sous ses fenêtres, la veille de son départ ?

Le major ayant été rappelé à son bureau, madame Jouanny ferma la croisée d'un mouvement sec, et se livra à ses menus préparatifs de départ avec une activité tout à fait en dehors de ses habitudes indolentes.

En enveloppant un petit coffret, elle remarqua que le journal dont elle se servait pour cet usage était l'Écho de Grasse, la feuille du cru, sur laquelle, quand le hasard la lui avait fait rencontrer, elle n'avait jamais jeté les yeux.

Quoique ce ne fut qu'un vieux numéro, fort endommagé par de laborieux services, Jane y prit subitement intérêt. Elle abandonna net ses derniers apprêts et se mit à chercher dans la feuille froissée... quoi donc ? Elle ne savait au juste... quelques lignes... un nom... un pseudonyme qu'elle devinerait bien.

Rien n'apparut. L'Écho de Grasse renfermait un premier-Grasse indigeste, ouvertement signé par le propriétaire-imprimeur-gérant.

Une Chronique parisienne tirée du Constitutionnel.

Les faits divers. -- Deux assassinats, un incendie.

La chronique locale. -- Le départ du 206e de ligne.

Le tarif de la fleur d'oranger.

Le cours de la Bourse.

Le feuilleton, par Ponson du Terrail.

Arrivée aux annonces, Jane broya le malheureux papier dans ses petites mains et le jeta au travers des caisses avec un dédain rageur.

Le major, qui venait de rentrer, surprit ce geste inusité et s'en inquiéta comme d'un indice de malaise.

— Qu'avez-vous ? souffrez-vous, Jane ? demanda-t-il tendrement.

Elle le regarda, tout étonnée et mécontente de cette sollicitude importune.

— Souffrir ? Et pourquoi souffrirais-je, je vous prie ? répondit-elle ; serait-ce de quitter une ville où je ne regrette rien ?

Et ramassant sur la table le petit coffret, un livre, quelques rubans, elle sortit sans remarquer la surprise de son mari.

Seul, celui-ci jeta un regard circulaire sur la place : elle était vide ; puis sur le papier lamentablement échoué au milieu des ballots.

Il le releva, après une courte hésitation, et le consulta d'un œil anxieux comme un témoin qui pouvait peut-être lui révéler le dépit soudain de sa chère Jane.

Quand les grandes lettres noires du titre se déplièrent sous sa main, qui les défroissait, un sourire attristé effleura ses lèvres.

Il venait de se faire en lui comme une lueur. Ces petits riens, une question, un vieux journal, un geste brusque, avaient un langage pour sa clairvoyance tendre et sereine.

Peu à peu le nuage de son front s'envola.

— Pauvre enfant !... soupira-t-il ; grâce à Dieu, je l'emporte demain.

Le dépôt du 206e voyageant avec les bataillons de guerre, cette fois-ci du moins le major ne fut point astreint à en diriger la marche, ce dont un capitaine des compagnies hors rang eut la responsabilité.

Pour la première fois depuis leur mariage, M. et madame Jouanny partaient ensemble, seuls et satisfaits, non pour un voyage d'agrément, sans doute -- la vie militaire ne peut guère s'accorder ces douceurs -- mais pour rejoindre une garnison qui ne leur déplaisait en rien.

La jeune femme avait repris sa gracieuse humeur ; sur son doux visage pâle, il ne restait nulle trace de la soudaine irritabilité qui avait si fort surpris son mari.

Il était lui-même radieux. A le voir entourer Jane des attentions les plus tendres, avec un touchant mélange de gravité paternelle et d'empressement passionné, on sentait toute la valeur du mot qu'il avait murmuré la veille : « Je l'emporte demain. »

Oui, il l'emportait loin du danger, loin de la tentation peut-être, non comme une proie, mais comme un trésor.

Pourtant, lorsque, après quelques heures de cette course vertigineuse à travers les campagnes que l'on appelle un voyage en chemin de fer, il vit Jane endormie et le crépuscule envahir l'horizon mouvant, son esprit reconstruisit avec une extrême netteté le petit roman qu'il venait de surprendre.

Un roman ?... Eh non, une ébauche tout au plus.

Un jeune homme, à physionomie étrange, avait surgi tout à coup sur les pas de Jane comme son ombre ou plutôt comme un vivant point d'admiration.

Sur quelque partie de la campagne provençale que Jane dirigeât sa promenade quotidienne, l'ombre se profilait derrière, le point d'admiration se dressait sur son passage.

Cet enthousiasme muet eût été ridicule, s'il n'eût paru si convaincu. Cette discrète persévérance eût été compromettante à la longue, si la présence continuelle du mari n'eût préservé la jeune femme de toute maligne interprétation.

Toutefois, il n'est point sage de braver les propos oisifs d'une petite ville, et le major, pour y soustraire Jane, avait inventé divers prétextes successifs qui avaient modifié les buts de promenade et les promenades elles-mêmes.

L'ombre avait alors adopté la place qu'habitait madame Jouanny ; le point d'admiration s'était incrusté entre les arbres brûlés et grêles.

Si Jane en avait ri, tout était sauvé. L'admirateur dont une femme ne fait que rire n'offre pas grand danger. Mais Jane n'en riait pas.

Indifférente d'abord à ces rencontres incessantes, elle avait fini par les trouver fort naturelles et peut-être très-flatteuses ; le major ne savait au juste, car elle n'avait jamais fait allusion à ce personnage fatidique.

Il eût désiré un peu de curiosité  ; il s'était préparé à des questions. Point. L'indolente nature de Jane n'était point ennemie d'un peu de mystère, et cette adoration à distance caressait sa vanité féminine sans enflammer autrement son imagination.

La veille, en trouvant une fois encore les yeux bruns du promeneur rivés à la fenêtre de Jane, le major n'avait pu résister à la tentation de connaître enfin l'impression que la jeune femme en éprouvait.

Il dit, ce qu'il n'avait jamais été provoqué à dire encore, que M. Just Evenin était un professeur de rhétorique, plus assidu à la littérature et à la flânerie qu'aux heures d'études de son lycée.

Jane n'avait pas semblé s'intéresser beaucoup à ces détails, qu'elle ignorait pourtant ; mais une fois seule, elle avait trahi, par une recherche inutile, le désir de lire quelque chose, ne fût-ce que quelques lignes, de celui dont elle disait ne rien savoir.

C'était tout. Au delà de ces riens, si menus, qu'ils ne constituaient pas un roman bien dangereux, le major ne trouvait autre chose à ajouter à son enquête rétrospective.

N'était-ce même pas leur faire infiniment trop d'honneur que d'y chercher les éléments d'une étude physiologique ?

André Jouanny joignait à une grande rectitude de jugement une indulgence infinie. Sévère à lui-même, il ne savait pas l'être aux autres. Quand il s'agissait de Jane, le jugement se troublait un peu et l'indulgence devenait sans limites.

Il n'eut donc d'autres conclusions à tirer des réflexions inquisitoriales auxquelles il venait de se livrer, que celles-ci : Jane était jolie, jeune et souriante ; l'admiration venait à elle comme la fleur se tourne vers la lumière ; Jane était pure, naïve, sans détour ; Jane quittait Grasse sans regrets ; en vérité, c'eût été folie que d'emporter la moindre inquiétude au sujet d'un pauvre garçon enchaîné à son labeur quotidien.

Madame Jouanny devait s'arrêter quelques jours à Paris, chez madame de Nangeot, pour laisser le major lui découvrir et lui installer, à Douai, un nid point trop indigne de sa charmante personne.

Madame de Nangeot se répandit en tendresses bruyantes quand « son cher ange chéri » lui fut doucement poussé dans les bras par ce terrible gendre qui avait le « cœur de la séparer de son trésor ».

Le terrible gendre n'affronta point inutilement une édition nouvelle des scènes à sentiments de ce modele des mères ; il promit à Jane de revenir la chercher à la fin de la semaine, et continua son voyage vers Douai.

La jeune femme éprouva pour la première fois, en se retrouvant dans la maison paternelle, une sensation de profonde tristesse. Les explosions d'amour de madame de Nangeot avaient une exagération dont sa délicatesse souffrait. N'avait-elle pas appris ce que cette exagération dissimulait d'égoïsme, depuis qu'elle avait senti autour d'elle l'influence vivifiante d'une tendresse vraie... et peut-être rêvé la douceur romanesque d'une tendresse forcément silencieuse ?

Ces huit jours lui semblèrent longs. Le vieil hôtel délabré ne parlait plus à son imagination ; ses amies de Paris lui parurent plus heureuses qu'elles ne l'étaient autrefois, tandis qu'elle-même se sentait mal à l'aise et comme hors de sa voie.

La conversation frivole de madame de Nangeot ne combla pas ce vide intime. Elle n'attirait point les confidences et révélait une ignorance persistante des choses militaires.

— Quoi ! pas un bijou ?... pas un pauvre brin de dentelle de plus que l'an dernier ?... Ah ! mon cher ange chéri, comme ton mari est égoïste ! s'écriait madame de Nangeot.

— Non, ma mère, répondait Jane, il me donnerait tout au monde, s'il le pouvait ; mais il paraît qu'il ne le peut pas.

— Allons donc !... A qui feras-tu croire qu'un mari de deux ans de date ne sache pas organiser ses revenus, de façon à offrir à sa jeune femme les parures de son âge ?

— Je vous assure, maman...

— Que ton mari préfère thésauriser... quand il a à te faire oublier les seize années dont il est possesseur en plus de tes beaux vingt-deux ans !

— Ce sont les voyages...

— La belle affaire ! Est-ce que nous ne voyageons pas tous, tant que nous sommes ? Seulement, au lieu d'aller à Spa ou à Biarritz, vous allez en province, dans quelque coin perdu : c'est plus triste et moins coûteux.

— Enfin, moi, je ne sais pas... André affirme que sa solde, jointe à ma dot, suffit à peine à défrayer notre vie nomade.

— C'est qu'il a les habitudes déplorables de ses camarades, sans doute, le cigare, le café, le jeu... Ah ! cher trésor, à quel homme t'ai-je donnée !...

— Il ne joue pas, il ne fume pas, il ne me quitte jamais.

— Alors, -- et c'est bien plus grave, -- ton mari te prive des douceurs les plus naturelles pour gorger de ses revenus et des tiens sa propre famille.

— Oh ! maman ! que dites-vous là  ?

— Dieu veuille que ce soit l'explication de son avarice à ton égard. Je ne dois pas m'arrêter, du reste, devant toi, à des suppositions plus désolantes encore.

Jane, fatiguée, brisait d'ordinaire ces entretiens dont il lui restait une sensation vaguement dissolvante.

Il lui arriva d'écrire à son mari : « Revenez avant la fin de la semaine », puis de déchirer la lettre sans savoir pourquoi et de ne rien jeter à la poste ce soir-là.

Il lui arriva encore de repousser de la main une étoffe coquette et nouvelle dont sa mère voulait l'entraîner à se parer, en disant froidement : « A quoi bon ? »

— Ma chère adorée, disait madame de Nangeot, par les privations auxquelles ton mari t'a accoutumée, il a détruit chez toi jusqu'au désir de te voir belle et éblouissante, comme il t'est si facile de l'être !

— Non, non, répéta Jane avec vivacité, ce n'est point lui.

— Qui donc alors ? interrogea anxieusement sa mère.

La jeune femme se leva sans répondre, étonnée elle-même de sentir que des accusations aussi fausses, aussi ridicules, ne la révoltaient pas davantage. Il y avait à peine quelques jours, elle n'aurait pu les supporter. Que lui avait fait André  ?

Le major ne fit que toucher barre à Paris. Il arrivait porteur d'une bonne nouvelle. Après des recherches difficiles, il avait organisé pour Jane, dans la rue la plus fréquentée de Douai, un appartement aussi confortable, aussi frais qu'il était possible de le désirer.

— Douai n'est pas une ville très-animée, lui dit-il, elle est un peu vaste pour le nombre de ses habitants ; mais la société est choisie, la campagne riante, et j'espère vous y voir heureuse.

— Ma fille verra le monde, monsieur, et je vous prie de la conduire dans tous les salons dont son nom de famille ouvrira les portes, déclara madame de Nangeot,

Le major ne protesta pas ; il comptait sur la raison de Jane. Il abrégea les adieux et reprit possession de sa femme, en opinant que le bel admirateur de Grasse était peut-être moins dangereux pour son bonheur que cette mère aux tendresses si développées.

En descendant à la gare de Douai, M. Jouanny crut voir trouble : Just Evenin venait de sauter de wagon à trois pas de lui.

Quelqué désagréable que fût cette apparition, il fallait en admettre la réalité. Le jeune homme, plus brun, plus embroussaillé que jamais, indifférent en apparence, regardait empiler ses bagages sur le camion, et quels bagages !

Ce n'était pas la simple valise du touriste, ou la malle du voyageur qui doit séjourner une quinzaine chez un ami.

C'était la réunion des colis, petits et grands, qui constituent un déménagement de garçon.

Le major en resta stupéfait, comme d'une révélation mille fois plus foudroyante que la présence même du personnage.

Toutes les caisses portaient « Douai » en grosses lettres, avec une sorte de fanfaronnade systématique. Jamais on n'écrivit un nom de ville en lettres si apparentes que cela.

Ce « Douai » agressif avait quelque chose de triomphal.

Le major, un instant absorbé par cette découverte, chercha Jane du regard.

Elle était debout, immobile, appuyée d'une main à la poignée de cuivre du wagon, et si pâle, sous sa voilette, que le major en eut pitié.

— Venez, ma chère enfant, lui dit-il avec douceur.

Elle se laissa prendre le bras et marcha lentement vers la sortie, les yeux dans le vide.

Un officier du 206e venait à sa rencontre.

Le capitaine Odret, qu'une blessure reçue à Magenta rendait impropre à la marche, avait devancé son régiment et occupait ses loisirs, à Douai, en cherchant des appartements pour tous ses camarades.

C'était aussi une heureuse manière de se faire pardonner un privilége, qu'il n'eût point ambitionné s'il eût été valide.

Sa jambe roidie ne l'empêchait pas d'être un excellent officier et un garçon d'esprit.

Le salut qu'il adressa, sur le seuil de la gare, à la femme du major pouvait donner la mesure de son tact. Ce salut condensait, dans l'attitude et le geste, tout le respect de l'inférieur pour la femme de son chef, et toute l'admiration de l'homme jeune pour la beauté d'une jolie personne.

Toutefois, le respect l'emportait.

Le capitaine Odret venait de serrer la main du major, quand il aperçut un visage de connaissance tout à fait inattendu.

— M. Evenin !... Ah ! par exemple !... Bonjour, cher ; que faites-vous donc ici ?

Le major pressa le pas pour échapper à une conversation qui menaçait de s'établir dans son voisinage. Il avait compté sans le préposé aux billets, qui l'arrêta net.

— Je viens à Douai au même titre que vous, monsieur Odret, répondit la voix joyeuse de Just Evenin.

C'était une voix qui ne manquait pas d'élégance et que ne déparait pas une légère sonorité méridionale.

— Tiens ! tiens ! Vous changez donc de garnison, dans l'Université  ? demanda le capitaine Odret en riant.

— Et nous avons parfois la chance d'obtenir un choix excellent.

— Je me félicite de ce hasard...

— Auquel j'ai bien quelque peu aidé, conclut Just Evenin avec un brin de fatuité dans l'accent.

Les billets étaient reçus, le passage était libre. Le major put entraîner Jane au dehors. Elle regardait toujours dans le vide, mais un peu de couleur remontait à ses joues.

C'est qu'elle avait surtout compris le sens de cette dernière phrase du jeune professeur : « Le hasard... auquel j'ai bien quelque peu aidé. »

Non, ce n'était pas le hasard qui l'amenait à Douai ; il avait sollicité cette résidence, il avait fait agir ses protections, il avait ardemment désiré réussir ; il triomphait enfin.

Jane vit tout cela dans un mot, et tout cela était parfaitement vrai.

Just Evenin, intelligence vive, nature rêveuse, ambition nulle, professait par devoir et par nécessité. Sa vocation eût été la vie, libre d'entraves sociales, des poëtes et des rêveurs riches.

Ceux-là pouvaient gravir, à leur heure, les sommets du Parnasse, sans que les brutales exigences de la réalité vinssent les contraindre à en redescendre brusquement.

Ceux-là, s'ils n'avaient pas de génie, trouvaient du moins le temps d'avoir du talent. Lui, ses heures de classe terminées, rimait avec entrain ou se lamentait avec des larmes plein la plume, suivant l'inspiration du jour.

Depuis quelques mois, l'inspiration avait pris l'agréable forme d'une jeune femme frêle, toute pâle et d'exquise beauté.

Je vous laisse à penser s'il lui fit fête !... Ce rêve très-éthéré s'empara de sa tête, de son cœur, de tout son être, avec tant d'âpreté qu'il en fut transformé.

Son existence insouciante, qu'il lui importait peu de porter ici ou là, ne lui parut plus supportable que dans le voisinage de son ange frêle. L'ange frêle avait inspiré déjà douze sonnets, trois idylles et deux élégies.

Quant à dépasser, même en imagination, ce bonheur pur, Just Evenin, tout poëte qu'il était, ne l'aurait même point osé.

La douce figure de Jane lui inspirait, comme à tous, un respect profond qu'une pointe d'attendrissement rendait moins austère.

Voir Jane de loin, s'occuper de ses élèves et rimer chaque soir, en vers émus, la joie de la journée, suffirent au jeune homme jusqu'au jour où se répandit dans la ville la nouvelle officielle du départ du 206e de Grasse pour Douai.

Rester à Grasse ? Impossible. Aller à Douai ?... Oui, certes, mais comment ?

Just n'avait jamais rien demandé aux amis de sa famille, lesquels avaient pris la facile habitude de ne rien lui offrir.

Il se souvint d'eux tout à coup. Certain oncle, qu'il négligeait fort, était camarade de collège du recteur de l'Académie de Toulouse. Si l'on pouvait l'intéresser à sa cause ?

De recteur à recteur, on se passe un professeur comme une muscade.

L'oncle reçut quatre pages de tendresses de son « ingrat de neveu » et faillit en avoir une attaque de saisissement. Pourtant il lut le post-scriptum et se souvint que les coups d'épaules avaient poussé sa jeunesse plus que son propre mérite.

Il recommanda son neveu au recteur de Toulouse, qui en écrivit au recteur de Douai. Une place était vacante à peu près, on la rendit vacante tout à fait, et la chose fut faite.

Le ciel et les recteurs d'académie étaient d'accord, cette fois, pour causer à Just Evenin la plus grande joie de sa vie.

Peu lui importa, dorénavant, que Douai soit un climat froid et que la poussière de charbon y tapisse les rues désertes. Il ne prit même pas la peine de regarder cette ville tant désirée.

Il savait seulement que son rêve habitait la rue de la Madeleine et qu'il était visible à l'église Saint-Pierre, chaque dimanche, à la messe de midi.

La saison froide aidant, la messe de midi devint à Douai le pendant de la grande place à Grasse. Le point d'admiration s'y incrusta plus que jamais, avec cette circonstance aggravante que, le succès l'épanouissant, il tournait visiblement au point d'interrogation.

Voir Jane à distance n'était plus un bonheur suffisant. Au moins fallait-il entendre quelques mots de ses jolies lèvres, et recevoir un rayon plus direct, plus intime de ses beaux yeux rêveurs. Par des voies tortueuses, il essaya d'atteindre ce but.

La recommandation de madame de Nangeot devait porter ses fruits immédiats. Jane manifesta le désir de voir le monde.

La société douaisienne, opulente et titrée, n'est pas accessible à tout venant. Parchemins ou portefeuilles sont exigés sans merci comme passeports pour pénétrer dans ses salons aristocratiques.

Jane était née ; ses premières visites lui démontrèrent que la société le savait bien. Mais Jane n'était point riche, et ce fut le major qui, tout doucement, avec des ménagements infinis, fut contraint de le lui rappeler.

L'insouciante jeune femme, trop heureuse et trop aimée, ne savait guère ce que signifiait ce grand mot de « médiocrité  » dont son mari essayait de colorer son absence de fortune.

Ses goûts simples ne l'avaient point encore entraînée à des dépenses exagérées ; il lui semblait tout naturel, aujourd'hui qu'elle demandait à les étendre pour aller dans le monde, que son désir ne rencontrât pas d'obstacles.

— Ma chère, lui dit le major en recevant une invitation de bal, ne souffrirez-vous pas dans votre amour-propre en voyant autour de vous des toilettes plus éclatantes que votre simple robe blanche ?

— Bah ! fit-elle en souriant, vous me dites parfois que cette robe blanche dessinait, le jour de mon mariage, une taille supportable et des épaules point trop laides à voir.

— Une taille qu'on vous enviera, ma belle Jane. Je voudrais avoir des diamants pour mettre dans vos cheveux, mais votre écrin est tout entier dans vos veux ; comment faire ?

— J'arrangerai ces boucles-là de façon à vous contenter, dit Jane, en secouant par un geste coquet sa soyeuse chevelure brune.

Le major savait bien que robe blanche et boucles naturelles ne dureraient pas toujours, si gracieuses qu'elles fussent. Il savait encore que le monde est un engrenage où se laisse prendre la femme avec sa jeunesse et sa beauté, et qui la rejette, fanée, le lendemain du plaisir.

Il en avait peur pour Jane. Elle eut un mot naïf qui emporta tous ses scrupules. C'était au retour de son premier bal :

— Ah ! c'est bon, le bal ! On n'a pas le temps de penser, dit-elle.

Ainsi, penser devenait une terreur pour la jeune femme. Elle venait de l'avouer inconsciemment. Le major, lui, l'avait bien entendu, bien retenu, ce mot qu'il s'expliquait mal.

Elle n'était donc pas heureuse ? Et pourquoi ? Ne l'aimait-il point assez ? N'inclinait-il pas, sur ses pas, les moindres ronces de la route ?

Le roman ébauché à Grasse ne s'était enrichi d'aucun chapitre mystérieux. Il semblait même que la jeune femme ne remarquât plus son persistant admirateur.

Aujourd'hui, le plaisir lui souriait ; les calculs de la raison devenaient bien peu de chose devant un désir si clairement manifesté, devant une dérivation positive d'une menaçante préoccupation.

La saison des fêtes s'ouvrait ; il ne tenait qu'à Jane Jouanny d'en devenir la reine, tant son apparition, le premier soir, lui avait attiré de sympathies.

Son extrême distinction, sa beauté délicate la désignaient aux regards de tous, tandis que l'affabilité de ses manières et la simplicité de son abord apaisaient les jalousies instinctives.

Sa toilette de pensionnaire désarmait aussi les rivales. On ne pouvait décemment se coaliser contre une jolie personne qui consentait à paraître, dans deux ou trois bals successifs, avec des nœuds de rubans bleus ou roses sur la même robe blanche.

Qu'importait à Jane ? Elle s'amusait de l'ébahissement causé par son puritanisme, et se disait avec un brin de vanité que la robe n'est pas la femme.

Madame de Nangeot ne l'entendit pas ainsi.

« Miséricorde, monsieur ! écrivit-elle à son gendre, êtes-vous donc si absorbé dans vos paperasses administratives qu'il ne vous reste pas une minute à consacrer à votre femme ? Je me plais à imaginer que si vous preniez le temps d'examiner cette chère petite, vous seriez frappé -- si peu versé que vous soyez dans les choses mondaines -- du dénûment où vous la laissez.

 » Je lui demande la description de ses toilettes. Le cher ange chéri me répond : premier bal, robe blanche ; deuxième bal, robe blanche avec rubans roses ; troisième bal, robe blanche avec rubans bleus. Elle prépare sans doute les rubans mauves de la prochaine soirée. Un magasin de rubans liquide dans ce moment, rue d'Antin ; voulez-vous que je vous envoie le fonds, au rabais ?  »

Le résultat de cette lettre fut que Jane, après en avoir ri, remarqua doucement, tout haut, qu'elle s'était entendu appeler par les deux femmes les plus en vue de la ville : « la Dame blanche. »

Et naturellement, dès le lendemain, le major Jouanny commandait à Paris deux admirables toilettes, dont le déballage arrachait à Jane des cris d'admiration.

Le major admira beaucoup, lui aussi ; seulement, lorsque, de retour dans son bureau, et bien seul, il osa ouvrir la facture jointe à cet envoi, un peu de sueur vint à son front.

Où donc allait-il prendre les seize cents francs qui s'étalaient au bas de la facture avec une implacable sérénité  ?

Seize cents francs de tulle, de moire, de biais, de satin et de flots de gaze ! Était-ce possible ? Ces choses-là arrivaient donc ? On écrivait à une couturière : « Envoyez-moi deux robes de bal » , et l'on recevait avec le fouillis chatoyant une note très-brève et très-carrée : Seize cents francs.

Tout simplement le tiers de ses appointements d'officier supérieur.

Et il avait ri parfois des maris qui se ruinaient pour leur femme !... Oh ! le naïf ! ne venait-il pas d'entrer en étourdi dans la route où avaient passé ces maris-là  ?

Madame de Nangeot avait bien raison de le juger « peu versé dans les choses mondaines ».

Il est vrai qu'un peu chèrement l'expérience allait lui venir.

Le voyage de Grasse à Douai avait fort entamé le prévoyant petit capital toujours tenu en réserve par le major. Il dut l'épuiser jusqu'à la dernière miette, y ajouter une fraction de sa solde du mois pour s'acquitter de sa première dette parisienne.

Le jour où la facture lui revint acquittée, il la regarda en souriant tristement, comme on regarde le témoin d'une folie ou d'une imprudence.

— Il faut pourtant qu'elle le sache, la chère enfant, pensa-t-il.

En le voyant entrer dans le petit salon où elle faisait de la tapisserie, Jane vint à lui d'un air caressant.

— Vous allez me donner votre avis, dit-elle.

— Sur quoi, s'il vous plaît ?

— Sur la couleur de ma coiffure.

— Quelle coiffure ?

— Me préférez-vous une branche de roses thé ou une guirlande de camélias rouges ?

— Mais, le sais-je ?... Vous êtes toujours si jolie ! Les belles boucles brunes ne suffisent donc plus ?

— Ah !... vous ne le voudriez pas. Avec la gracieuse surprise que vient de me faire mon mari, je dois inaugurer quelque chose de son présent.

— Et alors ?

— Alors, j'ai écrit à Perrot-Petit de m'envoyer les deux coiffures les plus nouvelles. Des merveilles ! Je les ai... J'attendais à ce soir pour vous les montrer ; mais puisque votre bonne étoile vous amène...

Elle courut à un meuble, en tira deux cartons moirés et dorés en bordure, défit impatiemment les rubans et en fit émerger les deux plus récentes créations de la célèbre maison de fleurs.

Avec une grâce coquette, elle présenta tour à tour sur ses cheveux noirs la branche de roses thé, si distinguées dans leur pâleur, et la guirlande de camélias rouges éclatants de coloris.

André Jouanny ne voyait pas les fleurs, il voyait la femme, et son cœur saignait. Allait-il donc, comme un tuteur morose, reprocher à cette douce et charmante créature la joie enfantine qu'elle éprouvait à se parer ?

Et pourtant, en quelques jours, que de pas glissants sur la pente !

— Voyons, voyons, que dois-je mettre ce soir ? répétait Jane.

Elle avait glissé à genoux sur le tapis, par un mouvement d'une souplesse féline, et apportait à ses lèvres sérieuses un front couronné de fleurs.

Je ne sais pas ce que d'autres maris auraient fait. André Jouanny attira dans ses bras sa chère Jane, froissa quelque peu les camélias gênants, et murmura dans un baiser : « Reste ainsi, tu es belle comme un rêve ! »

Il ne fut naturellement pas plus question de la facture de la couturière que de celle du fleuriste. Le soir, en s'habillant, le major la trouva négligemment jetée sur le coin d'une table.

Les roses thé et les camélias rouges ne coûtaient ensemble que cent quinze francs.

Il aurait eu bien mauvaise grâce à s'en plaindre quand Jane, rayonnante, s'avançait vers lui comme une jeune reine, les yeux brillants de plaisir et les lèvres plus fraîches que les fraîches fleurs mêlées dans ses cheveux.

Que pouvait-il demander encore ? Elle semblait heureuse ; elle paraissait avoir dominé une vague préoccupation, vaincu un trouble dangereux. Pourrait-il jamais trop payer sa sécurité renaissante ?

Le salon qui s'ouvrait ce soir-là était, sans conteste, le plus aristocratique, le plus recherché du faubourg Saint-Germain douaisien.

La comtesse de Sobrière, fort riche, assez hautaine et très-persuadée de l'importance énorme qu'elle avait prise dans la société, ne recevait que par boutades, qui elle voulait et quand elle voulait.

L'annonce d'une fête chez la comtesse était toujours un événement, et la certitude d'y être invité n'appartenait de droit à personne.

Un peu fantasque, il lui plaisait parfois de ne réunir que de graves personnages, et, parfois aussi, de faire danser la jeunesse seulement.

Elle triait capricieusement ses invités parmi les habitants de la ville, les fonctionnaires et les nomades. C'était ainsi qu'elle désignait les officiers de la garnison.

Leur jeunesse et leur entrain étaient près d'elle une recommandation excellente. Les ménages militaires lui plaisaient infiniment moins.

— Je n'ai point le temps de les connaître qu'ils s'envolent déjà, disait-elle ; au moins, les officiers garçons ne nous donnent-ils pas la peine de les étudier avant de les recevoir. Nous leur demandons des jambes infatigables, et rien de plus.

Parmi ses préférés, le 206e comptait le capitaine Odret, qui avait fait, on ne sait trop comment, car il ne dansait plus depuis Magenta, la conquête de la grande dame.

Il avait le privilège d'aller la voir le matin, de deux à quatre heures, et d'y retourner encore le soir, quand l'heure des visites sonnait à l'hôtel de Sobrière.

Mais la malignité douaisienne n'avait point à s'en émouvoir, la comtesse de Sobrière ayant bien près de soixante-huit ans.

Une autre exception, bien autrement remarquable, était celle dont la comtesse favorisait le ménage du major. Elle trouvait la femme ravissante, le mari aimable, et le disait tout haut.

Il en résulta dans la société un redoublement d'engouement pour Jane, et chez celle-ci une sorte d'enivrement factice dont la jeune femme aspirait avidement l'encens.

Au fond, quelque chose manquait à ce bonheur. Parfois, au milieu de la danse la plus animée, Jane s'arrêtait et cherchait autour d'elle, quoi ?... elle le savait trop bien, sans doute ; car, secouant ses boucles brunes comme pour éloigner un souvenir opportun, elle se rejetait avec une ardeur nouvelle dans le tourbillon de la valse.

Ce soir-là, chez madame de Sobrière, elle apportait un front joyeux et toutes les apparences de ce bonheur de vingt ans fait d'hommages et d'insouciance.

Vraiment belle dans sa parure traînante de tulle lamé de satin pourpre, des camélias au front, au corsage, à la main, elle lisait dans tous les regards son triomphe incontesté.

Après le premier quadrille, elle vint se rasseoir près de la comtesse, en face d'une glace immense, qui lui répéta ce qu'elle avait lu déjà dans des glaces vivantes, où luisait un peu de dépit.

Qui peut dire pourquoi, à cette heure brillante, la pensée de la jeune femme s'enfuit brusquement loin de ce salon en fête pour évoquer, dans l'ombre d'un pilier de cathédrale, une figure brune, ardente, attristée ?

La figure étrange de Just Evenin qu'elle entrevoyait là chaque dimanche.

Plus la persistante admiration du jeune homme s'était faite respectueuse, plus l'attention que Jane ne pouvait se défendre de lui accorder s'était transformée en intérêt positif.

Assez ignorante du mécanisme universitaire, elle s'était tout naturellement attribué le mérite d'un changement de résidence, dont l'opportunité eût été, en dehors d'elle, tout à fait inexplicable.

Que le jeune professeur eût renversé des obstacles sérieux pour arriver, si bien à point sur ses pas, de Grasse à Douai, elle ne le mettait point en doute.

Il était donc logique de lui en savoir quelque gré, et Jane n'y manquait pas. Ce serait demander à la femme un peu plus que sa nature ne peut donner que d'exiger son indifférence absolue en face d'un sentiment vrai.

Elle peut en être follement heureuse ou profondément irritée : elle ne saurait passer sans le voir.

Jane avait vu, deviné, senti, cette tendresse muette, et si ses yeux se tournaient rarement vers l'ombre du pilier dans la grande église, bien plus rarement qu'ils ne s'ouvraient à Grasse sur la place publique, son cœur n'était pas moins vaguement troublé à chacune de ces rencontres prévues.

Son cœur !... quoi ! pour un regard ?

Hélas ! les femmes, dont l'imagination romanesque emporte la destinée vers des rêves décevants, font une étrange confusion entre les mots et les choses.

Pour mettre entre elle et lui une préoccupation étrangère, Jane s'était faite mondaine. Elle savait bien que dans les salons aristocratiques, où Just Evenin n'avait pas ses entrées, sa pensée envahissante n'avait plus le droit de la poursuivre.

Elle l'avait cru, du moins. La désillusion vint bien vite.

Ce soir-là, où les hommages venaient à elle empressés et flatteurs, un seul lui manquait, un seul l'eût émue.

Il se fit un peu de mouvement parmi les invités qui entouraient madame de Sobrière. Son fauteuil, où elle trônait en reine indulgente et spirituelle, était le certre d'une petite cour.

Le capitaine Odret s'avançait vers elle, suivi d'un nouvel arrivé que l'on regardait avec quelque étonnement.

— Madame la comtesse, d'après le désir que vous avez bien voulu m'exprimer, j'ai l'honneur de vous présenter mon ami, M. Just Evenin, dit le capitaine.

Jane portait un bouquet de camélias. Elle y cacha son visage, dont la rougeur ardente se confondit avec celle des fleurs.

— Ma foi, monsieur, répondit la voix engageante de la comtesse, vous me faites faire les suppositions les moins aimables sur le Midi, d'où vous venez. Si j'en juge par votre persistance à vivre inconnu, on y doit être quelque peu sauvage.

— Oh ! que non pas, madame, dit vivement le nouveau présenté mis à l'aise par cette agression souriante ; on prétend même que les Méridionaux ont une certaine dose de suffisance.

— Hum !... il faut pourtant vous allez chercher, si l'on veut vous connaître, jusque dans les profondeurs de votre retraite, ni plus ni moins que la fiancée de l'empereur de la Chine.

— Cela prouve, madame la comtesse, qu'on peut être né à Toulouse sans être le moins du monde Méridional pour cela.

— Fort heureusement que la lumière, que vous mettez si modestement sous le boisseau, a rencontré quelque fente indiscrète. On vous sait poëte, monsieur Just Evenin ; et, sur ce joli titre, ma sympathique curiosité de vieille femme s'est émue comme à vingt ans.

— Que ma bonne étoile me protège alors, madame ! Une curiosité féminine, si indulgente qu'elle soit, est toujours un creuset redoutable.

— Pas pour votre talent, monsieur. J'en ai lu quelque part des échantillons fort réussis.

— Et dire que la trahison prend la forme de l'amitié  ! fit-il en souriant.

— Le capitaine Odret a montré de l'esprit une fois de plus en nous donnant l'occasion d'apprécier mutuellement celui que nous pouvons avoir. Remarquez, monsieur, que pour ménager votre modestie je n'hésite pas à me qualifier de femme supérieure.

La comtesse eut un rire communicatif, en écoutant les protestations chaleureuses de sa petite cour, qui servit de lien à cette entrée dans le monde, au moins assez inattendue, d'un simple professeur de rhétorique.

Deux ou trois conversations, auxquelles on le mêla, séance tenante, s'engagèrent autour de lui. « Le Nord n'était point propice à la poésie ; pouvait-il ne pas regretter sous le ciel gris de Douai un autre ciel plus souriant ? N'était-il pas, d'aventure, l'auteur de certains vers fort remarqués dans le Courrier Douaisien ?... On espérait bien, vraiment, que madame de Sobrière n'aurait pas le monopole exclusif des découvertes intéressantes en ce genre. »

Just Evenin, étonné, charmé, écoutait avec ravissement et répondait avec effusion, sans trop approfondir cette subite bonne grâce si promptement réglée sur celle de la maîtresse de céans.

— Çà, dit la comtesse, puisque vous voilà du monde, il faut en subir les obligations. Dansez-vous ? Danse-t-on dans l'Université  ?

Malgré le ton souriant de l'apostrophe, Just Evenin en ressentit comme une piqûre. « Puisque vous voilà du monde » signifiait un peu trop clairement qu'il n'en était point une heure avant sa présentation.

Ce brusque appel à l'utilité de ses jambes de danseur n'avait non plus rien de bien flatteur pour son amour-propre. Sous le miel poétique de l'invitation, se dissimulait mal le désir d'enrichir d'un cavalier de plus un salon rempli de jeunes femmes.

Just Evenin se dit sagement que, à poursuivre un but difficile, il faut s'attendre à rencontrer des épines, et son sourire ne perdit rien de sa sérénité.

Il aurait eu, du reste, grand tort d'en vouloir à la comtesse de sa façon d'interroger les gens. Elle venait de le traiter avec une distinction marquée pendant un quart d'heure ; elle avait demandé qu'il lui fût présenté et l'imposait, par ce fait seul, à toute la société  ; c'étaient là des faveurs rares.

Le naturel avait ensuite repris le dessus. La grande dame, satisfaite de s'être fait servir son poëte, opinait que l'on est au bal pour y faire autre chose que de l'esprit, et le disait comme elle le pensait, voilà tout.

Ceux qui la connaissaient s'inclinaient devant ses boutades, et, comme elle donnait le ton, s'efforçaient de devenir originaux parce qu'elle était originale.

Le petit cercle se rompit ; l'orchestre préluda à une valse ; tous les jeunes gens coururent à leurs promesses, avec d'autant plus d'empressement qu'on voyait les danseuses impatientes consulter leur inévitable petit calepin.

Avec un superbe sang-froid, en apparence du moins, Just Evenin jeta un regard circulaire sur le double rang de jeunes femmes, pour la plupart jolies, toutes élégantes, qui enguirlandait le grand salon blanc et or.

Sous la chaude lumière des lustres, les blanches épaules se moiraient de veines bleuâtres, et les grands yeux brûlaient derrière les éventails.

Les petits pieds nerveux faisaient ondoyer le bas des robes flottantes ; un désir contenu, un appel vague couraient dans les sourires, dont la banalité forcée n'éteignait point le langage.

Le regard du professeur de rhétorique effleura ces yeux vifs, ces sourires languissants, sans rien perdre de son assurance. Il rencontra la tête brune de Jane toujours enfouie dans les fleurs, et l'éclair d'une joie triomphante le traversa pour s'éteindre aussitôt.

Le capitaine Odret, qui venait de jouer depuis quelques jours, et de couronner ce soir-là par le succès, le rôle d'introducteur, fit un pas pour venir en aide à son ami.

Mouvement bien inutile. M. Just Evenin, qui savait bien ce qu'il voulait et pourquoi il était venu, se dirigeait tout droit vers Jane.

En vérité, et quoi qu'il en eût dit, un Méridional de sa trempe était mal venu à faire de la fausse modestie.

Pourtant, malgré la fermeté de sa démarche et la correction du salut qui l'inclina vers la jeune femme, la parole qui vint à ses lèvres en sortit si troublée que l'oreille la plus alerte n'aurait pu y distinguer la formule d'une invitation.

Elle semblait ne voir que ses camélias ; elle l'avait vu venir à elle, et avec quel battement de cœur !

L'émotion, dans le monde, n'est pas du tout chose admise ; quand d'aventure on en éprouve quelque peu, il faut bien se garder de le laisser soupçonner.

La logique mondaine est ainsi faite qu'elle excuse des écarts de conduite et ne pardonne pas le plus involontaire oubli des convenances.

Jane s'en souvint à temps pour accepter comme une invitation les paroles confuses de Just Evenin.

Elle se leva, mit sa petite main sur le bras de son cavalier, -- on ne sait lequel, du bras ou de la main, tremblait davantage, -- et se laissa emporter dans le flot mouvant de la valse commencée.

Le capitaine Odret, voyant son ami si prompt à prendre part à la fête, eut un sourire de soulagement qui établissait sa parfaite innocence dans le petit complot mené à si bonne fin.

— Allons, pensa-t-il, Evenin, qui est ambitieux, n'est point sot non plus. Pour son début, il accapare la favorite de la maison et la plus jolie femme du bal. Il ira tout seul maintenant ; je vais faire un tour d'écarté.

Et l'officier qui, sur la demande du professeur, avait assez habilement manœuvré pour inspirer à la comtesse le désir de le recevoir, satisfait du résultat de son amicale diplomatie, se dirigea paisiblement vers la salle de jeu.

Ce ne fut pas toutefois sans constater que, si son ami était brillant causeur, ce n'était pas à la valse.

Eh ! mon Dieu ! qu'aurait-il dit ? Les mots vides et froids que permettaient les convenances eussent glacé au passage l'enivrement de son âme.

Il l'emportait dans le tourbillon, ce cher rêve devenu la plus douce des réalités !... et cette première minute de réunion surpassait en suavité toutes les joies entrevues.

L'orchestre se tut. Just Evenin, lentement, lentement, ramena Jane près du fauteuil de la comtesse. La quitter déjà  !... Le premier succès l'enhardit.

— Me sera-t-il permis, madame, de solliciter l'honneur d'un quadrille ? murmura-t-il en s'inclinant.

Elle releva vers lui ses grands yeux, où flottait une timide expression de bonheur.

— Monsieur, répondit-elle doucement, je ne danserai plus ce soir.

Ce n'était point là un refus, c'était une faveur. Just Evenin la ressentit avec autant de délicatesse qu'elle était accordée, et son regard, qui enveloppa la jeune femme, lui en rendit mille grâces.

Puis il alla se perdre derrière deux colosses qui obstruaient un balcon ouvert, pour savourer la douceur de cette heure radieuse.

Assez longtemps après, le major Jouanny quitta la table de jeu où il s'était quelque peu oublié dans les hasards d'un whist capricieux ; il s'approcha de sa femme pour se faire pardonner ce qu'elle appelait parfois, en riant, le point noir de son horizon conjugal.

Il la trouva souriante, un peu songeuse, trouvant la fête belle, et le disant avec une expansion que son indolente nature rendait charmante.

Le major pensait que le plaisir l'embellissait, que la toilette idéalisait encore cette exquise physionomie, et certes, en la voyant heureuse, il ne songeait plus aux importunes suggestions de sa raison morose.

Jane désira se retirer de bonne heure. Ce n'était point une manœuvre de coquetterie, c'était un raffinement naïf de son cœur. Elle ne voulait point épuiser sa première joie jusqu'à la dernière goutte.

Tandis que, devant sa glace, elle dénouait ses cheveux en répandant autour d'elle le subtil parfum de leurs boucles déroulées, le major lui demanda gaiement :

— Vous n'étiez cependant point lasse, Jane. Avez-vous beaucoup dansé, cette nuit ?

— Non, répondit-elle sans hésiter ; je n'ai dansé qu'une fois.

— Une fois !... Eh ! mon Dieu ! quel est l'heureux mortel favorisé de cette unique et précieuse faveur ?

Ses lèvres frémirent imperceptiblement.

— M. Just Evenin, dit-elle.

Le major n'avait même pas aperçu le jeune homme. Il eut un tressaillement de surprise.

Jane l'avait regardé, en parlant, avec toute sa vaillance. Dans ce regard ouvert ne se lisaient ni dissimulation ni bravade. C'était le regard d'une femme exaltée peut-être, d'une femme honnête à coup sûr.

Le major en éprouva cette sensation poignante qu'il avait à s'effrayer, et ne pouvait rien blâmer cependant.

La franchise même de madame Jouanny désarmait à l'avance toute velléité de reproche. Une femme ne va pas au bal pour n'y point danser, et il ne pouvait venir à la pensée d'aucun mari, si Othello qu'il fût, de reprocher à sa femme la valse accordée à un cavalier qu'elle avouait, sinon paisiblement, du moins hautement.

À l'époque de son arrivée à Douai, André Jouanny, qui ne soupçonnait point encore les goûts mondains de sa femme, avait cherché à lui créer un entourage agréable et distingué.

La maison même qu'il avait choisie pour y installer Jane lui offrit une ressource heureuse. La propriétaire de cette maison était une veuve d'une trentaine d'années, d'excellente famille et de chrétienne éducation.

Madame de Guimont, après cinq ans d'une union dont elle ne parlait qu'avec réserve, et que l'on disait avoir été malheureuse, vivait dans une retraite qui n'avait rien de trop austère.

Elle avait des relations quotidiennes avec ce que la ville possédait de femmes honorables et d'hommes estimés. Mais elle sortait rarement, et ceux de ses amis assez privilégiés pour la venir voir le soir la trouvaient invariablement à son piano, qu'elle quittait avec un reconnaissant sourire en les voyant entrer.

Bonne musicienne, intelligente et réservée, elle offrait à Jane l'agrément et la solidité, si rarement réunis dans les amitiés rapides de la vie de garnison.

Jane, pourtant, ne manifesta pour sa voisine qu'une sympathie modérée dont le major cherchait vainement la cause. Il ne pouvait même la trouver dans un sentiment bien commun, le plus commun peut-être, la vanité féminine.

Madame Élise de Guimont n'était point jolie.

Malgré la froideur de Jane, qui trouvait tout simplement la jeune veuve trop grave et un peu imposante, une sorte d'intimité relative s'établit entre elle et le ménage Jouanny.

Le major prenait un réel plaisir à sa conversation sensée, et il en espérait vaguement un profit moral pour sa chère petite femme.

La chère petite femme opinait que sa voisine lui faisait toujours des sermons.

Il n'en était absolument rien. Élise de Guimont prêchait d'exemple et ne s'imposait, ni comme modèle, ni comme contraste, à la frivolité de la jeune femme.

Par une exception fort rare, elle avait assisté au premier bal de madame de Sobrière, grande amie de sa famille, et un peu froissée de la retraite où elle se confinait.

Assise, ce soir-là, près de la porte ouverte qui communiquait de la salle de jeu au salon de danse, madame de Guimont promenait ses yeux gris clair, doux et brillants, sur le spectacle varié que lui offrait ce double point de vue.

Là l'enivrement du plaisir, ici l'entraînement du jeu. Là une belle jeune femme, toute pâle de bonheur, tournoyant aux bras d'un inconnu qui l'entraîne comme une proie ; ici un mari paisible qui se penche sur des cartes, veillant sur un coup douteux, au lieu de se pencher pour entendre deux cœurs battre au détriment de son repos.

En voyant cela, en devinant plus encore, un sourire d'une tristesse infinie avait glissé sur les lèvres d'Élise. On eût dit qu'elle eût voulu arracher le major à sa préoccupation maladroite et lui montrer le péril, tant le regard qu'elle attachait sur lui avait d'intensité et d'expression.

Bien tard, on s'en souvient, quand André Jouanny rejoignit sa femme, madame de Guimont, qu'il n'avait fait que saluer au passage, se leva comme soulagée et quitta le bal.

Le lendemain, en tendant la main aux deux époux, elle leur demanda de sa voix grave :

— Vous êtes-vous bien amusés ?

— Oui ! oh ! oui ! dit vivement Jane avec un soupir gros de souvenirs contenus.

— Oui, dit simplement le major, comme on s'amuse au bal, à mon âge.

— Eh bien ! si votre âge n'est plus celui de la danse, il est celui de l'observation, conclut la veuve d'un ton singulier.

Cette phrase frappa le major comme un reproche ou comme un avertissement ; mais, comme elle semblait accuser Jane, il en voulut à Élise de l'avoir prononcée.

À partir de cette soirée, qui ouvrait un sillon vivace dans la calme existence de Jane, son goût très-vif pour le plaisir cessa d'être un dérivatif désormais inutile, pour devenir un attrait passionné.

Une intuition clairvoyante l'avertissait que le jeune professeur n'avait point cherché à sortir de son obscurité pour se borner à une apparition isolée chez la comtesse de Sobrière.

Cette apparition était la première manifestation d'une règle de conduite toute nouvelle, habile et d'une réussite entière.

La société douaisienne, prompte à suivre les exemples, généralement spirituels, que lui donnait volontiers son aristocratique idole, s'éprit vite et bruyamment de ce poëte inconnu qu'on venait de lui révéler.

De sa valeur littéraire elle ne savait pas grand'chose, le professeur tenant ses oeuvres à l'ombre. On parlait cependant de quelques pièces de vers d'une facture élégante, d'un sentiment très-pur, qu'il avait offertes à la comtesse comme à sa gracieuse égide.

La comtesse en avait donné communication à ses intimes, en s'extasiant fort sur le talent qui s'y révélait. Ceux qui n'avaient point été favorisés de cette lecture n'en partageaient pas moins l'admiration qui en devait naître, si bien qu'en moins d'une quinzaine, le professeur de rhétorique fut à la mode, invité partout et jalousé déjà.

Les bals et les soirées musicales se succédaient à Douai, cette année-là, avec un entrain inusité. Les carnets de danse se remplissaient d'une fête à l'autre, ce qui faisait redouter par-dessus tout aux danseuses de manquer une seule occasion de passer en revue leurs cavaliers ordinaires.

Le 206e, disons-le à sa louange, fournissait un respectable contingent de jarrets solides et prêts à tout. Les cotillons éternels, dont la province a le monopole, n'effrayaient pas certains lieutenants devenus la providence des maîtresses de maison, la joie des femmes intrépides, la suprême ressource des filles majeures.

Il y avait des capitaines résolus, s'autorisant d'une allure dégagée et d'une taille encore souple pour se lancer dans la mêlée le plus joyeusement du monde.

Quelques ménages militaires prenaient aussi leur part de ces plaisirs, montrant à une société un peu prévenue que les nomades méritent d'être accueillis et peuvent causer des regrets.

Mais la plupart des dames du 206e, que la nécessité des voyages rendait fatalement économes, ne jugèrent pas prudent de suivre le flot jusqu'au bout. On les vit parfois, ici ou là, toujours convenables, s'amusant de bon cœur et faisant de vrais prodiges d'ordre pour tirer un parti inattendu des plus simples toilettes.

Madame Jouanny, seule, se montra partout, toujours désirée, toujours entourée, chaque soir plus belle. Il semblait que le bonheur muet, dont elle goûtait la dangereuse ivresse, venait, de son âme, communiquer à ses traits expressifs un idéal reflet.

Elle semblait s'éveiller d'une longue léthargie et aspirer enfin le souffle vivifiant d'une existence nouvelle.

Chaque soir la trouvait prête pour la fête, active, prévoyante, ingénieuse à s'embellir encore. Plus n'était besoin de songer pour elle aux choses vulgaires, elle les envisageait nettement pour les écarter de sa route ; l'intervention de son mari n'était plus nécessaire pour lui épargner une fatigue : la fatigue ne semblait pas l'atteindre.

Elle avait des ailes. Le major se demandait avec stupeur où l'enlèverait ce vol sans trêve.

Essayer de l'entraver ?... il l'avait tenté  : un flot de larmes avait fait tomber ses raisonnements les plus sages. Montrer une autorité absolue ?... L'éclair de surprise et de colère, qui s'était allumé dans les yeux profonds de Jane, l'avait fait trembler dans son amour.

Il pensait tristement qu'il fallait, avec certaines natures, user de ménagements infinis, et que cette fièvre de plaisirs tomberait d'elle-même.

Mais, au bal, il jouait moins au whist et suivait d'un œil grave sa belle danseuse jetée et comme perdue dans ce tourbillon.

Ce qu'il voyait, pourtant, était bien fait pour le rassurer. Jane dansait beaucoup avec les camarades de son mari, avec les jeunes gens de la ville, avec les aristocratiques châtelains des environs.

À Just Evenin, elle donnait une valse toujours, rien qu'une valse.

Comment aurait-il pu deviner que, pour cette valse de dix minutes, Jane bravait résolument cinq heures de chaleur, vingt danses indifférentes, cent conversations oiseuses, une fatigue écrasante et des dépenses excessives ?

Non, certes, et malgré son expérience, le major ne soupçonnait point cela.

Sans qu'un mot eût été échangé entre eux à ce sujet, Just Evenin s'était soumis à cette bizarre résolution. La troisième valse lui appartenait de droit : il n'avait même plus à la réclamer.

Cette troisième valse partageait toute soirée en une attente délicieuse, en un souvenir ému. Hors de ces quelques minutes, il n'y avait plus rien.

Le jeune homme trouvait sa part bien restreinte et se promettait de protester avec chaleur. L'occasion venue, et quand il sentait trembler dans ses bras cette frêle créature, il ne songeait plus qu'à ne pas gâter son bonheur en voulant l'élargir.

Il ne lui parlait pas de son amour, de peur d'effaroucher cette imagination tendre qui, d'elle-même, venait à lui. Il espérait du temps et d'un incident fortuit ce que le respect lui interdisait encore.

Et, trompée par cette réserve, s'étourdissant pour ne point entendre la plainte de sa conscience, Jane marchait les yeux clos dans ce chemin de roses qui mène aux larmes, quand il ne mène pas à la faute.

Dans son intérieur, la paix régnait encore, la joie n'était plus qu'un souvenir. Elle avait permis, l'imprudente, qu'un rêve étranger y projetât son ombre, et, sous cette ombre malfaisante, les douces fleurs du foyer dépérissaient une à une.

Où donc étaient allées sa tendresse, un peu enfantine mais réelle, pour son mari ? sa confiance dans ce cœur d'or ?... sa câline soumission par instant, sa gracieuse autocratie dans d'autres ?

Elle ne prenait plus la peine de se faire caressante ou capricieuse, de se montrer bonne et de se laisser aimer. Elle avait oublié ses chastes coquetteries, ses mignonnes colères, ses indolences d'enfant gâtée, de femme heureuse.

Son cœur et sa pensée s'envolaient à tire-d'aile loin de cet intérieur, où elle venait d'introduire la gêne.

Ceux qui connaissent un peu l'existence militaire, ses déplacements incessants, ses dépenses imprévues, ses achats devenus inutiles, ses locations coûteuses et multipliées comprendront mieux qu'aucune définition ne pourrait le faire la situation du major Jouanny.

Sans fortune, ayant épousé une jeune fille qui ne lui apportait même pas la dot réglementaire, placé par la fatalité dans un régiment qui avait déjà subi de nombreux changements de résidence et devait en subir encore, ce n'était que par un ordre extrême que le major faisait face, avec sa solde d'officier supérieur, agrémentée de maigres « frais de bureau » , aux exigences de son grade.

Longtemps Jane avait paresseusement laissé dans ses mains la responsabilité des échéances et les obscurs détails d'un ménage à soutenir.

Son indolence et sa délicate santé n'étaient-elles pas des motifs suffisants à cette dérogation aux usages ? Jane s'en autorisait pour ne point jeter les yeux sur le livre de comptes, si « ennuyeux  » , disait-elle. C'est à peine si elle prêtait une oreille distraite aux conclusions du major : beaucoup de sagesse et d'économie obligatoires.

Nous savons comment ce beau plan, difficilement équilibré avec les hasards multiples des garnisons, se trouva subitement renversé.

La robe blanche du premier bal était bien loin. Les deux toilettes parisiennes l'avaient suivie. Jane était en correspondance avec un couturier qui, pour ne pas briller au premier rang, n'en était pas moins un astre de notable grandeur.

Les envois de Paris se succédaient à intervalles irréguliers, versant dans le petit appartement du major une avalanche de faille, de tulle et de rubans. Il y avait déjà toute une armoire encombrée de toilettes fanées et de guirlandes flétries ; mais le fleuriste savait si bien assortir la couronne, la traîne et le bouquet à la plus récente création de la mode !

Le gouffre se creusait pourtant, et, si Jane ne voulait point s'en rendre compte, André Jouanny ne pouvait plus fermer les yeux.

Déjà, pour satisfaire à des notes impérieuses, il avait relégué à des échéances éloignées les comptes des fournisseurs quotidiens. Il avait dû alléguer je ne sais quelle obligation inattendue pour réclamer du capitaine-trésorier une avance importante sur sa solde du mois.

Jane achetait toujours.

— Chère enfant, lui dit-il un soir, j'ai fait l'impossible pour satisfaire vos désirs ; aujourd'hui, je ne le puis plus.

— Plaît-il ? fit-elle en le considérant avec une surprise profonde.

— Toutes mes ressources sont à bout ; je vous le demande en grâce, Jane, arrêtez-vous, arrêtez-vous dès maintenant.

— Mais, André, ce que vous dites est inimaginable !... Qu'appelez-vous m'arrêter ?... Ne plus aller chez madame de Sobrière, chez le président, chez le recteur de l'Académie ?

— Chère, c'est de, songer une fois sérieusement à notre position pécuniaire.

— Voyons, dites-la-moi ; je vois bien que cela vous brûle les lèvres.

— J'ai des dettes.

— Eh bien !... vous les payerez, mon ami... Faut-il vous rappeler que ma mère a quelque fortune ?

— Oh !... Jane, ne parlez pas de cette ressource-là. C'est votre propriété, sourit amèrement le major, qui connaissait bien, hélas ! la fortune des Nangeot.

— Et votre solde ?

— Six cents francs par mois : nous en dépensons deux mille.

— Quoi ! vraiment ?... Croyez que j'en suis désolée, mais qu'y faire ? auriez-vous souffert que votre femme, une femme d'officier supérieur, ne fît point honneur au régiment ?

— Vous avez bien raison, ma chérie : j'étai fier de vous, j'ai oublié toute prudence. Soyez bonne maintenant, suivez mes conseils, et tout peut se réparer encore.

Jane tourna vers son mari son visage enflammé de dépit et de confusion.

— Vos conseils sont de ne plus sortir, n'est-ce pas ?

— Ce serait indispensable.

— C'est tout simplement impossible !

Le major pâlit.

— Je vous jure, Jane, que je ne puis plus solder vos toilettes.

Elle eut un rire sec.

— N'est-ce que cela ? Je remettrai mes robes fanées. Mais, après avoir été reçue avec distinction tout l'hiver par la société de cette ville, je ne manquerai pas à toutes les convenances en n'y paraissant plus.

Elle fit un mouvement pour sortir sur ce raisonnement d'une logique peu contestable.

Madame de Guimont entra de son pas lent et silencieux.

— Qu'est-ce ? dit-elle en voyant des larmes dans les yeux de Jane ; qu'avez-vous, chère madame ?

— Rien, ou peu de chose, répondit madame Jouanny en dissimulant son chagrin sous une gaieté nerveuse. Me voici vouée à « sainte Mousseline  » , par ordre de mon seigneur et maître.

— Vous serez toujours charmante, dit doucement Élise, mécontente d'être tombée en pleine scène de ménage.

— Et sa résignation me rendra bien heureux, acheva le major.

— Soyez donc heureux ! dit brusquement Jane, je suis résignée et... même satisfaite.

Elle s'enfuit sur ce mot, qui stupéfia son mari.

— Ah ! murmura-t-il, oubliant qu'il n'était pas seul, je comprends... Elle est satisfaite, parce que je viens de lui donner prise contre moi.

Élise était trop femme pour n'avoir pas compris plus vite, et mieux encore, que la conscience de Jane s'autoriserait désormais d'un tort de son mari :

Le tort de mettre une digue à ses ruineuses exigences.

Il avait le cœur bien gonflé, le pauvre André Jouanny, si gonflé, qu'un impérieux besoin de confiance, de sympathie, le saisit tout à coup.

— Vous êtes intelligente et bonne ! dit-il en tournant vers madame de Guimont ses yeux tristes, vous me comprendrez peut-être.

— Il y a longtemps que je vous ai deviné  ! répondit la jeune veuve avec un accent profond.

Le major était plein de Jane, heureux de pouvoir en parler à une amie.

— Elle est encore bien jeune, dit-il avec vivacité  ; et puis, je l'ai trop gâtée, trop aimée...

— On n'aime jamais trop, interrompit Élise.

— Comme vous avez raison !...

— Et puis, continua-t-elle doucement, votre tendresse même lui ouvrira les yeux.

— Le croyez-vous ? Vraiment, le croyez-vous ?...

Élise abaissa son regard et répondit après une courte hésitation :

— N'en désespérez jamais.

— Elle m'en veut d'entraver ses plaisirs.

— Faites-vous pardonner en la contraignant à réfléchir un peu.

— La contraindre !... vous ne connaissez pas celte nature... vous ne connaissez pas ma propre faiblesse.

— Dans la solitude, on observe involontairement. Je vous connais tous deux, et, sans l'avoir voulu, plus que vous ne le supposez.

— Alors, conseillez-moi.

— Le désirez-vous réellement ?

— Je vous l'affirme.

— Je n'ai aucun titre à cette confiance.

— Votre discrète amitié les a tous, au contraire.

Élise eut un frisson léger qui plissa son front calme.

— Emmenez votre femme, articula-t-elle lentement.

André Jouanny fit un haut-le-corps de surprise. Le conseil était trop radical pour ne pas viser un mal plus sérieux qu'une question de toilettes, et même de finances.

L'émotion qui altéra soudainement son visage éclaira la jeune veuve sur le soupçon qui venait de le mordre en plein cœur. Elle voulut en adoucir l'impression et reprit avec vivacité  :

— Vous voyez... votre conseillère va trop loin : elle dépasse le but.

— Vous n'avez point parlé sans motif, madame.

— Le motif est simple. Mieux vaut rompre net une obligation mondaine, qui finit par devenir un devoir, que d'y traîner, quelques semaines encore, un amour-propre froissé et peut-être une rancune involontaire.

Malgré la sagesse de ce raisonnement, le major demeura persuadé que madame de Guimont avait obéi, en lui donnant un conseil aussi grave, à une pensée intime dont il n'obtiendrait point facilement l'aveu.

Il l'essaya ; mais elle resta impénétrable, montrant, au contraire, le désir de pallier ce que cette parole avait eu d'inquiétant pour un mari.

Elle ne réussit, du reste, ni à détruire cette inquiétude, ni à légitimer par des motifs indifférents le mot qui lui était échappé.

L'émotion qu'elle avait soulevée l'attristait. Son dévouement sincère au ménage Jouanny l'avertissait, d'ailleurs, de laisser, dût-il en souffrir, le mari trop faible ou trop tendre en face d'un danger mystérieux dont il était prévenu.

Elle ne croyait pas avoir frappé si juste, et surtout elle ne soupçonnait pas qu'elle s'était frappée elle-même. Conseiller un départ, n'était-ce pas briser une relation pleine de douceur ?

Élise se leva pour se retirer.

— Eh bien ! dit tout à coup le major en lui tendant la main, je partirai.

Elle devint toute pâle. Son cœur se serra. En constatant cette oppression inopportune, elle se jugea bien illogique d'éprouver autre chose qu'une satisfaction toute naturelle, puisque la sûreté de son jugement en était implicitement reconnue.

Il restait debout devant elle, la main toujours tendue, sans qu'elle parût le voir. Son visage grave avait perdu son habituelle sérénité, mais sa vaillance ne l'abandonnait pas.

— Ce sera un sacrifice pour tous, un bien pour tous !... dit-elle, en mettant ses doigts moites dans la main froide du major.

Il la reconduisit, sans échanger avec elle d'autres paroles.

Sur le seuil, et la porte déjà refermée entre elle et lui, madame de Guimont jeta en arrière un regard triste.

— Il faut donc avoir souffert comme j'ai souffert pour comprendre ce cœur-là  ? murmura-t-elle.

Jane, qui n'avait eu de la vie que sa floraison joyeuse, ne le comprenait pas, en effet.

Cette générosité imprudente lui paraissait un devoir tout simple ; cette suprême bonté, un hommage à sa gracieuse personne ; cette indulgence infinie, un culte agréable à recevoir, sans doute, mais amplement mérité.

Apprécier les sacrifices que s'imposait son mari pour lui plaire eût été difficile à son indolente imagination, tournée tout entière vers un autre but et surexcitée autant qu'il était possible.

Le sérieux entretien que madame Jouanny venait d'avoir avec le major lui laissa la désastreuse impression d'une tyrannie déguisée.

Les chiffres lui parurent exagérés, les reproches amers, les inquiétudes injustifiables. L'hiver touchait à son terme, on ferait des économies pendant la belle saison. Il n'y avait pas dans tout cela matière à un tel orage.

Et d'ailleurs, y eût-il vraiment folie à continuer sa façon de vivre, Jane, lancée dans une voie funeste, n'entendait point y renoncer.

Le soir même, elle se para de son mieux d'une robe plusieurs fois portée, détacha de la jardinière de son petit salon une rose demi-ouverte, et parut, dans l'éclat voilé d'une beauté mélancolique, à un concert chez madame de Sobrière.

Tout le monde y remarqua le négligé voulu de sa toilette et l'abattement de son visage. Tout le monde commenta le front soucieux d'André Jouanny, dont les plis prématurés dissimulaient mal un intime chagrin.

Tout le monde ne manqua pas de voir l'air surpris et inquiet du jeune professeur de rhétorique, ce dont il fut tiré les conséquences les plus hasardeuses et les plus fantaisistes.

Just Évenin chercha vainement, du reste, à se rapprocher de celle qu'il appelait son « beau rêve » dans le secret de son âme et son « rêve adoré  » dans ses effusions lyriques.

Jane n'avait pas de « troisième valse » à lui accorder dans cette soirée toute consacrée à la musique ; une conversation banale lui eût été odieuse ; un peu d'épanchement lui était interdit par sa délicatesse.

Et puis, mêler des questions d'argent, des vulgarités mesquines à ces courts instants de silencieuse paix !... Jane ne donna qu'un regard à son poëte.

Elle remarqua avec quelque étonnement, au retour, que le major, au lieu de rentrer dans son appartement, s'enfermait dans son bureau, dont il venait d'allumer les bougies.

Une demi-heure après, enveloppée d'un peignoir, elle vint curieusement s'enquérir de ce travail bizarre qui, pour la première fois, retenait son mari dans ses fonctions administratives à trois heures du matin.

André Jouanny, assis devant une lettre commencée, feuilletait minutieusement l'Annuaire, mettant une croix ici, une note là, et si plongé dans cette occupation qu'il n'entendit même pas le frôlement léger des petits pieds de Jane sur le parquet.

Penché, tête nue et l'œil fixe, sur les feuilles toutes noires de noms, le major paraissait un bureaucrate affairé plutôt qu'un mari aimable.

Son uniforme dégrafé, sa cravate dénouée à demi, achevaient d'en faire toute autre chose qu'un idéal romanesque.

Jane pensa que ce réalisme était blessant et que cette vivante réalité n'était point flatteuse pour sa vanité féminine.

Elle haussa imperceptiblement les épaules et recula doucement. Peut-être fût-elle restée, si elle avait pu soupçonner ce que son mari cherchait dans l'Annuaire avant d'achever sa lettre commencée.

Les jours gras approchaient. La dernière semaine avait été plus calme : on se réservait pour l'époque traditionnelle où le plaisir redouble d'intensité, avant d'éteindre son joyeux murmure sous les austérités du Carême.

Le président de la cour de Douai avait annoncé depuis longtemps se réserver le dernier jour, et comme ses réceptions, belles et sérieuses, avaient un caractère tout spécial de solennité, on tenait à grand honneur d'en faire partie.

Le mardi gras de 1863 devait offrir dans ses salons une splendeur peu habituelle et un attrait que madame de Sobrière elle-même ne pouvait ajouter à ses fêtes.

M. le président Granondesse recevait ce soir-là le ministre de l'intérieur, son parent très-proche, et comptait lui présenter la société douaisienne.

Un grand dîner devait précéder une soirée sérieuse, dans laquelle on devait entendre une étoile belge, venue tout exprès du Grand-Théâtre de Bruxelles.

De par sa beauté et sa naissance, Jane avait droit à une invitation. Le major était, en outre, personnellement apprécié par le président. La table n'était que de trente couverts. On peut juger les jalousies enflammées qui se dressèrent autour des favorisés.

— Acceptez-vous ? demanda le major à sa jeune femme.

— Si j'accepte ?... répondit-elle avec un sourire triomphant.

Il n'interrogea plus. Dans son ménage refroidi, il n'y avait plus place pour la causerie ni l'abandon. Une grosse question se cachait pourtant, derrière ce silence. Jane le sentait et ne voulait répondre ni à l'interrogation muette, ni à l'interrogation franche, si elle se fût formulée.

Si André Jouanny ne demanda rien, c'est que, dans sa loyauté, il se faisait un raisonnement naïf. Pour cette fête, la dernière, la plus belle de la saison, puisque la jeune femme ne demandait point la toilette nouvelle qu'elle savait ne pouvoir obtenir, c'est qu'elle était décidée à n'y point paraître.

— Ce sera bien dur pour la pauvre petite, pensait-il, mais je l'en aimerai tant !...

Comme si elle se fût rendu compte de l'inutilité de ses recherches dans un lot de toilettes défraîchies, Jane n'y jeta pas un seul regard et ne témoigna aucune préoccupation sur un sujet que sa frivolité rendait brûlant.

Le jour du dîner, elle reçut de sa mère une lettre fort brève dont le contenu fit monter le sang à ses joues.

— Vous paraissez peinée, Jane ; que vous mande donc votre mère ?

Jane hésita d'abord, puis, réfléchissant qu'il fallait une solution à une position trop tendue, elle lui tendit la lettre et disparut.

La lettre de madame de Nangeot ne contenait que ces quatre lignes énigmatiques :

« Y pensez-vous ?... n'y comptez pas. D'ailleurs vous avez, mon cher ange adoré, un banquier naturel qu'il faut mettre en demeure de s'exécuter.  »

C'était tout.

André Jouanny tourna et retourna, dans ses mains d'abord, dans son esprit ensuite, cette étrange missive, qui répondait à une demande d'argent peut-être.

Il en rougit de confusion. De l'argent !... et à madame de Nangeot !... O Jane, qu'avez-vous essayé là  ?

Son premier mouvement fut de courir à elle et de lui reprocher son manque de confiance, plus encore que sa déraison.

L'entrée de son ordonnance l'en empêcha. On apportait le courrier du major. Les affaires du régiment avant les siennes. Il dépouilla la correspondance administrative, la classa, l'annota avec autant de soin que si une vive souffrance intérieure ne faisait pas trembler sa main.

La dernière lettre qu'il ouvrit lui causa un éblouissement :

« Mon cher camarade, lui écrivait-on, votre proposition de permutation me botte fort. En la recevant, j'ai pris l'express pour Paris, j'ai vu le chef du personnel, j'ai enlevé l'affaire. Ci-joint la copie du consentement ministériel qui va vous arriver par la filière. Seulement, mon très-bon, je suis terriblement pressé d'échanger le 198e contre le 206e, et j'ai manœuvré en conséquence. Il vous faut être à Toulouse, et moi à Douai, à la fin de la semaine. La besogne que je vous laisse là-bas ne souffre pas de retard  : vous verrez ça. Du reste, l'ordre est précis. C'est égal, mon vieux Jouanny, pour des raisons... de sentiment,... qui me sont personnelles, je trouve que vous avez eu une fière idée de permuter avec votre dévoué

DURAJOUX,

major au 198e de ligne. »

Une permutation !... c'est-à-dire l'éloignement immédiat, les habitudes brisées, le roman éteint. La Providence venait donc en aide au pauvre officier. Il allait pouvoir arracher sa femme à un milieu dissolvant, sans luttes, sans obsessions, sans la froisser dans sa dignité, sans donner au monde le droit de dire que ses soupçons, s'il en avait, étaient pleinement justifiés.

Il permutait !... C'était l'indépendance qu'il allait recouvrer, puisque la force lui avait manqué pour secouer, au prix d'un brisement brutal, la chaîne que lui imposait Jane.

Plus de fêtes enivrantes, d'hommages passionnés, de folie sans remèdes. Il allait l'emporter encore, sa femme si imprévoyante et si jolie, si frêle et si chère !

L'emporter devenait-il donc le dernier mot de sa sécurité  ? Il eut un frisson. Non, le bonheur était possible encore. Mais vite, vite, il fallait suivre le conseil d'une loyale amie.

Brave major Durajoux !... Et quelle chance d'avoir retrouvé son nom, son rang d'ancienneté, tout à point dans l'Annuaire !

Partir, oui certes, et dès demain il allait y songer... Une sueur froide lui mouilla le front. Pour partir il fallait cette chose brutale, implacable et rayonnante : de l'argent.

André Jouanny venait de se souvenir que le gouffre mondain lui avait tout pris, tout, jusqu'à sa solde du mois dévorée d'avance.

Et dire que la délivrance était à sa portée !... Oh ! il ne reculerait pas, la perspective étant si belle, devant une dernière ressource, humiliante et triste, qui pouvait tout arranger : l'emprunt à un ami.

Décidément, et pour la première fois depuis longtemps, le ciel semblait s'intéresser à ses affaires : on annonça le capitaine Odret.

Le capitaine Odret, c'était mieux qu'un camarade, c'était presque un ami, quoique cet officier, froid et réservé, se montrât rarement dans le ménage Jouanny.

Sous l'impression des sentiments qui l'enfiévraient, le major renversa brusquement les petites conventions habituelles des salons.

— Mon cher Odret, dit-il vivement au visiteur, vous arrivez pour apprendre, le premier, que je quitte le régiment et que votre bonne amitié -- section des finances -- m'est indispensable pour hâter cette conclusion.

— Vous nous quittez ?... Ah ! tant pis, mon cher Jouanny ! mais je n'en suis pas moins tout à votre service.

Le major s'embarrassa subitement.

— Oui... voilà... je permute, mais il faut que j'aille tout de suite... tout de suite, à ma nouvelle garnison. Et, vous sentez... cette nouvelle me saisit inopinément... Je n'ai pas songé... je n'ai pas pris mes précautions pour ce long voyage.

Le capitaine Odret avait beaucoup d'esprit et beaucoup de cœur. Il avait pu soupçonner déjà les embarras d'argent de son camarade ; il eut pitié de sa souffrance visible.

— Ma foi ! dit-il en riant, je ne suis pas bien riche, mais je ne pars pas. Partageons. Cinq cents francs vous permettront-ils d'attendre le bon vouloir de votre notaire ?

La délicatesse de cette proposition toucha le major au point sensible. Il mit la moitié de son cœur gonflé dans une longue poignée de main.

Le capitaine Odret ne prolongea guère sa visite. Jane s'était fait excuser : elle était souffrante,

— La santé de madame Jouanny ne vous donne cependant aucune inquiétude ? demanda le visiteur.

— Elle est bien délicate, et je m'alarme de la voir tousser depuis le commencement de l'hiver.

— Le climat de Toulouse lui conviendra mieux.

— Certainement. C'est même pour cela que j'ai demandé à quitter le Nord, bégaya André Jouanny.

Le capitaine Odret n'en crut pas un mot, et s'éloigna plein d'une commisération respectueuse pour ce galant homme, qu'une tendresse trop exclusive amenait lentement à des compromis lamentables.

Un quart d'heure après, le major, à la fois rouge de honte et frissonnant de joie, recevait sous pli cacheté les cinq cents francs promis.

Ce petit billet bleu, c'était la liberté.

La cuisinière vint demander si monsieur voulait lui donner sa soirée, puisque madame dînait en ville avant la grande soirée.

« Dînait en ville !... la grande soirée !... » Ces mots n'eurent pas d'abord de signification bien nette pour lui ; machinalement il répondit affirmativement, et la mémoire lui revint.

On était au mardi gras. Le ministre de l'intérieur était descendu, le matin même, chez son beau-frère, le président Granondesse.

Au fait, que lui importait ?... N'était-il pas impossible que Jane parût à cette fête ?... et son silence ne prouvait-il pas qu'elle y avait, la première, renoncé  ?

Une voix câline le fit tout à coup tressaillir, venant de la porte entre-bâillée :

— Songez-vous à vous habiller, cher ami ?... Moi, je suis prête, disait la voix.

Le major se retourna juste à temps pour voir sortir de sa chambre la jeune femme transfigurée.

Jane s'avança, lente et souple, adorablement modelée dans une splendide robe de velours noir fourrée de renard bleu -- une merveille de richesse -- dont les plis majestueux drapaient avec une incomparable élégance son corps frêle.

Ses épaules nues se dégageaient hardiment du mignon corsage, et ses bras, dans leur aristocratique finesse, émergeaient d'une bande de renard bleu formant à la fois l'épaulette et la manche.

Sa radieuse beauté, qu'accentuait un parti pris d'assurance, n'avait jamais jeté un si pur éclat.

André Jouanny en ressentit une admiration foudroyante, comme s'il n'avait fait qu'entrevoir jusque-là la gracieuse apparition qui daignait enfin se laisser détailler avec complaisance.

Elle tourna coquettement vers la glace sa tête brune, aux tresses opulentes, dont une seule fleur de camélia rouge éclairait les sombres reflets.

C'était une fleur enlevée à cette guirlande, la première, dont le souvenir se liait à une des plus intimes émotions de sa vie.

— O Jane !... est-ce bien vous ? murmura le major que la surprise écrasait.

— Et qui serait-ce ? répondit-elle avec une grâce dont elle l'avait sevré depuis longtemps. C'est votre Jane d'autrefois... voyez, comme vous aimiez à la voir, parée, jolie et heureuse ! Ce n'est plus la triste Jane d'hier encore que vous condamniez à la laideur... obligatoire.

Elle souriait. Rien n'était charmant comme ses petites dents perlées, illuminant le pourpre vif des lèvres. Un brin d'inquiétude tremblait pourtant au coin de la bouche rieuse.

André Jouanny venait de comprendre cette inquiétude en se rappelant la courte lettre de madame de Nangeot.

Les plis superbes de la robe de velours miroitaient devant ses yeux troublés... La malheureuse enfant !... qu'avait-elle fait malgré sa défense ? Comment comptait-elle solder un costume princier ?

L'heure n'était plus des faiblesses coupables. Cette nouvelle hardiesse faisait déborder le vase, si plein déjà. L'admiration s'éteignit dans le regard du major. La raison y alluma sa clarté froide.

— Ceci est votre dernière folie, Jane, prononça-t-il d'un ton ferme. Je vous prie de quitter au plus vite un vêtement sous lequel je ne reconnais plus la simple et honnête femme du major Jouanny.

Elle s'attendait à quelque chose, peut-être, mais pas à cela.

— Et le dîner ? fit-elle en essayant de sourire quand même.

— Nous n'y assisterons pas.

— La dernière fête de la saison ?

— Qui est aussi la dernière fête de... toujours.

— Vous dites ?

— Que nous quittons Douai.

— Quelle plaisanterie ! exclama-t-elle avec un rire faux.

— Voici la nouvelle de ma permutation.

Jane prit la lettre du major Durajoux, la parcourut d'un œil avide, la jeta sur un meuble et dit avec une rage sourde :

— Vous me trompiez.

Il dédaigna de se défendre, tant il lui parut impossible de se faire absoudre.

Elle hésita deux secondes à peine : sa respiration était brève, une flamme rapide brûlait sa joue.

— Écoutez-moi, dit-elle en relevant fièrement la tête, vous partez, je vous suivrai, c'est mon devoir. Ce soir, le vôtre est de me suivre dans une société où je vais dire adieu à tous ceux qui m'ont aimée.

Elle traversa le salon sans qu'il fît un geste. Sur le seuil, elle lui jeta ce seul mot :

— Venez-vous ?

Et comme il remuait négativement la tête :

— Je vous excuserai, conclut-elle en disparaissant.

Presque aussitôt, on entendit dans la rue le roulement d'une voiture. C'était Jane, la révoltée, qui se rendait seule chez le président.

Seule !... Cette audace était-elle possible ?

Le major passa ses deux mains sur son front avant de sentir qu'il ne rêvait point, que sa compagne le traitait en ennemi, que sa femme secouait hautement le joug.

La torture qu'il souffrit en ce moment empruntait une douleur à chacun de ses sentiments trahis. L'honneur de son nom exigeait une résolution prompte. Entre la souffrance et la décision, il se retrouva lui-même.

Comme un automate, il se coula dans son uniforme, se constella de décorations, attacha son sabre, prit des gants et se mit d'un pas soutenu en demeure de rejoindre la fugitive qu'il devait, avant tout, protéger.

En traversant la rue, il aperçut madame de Guimont qui, le voyant seul, fit arrêter sa voiture pour lui demander avec inquiétude :

— Et madame Jouanny ?

— Elle m'a précédé, répondit-il simplement.

— Voulez-vous une place ?

— Je vous remercie. Je préfère marcher un peu.

Élise sourit et fit signe à son cocher. Elle ne se formalisait point de ce refus trop bref, parce qu'elle soupçonnait quelque secousse nouvelle dans ce ménage mal équilibré.

Dans l'escalier plein de fleurs du président, elle précipita sa marche, jeta sa mante au domestique et se fit annoncer avec une certaine hâte.

Ce qu'elle souhaitait se réalisa.

Jane, un peu longue à se débarrasser de son burnous, un peu embarrassée de se présenter seule, venait à peine d'entrer au salon. On l'entourait. « Et monsieur Jouanny ? Et le major ?... » demandaient avec ensemble le président, la maîtresse de la maison et les invités.

Avant que Jane pût répondre, madame de Guimont, tout en saluant autour d'elle, avait déclaré que le major la suivait, que sa voiture venait de le croiser à quelques pas.

Madame Jouanny, involontairement soulagée par cette annonce, -- car son coup de tête ne laissait pas que d'offrir des détails gênants, --lui jeta un regard étonné, satisfait même, et presque reconnaissant.

— Elle n'est pourtant pas mauvaise, cette enfant ! pensa la jeune veuve en lui tendant la main.

L'entrée du major se fit avec celle de deux magistrats ; elle aurait passé inaperçue, ou à peu près, sans la remarque précédemment faite tout haut sur son absence.

Le président l'en plaisanta, avec ce mélange d'affabilité et de solennité qui est l'apanage de la magistrature.

— La nouvelle inattendue de mon prochain départ m'a contraint à un retard, dont je n'ai point voulu imposer les conséquences à madame Jouanny, répondit le major avec à-propos.

— Votre départ !

Ce fut un tolle dans tout le salon. « Ils arrivaient à peine !... Partir déjà  !... Ah ! ces militaires !...  » Le ministre de l'intérieur daigna déclarer que, s'il avait quelque influence sur son collègue de la guerre, il l'emploierait à enrayer le déplacement perpétuel des régiments.

André Jouanny expliqua que Douai ne perdait pas le 206e, et que sa personnalité seule était en jeu.

On ne se répandit pas moins en doléances polies, et vraies pour la plupart. Les belles danseuses, les aimables femmes laissent un vide après elles. Qui donc comblerait le vide qu'allait laisser Jane Jouanny ?

Elle répondait à ces démonstrations flatteuses avec une émotion contenue. La seule personne que ce départ devait toucher véritablement, sensiblement, n'était pas là et n'y viendrait que plus tard.

En l'attendant, une pensée haineuse gonflait son cœur, une tristesse amère l'envahissait. Son mari avait-il donc lu en elle, pour l'arracher si brutalement à un sentiment idéal dont elle ne voyait point le danger ? Et croyait-il qu'elle oublierait parce qu'il lui fallait obéir ?

Madame de Guimont, en entendant le major annoncer sa permutation, avait fixé sur lui ses yeux interrogateurs, tandis que l'étrange oppression qu'elle avait éprouvée déjà lui angoissait l'âme.

Élise s'en rapprocha sans affectation et lui dit à brûle-pourpoint :

— C'est votre volonté qui a fait cela ?

— Ma volonté... et votre conseil, répondit-il.

Elle voulut lui adresser un mot, une félicitation, quelque chose... elle n'y put parvenir. Elle sentait bien que sa voix trahirait une émotion inexplicable, même pour son propre cœur.

— Est-ce que j'ai le droit de me plaindre ? pensa-t-elle. Et qu'avais-je besoin de m'inquiéter si fort d'un cœur qui souffre par le fait d'une autre femme ?

Le dîner fut splendide. Quoique Son Excellence fût flanquée de la présidente et de la femme d'un député -- beautés mûres, -- elle étendit le rayon de sa conversation ministérielle jusqu'à cette jolie personne que Douai semblait tant regretter.

Jane y répondit distraitement. Mélancolique et blanche, dans cette robe de velours noir fourrée de renard bleu, dont le choix était un chef-d' œuvre dans une telle maison, elle se sentit pour la dernière fois la reine de ce salon sévère, comme elle l'avait été de salons plus brillants.

La dernière fois !... Le mouchoir de dentelle qu'elle portait fréquemment à ses lèvres, pour y étouffer une toux persistante, recueillit plus d'une larme discrète qu'elle sentait monter de son cœur.

À dix heures, les invités affluèrent.

Just Évenin, devenu le favori de ce monde capricieux, n'eut garde de manquer à une réunion qui devait clore l'ère de son fugitif bonheur.

Il arrivait avec des dispositions conquérantes. Il voulait faire sentir à Jane que rester tout un été sans entendre sa voix serait un supplice qu'il ne pourrait endurer.

Les salons fermés, il voulait la revoir quand même, et c'était avec elle qu'il espérait trouver le comment de ce nouveau souhait.

Pendant les quelques minutes de trouble qui suivent toujours le passage de la salle à manger à la salle de concert, le professeur, par un détour habile qui le porta tour à tour devant toutes les femmes de la société, pour les saluer, parvint enfin à la seule qu'il voulût rejoindre.

Elle le voyait s'approcher et s'était décidée à bénéficier de cette occasion, qui pouvait être la dernière, pour lui dire vivement, froidement, son prochain départ.

Elle était debout, dans l'embrasure d'une fenêtre qu'un domestique venait d'ouvrir. Il l'aborda avec le salut respectueux et le sourire tendre dont elle acceptait le discret hommage.

Elle voulait lui dire froidement !... Elle voulait... La pauvre femme ne trouva qu'un mot :

— Je pars.

Il chancela sous le coup. Rien ne l'avait préparé  ; il arrivait si heureux !

— Est-ce vrai ? balbutiait-il sans en avoir conscience.

— Trop vrai.

— Bientôt ?

— Peut-être demain.

— Ainsi, le régiment tout entier...

— Non, moi seule.

— On vous enlève ?

On m'emmène.

— C'est indigne !

— C'est bien triste, du moins.

— Merci de souffrir. Moi, je deviendrai fou !

— Taisez-vous... Vous me faites bien du mal...

— Eh ! croyez-vous, madame, qu'il soit possible de se taire toujours ?

— Il le faut. Ceci est un adieu.

— C'est impossible ! Je veux vous voir... Je veux vous dire... Vous voyez bien qu'après un an de silence, il me faut crier ma douleur.

— Est-ce que je crie ? murmura-t-elle en lui laissant voir son beau visage bouleversé, sans une larme.

Il eût voulu la bénir de ce mot ; il n'osa pas, de peur de lui montrer qu'elle s'était trahie.

— Si vous me défendez de parler, reprit-il d'une voix contenue, mais ardente, permettez-moi de vous demander de lire cet adieu dont vous privez mes lèvres.

Comprit-elle ? Derrière son éventail, sa tête pâle se pencha ; il y vit un acquiescement.

Une voisine les regardait.

— Je ne vous oublierai jamais, madame ! dit-il en s'inclinant.

— Jamais ! répondit-elle comme un écho.

On s'étonnait de les voir encore debout. Le concert allait commencer. Just Évenin se perdit dans un groupe. Jane glissa dans un fauteuil, mettant son front triste à l'ombre des tentures.

À l'autre bout du salon, André Jouanny la contemplait. Il avait vu la scène courte et brûlante ; il avait deviné ce qu'il n'avait point entendu, mais il ne pouvait avoir tout deviné.

Tant que le concert déroula les surprises variées de son programme, deux hommes n'entendirent rien et ne virent qu'une chose : l'embrasure de la fenêtre où Jane dissimulait sa douloureuse préoccupation.

Lorsque la cantatrice bruxelloise eut lancé coquettement les fusées mélodiques de son gosier de rossignol, deux hommes s'étonnèrent d'entendre éclater des applaudissements enthousiastes. On pouvait donc admirer quelque chose qui n'était pas le but de leurs regards fiévreux ?

Quand vint l'heure de se retirer, le major offrit son bras à Jane ; elle le prit machinalement et traversa les salons en distribuant autour d'elle des sourires distraits.

À la porte du dernier salon, elle se retourna à demi comme pour relever légèrement sa traîne de velours. Ce fut pour envoyer vers la cheminée, sur laquelle s'appuyait le jeune professeur, un mystérieux adieu dans un regard humide.

En montant en voiture, elle eut un bon mouvement.

— Je vous remercie d'être venu... quand même, dit-elle à son mari.

— Je vous ai préservée de vous-même et du jugement du monde, lui répondit-il brièvement.

Elle retomba dans un mutisme attristé dont il ne fit aucun effort pour l'aider à sortir. Ne savait-il pas que, arrivé à ce point extrême, son rôle était celui de sauveteur et non celui de consolateur ?

Just Évenin sortit peu après.

Un grand découragement courbait son front, une vraie désolation brisait son âme.

— Je ne rentrerai plus dans ce monde, qu'elle abandonne, pensait-il ; qu'irais-je désormais lui demander ? Il n'a pas même su me la garder, elle.

Elle, c'était en effet le seul nom qu'il pût lui donner. Ce prénom de Jane, il l'ignorait. Il aurait pu le demander peut-être à un indifférent, mais c'eût été trahir un intérêt peu explicable.

— Je veux savoir, au moins, quel nom lui donner en la pleurant, pensait-il encore, et je le saurai d'elle-même.

Au bas de l'escalier, un domestique affairé le dépassa en s'excusant.

— La voiture de M. Jouanny est-elle encore là  ? demanda cet homme à celui de ses camarades qui faisait avancer, à tour de rôle, les voitures de louage et les équipages de maître.

— Non, sa voiture vient de partir.

— Trop tard, alors. Madame la présidente envoyait à madame Jouanny son éventail oublié sur son fauteuil.

— On le lui portera demain, conclut l'autre avec insouciance.

En entendant ce court dialogue, une idée venait de surgir dans l'esprit surexcité du jeune professeur.

— Si vous voulez me donner cet éventail, dit-il au laquais, je le remettrai ce matin même chez madame Jouanny, où je dois aller.

Le domestique ne vit là qu'une course évitée et livra l'éventail sans objection.

Just Évenin l'emporta avec une joie folle.

D'assez bonne heure, au moment où le major allait se rendre chez son colonel pour lui rendre compte de sa permutation d'une façon moins sommaire qu'il ne l'avait fait la veille chez le président Granondesse, on introduisit dans son bureau un personnage qui demandait à parler à madame. Madame dormait encore.

C'était un homme encore jeune et d'allure prétentieuse, fort correctement vêtu à la mode la plus récente, l'air important, la main vulgaire sous un irréprochable gant de daim.

— Monsieur, dit-il en saluant à un degré d'inclinaison fort modéré, c'est bien à monsieur le major Jouanny que j'ai l'avantage de parler ?

— Oui, monsieur.

— Je suis porteur d'une petite créance concernant madame Jouanny.

— Montrez, dit le major qui ne s'étonnait plus de rien.

Le personnage déploya une longue pancarte couverte de chiffres avec des explications écrites en regard.

— Voici, dit-il en posant son doigt sur une des lignes.

Le major y put lire : « Fourniture et confection d'une robe à traîne, velours noir, fourrée de renard bleu, 2,000 francs. »

— Très-bien ! dit-il en relevant son visage impassible, sur lequel venait de s'étendre une blancheur de suaire. Cette robe a été fournie hier ; il est impossible qu'on en demande le payement aujourd'hui.

— Je vais vous expliquer, monsieur, ce qui peut vous paraître illogique dans cette réclamation, au premier abord, car, après examen des faits, rien n'est plus simple au contraire.

— Dites.

— Voici. Depuis six mois, la maison « Hortmann et Cie, confections pour dames, boulevard Malesherbes, 10 », n'offrait plus de solidité. Il y a huit jours, elle eût été contrainte de déposer son bilan sans l'intervention d'une maison rivale qui lui achète son lieu et place, ou plutôt, pour être franc, qui paye ses dettes et recueille ses créances afin de lui épargner la faillite.

— A merveille ! C'est donc le représentant de la maison... ?

— Ochetter et fils.

— De la maison Ochetter et fils qui se montre si empressé d'encaisser le montant d'une livraison à peine faite ?

— Monsieur, je suis en effet chargé par mon patron de réunir le plus possible de factures acquittées, afin de le mettre promptement au fait de l'état réel des affaires dont il reprend la suite. Il ne peut cependant marcher en aveugle.

— Soit. Je vais vous faire un billet. Quelle échéance indiquez-vous ?

Ici, la figure plate du représentant de la maison Ochetter et fils esquissa une grimace doucereuse.

— Ceci, monsieur, souffre une petite difficulté. La maison voudrait un remboursement immédiat.

— Étrange façon de conserver ses clientes !

— Oh !... la maison compte se borner désormais à l'exploitation de Paris et de l'étranger.

— Je ne suis pas en mesure aujourd'hui, mais je vous offre...

— Monsieur, permettez-moi de vous arrêter là. Lorsque je suis arrivé à Douai, j'aurais pu, à la rigueur, accepter une remise. Ce matin, le garçon de mon hôtel, auquel je demandais votre adresse, m'a appris que madame allait quitter cette ville. Cela change la situation.

Une faible rougeur colora les joues blanches du major, qui n'en resta pas moins maître de lui.

— Je permute, en effet, dit-il froidement ; la maison Ochetter et fils me fera représenter mon billet à Toulouse.

— La maison Ochetter et fils, monsieur, n'entend pas rechercher ses débiteurs de ville en ville. Elle sait que les militaires sont essentiellement voyageurs, et une clientèle aussi... flottante... ne saurait la satisfaire.

Le major se leva par un mouvement si brusque que son bureau en trembla. Aussi bien, était-ce plus que son calme d'emprunt n'en pouvait supporter. La folie de Jane venait de soumettre sa dignité d'officier à la plus irritante épreuve.

— Attendez-moi, dit-il d'un ton bref en jetant à son insolent interlocuteur un regard qui le cloua au plancher.

Il sortit d'un pas pressé, sans répondre à son ordonnance qui lui présentait son sabre, et gagna la rue Jean-de-Bologne sans ralentir son allure.

Dans une des jolies petites maisons qui bordent cette paisible rue logeait le capitaine-trésorier du 206e, un père de famille modèle qui confinait sa laborieuse existence entre son bureau et les cinq bébés dont madame Rimbaut, sa simple et méritante compagne, n'était pas médiocrement orgueilleuse.

— Mon cher Rimbaut, dit le major en entrant chez son subordonné, vous voyez un homme profondément contrarié.

— Monsieur le major, aurais-je commis quelque oubli, quelque... infraction dans le service ? interrogea le pauvre homme tout troublé.

Le major l'était bien davantage.

— Il ne s'agit point du service.

— Ah ! tant mieux !... Mais, pardon, est-ce une question personnelle... et pourrais-je vous être le moins du monde utile ?

— Très-utile. Une affaire inattendue... une complication bien regrettable me rend indispensable, in-dis-pen-sable, la somme de deux mille francs.

— Deux mille francs ! répéta le capitaine-trésorier au comble de la surprise.

— Et tout de suite, encore. C'est une de ces fatalités contre lesquelles il n'y a pas de récriminations possibles.

— Deux mille francs ! Est-ce grave ?

— C'est grave.

M. Rimbaut aurait bien interrogé, mais la hiérarchie...

— Voyons, pouvez-vous me les confier ? reprit impatiemment le malheureux.

— Monsieur le major, vous connaissez les règlements.

— Oui. Votre responsabilité ne pourra être inquiétée un instant ; je vais écrire sur l'heure au notaire de ma famille.

— Monsieur le major, vous avez une clef de ma caisse, déclara froidement le trésorier.

Le major Jouanny, suivant le règlement, possédait une clef de la caisse, le colonel l'autre, et le capitaine-trésorier la troisième. Cette précaution, inutile dans une honnête gestion administrative, ne lui donnait, du reste, aucune espèce de droit sur les fonds régimentaires.

— Je n'ai pas cette clef sur moi, dit-il sèchement, car une souffrance atroce le brûlait au cœur.

Ayant ainsi respectueusement protesté et sans éprouver, en somme, d'autre sentiment qu'une extrême surprise, le capitaine-trésorier se dirigea vers sa caisse, qu'il ouvrit.

— Nous sommes riches, dit-il en souriant, vous ne pouvez mieux tomber.

D'une liasse de billets de banque, il retira avec lenteur quatre billets de deux cents francs et douze de cent francs qu'il tendit au major, avec cette question suprême que lui dictait son devoir :

— Affaire d'honneur, n'est-ce pas, monsieur le major ?

— Affaire d'honneur... d'honneur militaire ! répondit énergiquement André Jouanny, dont les insolentes insinuations qu'il venait d'entendre torturaient l'orgueil chatouilleux.

Sur le coin du bureau il griffonna un : « Bon pour deux mille francs » , qui devait calmer les derniers scrupules du trésorier, et il sortit avec une chaude poignée de main pour tout remercîment.

Resté seul, le capitaine Rimbaut s'approcha de la fenêtre, d'où il put suivre la marche accélérée du major dans la rue Jean-de-Bologne. Sa surprise se nuança d'un peu de pitié.

— Ce pauvre major ! murmura-t-il, je ne le savais pas joueur.

En ce moment, madame Rimbaut revenait de la messe des Cendres avec trois de ses enfants. Elle entra quelques minutes chez son mari pour lui raconter la nouvelle : « Le major Jouanny permutait. Madame Jouanny, qu'elle venait de rencontrer à la sortie de l'église, avait les yeux très-rouges. »

— Ce n'est point étonnant, dit sentencieusement le capitaine-trésorier, elle n'est point heureuse, la gentille petite dame, avec un mari joueur.

— Joueur !... ô Dieu !... préservez-moi d'une calamité pareille ! s'écria madame Rimbaut en faisant un signe de croix. Joueur !...

La permutation du major achevait d'expliquer au capitaine-trésorier le mystère des deux mille francs. Un départ et une dette de jeu, c'était plus qu'il n'en fallait pour légitimer une démarche fort rare dans les annales militaires.

Plein de confiance dans la droiture exceptionnelle d'André Jouanny, M. Rimbaut plaça son bon dans sa caisse et reprit paisiblement ses chiffres interrompus.

Le major était rentré chez lui en peu de minutes. Il était pâle, quoique la sueur perlât sur son front en gouttelettes pressées.

Il jeta, plutôt qu'il ne donna, la somme apportée au représentant de la maison Ochetter et fils.

— Tenez, dit-il d'une voix vibrante, vous avez paru soupçonner un officier d'être insolvable ou tout au moins mauvais payeur. Voici la preuve du contraire.

— Mais, monsieur... balbutia l'homme d'affaires.

— Seulement, souvenez-vous bien de ceci : en offensant un officier, vous les avez offensés tous.

— Cette solidarité est exagérée, monsieur, voulut-il encore protester... Et d'ailleurs, permettez-moi de vous dire que le commerce ne fonde pas sur l'armée de bien lucratives espérances.

— Il a tort, répondit sèchement le major. Le commerce a besoin de l'armée, non pour en recevoir de l'argent, car l'armée est aussi pauvre qu'honnête, mais pour lui confier la garde de ses intérêts contre le socialisme qui monte.

Cette courte conversation s'échangeait pendant l'apposition de l'acquit sur la facture. Le représentant de la maison Ochetter et fils ne jugea pas bon d'y ajouter un seul mot.

Il salua plus bas qu'il ne l'avait fait en entrant et se retira, l'échine courbée sous le visible dédain du major.

Celui-ci ouvrit son buvard, et, d'une main qui tremblait, il écrivit sur la première page blanche que rencontra sa plume : « Ma chère, bien chère mère, vendez, je vous en supplie, l'autre moitié de votre verger. Il me le faut !... Ne maudissez pas, sans l'entendre, votre fils qui cache son cœur triste dans votre cœur. »

Jane rentrait de la messe. On était au mercredi des Cendres. Par conviction religieuse et par convenance, elle n'avait eu garde d'y manquer ; cependant la toux opiniâtre qui déchirait sa poitrine avait donné plus d'une distraction aux belles assistantes de l'office.

— Cette jolie madame Jouanny, pensaient les plus indulgentes, a bien tort de tant danser, de tant se fatiguer, de tant découvrir ses épaules. On devient phthisique à ce jeu-là.

Les moins bonnes opinaient que Jane l'était déjà.

Un peu oppressée, elle remontait lentement chez elle, quand sa cuisinière lui remit un petit paquet, mince et long, finement enveloppé dans du papier soyeux.

C'était l'éventail de « Madame » qu'un jeune monsieur, le monsieur qui était déjà à Grasse, lui avait dit avoir recueilli la veille chez le président Granondesse, où « Madame » l'avait oublié.

« Le monsieur qui était déjà à Grasse ! »

Jane prit l'éventail sans mot dire, tout heureuse du hasard qui lui rapportait, par une voie chère, un objet favori tout imprégné de souvenirs.

Renfermée dans sa chambre, elle déchira le papier de soie et contempla l'éventail retrouvé --avant même d'en avoir remarqué la perte --comme on regarde le témoin muet des joies mortes ou des sourires du passé.

Cet éventail lui parlait de salons en fleurs, de musique tendre, de valses entraînantes où se berçait son cœur attendri.

Cet éventail avait dissimulé son trouble, caché sa rougeur, abrité les rares et douces paroles qu'on échange au bal quand on s'aime.

Hélas ! que cacherait-il maintenant que tout était fini ?... Des larmes.

Mon Dieu ! elle ne rêvait pas... L'éventail cachait quelque chose encore, un adieu peut-être.

Des lames entr'ouvertes, un petit papier venait de tomber sur ses genoux.

Un papier... une lettre !... Frissonnante, avec des yeux ravis, elle regardait ce message d'amour sans oser l'ouvrir.

Sa conscience, quoique bien maltraitée depuis quelques semaines, lui disait timidement que les femmes honnêtes ne reçoivent point de tels mystérieux envois.

Sa curiosité passionnée lui conseillait, au contraire, de lire ardemment ce qui ne lui avait jamais été dit.

Les doigts tremblants s'étendirent vers le petit billet, qu'ils déplièrent d'un mouvement vif : la conscience vaincue se taisait.

C'étaient des vers, cet adieu, des vers, non les premiers qu'elle eût reconnus pour l'œuvre de Just Évenin, mais les seuls qui lui eussent jamais été adressés.

Radieuse, elle lut :

Une parole émue, interprète de l'âme, Un sourire enivrant, un serrement de main, Dans des yeux adorés de longs regards de flamme, Et puis ces mots : « Adieu !... je partirai demain ! »

Navrants souvenirs que j'effeuille, Consolerez-vous ma douleur ? Hélas ! avant que je la cueille, Le vent vient d'emporter la fleur. Il l'emporte au loin sur ses ailes, Là-bas, au pied des monts. Trouverai-je jamais des heures aussi belles ? Toujours je reverrai vos deux grands yeux profonds ; J'entendrai dans mon cœur vos paroles aimées. Quoi ! d'une main tremblante effleurant vos bras nus, Ne puis-je plus unir nos deux âmes charmées ?... Chastes enivrements, qu'êtes-vous devenus ? Du moins, des jours passés le souvenir s'élève ; Quand on est malheureux, on le sent agrandi. Adieu, chère Espérance !... Adieu, mon dernier Rêve !... Je ne demande rien, hors un mot que voici : Du nom qu'on vous donna daignerez-vous m'instruire ? Afin que, vous aimant, -- vous ne l'ignorez pas, -- Je grave dans mon cœur ce nom si doux à lire, Comme on fixe une croix aux tombes ici-bas.

Jane ferma les yeux, d'où glisssèrent deux larmes.

Jamais poésie tendre ne caressa plus doucement une sensibilité féminine. Ces vers, sinon les meilleurs, mais certainement les plus vrais qui coulaient de la plume du jeune professeur, étaient un aveu plein de charme et de résignation, un éblouissement et une prière.

Eh quoi ! il ne savait point, pour le redire avec ivresse, ce joli nom de Jane qu'il suppliait de lui faire connaître ?

Elle le ferait. On ne refuse point une consolation suprême à la veille d'un départ.

Mais, pour dire son nom, il fallait écrire aussi, elle. Jane recula, subitement effrayée de tout ce qu'elle entrevoyait de tentant et de dangereux dans cette solution.

Et de nouveau, deux larmes, plus amères cette fois, glissèrent sur ses joues empourprées.

On entendit le pas du major qui s'approchait. La jeune femme n'eut que le temps d'enfouir l'éventail et le billet dans une corbeille à ouvrage.

M. Jouanny entra, et le regard dont il salua silencieusement Jane la glaça d'une terreur vague.

Comme il était pâle !... Savait-il donc ?... Mais non, c'était un hasard sans doute. Les deux époux n'avaient échangé que de rares paroles depuis la veille. Certes, la veille, Jane avait des torts. Depuis une heure, il lui sembla qu'elle s'en était donné de bien autrement graves.

— Jane, dit le major, les explications vous irritent et les reproches ne réussissent qu'à nous désunir davantage. Je vous épargnerai donc les unes, et les autres sont inutiles. Le passé restera entre nous comme une leçon destinée à vous rendre plus raisonnable, et moi plus ferme. Ce soir vous partirez pour Paris.

Jane tressaillit.

— Sans vous ?

— Je vous confie, pour quelques jours, aux soins de madame de Nangeot. J'espère, dans moins d'une semaine, pouvoir vous reprendre chez votre mère et vous conduire à Toulouse.

— Ma mère est-elle prévenue ?

— Je viens de lui adresser un télégramme.

— C'est fort bien. Puis-je vous demander, maintenant, le motif de cette résolution ?

— J'ai besoin d'une grande tranquillité d'esprit pour ma remise de service.

— Et je vous gêne ?

— Vous m'exposez à des émotions comme celle d'hier, à des actes blâmables comme celui que j'ai commis ce matin.

— Vous !... un acte blâmable ?

— Savez-vous pourquoi le capitaine-trésorier a puisé dans la caisse du régiment ?... Pour m'épargner la honte d'un refus de payement immédiat. Savez-vous quel objet a été soldé par les deux mille francs empruntés à la caisse régimentaire ?

Jane ne répondit pas : elle tremblait de comprendre.

Le major fit, du regard, l'inspection de la chambre, dont le matinal désordre n'était point encore réparé. La robe de velours noir étendait sur la causeuse les plis de sa traîne de renard bleu.

Il la prit du bout des doigts, et, la laissant retomber avec un geste écrasant :

— Ce caprice ! dit-il.

Jane, les yeux clos, relisait en pensée ce cri de détresse :

Adieu, chère Espérance !... adieu, mon dernier Rêve !

André Jouanny fit un pas pour sortir. Un mot humble, un regard affectueux l'eussent retenu. Son cœur froissé ne demandait qu'à se dégonfler par la confiance et le pardon.

Jane n'eut pour lui ni un mot ni un regard. Et ce ne fut pas par dureté d'âme ; elle était accablée de ces révélations successives et de ce prompt départ.

— Donc, à ce soir, sept heures ; vous serez prête ? reprit-il.

— Je serai prête.

Il sortit sans oser la regarder, tant il avait peur de faiblir, et la toux implacable de la jeune femme, avec ses éclats douloureux, le poursuivit jusque dans son bureau.

— Elle est malade, ma pauvre Jane, se disait-il. Là, peut-être, est l'excuse que je voudrais lui trouver.

Jane, une fois seule, reprit le poétique billet de Just Évenin, le relut lentement de façon à s'en souvenir toujours, et fit un mouvement pour le déchirer. Le papier cria sous l'effort, et le courage lui manqua.

— Eh bien ! je le garderai comme le fantôme envolé de ma jeunesse, pensa-t-elle.

Un peu de sang mouilla le mouchoir qu'elle appuyait sur ses lèvres.

— Je ne le garderai pas longtemps... qui sait ? murmura-t-elle encore.

Sur la cheminée, elle avait posé, en rentrant, la branche de camélia rouge dont elle s'était coiffée la veille. Par un hasard singulier, cette guirlande parait ses beaux cheveux le premier soir où elle avait rencontré le jeune professeur dans la société douaisienne, et la dernière fois où elle devait s'y trouver avec lui.

Ces fleurs semblaient avoir joué un rôle dans son éphémère roman. La veille, il avait paru les reconnaître. Elles allaient encore être un lien entre elle et lui.

Elle en détacha une feuille carminée, la plus fraîche.

— Petite messagère, dit-elle en la glissant dans son corsage, tu ne me trahiras pas.

Elle déploya dans la journée une certaine activité, prit une voiture, fit des visites d'adieu, expliqua, par un violent désir de sa mère de la posséder quelques jours avant le voyage de Toulouse, la grande hâte de ce départ, fit des préparatifs sommaires, et, laissant à son mari le soin des emballages, se contenta d'une malle et d'un costume noir.

Elle n'avait oublié qu'une visite, celle d'une amie dans laquelle elle voulait voir un mentor. Madame de Guimont lui fit demander la permission d'aller lui serrer la main, sans paraître remarquer cet oubli.

Les deux jeunes femmes échangèrent mieux qu'une poignée de main, un baiser, contraint chez Jane, presque maternel chez Élise.

— Soignez-vous, lui dit cette dernière ; votre hiver vous a beaucoup fatiguée.

— Je le sais bien, répondit Jane d'un air etrange. Mais quelque chose me poussait à braver la fatigue. Maintenant, ce sera le repos.

— Prenez-le complet.

— Plus peut-être que vous ne le pensez.

— Que voulez-vous dire ?

— Ceci : J'étais délicate, hier ; aujourd'hui, je suis poitrinaire.

Élise étouffa dans un baiser ce mot lugubre, afin qu'il n'arrivât pas aux oreilles d'André Jouanny.

Il l'avait entendu pourtant, et, pour la première fois, le spectre sinistre de la phthisie lui apparut penché sur le visage altéré de Jane.

Si c'était vrai ?... Il lui monta du cœur un cri de suprême tendresse : « Restez... ma chère malade, ma chère enfant ! »

Le cri ne s'exhala pas en ces miséricordieuses paroles, car Jane venait d'ajouter :

— Je me sens bien lasse. Je vais avoir une grande paix chez ma mère.

Il se dit qu'elle avait raison, que l'absence, l'éloignement d'un cadre familier où s'étaient passées de pénibles scènes, la rupture instantanée d'habitudes dangereuses à l'âme et fatigantes au corps, vaudraient mieux à cette nature souffreteuse.

Il y avait eu trop de chocs entre eux. Dans une semaine de séparation, l'amertume s'épuise, l'attendrissement renaît.

Peut-être que, dans une semaine, il aurait l'immense joie de la retrouver apaisée, affectueuse, et pourrait oublier les mauvais jours.

Elle partit donc, sans trahir en rien le dépit ni les regrets. Elle partit, plutôt souffrante qu'attristée. Quand un peu de faiblesse ralentissait sa marche vers la gare, elle serrait sa main contre sa poitrine comme pour en accélérer la respiration. Un léger froissement, sous la soyeuse étoffe, répondait à ce geste.

Elle emportait comme une consolation, comme un soutien, l'adieu de Just Évenin.

À la même heure, le facteur remettait une lettre au concierge du lycée pour le professeur de rhétorique.

Les études terminées, le jeune homme allait rentrer chez lui, quand le proviseur le retint pour lui soumettre certains plans dont il attendait merveille.

Cette menue circonstance lui permit de recevoir le soir même la petite enveloppe à l'écriture tremblée dont la vue le fit tressaillir.

Comme il devina bien que cela venait d'elle ! Elle lui répondait !... Il allait donc savoir !

Bien seul dans sa chambre et la porte verrouillée, il brisa l'enveloppe, d'où montait un subtil parfum féminin. Aucune lettre n'en sortit ; mais quelque chose s'en échappa qui vint échouer en tournoyant à ses pieds ; qu'était-ce ?... Un rien, moins qu'une fleur,... une feuille, sur laquelle s'arrêtèrent ses yeux stupéfaits.

Il ramassa le petit objet brillant. C'était bien une feuille de soie, toute fraîche et colorée, une feuille de camélia. Oh ! les camélias rouges de madame Jouanny !... il venait de les reconnaître une fois encore, même sous cette forme brisée !

Ce n'était point ce qu'il espérait, mais c'était un souvenir.

Pieusement, il approcha la petite feuille de ses lèvres et fit un cri de joie. Il venait d'y lire, finement tracé par une plume élégante sur l'étoffe soyeuse, un mot, un nom : JANE.

Ce soir-là, dans la solitaire petite chambre du professeur, il y eut une profonde joie et une grande reconnaissance.

Quelques jours passèrent, pleins de préoccupations, de chiffres, de travaux administratifs pour André Jouanny. Sa permutation était parvenue au colonel du 206e. Le major Durajoux s'impatientait terriblement.

Mais il était une chose que le mari de Jane attendait avec de bien autres angoisses : c'était la réponse de sa mère. Le verger ne se vendait donc pas ? Alors, pourquoi ne pas hypothéquer ce bout de terre ? Il devait bien valoir deux mille francs.

Madame Jouanny mère avait répondu qu'on s en occupait, que l'affaire allait se terminer, qu'il ne lui resterait plus que des fleurs en pot sur ses fenêtres, mais qu'elle faisait ce dernier sacrifice à son André, sans même demander pourquoi son André l'exigeait d'elle.

En recevant ces touchantes plaintes, le pauvre officier se frappait la poitrine, s'accusait de faiblesse, maudissait sa tendresse aveugle pour une jeune femme à laquelle il sacrifiait ainsi sa vieille mère.

Mais l'impérieuse nécessité, plus implacable que le remords, se dressait devant lui. Il espérait recevoir l'argent demandé le samedi matin, et quitter, le soir même, Douai pour Paris et Toulouse.

Le vendredi, à cinq heures du soir, il donnait le dernier coup d'œil à ses emballages, avec le vague espoir de les retrouver sains et saufs après la traversée de France qu'ils allaient faire, lorsque entra le fourrier d'ordres.

Il était à la veille de rendre son service, les ordres n'avaient plus pour lui qu'un médiocre intérêt. Celui-ci, pourtant, était terrible dans sa brièveté.

L'intendant annonçait pour le lendemain matin une revue administrative.

Cela signifiait la visite de cette caisse du 206e, allégée de deux mille francs avant qu'une désolante fatalité eût permis de les y replacer.

Le major rendit au fourrier le livre d'ordres, en faisant un effort prodigieux pour ne rien laisser paraître de ses impressions.

Les ouvriers emballeurs lui parlèrent sans en obtenir de réponse. Le préposé aux Transports militaires, qui survint, fut fort étonné de le trouver si distrait, si absorbé, quand il lui adressait, en somme, quelques observations tout à fait dans l'intérêt de ses bagages.

Le major agissait comme un automate et répondait par à peu près. La présence de ces étrangers semblait lui paraître lourde. Celle d'un nouvel arrivant le bouleversa.

Son ordonnance lui annonça le capitaine-tresorier.

La figure de M. Rimbaut, placide d'ordinaire, reflétait une vive agitation. Dédaignant, pour la première fois de sa vie, les formules ordinaires de la politesse, il entra brusquement et sans coup férir :

— Monsieur le major, je viens de recevoir avis que l'intendant passera une revue administrative demain, à la première heure.

— Ah ! Rimbaut, que dites-vous là  ? murmura le major, qui blêmit plus encore.

— C'est un nouvel intendant qui affectionne ces façons de faire, méfiantes peut-être, mais légales après tout.

— Et... vous... n'êtes pas... en mesure..

— Monsieur le major, vous savez mieux que moi quel est le déficit de ma caisse.

Le malheureux officier vit en une seconde passer devant ses yeux troubles le déshonneur et le suicide pour lui, la destitution pour son infortuné camarade, la honte pour le régiment tout entier.

Et il était le supérieur de celui qui n'avait point osé refuser de lui ouvrir sa caisse ! Il l'avait entraîné à enfreindre le règlement, et il n'avait même pas la possibilité de lui rendre instantanément sa sécurité perdue.

Le pourrait-il mieux le lendemain ? Était-il certain de recevoir à heure fixe cette somme si désirée, si passionnément attendue ?

D'ailleurs, l'intendant annonçait devoir être matinal. C'était à devenir fou, et le capitaine-trésorier en avait déjà la mine.

Tant de coups répétés accablaient le major depuis quelques semaines que celui-ci, malgré sa gravité exceptionnelle, ou peut-être à cause des résultats effrayants qu'il pouvait amener, lui permit de recouvrer son sang-froid.

Ce n'était point l'heure de s'abandonner soi-même ; il n'hésita pas une minute de plus.

— Rimbaut, dit-il, rentrez chez vous et dormez tranquille. Vous aurez demain, à l'aube, les deux mille francs qu'il vous faut.

Le capitaine-trésorier lui prit les mains, et, dans sa joie, les eût volontiers embrassées. Il oubliait que le plus coupable n'était pas lui, pour ne voir que l'espérance renaissante.

— Je savais bien, monsieur le major, balbutia-t-il, que vous n'auriez pas laissé dans l'embarras un camarade...

— Que j'ai eu le tort extrême d'amener sur un volcan, conclut le major en s'efforçant de montrer un visage calme.

Il congédia le capitaine-trésorier et se mit en mesure de réaliser le plan qu'il venait de concevoir. Pas un instant n'était à perdre.

Il fallait partir pour Paris par le premier train, y arriver vers onze heures, voir un banquier, un homme d'affaires, un usurier au besoin, subir toutes les conditions, obtenir de l'argent coûte que coûte, reprendre le chemin de fer et se trouver rue Jean-de-Bologne avant M. l'intendant.

Il ne se dissimulait pas que cette expédition, en pleine nuit, sans recommandation, sans garanties matérielles à offrir, pressé par les circonstances et par le temps, avait de grandes chances d'insuccès.

Pourvu qu'une seule chance de réussite lui restât, il se sentait plein d'énergie pour la tenter.

Un peu avant sept heures, il donna ses ordres à son ordonnance, prit son caban, son revolver et sortit.

Sur le palier sombre, une forme élégante se dessinait debout, immobile, dans la pose résignée de l'attente.

Si invraisemblable que cela fût, le major crut distinguer madame de Guimont.

L'ombre mit un doigt sur ses lèvres.

— Chut ! dit-elle, je guettais votre passage.

— Madame... est-ce bien vous, vraiment ?

— C'est moi qui veux vous dire quelques mots : venez.

— Veuillez m'excuser, je ne le puis en ce moment... Mais demain matin, j'aurai l'honneur...

— Ah ! laissez-moi espérer que votre grande hâte va cesser après m'avoir entendue.

— Non... Je pars.

— Vous ne partirez pas sans me permettre de vous dire qu'il n'est nul besoin d'aller bien loin pour trouver des amis : en voici une, et une amie vraie.

— Mon Dieu !... balbutia-t-il, que voulez-vous dire ?

— Qu'il est imprudent... ou peut-être providentiel... de parler affaires les fenêtres ouvertes : les miennes sont au-dessus.

Elle avait entendu. Le major crispa, à les briser, ses mains fiévreuses.

Une petite main douce s'y glissa, et la voix consolante répéta bien bas :

— Venez.

Il céda à la pression amicale, à l'appel encourageant, et suivit son guide.

Élise le fit entrer dans une petite pièce simple et gaie, qui lui servait de cabinet de travail et que la flamme d'un feu clair remplissait de lueur joyeuse.

Elle lui indiqua un fauteuil, se pelotonna sur une chauffeuse, et, rapprochant un peu son aimable visage du visage bouleversé de l'officier, comme pour mieux lui laisser y lire toute sa sympathie :

— Vite, vite, dit-elle, passons aux confidences.

Il eut un gémissement douloureux.

— Hélas ! que vous dirai-je ?... je suis un être faible qui...

— Non, ce n'est point cela : combien vous faut il ?

— 0 madame ! exclama-t-il en se levant

Doucement elle le retint, et doucement aussi lui expliqua que, lorsque le temps pressait si fort, les convenances ne souffraient point d'un peu de brusquerie dans les mots et dans les actes.

Sa voix était si persuasive que, sa logique ne l'eût-elle pas été, André Jouanny sentait se dilater son cœur et se rasséréner son trouble.

En quelques paroles suffisamment claires pour laisser entrevoir ses angoisses passées, sans toutefois les dévoiler, il raconta comment il avait puisé dans les fonds confiés au capitaine Rimbaut cette somme misérable et tyrannique qu'il fallait y replacer à tout prix.

Quand il eut tout dit, Élise eut un sourire.

— Comme mon fermier est un garçon d'esprit ! fit elle, en allant vers un petit meuble qu'elle ouvrit vivement. Il m'a apporté son terme avant la date, par crainte des voleurs. Moi, qui en ai grand'peur aussi, m'en voici délivrée.

Elle montrait au major, en parlant ainsi, une petite liasse de billets de banque qu'elle se mit à compter avec la plus grande aisance.

Là  ! dit-elle, vous me contraignez à vérifier mon fermage, ce que j'ai eu le tort de ne pas faire ce matin. Je serais un pitoyable comptable, allez ; cependant, je ne crois pas faire d'erreur cette fois.

Il devinait bien que ce babillage n'avait d'autre but que de lui laisser le temps de se remettre ; il l'écoutait avec attendrissement. Une larme lui vint aux paupières qu'il n'eut point la mauvaise honte de cacher.

Simplement elle lui donna les billets ; simplement il les prit.

Pour remercier, il ne trouva qu'un mot :

— Quelle amie vous êtes !

Elle rougit de joie, comme si cet éloge était vraiment bien le seul qu'elle ambitionnât.

— Allez bien vite, maintenant, fit-elle en le poussant vers la porte.

Il franchit au pas gymnastique la distance qui séparait la rue de la Madeleine de la rue Jean-de-Bologne. A la porte du ménage Rimbaut, il se composa une figure calme, ou du moins l'essaya-t-il.

Les cinq enfants entouraient encore la table où la mère leur distribuait les amandes et les raisins secs du dessert.

Elle s'interrompit pour saluer le major d'une belle révérence cérémonieuse et allonger une bourrade à l'aîné des garçons, trop lent à se lever devant le supérieur de son père.

— Ne vous dérangez point, madame, je viens pour le service, un peu tard, il est vrai, et vous en fais mes excuses.

Le capitaine-trésorier s'empressa d'ouvrir la porte de son bureau ; il n'osait pas espérer que ce fût encore la somme annoncée.

Quand il aperçut les billets bleus émerger de la tunique du major, il eut regret de ses soupçons et honte de ses inquiétudes.

— Voici les deux mille francs, dit gravement M. Jouanny : ils nous donnent une leçon salutaire. J'ai eu tort de vous les demander.

— Oh ! monsieur le major, je savais bien à qui je les remettais.

— Quand vous aurez mon grade, mon cher Rimbaut, ne cédez jamais à la tentation de demander un service de ce genre à un inférieur, qui se compromet en l'accordant. On souffre trop de si coupables irrégularités, quand on a eu la faiblesse inexcusable de les commettre.

Et comme le capitaine-trésorier le regardait, surpris de l'entendre ainsi s'accuser, le major ajouta avec noblesse :

— Après le mauvais exemple que je vous ai donné, ceci est mon amende honorable.

Ils se serrèrent la main sans rien ajouter. Le major reprit et déchira le bon tiré de la caisse, y vit réintégrer la somme, et s'éloigna plus heureux qu'il ne l'avait jamais été à Douai.

Madame Rimbaut ne manqua pas de lui adresser un nouveau salut, encore mieux dessiné que le premier ; mais, quand elle l'eut vu disparaître, sa physionomie revêtit une expression dédaigneuse.

— Ces joueurs, murmura-t-elle, ils ont toujours des figures bouleversées !

Le major Durajoux arriva le samedi soir ; et ce ne fut que le dimanche qu'arriva la lettre si attendue de madame Jouanny mère.

On avait hypothéqué le reste du verger pour 2,500 francs, qu'elle envoyait en une traite sur un banquier de Douai. Il lui resterait du moins l'illusion de se croire propriétaire de ce cher petit coin fleuri.

André Jouanny baisa respectueusement l'écriture irrégulière de cette pauvre vieille femme, qu'il aimait et qu'il faisait souffrir. Il lui écrivit aussi pour la remercier avec tout son cœnr ému, puis il monta chez madame de Guimont.

Celle-là, une étrangère, lui avait rendu l'honneur et le repos avec une hardiesse affectueuse dont il la bénissait passionnément dans le secret de ses pensées.

Il ne l'avait point revue.

— Bon ! dit-elle en le voyant entrer, une enveloppe à la main ; êtes-vous donc si pressé que cela de me rapporter ces jolis chiffons ?

— Ceux-ci n'ont qu'une valeur monétaire ; les autres s'appelaient la Sécurité, et, comme un égoïste, je ne les rapporte pas...

— C'est donc vrai, cela, fit-elle avec une nuance de tristesse, cet or aide au bonheur et donne la paix ?

— La donner ? Jamais. Il peut la rendre, quand on l'a perdue par une faute : la paix prend sa source plus haut.

— Si haut qu'on n'y peut atteindre, murmura la jeune femme.

— Qui peut la posséder mieux que vous, cependant, madame ? Vous, si grande et si généreuse !

Élise ne répondit pas, mais elle tourna vers M. Jouanny des yeux si désolés qu'il se repentit d'avoir parlé d'un bien dont il la devinait tout à coup dépourvue.

Et pourtant un je ne sais quoi le poussait à solliciter, à son tour, un peu de confiance chez celle qui avait pris toute la sienne.

— Je voudrais tant vous laisser heureuse ! dit-il doucement, vous croire heureuse !

--Et pourquoi ne le croiriez-vous pas ? répondit madame de Guimont avec une étrange âpreté. J'ai vingt-neuf ans -- l'âge des femmes qui n'en auront jamais trente --  ; je compte toutefois les avoir dans six mois et le dire tout haut. J'ai trois fois plus de fortune qu'il n'en faut pour vivre seule. J'ai ma liberté  ; on a dû vous dire que ce doit être un bonheur pour moi. Pourquoi donc ne serais-je pas heureuse ?

— On ne m'a rien dit. Je ne sais rien de vous, sinon que vous êtes bonne et que vous méritez toutes les joies.

— Je n'en ai aucune.

— Madame... est-ce possible ?

— Je perds même celle d'une amitié toute récente... et très-sincère.

Elle lui tendit spontanément la main.

— Quand partez-vous ?

— Tout à l'heure.

— Vous avez bien fait de me garder pour le dernier « au revoir » .

— Je voudrais bien que ce fût : « Au revoir » , en effet. Qui sait où me portera le vent ministériel ?

— S'il ne vous ramène jamais, vous serez, du moins, certain que j'en aurai regret. J'avais fondé sur vous, monsieur Jouanny, une bizarre espérance.

— Sur moi, madame ?

— Sur votre amitié, oui. Il me semblait que, seule désintéressée, seule aussi je devais l'accueillir. C'est si bon l'absence d'arrière-pensée !

— Eh bien ! conservez-moi cette faveur rare même de loin. Si vous avez jamais besoin d'aide, appelez-moi.

— Si jamais vous souffrez, dites-le-moi, répondit-elle avec abandon.

Il se leva, étouffa un grand soupir, et prit congé avec un baiser respectueux sur les doigts aristocratiques de madame de Guimont.

Il essaya de lui dire quelques mots de reconnaissance ; elle l'interrompit d'une voix triste :

— Ah ! ne troublez pas le plaisir que j'ai d'avoir pu être bonne à quelque chose, une fois, dans ma vie perdue.

Le major fut frappé du ton, du sens de ces paroles ; mais quoi ? il ne pouvait ni questionner ni comprendre.

Il prit et serra de nouveau la main qui ne le fuyait pas et descendit l'escalier en grandes enjambées.

Une heure après, il roulait à grande vitesse vers Paris.

Les poignantes réalités de ces derniers jours l'avaient brisé. Elles avaient, en revanche, détourné son esprit des préoccupations intimes et personnelles à Jane. En quittant Douai, il y rentra à plein cœur.

Madame de Nangeot, qui était venue l'attendre à la gare du Nord -- attention dont il s'inquiéta légitimement -- ne prit aucun détour pour lui déclarer que la santé de sa fille lui donnait les plus vives appréhensions. Ses amis pensaient comme elle, et son médecin était d'avis de partir de suite pour les Eaux-Bonnes.

— Je ne sais pas, monsieur, ajouta-t-elle aigrement, quelles fatigues vous avez pu imposer à cette pauvre enfant, quelles imprudences vous avez pu lui laisser commettre ; mais tout autre que son mari est épouvanté des ravages que la maladie a faits en elle depuis quelques mois.

André Jouanny était atterré.

— Allons vite vers elle, fut sa seule réponse.

— Mais me direz-vous, au moins, comment il se peut faire que vous n'ayez rien vu, rien enrayé, rien empêché dans cette phthisie foudroyante ? reprit furieusement la mère.

Un sourire d'une amertume infinie fut sa seule défense.

Jane gardait la chambre depuis son arrivée à Paris, c'est-à-dire depuis une semaine. Elle avait usé ses dernières forces dans les fêtes du carnaval. Tout ce qui, chez elle, empruntait à son état d'exaltation un relief factice s'était écroulé avec son roman.

Malade, elle l'avait été tout l'hiver sans le savoir, sans le vouloir surtout. Maintenant que le chagrin l'avait effleurée, elle tombait tout à coup, brisée, flétrie, mourante.

Mourante !... André le sentit en l'apercevant.

Jane était étendue sur une chaise longue, la tête renversée sur des coussins, le corps amaigri, le teint diaphane avec d'inquiétantes lueurs d'un rose vif sur les pommettes. Ses mains d'enfant tombaient inertes et pâles sur ses vêtements noirs ; ses yeux agrandis et brillants eurent un reflet joyeux.

— Bonjour, André, dit-elle en lui tendant son front ; vous avez bien tardé  !

— Le service, ma pauvre enfant, l'inexorable service m'a retenu deux jours de plus.

— Deux jours, vraiment ? N'y a-t il que deux jours que vous deviez arriver ?... Je vous attends avec tant d'impatience.

— Que vous êtes gracieuse de parler ainsi, chère ! dit-il avec effusion.

— Car il faut que vous m'emmeniez bien vite.

— Pour vous guérir là-bas, n'est-ce pas ?

— Ou pour y mourir.

— Jane, ma bien-aimée !... ne dites pas semblable chose.

Il prit ses mains et les couvrit de baisers, pour lui cacher les larmes qui l'étranglaient et voilaient ses yeux.

Elle les sentit entre ses doigts et les essuya d'un geste tendre.

— Mon Dieu, que vous êtes bon, mon ami ! dit-elle, et que je regrette le chagrin que je dois encore vous causer ! Je vous ai déjà bien fait souffrir. Ne dites pas non, je le sens bien, allez !

Madame de Nangeot l'interrompit en entrant d'un pas solennel, précédant le médecin de la famille.

Celui-ci parut satisfait de trouver là le mari de sa malade, qu'il examina longuement, plus sans doute pour la rassurer elle - même que pour se former une conviction, car, en se retirant, il dit au major, qui l'accompagnait :

— Le mal a fait des progrès inimaginables !... je ne dois pas vous cacher, monsieur, qu'il tourne à la phthisie galopante.

— Perdriez-vous espoir, docteur ? interrogea le major épouvanté.

— Je ne le perds jamais, monsieur ; je lutte toujours.

— Ainsi, les Eaux-Bonnes ?...

— Elle ne peut plus supporter le voyage.

— Mais, c'est impossible, docteur : elle dansait il y a quinze jours !

— Trop.

— Elle était belle, ardente, infatigable.

— Le corps est usé.

— Elle n'a pas vingt-trois ans ! gémit André Jouanny en cachant sa tête dans ses mains.

Quand il les écarta de son visage, où il s'efforçait de rappeler un calme menteur, le docteur n'était plus là.

La malade alla chaque jour s'affaiblissant. Elle n'avait ni crises violentes ni douleurs sensibles.

Elle s'éteignait. Le voyage des Pyrénées, qui avait semblé lui sourire, ne parut plus l'intéresser. Elle n'était pas triste, elle ne parlait pas de la mort.

Cependant, elle s'informa pourquoi le vieux prêtre qui lui avait fait faire sa première communion et l'avait mariée ne venait pas la voir. Et sur la réponse qui lui fut faite qu'il revenait à peine d'une grande retraite ecclésiastique, elle le fit prier de se souvenir d'elle.

L'abbé vint dès le lendemain.

— Ah ! dit-elle en l'apercevant, nous avons de grands comptes à régler. Je suis devenue bien mondaine et bien mauvaise depuis que vous ne m'avez vue, mon père.

Et comme le major se retirait discrètement :

— Vous pourriez vraiment rester, André, ajouta-t-elle ; je n'ai rien à dire que vous ne deviez entendre ; mais j'aurai le mérite de vous faire, à vous aussi, ma confession.

Le soir, seule avec son mari, elle lui fit signe de s'approcher bien près, tout près d'elle.

— Je ne puis guère parler, souffla-t-elle, et j'ai besoin de vous dire tous mes torts.

— Vous n'en avez pas... Je ne veux rien entendre... Dormez plutôt, ma chérie.

— Alors, lisez ceci.

Elle tira d'un petit carnet, caché sous un coussin, le poétique billet du professeur de rhétorique.

Il le parcourut du regard, le cœur serré par une griffe de fer. Il venait de comprendre, il saignait en dedans.

— J'ai autorisé cette hardiesse, murmura-t-elle.

— O Jane ! tais-toi, je t'en conjure.

— Je l'ai souhaitée. J'ai fait plus...

— Jane !

— J'ai répondu.

— Vous vous calomniez !

— J'ai écrit ce nom de Jane, que vous prononcez si tendrement,... je l'ai écrit sur une feuille de camélia... qui est arrivée à son adresse.

— Vous avez fait cela ?

— Je ne puis vous demander à genoux mon pardon.

— Vous... vous l'aimez donc ? fit-il d'une voix si changée qu'elle ne la reconnut pas.

Elle se souleva péniblement et le regardant, les mains jointes :

— Je l'ai cru. J'étais folle !... Le plaisir me grisait.

— Et la réalité était sombre, n'est-ce pas ?

— Pardonnez-moi, André.

— Certes, je te pardonne, pauvre enfant exaltée que je n'ai point su rendre heureuse !... Au moins, bannis les fantômes qui te troublent ; je t'aime assez, moi, pour oublier !

Elle avait repris l'adieu de Just Évenin, et, sans y jeter un regard, elle s'approcha de la veilleuse qui tremblait dans un globe de cristal dépoli.

Le papier s'enflamma avec un crépitement, brisa le globe et s'envola en débris impalpables.

Il sembla au major que son cœur éclatait avec le cristal.

— André, dit-elle, combien Dieu me punit de n'avoir pas compris mon bonheur !

Elle eut un accès de toux, essuya ses lèvres sanglantes et s'écria avec une énergie atroce :

— Je ne veux pas mourir, André  !... je ne veux pas mourir !

Il l'entoura de ses bras pour la calmer, la remit doucement sur les coussins en lui murmurant de tendres paroles.

Les yeux de Jane, ouverts et fixes, semblaient voir ce qu'elle seule pouvait envisager à cette heure poignante : le passé de sa vie, peut-être au delà de la vie.

Elle décroisa ses mains froides, les jeta, par un retour de ses adorables câlineries d'autrefois, au cou du major, en disant dans un souffle suprême :

— Ah ! je vois clair maintenant : je n'ai jamais aimé que toi !...

Pendant quelques minutes, il la retint ainsi doucement serrée, écoutant les battements de ce cœur qui retournait à Dieu. Les pulsations diminuèrent, s'éteignirent... L'étreinte se détendit. Les petites mains le glacèrent.

Quand, à travers ses pleurs, il osa regarder Jane, il vit, avec une indicible émotion, un sourire d'infinie béatitude sur ce jeune visage rasséréné par la mort.

II

Le major Jouanny à madame de Guimont.

Toulouse, 15 janvier 1864.

Vous souvient-il, madame, de m'avoir dit un jour : « Quand vous souffrirez, dites-le-moi » ? Je souffre beaucoup. Voulez-vous me permettre de vous rappeler votre offre miséricordieuse ?

Si oui, ce sera une grande joie, la première que, depuis bien longtemps, ait goûtée le plus respectueux de vos serviteurs.

ANDRÉ JOUANNY.

Madame de Guimont au major Jouanny.

Douai, 18 janvier.

Certes, je me souviens, monsieur, et de tout cœur j'autorise, avec le regret d'avoir à le faire. Un peu de bonheur, en effet, vous vaudrait mieux que la sympathie de celle qui n'a cessé de se croire pour vous, malgré le silence et l'éloignement, quelque chose comme une amie.

ÉLISE DE GUIMONT.

Le major Jouanny à madame de Guimont.

Toulouse, 29 janvier.

Vous êtes bonne, madame, et je sais, voici bien des mois déjà, que vous méritez toutes les reconnaissances, celle du cœur et celle du souvenir.

Votre lettre est le premier sourire de mon existence morne, depuis qu'un grand deuil l'a frappée. Devant la mort, les griefs tombent, les ressentiments s'envolent ; il se fait un grand apaisement. On est surtout surpris de vivre malgré la secousse, et, plus encore, d'avoir si péniblement ressenti ces grandes misères d'autrefois, qui ne sont plus que des riens quand une vraie douleur a passé.

Et pourtant, combien peu de ces misères-là m'ont été épargnées ! Les circonstances ont en quelque sorte encore assombri mon deuil. Sans respect pour la mémoire de ma chère morte, le passé s'est une fois encore dressé contre elle avec des réclamations et des duretés implacables. Les petites dettes sortaient de terre pour l'accuser.

La pauvre enfant ! je ne l'ai point accusée, moi. Dans les organisations minées par un mal sans remède, il se produit ces lacunes de la prudence, ces défaillances de la raison.

Si je vous laisse entrevoir cette plaie, c'est qu'un industriel qui n'avait point mon adresse m'a dit s'être adressé à vous, madame, pour la découvrir, sans vous dissimuler les motifs de cette recherche.

A-t-il été le seul ?

Je devrais en mourir de honte. Je n'en éprouve, devant vous, qu'un chagrin tempéré par la sainte indulgence que je sens planer de votre cœur sur son souvenir.

C'est étrange. Nous autres hommes, nous ne voyons pas cela.

Aviez-vous vu, vous, madame, des bijoux neufs récemment attachés à ce cou délicat, à ce bras frêle ? Et des dentelles pour rehausser la simplicité des étoffes ?

J'ai dû les regarder aussi, pourtant ; mais je n'ai jamais vu que la femme.

Et tenez, telle était ma faiblesse, ma pitié pour cette enfant malade, si je les avais vus, ces bijoux dont elle se parait en tremblant sans doute, je lui aurais pardonné cette suprême folie, je les aurais laissés servir encore à relever sa mignonne beauté.

J'ai pardonné bien plus encore !

Mais, grand Dieu ! que le cœur reste vide après ces grands efforts !

Il se soulage, du moins, en se croyant écouté, compris, peut-être plaint.

C'est pourquoi ma lettre, férocement égoïste, ne vous parle que d'elle, la pauvre morte, et du triste vivant, qui vous bénit de ne point l'oublier.

ANDRÉ JOUANNY.

Le capitaine Odret au major Jouanny.

Douai, 1er février.

Vous me savez peu discoureur par nature, mon cher camarade, ce qui vous empêchera de vous méprendre sur le but de cette lettre. Je n'ai aucun bavardage mal digéré à placer ; j'ai seulement un extrême désir de renouer nos bonnes relations interrompues.

À vrai dire, je ne savais trop où vous prendre. J'avais appris que vous étiez en congé, quelque part, dans les Alpes. Les mauvaises langues douaisiennes insinuaient que vous vous étiez fait trappiste.

Eh bien ! et l'épaulette ?

Moi, je savais bien que le régiment vous reverrait tôt ou tard.

Hier, chez madame de Sobrière, qui ne vous oublie nullement, on a parlé de vous, et madame de Guimont, avec cette simplicité charmante que vous lui connaissez, a déclaré avoir reçu de vos nouvelles.

Elle a eu un beau succès.

« Que faisiez-vous ? Où étiez-vous ? Saviez-vous, au moins, que Douai avait pris part à vos peines ? avait souffert de votre deuil ? »

Oui, vous deviez le savoir, car les lettres et les cartes ont plu chez vous. On vous aimait bien ici.

On ne vous y remplace pas. D'ailleurs, on n'a pas le cœur au plaisir comme de votre temps, ce temps où l'on était heureux. Vous ne m'en voudrez pas de le rappeler. Il est une place vide qui fait la tristesse dans les salons... Voici un an bientôt que nous vous regrettons sans trêve.

Si vous voulez, mon cher major, revivre un peu de votre ancienne vie du 206e griffonnez-le-moi de cette écriture si peu administrative dont vous êtes doué. Je n'ai jamais compris que voire secrétaire pût vous lire, mais je suis certain de vous deviner.

À vous comme devant.

G. ODRET.

Le major Jouanny à madame de Guimont.

Toulouse, 10 février.

S'il est une chose qui m'étonne, madame, c'est de pouvoir entendre parler d'une ville où j'ai souffert beaucoup, sans me révolter. Eh bien ! Odret a fait ce miracle.

Il m'a écrit, il me cite des noms connus, et j'ai lu jusqu'au bout cette lettre, et j'y ai répondu, et j'ai montré une placidité absolue au sujet des nouvelles qui pourraient me parvenir par cette voie.

Tout cela n'est-il pas bien illogique ?

J'imagine que cela doit tenir à une secrète espérance, celle de recevoir de vos nouvelles mêlées à d'autres et l'es faisant supporter.

Odret va donc nie dire ce que devient cette société, que je croyais avoir prise en haine et pour laquelle je n'ai peut-être qu'une suprême indifférence.

Elle m'a tué mon bonheur, me dit la rancune.

Je n'avais qu'à le mieux garder, et je ne l'ai pas su, me dit la raison.

Que ce soit oui ou non ma faute, je n'en suis pas moins plus seul, plus triste, plus découragé qu'un paria.

Madame de Guimont au major Jouanny.

Douai, 18 février.

Puisque vous êtes d'humeur si noire, je reconnais, monsieur, que l'amitié d'une pauvre petite femme n'y peut guère, et me voici presque aussi découragée que vous.

Voyons, regardez le malheur en face. Le vent a soufflé sur votre intérieur pour le briser et en disperser les débris ; soit, résignez-vous, sachez vivre seul.

La désillusion vous a frappé, flétrissant une à une les joies chères ; soit, encore, sachez porter la tristesse.

Mais pourquoi le découragement ? Vous n'êtes pas un paria de la vie, vous n'en êtes qu'un blessé.

Il est des blessures qui guérissent.

Vous ne le croyez pas ?...

Elles se cicatrisent, tout au moins.

Non, encore ?...

Alors, monsieur, et en attendant qu'il arrive de vous ce qu'il plaira à Dieu, sursum corda, le cœur en haut !

Voilà un remède qui n'a rien d'humain et qui vous fera peut-être sourire de pitié,

« Ces femmes ! direz-vous, elles n'ont que des oraisons à vous offrir en panacée. »

Si vous pensez cela, ce sera une grande injustice de plus, voilà tout.

Je ne vous parle pas d'oraisons. Leur heure viendra peut-être, quand le cœur apaisé éprouvera le besoin de prier.

Le cœur en haut ! Ceci, monsieur, est plus viril qu'on ne pense.

Le cœur en haut ! pour prendre en pitié nos misères, et, en désir, des espérances meilleures.

Le cœur en haut ! pour qu'un deuil, si légitime qu'il soit, ne brise pas une carrière et n'annihile pas un homme.

ÉLISE DE GUIMONT.

Le capitaine Odret au major Jouanny.

Douai, 1er mars.

Ah ! que vous êtes bien toujours le même excellent camarade ! Le chagrin vous a laissé dans un coin du cœur le souvenir de vos amis et même un certain intérêt pour tous ceux qui vous ont connu.

Je dois dire que le leur est plus vif. Cela est bien à leur louange, allez. Les militaires sont si vite oubliés !

Vous ne l'êtes pas, mais pas du tout. Madame de Sobrière affirme que vous étiez, comme bonne grâce et conversation, la pierre angulaire de son salon.

La chère douairière a beaucoup vieilli. Ses soixante-huit ans, qui avaient mis jusqu'ici une discrétion méritoire à ne pas trop se faire sentir, ont pris tout à coup leur revanche.

Elle a un catarrhe, des rhumatismes, et néglige d'éponger d'eau des Fées ses cheveux encore épais. Il en résulte un bel encadrement blanc à ses grands traits hautains, ce qui lui restitue la véritable beauté de son âge.

Sa maison se ressent des métamorphoses de sa personne. On y reçoit infiniment moins ; on n'y danse plus du tout.

Vous souvenez-vous du receveur des finances ? Il vient d'obtenir son changement et en exulte.

Le maire a marié sa fille : joie exubérante !... Et le juge de paix en est gratifié d'une cinquième : résignation méritoire.

L'événement le plus important de notre monde est la transformation instantanée d'un brillant professeur de rhétorique en sous-préfet d'avenir. Ces choses-là se voient sous tous les régimes.

Peut-être n'avez-vous pas oublié M. Just Évenin, un Méridional spirituel et brun avec des sourcils embroussaillés et le don de réussir en toutes choses.

Madame de Sobrière, qui en avait fait d'abord son favori, a mis tout à coup dans sa tête d'en faire un fonctionnaire.

Ce n'était pas très-facile, le candidat étant dépouillé de titres spéciaux et riche seulement d'un mérite incontestable.

La douairière n'a pas reculé pour si peu. Elle avait, à tout hasard, présenté son protégé au ministre de l'intérieur, lors de la fameuse soirée du président Granondesse.

Cette présentation, qui avait alors passé assez inaperçue, servit de point de départ à des démarches habiles, persistantes, couronnées de succès.

Le poëte à la mode des salons douaisiens s'est éveillé, ces jours derniers, sous-préfet de Cambrai.

Un autre événement... Mais je m'aperçois que cette revue m'entraîne uu peu loin. Ce sera, si vous le voulez bien, pour la prochaine chronique locale.

Le major Jouanny à madame de Guimont.

Toulouse, 5 mars.

Vous avez, madame, des mots qui charment ; vous en avez surtout qui fortifient.

Votre sursum corda a été entendu et compris.

Je m'efforce de l'appliquer par obéissance, par conviction plus encore.

Il m'avait manqué une voix autorisée pour me dire ces simples mots, qui sont un code de philosophie chrétienne.

Je vous remercie, madame, d'avoir été cette voix.

En attendant que votre sursum corda me porte vers les élévations sublimes où vous me voulez voir, il m'aide à porter le terre à terre de la vie.

Mon service est là, monotone, inexorable ; je le fais.

Mes camarades m'entourent, bons, indifférents ou vulgaires ; je partage leur existence aux heures où le veut la coutume.

Le soir, libre, seul, je ne puis reprendre cette vieille habitude de l'officier, ce café militaire, bruyant, bondé de consommateurs, où l'ennui vous saisit tout vif, tandis que la fumée vous étrangle.

Beaucoup, beaucoup de ces messieurs trouvent cela charmant et ne peuvent s'en passer.

Moi, je fuis le supplice.

Alors, que faire ? Les soirées fraîches ne permettent qu'une courte promenade. Au foyer sombre, le feu meurt. J'éteins ma lampe pour ne pas voir tout mon isolement.

Je me souviens, et je secoue ces fantômes.

Que puis-je voir dans l'avenir ?

Timidement, j'ose penser à vous, madame ; vous savez que chacune de ces pensées-là équivaut à une bénédiction.

Le major Jonanny au capitaine Odret.

Toulouse, 12 mars.

Il n'y a pas que votre aimable douairière de vieillie, mon cher Odret. Je sais de par le monde un certain major qui n'a pas quarante ans et en paraît bien cinquante.

Il est vrai qu'il a terriblement neigé sur sa tête et sur son cœur depuis deux années.

Plus que vous ne le supposez, je me souviens de Douai. Les êtres dont vous faites, d'un trait de plume, revivre la silhouette me sont encore familiers.

Tous mes compliments au receveur des finances ; mes compliments aussi au maire et au juge de paix, mais avec la nuance que nécessite la variété des bénédictions célestes à eux octroyées.

J'admire combien la comtesse de Sobrière a la main heureuse, et je ne saurais trop féliciter les heureux administrés de l'arrondissement de Cambrai.

Voir tomber, de l'Université à la sous-préfecture, un professeur qui a dû revêtir toutes les connaissances administratives en passant son habit brodé, c'est une faveur qu'ils ont dû s'attirer par quelque œuvre pie.

J'attends la suite du feuilleton, mon cher camarade.

Le major Jouanny à madame de Guimont.

Paris, 15 avril.

Il me semble, madame, n'avoir rien reçu de vous depuis un temps si long, si long, que je ne sais plus l'évaluer. C'est par la souffrance que je le compte.

Vous me pardonnerez ce mot, qui a tout l'air d'une exagération ou d'une impertinence.

Je souffre de ne plus être consolé.

Quel misérable égoïste que l'homme ! Avec une douceur sans pareille, j'ai livré mon cœur malade à vos savantes petites mains. Elles ont des appareils inédits et des cordiaux merveilleux.

Et j'ai laissé venir la consolation, en me disant que, pour savoir si bien la répandre, il fallait avoir connu le malheur.

Je me souviens qu'un jour, madame, vous m'avez dit être heureuse d'un ton qui démentait vos paroles. Me suis-je trompé ce jour-là  ?

Dans le tourbillon de mes chagrins, qui me secouait comme un arbrisseau, je sentais que vous pouviez mieux me comprendre que personne, parce qu'un vent d'orage avait dû vous courber aussi.

Et pourtant, qu'ai-je tenté pour adoucir une peine que je ne puis que soupçonner ?

Mon impuissance me désole, mon ignorance m'humilie. Il y a des gens qui n'ont reçu de vous aucun bienfait et qui vous connaissent mieux que moi, ce qui leur permet de vous défendre.

Moi, je ne sais rien de vous, sinon que vous êtes un miracle de bonté.

Pourquoi ne me parlez-vous jamais que de moi ?

Je suis à Paris pour affaires pénibles, toujours. Soutenez-moi donc, vous qui en avez le don. Je ne sais pas de fortifiant énergique qui vaille trois lignes de votre écriture.

Madame de Guimont au major Jouanny.

Douai, 16 avril.

Que voulez-vous dire, monsieur, et qui donc se charge de me défendre ?

Cela signifie, n'est-ce pas, que je suis attaquée ?

Ce sous-entendu m'a plus troublée, je l'avoue, qu'il est raisonnable de l'être en pareille occurrence.

Les jugements du monde... que m'importe ? ou plutôt, que devrait m'importer ?

J'ai cette faiblesse, après avoir reçu des coups de poignard, d'être encore sensible aux coups d'épingle.

Dites, je vous en prie, monsieur, de quelle piqûre ai-je été gratifiée devant vous ?

L'amitié ne doit pas reculer devant ces franchises douloureuses. Je compte sur la vôtre.

Le major Jouanny à madame de Guimont.

Paris, 18 avril.

Pourquoi vous émouvoir ainsi, madame ? Qu'ai-je donc dit ? Sans doute quelque mot malencontreux échappé à ma préoccupation. N'en prenez nul souci, je vous en conjure. Personne ne vous attaque. Qui l'oserait ? Et croyez-vous, d'ailleurs, que j'entendrais avec sang-froid une parole de cette nature ?

Pour achever de vous tranquilliser, voici, en quelques mots, l'incident auquel j'ai eu tort de faire allusion.

Madame de Nangeot, dont les affaires sont terriblement embrouillées, m'a appelé à son aide, non pas qu'elle me doive un centime, vous savez qu'entré pauvre dans sa famille, j'en sors un peu plus pauvre encore, mais parce que je suis, malgré tous ses griefs imaginaires, l'homme en qui elle croit pouvoir le mieux se confier.

Avec une imprudence rare, elle s'est laissé prendre aux boniments éblouissants d'un brasseur d'affaires, un peu courtier, un peu changeur, un peu légiste, qui s'est fait remettre, pour les faire fructifier, les débris de sa maigre fortune.

Les intérêts se payaient difficilement sans altérer la foi de madame de Nangeot. Quand elle réclama une portion du capital pour faire face à je ne sais quel imprévu, M. Vincent jeta des cris d'aigle, se déclara froissé de cette démarche et lui offrit une part dans une entreprise fantastique, au lieu d'argent monnayé.

Elle insista, il refusa ; bref, elle prit peur et m'écrivit.

Vous voyez d'ici ma tâche. En congé d'un mois, j'ai dû voir ce monsieur Vincent et lui arracher, bribe par bribe, un millier de francs, quand madame de Nangeot en réclamait dix mille.

Quelle misère ! avoir à lutter contre la mauvaise foi d'un homme taré, en conservant certaines apparences pour ne pas s'exposer à tout perdre.

La pauvre femme, qui lui a donné à garder le peu qui lui reste, n'a pris aucune précaution, n'a pas même de reçu, car on ne peut appeler ainsi cette phrase élastique glissée dans une lettre banale : « Votre envoi est en bonnes mains, madame, les mains dévouées de votre obéissant serviteur. »

Avec d'aussi sérieuses garanties, je tremble pour la vieillesse de madame de Nangeot.

Enfin, refoulant mes répugnances, j'entretiens avec cet homme des relations suivies. Je le vois chaque soir au café de la Bourse, et j'essaye de lui inspirer, à la fois, assez d'estime de mon caractère et assez de crainte de ma droiture, pour l'amener à reconnaître au moins le versement hasardé dont il n'existe aucune preuve.

Me voyez-vous, madame, attablé dans un café bruyant -- le seul lieu où M. Vincent consente à se laisser approcher -- buvant du bout de mes lèvres écœurées la bière qu'il me verse et lui offrant à mon tour une boisson plus alcoolique -- de l'eau-de-vie--dont il fait une consommation effrayante ?

La mère de Jane ne se doutera jamais de tout le dégoût que j'ai bravé pour elle.

Car il est vulgaire, ce M. Vincent, d'une vulgarité irritante. Ce n'est point par nature, c'est par volonté. Il lui plaît d'être ainsi perdu dans des vêtements trop larges, une énorme pipe éternellement allumée entre le buisson noir d'épaisses moustaches, lourdement chaussé, les ongles en rupture de lime et de brosse, et les yeux verdâtres, clignotant derrière des lunettes d'or.

On sent à merveille qu'il pourrait être tout autre, même au physique, et que ce manque de soin poussé à une telle limite lui sert de déguisement.

Il a une voix naturellement sifflante, qu'il essaye de rendre doucereuse, et qui n'arrive à l'oreille qu'après avoir difficilement franchi le rempart d'une barbe colossale, une barbe superbe, qui me semble toujours décrochée de toute pièce dans la vitrine d'un perruquier.

Eh bien ! croiriez - vous cette chose monstrueuse ?... Ce M. Vincent prétend avoir l'honneur de vous connaître... vous, madame, si en dehors de ce monde douteux, si au-dessus de cette individualité malsaine !

Un lieutenant du 206e, qui vient parfois au café de la Bourse, pendant son séjour à Paris, me parlant un jour devant M. Vincent du président Granondesse, de madame de Sobrière, en arriva à prononcer votre nom.

La physionomie basse de M. Vincent s'éclaira d'une vive lueur de curiosité.

J'aurais voulu reprendre sur les lèvres du lieutenant Viard ce nom respecté, pour le soustraire à un sentiment, quel qu'il fût, le plus banal même, révélé par cette face hypocrite.

C'était trop tard. Le lieutenant, je ne sais vraiment par quelle aberration, s'oubliait à vanter vos vertus, madame, votre charme et la dignité de votre retraite.

Un mauvais sourire passa sur les traits de M. Vincent, un sourire où luttaient le doute et la satisfaction.

Ce sourire me blessa, non pas même comme une inconvenance, mais comme une injure. J'allais follement demander raison de ce jeu de physionomie, quand la réflexion me sauva d'un ridicule et d'une injustice tout à la fois.

Je pouvais m'être trompé, avoir mal lu dans ce rictus muet. Je pouvais surtout me heurter à cette réponse vraisemblable : « Où voyez-vous une offense, et de qui vous faites-vous le paladin ? »

M. Vincent, en effet, n'avait ni prononcé votre nom, ni même articulé une seule parole.

Je me calmai par un violent effort et lui demandai froidement :

— Auriez-vous l'honneur de connaître madame de Guimont ?

— J'ai habité Douai, me répondit-il du ton le plus paisible.

Vous le voyez, madame, tout s'expliquait de la façon la plus simple. Cet homme a habité la ville où vous êtes si aimée ; vous l'avez sans doute effleuré au passage de ce doux et souriant regard dont je connais l'influence consolatrice ; vous lui avez fait du bien peut-être, et il se souvenait, comme se souviennent les mauvaises natures, avec un mélange d'ironie et de fatuité.

Votre susceptibilité, que j'ai eu le tort d'alarmer, peut donc retrouver sa quiétude. J'ai tenu à préciser les faits pour vous ôter tout soupçon de dissimulation de ma part.

Gardez votre paix absolue, madame, et pardonnez-moi de l'avoir troublée quelques heures.

Madame de Guimont au major Jouanny.

Douai, 20 avril.

Est-il vraiment si nécessaire que cela de fréquenter le déclassé dont vous me tracez le portrait ? Je vous sais patient et persévérant ; mais dans cette affaire, monsieur, trop de patience serait interprétée comme trop de faiblesse.

Si j'ai bien compris ce M. Vincent, le grand jour doit lui causer quelque terreur, et votre uniforme peut faire le reste.

Déclarez-lui donc qu'il vous faut le capital de madame de Nangeot, ou une reconnaissance en bonne forme, dans les vingt-quatre heures.

Faute de quoi vous publierez à la Bourse sa déloyauté, avant que de l'en punir d'une façon plus dangereuse.

Il s'exécutera, vous dis-je.

Mais, au nom du ciel ! ne vous compromettez pas par une apparence de liaison avec un monsieur Vincent.

Madame de Guimont au major Jouanny.

Douai, 21 avril.

Que vous ai-je donc écrit hier ? J'étais insensée. Ne tenez aucun compte de ma lettre. En vérité, je crois avoir assez perdu toute prudence pour vous conseiller quelque chose comme une menace. Pourvu que vous n'ayez pas compris quelque chose comme un duel !

Non, non, monsieur, on ne menace pas des gens véreux, de crainte d'en recevoir quelque offense qu'un coup d'épée puisse seul réparer.

Renoncez plutôt à des négociations si pénibles, où votre dignité pourrait avoir à souffrir. Et pour madame de Nangeot !...

Je souffre de vous savoir dans cet in pace ; j'ai peur en vous sentant côte à côte, toute une longue soirée, près d'un être que vous méprisez.

Du mépris à la colère, à la provocation, il y a bien peu d'intervalle. Et moi qui vous poussais à en finir brusquement ! Rassurez par un mot votre mauvaise conseillère.

Le capitaine Odret au major Jouanny.

Douai, 23 avril.

Le lieutenant Viard m'écrit vous avoir vu à Paris. Est-ce bien possible ? A Paris, et pas à Douai. Je persiste à croire qu'il n'a vu que votre ombre, que la précocité d'un chaud soleil d'avril projette de Toulouse sur le café de la Bourse,

Çà, mon cher major, venez donc nous voir. Le 206e sera tout en joie de vous offrir un punch colossal. D'autant mieux qu'il goûte peu votre successeur. Un drôle d'homme que ce Durajoux ! Vantard, bavard et sentimental en diable. Sentimental à sa manière, par exemple, et celte manière-là est peut-être la bonne.

Il a quitté Toulouse parce qu'il était ruiné et amoureux... sans espoir. Depuis lors, il a hérité d'un oncle et d'une nouvelle passion.

Je lui prédis que ce sentiment-là ne sera pa ; plus couronné que l'autre ; mais il me rit au nez, et persiste.

Ceci est l'événement du jour. Je vous en avais promis le récit réjouissant. Rien n'est drôlatique, en effet, comme un major Durajoux, haut en couleur, quelque peu ventripotent, avec la plantureuse chevelure pommelée que vous savez, féru d'amour pour la plus charmante femme de la ville.

Vous n'auriez jamais soupçonné que madame de Guimont fût affligée d'un soupirant de cette encolure.

Aussi ne me croyez-vous pas. Eh bien, très-cher major, venez me surprendre demain, et je vous ferai voir, de vos propres yeux, le brave Durajoux en train de se consumer, sans renoncer à incendier le cœur résistant de l'aimable veuve.

Le major Jouanny à madame de Guimont.

Paris, 25 avril.

Que votre amitié s'alarme ou que votre énergie domine, vous êtes adorable, madame, de prouver si généreusement votre intérêt à qui vous aime.

Votre premier billet était un conseil viril.

Votre second billet est le cri de terreur d'une amie.

Tous deux me sont chers, mille fois plus que vous ne le supposez.

Avec M. Vincent, la menace est inutile. Il n'a rien à perdre, moins encore en considération qu'en argent.

Je perds tout espoir pour la somme imprévoyamment confiée à de telles mains. Mes réclamations fermes, mes reproches sérieux ont glissé sur ce caractère impénétrable.

— Mon cher monsieur, m'a-t-il dit, -- et j'ai supporté ce « mon cher monsieur » par pitié pour ma belle-mère, -- vous avez une foi dans madame de Nangeot qui me touche, parole d'honneur ! Il est impossible de mieux jouer de son gendre que cette bonne dame n'en joue. Non-seulement elle ne vous a jamais payé que la rente d'une faible dot, mais à présent qu'elle n'a même plus rien à vous donner du tout, elle vous attelle à un petit roman, assez bien combiné, du reste, dont je suis le triste héros. Elle est joueuse, votre belle-mère, mon cher monsieur, joueuse à la Bourse, s'entend. Elle tripote fort mal un capital maigriot et serait tout à fait sans ressources si je n'avais eu la charité de l'aider de mes lumières, Elle m'a remis quelques misérables centaines de francs, que j'ai doublées, et que vous avez été chargé de lui rendre. Jusque-là, rien de mieux. Seulement, elle s'embrouille dans les chiffres, les voit doubles et s'imagine m'avoir confié une quarantaine de mille francs. Ceci, mon cher monsieur, est de l'hallucination. Elle me dépêche ensuite un officier français que j'estime fort, et dont elle suppose que le grand sabre va troubler mon sommeil. Ceci est de l'enfantillage. Il y a un mot plus... expressif, que je vous épargne, parce que vous croyez à elle, et qu'elle seule est coupable de vous mêler à ses billevesées boursicotières. Mon cher monsieur, votre belle-mère est ruinée, ce qui est fâcheux, et, de plus, monomane, ce qui est abominable. Je n'y puis rien et l'engage à ne plus utiliser votre loyauté militaire dans une réclamation inutile.

— Ainsi, monsieur, vous niez ? dis-je en me levant.

— Absolument.

— Je regrette, monsieur, d'avoir supposé avoir affaire à un autre personnage qu'à un chevalier d'industrie.

Je crus qu'il allait bondir sous l'insulte. Quelque chose passa dans ses yeux fauves dont la couleur verdâtre brunit subitement.

Il éclata d'un rire nerveux, haussa les épaules et me tourna le dos.

La galerie nous regardait avec curiosité.

À mon tour je regardai la galerie.

— Vous êtes témoins, messieurs, dis-je brièvement, que je viens de donner à M. Vincent le qualificatif qui lui est propre, sans éveiller autrement sa susceptibilité.

Et je sortis le plus lentement possible.

Personne ne me répondit, personne ne me rejoignit.

Voilà donc fini, bien fini, ce que M. Vincent appelle le « roman » de madame de Nangeot. La malheureuse femme ne possède absolument plus rien que quelques bijoux sans grande valeur.

Elle n'a que des larmes pour remercier, des larmes pour toute défense et pour tout profit dans l'avenir.

Elle sent sa faute, elle se désespère, et c'est tout. Demain, de quel pain vivra-t-elle ? Il est des heures où je la vois si inconséquente, si abattue, si puérile, que je me demande avec effroi si réellement elle est aussi victime qu'elle le dit, et si M. Vincent n'a pas simplement exploité en elle la passion de l'agiotage poussée jusqu'à la frénésie.

Pour réparer le mal, j'ai ma solde. Une dérision de plus dans ma destinée.

Le major Jouanny au capitaine Odret.

Paris, 26 avril.

Non, mon cher camarade, je n'irai pas vous serrer la main, pour des motifs assez graves qui étouffent quelque peu mes regrets.

Je suis retenu à Paris jusqu'à la fin de mon congé, qui est proche, par une affaire de famille très-sérieuse, par un devoir.

Ensuite, la seule pensée de me retrouver à Douai me fait un mal atroce. Croyez-vous, sans cela, que j'aurais eu le courage de me priver de la seule joie qui demeure à certains déshérités du bonheur ?

Je ne boirai donc pas à la santé du 206e dans la vaste salle du Café Européen, je ne verrai donc pas M. Durajoux se ridiculiser par l'affichage grotesque de ses prétentions.

Tenez, mon cher Odret, je trouve pitoyable l'aveuglement humain, mais je trouve écœurante la manifestation qu'on ose en faire.

La carrure, les cheveux et l'abdomen de notre camarade ne le rendent, après tout, que risible. Son outrecuidance le rend odieux.

Vous ne me dites pas si la femme d'élite objet d'une si funambulesque passion a daigné en soupçonner l'existence.

Le capitaine Odret au major Jouanny.

Douai, 30 avril.

Hé  ! hé  !... les femmes !... c'est si étrange, un cœur féminin !... Qui peut savoir ?

Je vous déclare d'abord, puisque notre chronique régimentaire et douaisienne vous amuse, que personne ne sait exactement ce que pense la belle veuve.

Quand je dis « la belle veuve », c'est une amplification. Madame de Guimont n'a pas de beauté proprement dite, mais un charme tout spécial qui lui en tient lieu.

Silencieuse et retirée, elle ne livre point légèrement le secret de ses sentiments. Si tant est qu'un major Durajoux puisse en faire naître, le vulgaire n'est pas dans la confidence.

Quant à le rencontrer sur sa route, à voir son visage extatique et à entendre ses soupirs, c'est une nécessité à laquelle elle ne peut se soustraire. Douai n'eût point été assez grand pour lui permettre de fuir son bizarre prétendant.

On affirme que la poste surmenée ne suffit plus à transporter à leur adresse les billets incandescents que commet l'infortuné Durajoux.

On a remarqué également, peu après le passage du facteur, une fumée bleue s'échappant, malgré la belle saison printanière, de la cheminée du grand salon de la veuve.

Tirez de cela les conséquences qui vous paraîtront les plus vraisemblables.

Moi, je sais ceci. Depuis quelque temps, madame de Guimont est préoccupée, absorbée, presque triste. Je la vois fréquemment chez la comtesse de Sobrière, et je puis lire sur son visage expressif la trace d'un travail intime.

Serait-ce l'héritage de l'oncle ?... Serait-ce le regard enflammé de Durajoux ?... Serait-ce le désir de tenter une deuxième fois la fortune du mariage ?

Je vous le laisse à deviner.

Le major Jouanny au capitaine Odret.

Paris, 3 mai.

Vous êtes fou, mon cher Odret ! ou bien, ce qui est fort mal, votre amour de la plaisanterie vous entraîne un peu trop loin.

Imaginer qu'une femme comme madame de Guimont peut être le moins du monde préoccupée d'une recherche comme celle de M. Durajoux, c'est manquer de convenance envers elle.

Elle est assez riche pour n'avoir nul besoin de l'héritage de l'oncle, et assez indépendante pour ne pas souhaiter un autre mari.

Avec cela qu'elle a été si heureuse, au dire de la chronique !

Enfin, elle est assez belle, quoi que vous en disiez, pour avoir le droit de rire de bon cœur de l'étrange figure de son soupirant.

Vraiment ! vous ne la trouvez pas belle ? Comment vous faut-il donc une femme, si celle dont la taille est majestueuse, le geste digne, le front royal, le sourire angélique et le regard ouvert ne vous paraît point digne de ce qualificatif ?

Je m'explique à présent votre célibat endurci. La terre ne produit pas votre idéal et ne le produira jamais.

Madame de Guimont au major Jouanny.

Douai, 5 mai.

J'ai bien réfléchi : il le faut.

Écoutez-moi, monsieur, et suivez mon avis sans le discuter, si bizarre qu'il vous paraisse.

Un jour viendra peut-être où je pourrai l'expliquer.

J'ai pris des renseignements depuis votre dernière lettre. M. Vincent a des fonds en roulement incessant à la Bourse et une pension viagère de cinq mille francs.

M. Vincent a dû recevon les quarante mille francs de madame de Nangeot et les engloutir : il est coutumier du fait.

En admettant qu'il en ait rendu quelques fractions et qu'il en ait perdu une autre partie par le jeu régulier de la Bourse, sans se l'approprier, il doit, en toute justice, rendre à madame de Nangeot une somme de vingt-cinq mille francs : le pain assuré.

Pour ce faire, demandez un rendez-vous à M. Vincent. Oh ! je le sais, c'est difficile !... et dites-lui très - nettement, sans préparation aucune : « C'est madame Élise de Guimont qui l'exige. »

Rien de plus. Il verra ce qu'il doit faire et vous en fera part.

Vous ne saurez jamais ce que me coûte la démarche que je vous conseille, par pitié pour une vieille femme sans énergie, que vous auriez, je le pressens, la généreuse folie de prendre à votre charge.

Ne vous en étonnez pas, ne m'interrogez pas, ne me remerciez pas non plus. Je fais à la fois, et c'est ma récompense, l'office de la charité et de la justice.

Le major Jouanny à madame de Guimont.

Paris, 6 mai.

Malgré ma stupeur, madame, je veux protester. Je n'interroge pas, mais je ne puis souffrir une intervention telle que celle qui m'est offerte.

Puisque vous connaissez cet homme, madame, vous savez mieux que moi combien l'abîme est grand entre votre dignité immaculée et les tripots inavouables de ce faiseur d'affaires.

Si vous avez sur lui une influence, dont je pleure de rage sans la comprendre, je ne permettrai pas qu'elle s'exerce en ma faveur.

Ma belle-mère partagera mes ressources, et je vous bénirai toujours, madame, sans avoir le remords de vous entraîner à une démarche imprudente.

Madame de Guimont au major Jouanny.

Douai, 7 mai.

Eh ! ce n'est point pour vous, c'est pour elle.

Croyez-vous qu'une femme de l'âge et des goûts de madame de Nangeot accepte sans révolte, et trouve ensuite suffisants, les efforts, les privations qui la feront vivre ?

D'ailleurs, je ne serai ni compromise ni imprudente en rappelant à M. Vincent qu'il doit suivre un chemin moins tortueux.

C'est mon droit strict.

Je vous en supplie, mon ami, croyez-moi et agissez ; agissez vite surtout.

Le major Jouanny à madame de Guimont.

Paris, 8 mai.

J'ai obéi. Êtes-vous satisfaite ? Moi, madame, il me semble avoir rêvé.

Je lui avais écrit, il est venu. A cette heure matinale, le café de la Bourse était désert. De mon habit bourgeois j'avais enlevé le ruban rouge. Songez donc, on aurait pu m'entendre traiter cet homme de chevalier d'industrie.

Il se sentait coupable, puisqu'il venait. Mon air effaré le surprit pourtant.

— Que me voulez-vous encore, monsieur ? me demanda-t-il.

— Régler définitivement nos comptes.

— Un duel ? fit-il en reculant.

— Allons donc !... Des chiffres.

— Je vous ai répondu déjà et n'ai rien à ajouter.

— Pardon. Vous m'avez à peu près prouvé la gestion malheureuse et la restitution de quelques milliers de francs. J'accepte ce compte. Il reste vingt-cinq mille francs environ en votre possession, il me les faut.

M. Vincent m'avait écouté très-patiemment, en homme qui flaire un piège.

À l'énonciation de ce chiffre, il fut pris d'un accès de fou rire aigu, forcé, qui souffleta violemment mes nerfs.

Je me rapprochai de lui, vous l'aviez voulu, madame, et lui dis en le regardant droit dans les yeux :

« Madame Élise de Guimont l'exige. »

Il fit un haut-le-corps de surprise et blêmit subitement.

— Madame de Guimont ! répéta-t-il... Madame de Guimont ?

J'inclinai silencieusement la tête.

— Je savais bien que vous la connaissiez... mais je ne supposais pas... Ainsi, elle sait donc ?... C'est bien particulier, par exemple.

Je le laissai balbutier sans l'interrompre, moi qui ne sais rien.

II passa plusieurs fois la main sur son front, une main fort belle aux ongles noirs.

— Madame de Guimont vous compte au nombre de ses amis ? reprit-il vivement.

— Elle me fait cet honneur.

— Et elle vous autorise à me parler comme vous le faites ?

Je tirai doucement mon portefeuille de ma poche, et, de ce portefeuille, votre lettre, madame, mais sans l'ouvrir.

Sous les lunettes, le regard avide dévora l'enveloppe.

— C'est son écriture. Ma foi ! monsieur, vous êtes plus favorisé que moi. Madame de Guimont ne me fait point lire ses jolies pattes de mouche.

— Finissons, monsieur, dis-je avec colère ; êtes-vous décidé à obtempérer à l'ordre de madame de Guimont ?

— Les femmes, monsieur, pour mon malheur, me font toujours faire ce qu'elles veulent.

— Quand aurai-je l'argent ? demandai-je brusquement pour dissimuler mon dégoût.

Il ouvrit la bouche pour protester ou réclamer un délai ; je fis tourner le portefeuille entre mes doigts, non sans mettre un certain temps pour y réintégrer la lettre.

Sa face était crispée ; il tiraillait sa superbe barbe noire d'une façon inquiétante pour sa solidité  ; puis tout à coup :

— Ce soir.

Je fis du haut de la tête une façon de salut.

— Ici ?

— Ici.

Je sortis sans le regarder, persuadé de ne plus le revoir.

Le soir, je revins ; il m'attendait déjà.

Votre nom, madame, fait des miracles. Je le savais par une expérience personnelle, par l'exemple de quelques autres malheureux ; je ne l'avais jamais vu d'une si foudroyante manière.

Sur le coin d'une table écartée, tout au fond de la salle, M. Vincent, penché et soucieux, alignait des billets de banque.

— Voici ! me dit-il en m'apercevant.

Il me poussa les billets bleus.

J'ai douté qu'ils fussent vrais, et jamais changeur n'examina des papiers incertains avec une plus scrupuleuse attention.

— Je vous remercie pour madame de Nangeot, dis-je en les empochant.

— Je vous prie de mettre mes hommages aux pieds de madame de Guimont, riposta-t-il avec audace.

Tant de hardiesse me déconcerta. La plus absurde rage me gonfla le cœur, et je sentis bouillonner sur mes lèvres un flot de paroles indignées.

Votre image sereine m'apparut pour me sauver de cette tentation indigne de moi, indigne de vous, surtout, qui ne me permettez ni les questions ni les colères.

Je sortis en chancelant, je vous le jure, madame, tant mon émotion intérieure dominait tout mon être. Je sortis sans avoir châtié cet homme qui osait mettre ses hommages à vos pieds !

Me trouvez-vous assez soumis ?

Madame de Nangeot est à demi folle de joie. Moi, j'ai peur de devenir fou d'inquiétude, de fureur, de reconnaissance et peut-être... et surtout, d'irrésistible curiosité.

Madame de Guimont au major Jouanny.

Douai, 12 mai.

Je vous dirai comme le poëte : « Tout est bien qui finit bien. »

Oubliez maintenant cet homme, ces émotions, ce désir qui vous pousse à savoir. Savoir ! Eh ! mon ami, il est parfois bien triste de connaître le dernier mot de toute chose.

Imaginez que j'ai joué à la bonne fée, comme dans les Contes de Perrault, et que j'ai comblé les souhaits que vous aviez formés, voilà tout.

Ce rôle me sied assez bien, n'est-ce pas ? avec ma grande taille, mon air grave et mes cheveux crêpés que j'ai l'habitude invétérée de laisser vagabonder à leur aise.

Il ne me manque que la baguette magique. Et encore, vous voyez qu'aux grands jours je la retrouve dans quelque coin.

Maintenant que vous voilà rassuré et apaisé, qu'allez-vous faire ? J'ai cru comprendre que votre congé touchait à sa fin. Le capitaine Odret, que je vois de temps à autre, me disait vous avoir invité à venir à Douai et n'avoir reçu qu'un refus.

Si vous fussiez venu, monsieur, j'aurais eu le regret de ne pas vous voir. Je pars demain pour ma propriété de Guimont, bien négligée depuis quelques années, et pour laquelle je rêve des embellissements tout à fait inédits.

Quand vous serez là-bas, dans le pays du soleil, songez que je suis dans celui de la fraîcheur, et que, par l'été qui s'annonce chaudement précoce, je suis plus favorisée que vous.

Adieu, monsieur ; je pense que l'administration des postes fonctionne avec la même perfection de Toulouse à Cambrai que de Paris à Douai.

Le major Jouanny à madame de Guimont.

Paris, 14 mai.

Eh ! oui, madame, la poste fonctionne à ravir, dans quelque direction qu'on l'utilise. Puisque vous daignez me le permettre une fois de plus, elle vous portera à Cambrai les hommages de l'exilé de Toulouse.

Cela me dédommagera quelque peu de l'immense regret que j'éprouve de n'aller point vous baiser la main.

Ah ! madame, vous n'aviez vraiment pas besoin de me le défendre -- je sais lire entre les lignes -- je ne voulais pas aller à Douai. Je ne le devais pas.

Ma visite vous eût paru une curiosité banale ou une indiscrétion féroce, ou le témoignage bruyant d'une gratitude que vous condamnez au silence.

Et vous êtes partie pour vos terres... Rassurez-vous, madame ; moins heureux qu'un capitaine Odret, qui vous voit fréquemment, qu'un major Durajoux, qui vous accable de son admiration, et que tant d'autres dont vous accueillez la présence, je reste au loin, moi, avec un monde de pensées troublantes et d'inquiétudes vagues.

Ce soir, après avoir subi les adieux exaltés de madame de Nangeot, je vais mettre deux cents lieues entre vous et la tentation que j'éprouverais peut-être demain.

Le capitaine Odret au major Jouanny.

Douai, 1er juin.

Si Douai est toujours brillant dans la saison froide, je vous jure, mon cher major, qu'il est fort maussade cet été. L'émigration est générale, l'aristocratie est au vert dans ses terres, la bourgeoisie se repose dans de coquettes maisons de campagne, et nous autres, pauvres diables d'officiers, nous en sommes réduits à compter les pavés déserts.

L'herbe pousse !... l'herbe pousse en pleine rue !

Je ne sais qu'un point de la ville où je ne lui laisse pas le temps de prendre racine : c'est le côté gauche de la place Saint-Jacques, où est situé l'hôtel de Sobrière.

Par un vrai miracle, cette chère douairière passe l'été dans son hôtel. Elle est souffrante un peu, plus du tout ingambe, et s'est avisée de découvrir que son beau jardin de Douai est infiniment plus agréable, plus à sa portée, plus commode à ses rhumatismes que le parc de Sobrière.

Elle enrage, par exemple, de voir le vide se faire autour d'elle. Elle gardait l'illusion suprême que, même à son âge, elle pouvait encore donner le ton et décider la société à n'émigrer qu'aux vendanges.

— Je suis trop vieille, mon cher capitaine, me dit-elle ; on me traite en radoteuse, puisqu'on ne m'imite plus. J'ai eu un beau règne, mais il est passé  !

Je crois qu'elle me sait un gré positif de la cour fidèle que je viens lui faire chaque soir. Vous savez, mon cher major, que je n'aime pas le café et n'ai pas eu l'esprit de me créer un chez-moi, faute de vocation.

Le salon de la douairière est donc ma ressource par excellence, et si décoloré qu'il soit aujourd'hui, j'y trouve toujours le plaisir d'une conversation souriante et distinguée.

Il a bien perdu, pourtant, en perdant madame de Guimont, à laquelle la comtesse pardonne mal son accès de tendresse champêtre. Vous savez qu'elle est dans sa terre de Guimont, près Cambrai.

À propos d'elle, j'ai été fort surpris d'apprendre par le lieutenant Viard qu'un certain M. Vincent, qu'il prétend être de vos connaissances, l'avait dernièrement, à Paris, accablé de questions sur la jeune veuve.

« Que faisait-elle ? Qui voyait-elle ? La retraite qu'elle affectait était-elle aussi sérieuse en réalité qu'en apparence ? Connaissait-on ses projets d'avenir ? Se trouverait-il, par hasard, quelque désœuvré qui eût formé des plans de campagne à son sujet ? etc., etc. »

Vous devez savoir mieux que Viard le genre d'intérêt que M. Vincent semble prendre à l'amie de madame de Sobrière.

Si c'est encore un soupirant déguisé, d'après la description que m'en a faite notre lieutenant, je plains la pauvre femme. N'a-t-elle pas assez de M. Durajoux ?

Vous croyez peut-être que ce digne officier s'est trouvé déconcerté par le brusque départ de son idole ?

Nullement. « Si elle fuit, c'est qu'elle me redoute !  » s'est-il dit avec une conviction respectable à force d'épaisseur.

Et depuis lors, chaque semaine, il s'arrange pour obtenir une permission de quarante-huit heures qu'il emploie à errer, comme un éléphant en peine, autour des murs de Guimont.

De Cambrai il nous vient parfois un visiteur, M. Just Évenin, qui paraît grandi depuis qu'il est sous-préfet, et qui, du reste, se tire fort à son honneur de ses fonctions administratives, auxquelles, sans aucun droit, l'a élevé une haute protection. Je commence à croire qu'il n'en était pas indigne.

Toujours reconnaissant à la douairière qui l'a porté où il est, il lui consacre galamment une soirée et lui dédie des vers comme autrefois.

Elle en raffole toujours.

Voici quelque temps qu'elle a imaginé de le marier.

Le sous-préfet a fait un visage étrange à cette brusque proposition. « Il n'y songeait pas, il n'en éprouvait nulle envie. »

J'ai même saisi l'expression d'une surprise douloureuse, irritée, sur sa physionomie.

Tempête de la douairière, qui ne veut pas laisser son œuvre inachevée et estime qu'un sous-préfet garçon ne peut être un excellent sous-préfet.

— Pourquoi cela ?

— Et les réceptions de la sous-préfecture ? Et l'influence de madame la sous-préfète ? Vous n'y songez pas. Il vous faut une femme, et je l'ai trouvée.

Tableau.

Le sous-préfet se débat avec âpreté, la douairière insiste avec passion.

On annonce M. et mademoiselle Duradel.

M. Duradel est avocat général à la cour de Douai ; c'est encore un protégé, par les Granondesse, du ministre de l'intérieur. Il est suffisamment riche, fort estimé, et n'a qu'une fille.

Mademoiselle Pauline Duradel, qui était encore en pension quand vous comptiez au 206e, est une jeune personne toute ronde, toute joufflue, toute riante.

Elle tient de son père une robuste santé et de sa mère une intelligence paresseuse. Sa conversation est incolore et son caractère excellent.

La douairière avait arrangé les choses de façon à transformer cette visite en entrevue matrimoniale. Me sachant l'ami de Just Évenin, elle se servait de ma présence pour dissimuler son petit plan.

Avec une vieille dame, la marquise d'Orgères, qui est à moitié paralysée, nous servions de cadre à cette petite scène de mœurs.

Le pauvre sous-préfet, pris entre la crainte de déplaire à sa protectrice et celle de plaire à la jeune fille, se débattait désespérément, faisant de l'esprit sans le vouloir, puis tombant dans un silence découragé qui lui donnait un air fatal et poétique.

Dieu ! mon cher major, que je plains les jeunes gens que l'on veut marier malgré eux ! Il me passait des sueurs froides en songeant que la douairière pourrait vouloir me marier aussi.

Le résultat de cette soirée fut que mademoiselle Duradel devint très-songeuse, et Just Évenin désespéré.

Quant à la comtesse, elle employa la dernière quinzaine de mai en tentatives de tout genre pour amener ces deux cœurs à battre simultanément.

Celui de mon ami Just s'y refusa avec tant de persistance qu'elle crut un moment tout perdu ; mais mademoiselle Pauline Duradel étant tombée malade, cette diversion permit à l'instigatrice de tout ce plan conjugal d'attendrir le stoïque sous-préfet. Voudrait-il la voir mourir ?..

— Mourir ! a répété Just Évenin avec un effroi singulier, que rien ne justifiait.

Bref, sans rien savoir de précis, j'ai tout lieu de croire que la comtesse l'emportera.

Miséricorde ! quelle longueur de lettre ! Mon cher major, pardonnez-moi, c'est la canicule qui me rend prolixe.

Le major Jouanny au capitaine Odret.

Toulouse, 10 juin.

MON CHER ODRET,

Vos lettres m'intéressent fort, et je suis reconnaissant à la chaleur de ce que vous appelez votre prolixité, mais vous me supposez plus instruit que je ne le suis au sujet de certains faits.

Ce M. Vincent, qui est un fort triste personnage, n'a point osé m'adresser la moindre question. Il a probablement vu dans ma physionomie que je ne suis pas de ceux qu'on interroge.

Rien n'est déplacé comme la curiosité inquisitoriale qu'il a montrée avec le lieutenant Viard. J'espère que cet officier, quoique de tact médiocre, lui aura vertement répondu.

Quelle misère, mon ami, de voir une femme estimable et aimable entre toutes l'objet d'obsessions ridicules ou de suspicions blessantes !

Tout cela parce qu'elle est seule, parce que les convenances ne permettent pas à un honnête homme de prendre ouvertement sa défense, et que son titre de veuve, loin de la faire respecter, la met en butte à toutes les hardiesses.

Si madame de Guimont a fui, faites-lui la grâce de croire que ce n'est point par crainte de Durajoux.

Il n'y a donc pas de piège à loup autour des murs de Guimont pour préserver sa châtelaine des maraudeurs de fruits et d'amour ?

Amusez-vous beaucoup, mon ami, aux belles noces prochaines. Le portrait que vous me faites de mademoiselle Duradel est des plus réussis.

C'est bien la femme réaliste qu'il faut à votre poëte, la femme joyeuse qui convient à votre beau ténébreux, la femme aveugle qui devra se croire le premier et le dernier amour de ce grand mangeur de cœurs !...

Vraiment !... il hésite ?... il se fait tirer l'oreille ?... Mais ne faut-il pas qu'à son tour il glisse son cou dans la chaîne ? Ne faut-il pas qu'il connaisse les réalités du ménage et les désillusions de la vie commune ? Ne faut-il pas surtout, s'il la trouve belle, par hasard, sa femme, qu'il apprenne à la laisser admirer au dehors, à l'en voir reconnaissante, et à ne recueillir, lui, que l'indifférence ou la lassitude ?

Et pourquoi voudrait-il s'y soustraire ? Il doit bien savoir que le monde implacable le veut ainsi.

Mariez-le donc bien vite, votre sous-préfet, mon cher Odret ; je lui souhaite le bonheur qu'il mérite.

Madame de Guimont au major Jouanny.

Cambrai, 25 juin.

Votre lettre n'était point bonne. Voilà la seule raison de mon silence. Quand vous serez plus équitable, vous me trouverez encore votre bonne fée. Mais, quand vous me parlez des gens que j'accueille, quand vous me nommez le capitaine Odret, pour avoir le droit d'amener à sa suite le major Durajoux, je ne reconnais plus mon ami d'autrefois, si calme et si sensé. Est-ce le climat de Toulouse ?

Vous avez bien fait de ne pas venir à Douai. A quoi bon ? Vous le voyez, même par lettres, on peut se faire du mal.

De près, que m'auriez-vous dit ? Des enfantillages ou des injustices. Je regrette de ne plus voir que rarement M. Odret, depuis que je suis à Cambrai : nous causions de vous.

Quant au major Durajoux, n'attendez de moi à son égard ni une raillerie, ni une dureté. Il se fait quelques illusions ; elles tomberont avec le temps. Une femme honnête et bonne ne se moque jamais de ceux qui se trompent en la croyant accessible à leurs vœux ; cela est fait pour la coquetterie. Elle démontre par sa gravité froide l'erreur commise, et tout est dit.

Le major Jouanny à madame de Guimont.

Toulouse, 29 juin.

Pardonnez-moi de vous rapporter une hideuse invraisemblance, qui est un fait positif.

J'ai besoin, madame, de vos ordres en ceci.

Hier, j'ai reçu de Paris une lettre signée Vincent, qui ne contenait que quelques lignes :

« Puisque vous êtes l'intermédiaire de madame de Guimont quand elle veut me faire passer un avis, veuillez être le mien pour la prévenir qu'il m'est désagréable d'entendre raconter les prouesses du major Durajoux entre Guimont et Cambrai. »

N'est-il pas vrai, madame, que M. Vincent a deviné l'intérêt que je vous porte, le dévouement entier que je vous ai voué, et qu'il n'y a, sous ces lignes brutales, qu'une mystification à mon adresse ?

Dites-moi que cette insolence ne saurait vous atteindre, parce que, si vous avez quelque autorité sur cet homme, il n'en peut avoir sur vous.

Madame de Guimont au major Jouanny.

Cambrai, 3 juillet.

Il n'y a rien à répondre à la missive à double tranchant dont vous me donnez communication, mon ami. J'estime qu'on a voulu vous blesser plus encore que moi-même.

Depuis longtemps je ne réponds aux agressions de ce genre que par un mépris qui touche à l'indifférence.

Peut-être serai-je contrainte, un jour, à parler. N'appelez pas ce jour-là par un souhait imprudent, car ce serait entre nous celui de l'adieu sans retour.

Je vous dois, à vous, et à vous seul, un court récit. Après avoir achevé la lecture de votre dernière lettre, je me dirigeai vers le parc.

Il y a, vers le milieu d'une immense allée de platanes, un saut de loup devant lequel j'évite de passer dans mes promenades solitaires, de peur d'y apercevoir la face empourprée de votre successeur du 206e.

C'était un samedi soir, et, naturellement, ce visage attendu se montrait entre les grilles.

Cette fois, au lieu d'un pas en arrière, je marchait droit au major Durajoux qui n'en pouvait croire ses yeux et me saluait avec autant de joie que de gaucherie.

— Monsieur le major, lui dis-je d'une voix très-nette, je tiens à m'expliquer catégoriquement avec vous. Vos assiduités vous ridiculisent et me compromettent. Si c'est une aventure que vous tentez, je ne veux m'y prêter en rien ; si c'est un mariage que vous avez. en vue, j'entends ne pas me remarier.

Et lui faisant un salut très-sec, je repris l'allée de platanes en le laissant pétrifié contre les grilles.

Cela s'appelle une exécution. La trouvez-vous assez magistrale ?

Le major Jouanny à madame de Guimont.

Toulouse, 7 juillet.

Les femmes peuvent avoir ces philosophies sereines, ces chrétiennes résignations qui nous stupéfient. Les hommes en sont incapables.

Veuillez m'excuser, madame, après avoir demandé vos ordres, de n'avoir pu les attendre : la torture dépassait le courage.

J'ai répondu à M. Vincent que j'avais le caractère mal fait et que les donneurs d'avis, directs ou indirects, recevaient ordinairement de moi un coup d'épée ou un coup de canne, suivant le cas ; que, dans l'espèce, je comptais juger sur les lieux du genre de réponse que j'avais à lui faire et partirais le lendemain.

Hier soir donc, j'ai vu le colonel du 198e de ligne, un homme du meilleur monde, qui a compris à mon agitation que la permission de quatre jours que je demandais devait m'être accordée sans explication aucune.

Seulement, et avec son fin sourire, le colonel m'a fait observer que, pour un major, j'avais l'humeur bien voyageuse.

Il a raison. Je suis étrangement changé, moi qui rêvais le repos !

Ce matin, j'ai reçu ma permission en règle, et je pars pour Paris. Je pars en ne prenant que le temps d'implorer votre pardon. Je reçois à l'instant une lettre d'Odret. Peut-être me parlera-t-il de vous. Je n'ai plus le temps que de la lire en wagon.

Le capitaine Odret au major Jouanny.

Douai, 5 juillet.

Les douairières proposent... et les sous-préfets disposent. Mon cher major, cette traduction fantaisiste du vieux proverbe vous apprend que mademoiselle Duradel a beaucoup de chances de rester fille si elle s'obstine à vouloir devenir madame Just Évenin.

Sa maladie, sa convalescence, sa pâleur, ses regards noyés, n'ont décidément point entamé le marbre dont est fait le sous-préfet de Cambrai.

— Il y a quelque sentiment sous roche ! s'est écrié la douairière ; j'en aurai le cœur net.

Là-dessus, elle a bravement offert à son protégé la main et la dot de toutes les jeunes filles de Douai, les unes après les autres, afin de bien constater que ce sentiment-là n'y habitait pas.

Il a tout refusé.

La douairière était fort mécontente.

Le lendemain de ce petit coup d'État s'est passée une aventure dont je vous dois le récit, car vous y êtes mêlé.

N'ouvrez donc pas les yeux si grands que cela en lisant cette phrase, mon cher major. Vous n'avez pas encore atteint, que diable ! l'âge où les aventures n'arrivent plus jamais, jamais.

Donc, madame de Sobrière, dont les rhumatismes étaient plus cléments et qui s'ennuie pas mal, avait décidé de faire un extra. Elle m'enlevait dans sa voiture, et nous devions aller surprendre madame de Guimont.

Sans s'inquiéter de la longueur de la route, munie d'un en-cas de gâteaux et de fruits, d'un journal et de la compagnie de votre ami Odret, la comtesse s'embarqua le cœur en joie.

Nous n'avions pas fait dix kilomètres hors de la ville que nous recevions le salut du lieutenant Viard, perché sur un cheval d'artillerie emprunté à un camarade.

— Où allez-vous ainsi, monsieur ? lui crie-t-elle en lui faisant signe d'approcher. Ah ! je vous y prends. On affirme que cette route a des charmes invincibles pour vous depuis que la convalescence de mademoiselle Duradel a transporté dans cette jolie maison là-bas son alanguissement.

— On a grand tort, protesta le lieutenant, tout abasourdi de l'apostrophe.

Et de fait le pauvre garçon, qui n'est pas riche, n'a aucune prétention sur la fille bien rentée de notre avocat général.

— Ta ! ta ! ta ! fit la comtesse, je n'en suis point convaincue. Ces jeunes gens ne doutent de rien ; mais je vous le défends bien, par exemple. Figurez-vous que je voulais marier cette enfant-là, et que c'est peut-être votre assiduité dans ces parages qui a donné de l'ombrage à mon futur.

— Calomnie pure, répondit Viard en reprenant son aplomb. Je me promène tous les jours sur cette route, parce qu'elle est droite, aplanie, et que je suis un pitoyable cavalier. Vous m'apprenez que M. Duradel a loué une maison de campagne de ce côté  ; j'irai lui présenter mes hommages avant mon départ.

— Vous partez, Viard ? lui dis-je alors.

— Congé de six mois à passer à Paris, mon capitaine : je nage dans le bleu.

On causa quelques minutes. Viard était fort gai. Madame de Sobrière eut la fantaisie de l'emmener.

— Venez avec nous, nous allons chez madame de Guimont.

Viard déclina cet honneur. Il allait serrer la main au sous-préfet de Cambrai.

— A merveille. Nous ferons le voyage de conserve. Allons, monsieur, un temps de galop pour réparer le temps perdu.

Nous repartîmes avec entrain. De temps à autre, on modérait l'allure des chevaux, et la conversation se rétablissait entre le cavalier et la calèche. Il y eut même un lunch en règle dans une auberge du pays.

Nous aperçûmes enfin le clocher de Cambrai. On tourna à gauche, Viard se croyant tenu à escorter la douairière jusqu'au bout, et la voiture s'engagea dans une grande allée encaissée, ombragée de beaux arbres, qui conduit à Guimont.

Le château se profilait en face de nous avec sa vieille architecture sans grâce et sa cour grandiose, où l'herbe croît épaisse et que ferme une splendide grille moyen âge, une merveille de serrurerie artistique.

Cette grille venait de s'ouvrir, et nous en avions vu sortir une femme que, malgré la distance, à sa démarche élégante, à sa taille élevée, nous reconnaissions tous pour madame de Guimont.

Elle marchait très-lentement ; un lévrier tournait en courant autour d'elle. Un facteur rural, qui passait, lui remit une lettre, qu'elle ouvrit sans cesser sa promenade.

Tout à coup nous la vîmes chanceler et tomber de sa hauteur sur le revers de l'allée.

Le facteur, qui avait le dos tourné, ne s'en aperçut même pas.

— Bon Dieu ! elle a fait une chute ! s'écria madame de Sobrière.

— J'y cours ! répondit le lieutenant Viard, en enlevant son cheval d'emprunt.

Mais, dans son zèle, il avait mal calculé son élan. Le cheval, surpris du coup de cravache intempestif qui lui était administré, se déroba brusquement et jeta bas son infortuné cavalier.

La calèche, qui partait au galop, s'arrêta net. Le valet de pied descendit. Le cocher vint à son aide pour relever ce pauvre Viard, qui faisait triste mine, le nez dans la mousse.

J'avoue que, voyant tout le monde occupé de lui, je fis très-vivement la centaine de pas qui me séparait encore de madame de Guimont évanouie, afin de lui porter secours.

Un promeneur qui arrivait à travers champs, tout essoufflé, la rejoignit pourtant avant moi.

Nous étions si empressés tous deux à être utiles à la jeune femme que nous ne prîmes même pas le temps de nous envisager.

Il la releva ; mais moi, je la soutins d'une main, en dénouant de l'autre les rubans de son chapeau de paille.

Nous l'assîmes contre un arbre, et, en nous penchant, nos deux têtes se touchèrent.

— Évenin !

— Odret !... Ah ! quel hasard !

— Nous venions visiter madame de Guimont, dis-je.

— Je me promenais, je l'ai vue tomber, expliqua-t-il.

Elle était toute pâle, la tête renversée sur ma main.

— Il faut des sels.

— Si nous la portions chez elle ?

— Voici la voiture : ce sera mieux.

La douairière, rassurée sur Viard, qui, son étourdissement dissipé, s'était relevé et marchait clopin-clopant, venait en toute hâte, un flacon de vinaigre anglais à la main.

Elle descendit aussi vite que le permettait son âge et fut plus habile, en trois minutes, pour faire reprendre connaissance à madame de Guimont, que nous ne l'étions depuis un grand moment.

Celle-ci ouvrit les yeux, nous vit, et son front se colora d'une nuance rose, surprise et pudeur...

Tandis que la comtesse la desserrait, Just Évenin, retiré discrètement en arrière, avait ramassé une lettre ouverte tombée sur le bord de la route.

— La lettre qu'elle lisait.

— Et que j'ai vu le facteur lui remettre.

— Serait-ce cette lecture ?...

Just Évenin me la tendit. Votre signature, mon cher major, s'étalait très-visible à la suite de quelques lignes seulement que, bien entendu, nous ne songeâmes à lire ni l'un ni l'autre.

Mais tous deux nous vîmes très-bien votre diablesse d'écriture avec un « A. Jouanny » très-tourmenté. Je dois même ajouter qu'Évenin regardait votre signature avec des yeux étranges, presque haineux.

La jeune femme reprenait tout à fait ses sens. Elle expliquait avoir rencontré un caillou, avoir glissé... Rien que son embarras nous prouva l'inanité de ce prétexte.

C'était la lettre, votre lettre, mon cher major, qui lui avait causé cet évanouissement. Comment en douter quand nous la vîmes chercher autour d'elle avec angoisse, redevenir pâle et balbutier :

— J'avais une lettre... j'ai dû laisser tomber une lettre...

Just Évenin qui l'avait reprise, s'avança aussitôt pour la lui rendre. Elle fit une exclamation joyeuse, s'en saisit par un geste si brusque que je ne reconnus pas sa réserve habituelle, et, le fortuné papier glissé dans sa robe, elle retrouva son aisance gracieuse.

Viard nous avait rejoints. Le valet de pied courait après le cheval. Madame de Guimont nous offrit l'hospitalité en s'excusant de troubler ainsi une visite qui lui était si agréable.

Elle avait accepté le bras du sous-préfet. Je guidais la comtesse, et Viard s'efforçait de ne pas trop boiter pour entrer au château.

Le parc doit être fort beau ; je n'ai fait que l'entrevoir. Nos deux intéressantes victimes d'accidents si imprévus n'étant guère en état de se promener dans les ombreuses allées, nous restâmes tous au salon, où une collation fut apportée.

Madame de Guimont, quoique visiblement préoccupée, se montra l'aimable femme que vous savez. Just Évenin eut beaucoup d'esprit, et Viard déclara solennellement qu'il ne regrettait ni sa chute ni la visite qu'il projetait à la sous-préfecture de Cambrai.

Et maintenant, mon cher major, ne me trahissez pas auprès de la charmante madame de Guimont. Si elle est assez sensible pour s'évanouir quand vous lui racontez votre existence toulousaine, que ne ferait-elle pas si vous lui répétiez tout ce que je viens de vous dire !à  !

Le major Jouanny à madame de Guimont.

Toulouse, 15 mai.

Je suis parti sans avoir reçu votre dernière lettre. Elle m'est parvenue à mon hôtel à Paris. Je l'attendais et la redoutais à la fois : ne savais-je pas que vous pardonniez toujours, tandis que je ne voulais pas laisser l'injure sans punition ?

Ce que vous avez dit à ce malheureux Durajoux, madame, devait être adouci par votre angélique regard, puisqu'il n'en a pas été foudroyé.

Mais me le confier, à moi... ô madame ! que vous avez de miséricordieuse délicatesse !

J'arrivai à Paris le matin, je vis deux officiers de ligne et les priai de s'entendre avec M. Vincent ou ses témoins.

Vous voyez par ce détail que, votre nom ayant été prononcé, je renonçais à la canne pour l'épée.

Ces messieurs me dirent devoir rencontrer les témoins de M. Vincent au café de la Bourse, à trois heures.

À quatre heures ils arrivaient à l'hôtel et me déclaraient que les témoins de M. Vincent regardaient une rencontre comme impossible, des explications ayant été fournies à M. Vincent qui lui faisaient regretter sa démarche.

Des explications !... par qui ?... comment ?... Je ne l'avais point vu. Osait-il laisser supposer qu'il lui en était arrivé de Douai même ?

Les deux officiers n'en savaient pas un traître mot. Ils avaient bien voulu croire que cette réponse embrouillée était une façon d'excuses et n'auraient pas mieux demandé que de me faire partager cet avis.

C'était beaucoup espérer. Cependant la difficulté d'exprimer mes impressions à ce sujet, la crainte de vous compromettre, le soupçon de vous sentir mêlée à cette nouvelle phase de l'affaire, me déterminèrent à remercier ces messieurs, en les priant de se tenir encore à ma disposition pour l'avenir, bien que je considérasse cette affaire comme éteinte pour l'heure présente.

Il n'en était rien. Je voulus voir M. Vincent.

Ah ! madame, en ne m'accordant pas une confiance absolue, que j'ai conscience de n'avoir rien fait pour mériter, il est vrai, vous mettiez mes doutes et mon dévouement à une trop forte épreuve.

Je savais bien où trouver cet homme à l'heure de l'absinthe. Je courus au café de la Bourse.

Sur la porte, je heurtai le lieutenant Viard, qui en sortait. Il boitait un peu, ce qui me fit souvenir, madame, qu'il avait eu la sottise de faire une chute à votre porte, et l'honneur de recevoir pendant quelques heures l'hospitalité de Guimont.

Nous n'échangeâmes que quelques mots, et il s'éloigna.

M. Vincent ne parut ni étonné ni mécontent de me voir. Mon air glacial le mettait même plus à l'aise que l'ancienne concession que je croyais autrefois devoir lui faire.

— Monsieur, me dit-il très-poliment en me montrant un siége près d'une table écartée, je vous ai écrit une impertinence, votre réponse était un soufflet. Vous plaît-il que nous en restions là  ?

— Il ne me plairait point ainsi, répondis je, puisque vos témoins ont reçu les miens. J'ai accepté la reconnaissance de vos torts, mais j'ai besoin de connaître les « explications » qui ont pu motiver votre changement de résolution.

— D'abord, monsieur, je tiens à vous dire que si je refuse de me battre, c'est par excès de délicatesse.

Je fis un mouvement.

— Croyez-le, je vous prie. J'ai quelques raisons pour vivre ignoré, inconnu ; et, si je me battais, je ne voudrais le faire que la tête haute en portant ouvertement le nom de mes ancêtres.

Chose étrange, madame. En parlant ainsi, l'œil de cet homme brillait sous ses lunettes repoussées, le geste reprenait de la noblesse, et la taille fléchie se redressait fièrement dans ses habits trop amples.

— Rien ne vous empèche de me le dire à moi seul, monsieur, ce nom de vos ancêtres ; il serait grand temps que cette confidence vînt modifier mon jugement à votre égard.

— Pour laver une petite infamie, ce serait en commettre une grande, me dit-il avec une telle conviction que je sentis qu'il disait vrai.

— Enfin, ces explications ? insistai-je.

Il sourit dans cette barbe noire dont la solidité me paraît de plus en plus discutable.

— Voici : Une conversation, bourrée de renseignements précieux et que le hasard m'a permis d'avoir aujourd'hui même avec un témoin oculaire, m'a prouvé que je faisais fausse route et que la personne dont l'existence m'intéresse à un haut point est plutôt exposée à un danger sérieux qu'à une poursuite ridicule.

Et se levant très-vivement, comme pour me montrer que la conversation était close, il attendit que je prisse congé.

Je n'y songeais guère. Un flot de sang me battait les tempes. Un danger !... un danger sérieux vous menaçait ! Je fis un grand effort pour rester maître de moi : il s'agissait, par ruse ou par violence. d'arracher à cet homme son secret.

Quand je tournai vers lui mon visage bouleversé par la contrainte que je m'imposais, il était déjà au bout de la salle.

Je fis quelques pas hâtifs pour le rejoindre : ce n'était pas adroit peut-être, mais je voulais savoir de quel droit cet être qui cache son nom portait un intérêt très-haut à votre existence.

Il ne m'en laissa pas le temps, gagna la porte, me salua sur le seuil et disparut.

Je cherchai partout le lieutenant Viard, langue insouciante et immodérée, dangereuse, qui répond à toutes questions et se pourlèche à toutes flatteries. De lui naissait cette complication inattendue. Certains détails d'une lettre d'Odret me le prouvaient surabondamment.

Je ne pus le rencontrer nulle part, et ma permission expirait !... et je suis revenu à Toulouse, madame, d'où je vous écris le cœur mécontent, n'ayant pu vous venger et ne sachant comment vous défendre.

Ne m'y autoriserez-vous donc jamais ? Ne reconnaîtrez-vous donc jamais que ce n'est point le hasard seul qui mêle mon dévouement inutile aux incidents de votre vie ? Ne direz-vous donc jamais à cette amitié sainte qui s'agite dans le vide, faute de comprendre : « Délivrez-moi de cet ennui ou de cette tendresse. »

Car c'est le dilemme où se perd ma raison. M. Vincent !... Quels sentiments cet homme a-t-il l'audace d'éprouver ?

Madame de Guimont au major Jouanny.

Cambrai, 13 juillet.

Il est trop tard pour gronder... et puis je n'en ai pas le courage. Vous avez agi comme un homme de cœur que la froide raison ne domine pas.

Heureux encore êtes-vous d'avoir, vivante en vous, cette source d'émotions, d'emportements, d'enthousiasme !

Mais pourquoi faut-il, mon ami, que ce soit pour Élise de Guimont que tant de nobles sensations, que vous disiez mortes, s'éveillent et palpitent ?

Non, elle ne saurait vous autoriser à la défendre. Elle ne saurait faire appel à un dévouement qu'elle sent avec orgueil venir tout entier à elle.

C'est une fatalité qui me rend muette. C'est la volonté de Dieu qui me cloue, immobile, sur un calvaire dont il ne m'est point permis de vous découvrir la croix.

Plaignez-moi, je le veux bien ; gardez-moi la douceur de votre amitié  ; mais, au nom du ciel ! laissez tomber dans l'oubli ces scènes regrettables où mon nom s'est trouvé mêlé à celui de M. Vincent.

Sachez bien que les injures de cet homme ne peuvent ni m'atteindre ni vous effleurer, mais qu'il serait dangereux pour mon repos de provoquer par une intervention, inefficace du reste, des rancunes ou des souvenirs.

Je vous demande le calme, l'oubli, tandis que vous me demandiez de vous donner des armes.

Avez-vous assez de foi dans ma sagesse pratique, dans mon réalisme prudent, pour ne pas m'en vouloir ?

Bien sincèrement, je le souhaite, mon ami, ou mieux encore, j'y compte.

Le capitaine Odret au major Jouanny.

Douai, 30 juillet.

Ne vous avais-je pas écrit, mon cher major, que mon ami Évenin devait être un cœur de marbre pour avoir résisté aux attendrissements expressifs de mademoiselle Duradel ?

Eh bien ! je me trompais du tout au tout.

Le voici prétendant avoué, patronné et plein de chances, de l'aimable veuve qu'il m'a si bien aidé à relever sur le bord de la route de Guimont, le jour où vous aviez eu la malheureuse inspiration de lui écrire des choses assez renversantes pour la faire s'évanouir tout net, le jour enfin où la vue de votre signature avait produit l'effet d'une morsure sur notre sous-préfet.

Comment cela s'est-il dessiné si vite ? allez-vous dire. Ah ! voilà  ! Il y a dans tout ça la main de la comtesse, qui n'aura ni trêve ni repos que son sous-préfet-poëte ne soit bel et bien marié.

Déjà, dès ce jour accidenté dont je vous ai conté les aventures, je la surpris sondant avec adresse mon pauvre Évenin, qui paraissait terriblement préoccupé.

Le surlendemain, il vint à Douai. Trois jours après, il dînait chez madame de Sobrière, et, lorsque j'y arrivai le soir, je les trouvai tous deux si affairés à une conversation intime, que je fis mine de me retirer aussitôt.

— Non, restez, me dit la douairière. Il n'y a pas de secrets pour vous entre M. Evenin et moi. Je lui propose une femme qui vaut mieux dans un de ses cheveux que mademoiselle Duradel dans toute sa rotondité, et naturellement il accepte.

Je regardai Just Evenin. Un peu embarrassé, lui qui ne l'est jamais, il tournait son gant autour de sa main gauche avec un sourire perplexe.

— D'ailleurs, continua la vieille dame, je le soupçonne de m'avoir devancé dans ce triomphant projet. Cette façon de rôder autour de Guimont, en arpentant les terres labourées, me parait signifier que notre sous-préfet n'était point si insensible qu'on eût pu le croire au charme de sa jeune administrée.

— Madame, répondit Just Évenin en relevant la tête, je n'y songeais point, je vous jure ; toutefois, il s'est produit, le jour auquel vous faites allusion, un petit fait qui aura certainement de l'influence sur ma décision.

— Et ce petit fait ?

— Une nuance... un rien... Permettez-moi de ne pas détruire ce tissu fragile de probabilités en y touchant.

— Soit. J'écris ce soir à madame de Guimont. Ce sera une sous-préfète adorable, si spirituelle, si gracieuse !... un peu sérieuse, mais le bonheur l'épanouira.

— Elle a mon âge ? interrogea le nouveau prétendant. Je devrais en être effrayé et ne le suis nullement.

— Elle est toute jeune, toute jeune, malgré les trente années qui bourdonnent autour d'elle. Fi ! les indiscrètes ! Mariée à un homme qui ne la valait ni comme esprit ni comme cœur, veuve après cinq ans d'une union morose, pour ne pas dire plus, elle a retrouvé sa liberté pendant un voyage qu'elle fit à Londres et revint l'ensevelir ici avec l'austérité que vous savez.

Oh ! oui, elle est jeune, aimante, attristée, avec des illusions maltraitées, non détruites, qu'il sera facile à qui l'aimera de faire refleurir. Essayez-le, heureux poëte !

Pendant ce petit discours explicatif, je voyais s'animer le visage sombre de Just Évenin. Il s'en dégageait sans doute un attrait assez vif ; puis il déclara souscrire en tout et d'avance à ce qu'allait tenter la douairière.

Je ne sais rien de plus et je vous le raconte, sachant que vous conservez une respectueuse admiration pour la châtelaine de Guimont.

À propos, le major Durajoux est devenu aussi sage qu'il était extravagant, assidu à son bureau, paperassier plein de zèle ; j'entrevois parfois sa chevelure buissonneuse entre un verre d'absinthe et le Moniteur de l'Armée.

Il ne va plus à Guimont.

On attribue dans la ville cette conversion inexplicable à la miraculeuse intervention de Notre-Dame de Grâce, si justement vénérée dans le Nord.

Le major Jouanny à madame de Guimont.

Toulouse, 4 août.

J'ai un ami, madame, qui sait m'être agréable en me parlant de vous, et ne se doutera jamais du mal qu'il vient de me faire par le récit de ce qui vous intéresse.

Quitte à mériter votre ressentiment, j'entre hardiment dans votre vie, madame, et je vous crie : « N'épousez pas Just Évenin. »

Vous le voyez, je sais l'honneur qu'il convoite. Je sens surtout le bonheur qu'il entrevoit, et j'ai la folie insigne, moi absent, moi sans mandat, sans droit, vous pourriez dire « sans motif », de vouloir réagir contre une telle ambition.

Tenez, je ne vous dirai pas qu'il est indigne de vous, ce jeune administrateur ; je ne tenterai point d'abaisser un mérite qui est peut-être réel ; je me garderai de placer à côté du mirage de votre distinction suprême, dont il rêve, celui de votre fortune qu'il ne doit pas repousser ; je n'insinuerai pas que le cœur qu'il met à vos pieds est à peine vide d'une autre...

Hélas ! je sais trop que l'on peut oublier et renaître.

Je vous dirai !... O madame ! cette dissimulation m'étouffe, comme l'inquiétude me brise ! Just Évenin m'a fait souffrir au delà des résignations humaines. La justice de Dieu ne saurait permettre qu'il eût le droit de me torturer encore.

Vous l'avez deviné  : il m'avait pris le cœur de Jane !

Madame... pardonnez-moi d'avoir osé espérer qu'il ne prétendrait jamais au vôtre !

Madame de Guimont au major Jouanny.

Cambrai, 10 août.

Voilà beaucoup de trouble pour peu de chose, monsieur.

La comtesse de Sobrière m'a priée d'agréer la recherche de M. le sous-préfet de Cambrai.

J'ai répondu à la comtesse que, ne voulant point me marier, je lui demandais de vouloir bien transmettre cette décision à son protégé.

Je dois ajouter qu'elle ne s'est pas tenue pour battue et me bombarde de petits billets aigres-doux, spirituels et pressants, auxquels je réponds de la même invariable manière.

Je veux bien, monsieur, vous donner avis de cet incident, pour ramener votre imagination dans une route plus paisible. Il ne faut point lui laisser autant de liberté  ; elle en abuse pour se livrer à des incartades dans le goût de votre dernière lettre.

Veillez sur elle. Nous sommes en ce triste monde pour la tenir muselée et nous éclairer des lueurs froides, mais sereines, d'une raison inflexible.

Le major Jouanny à madame de Guimont.

Toulouse, 17 août.

Qui croirait, madame, que vos petites mains sont si habiles à verser une douche glaciale sur un malade dont l'exaltation vous faisait peur ou vous froissait ?

Jouissez, au moins, du résultat de votre médication énergique. La flamme est enfouie, le cœur est étreint, l'imagination est étouffée. Je ne suis pas guéri, mais je ne crie plus.

Une plainte intempestive, ridicule peut-être, ne va plus vers vous, qu'elle pourrait désagréablement impressionner.

J'étais bien naïf de croire que la souffrance, par cela seul qu'elle existait, avait quelque droit à être écoutée.

J'étais bien sot de jeter, à travers la France, un sanglot que votre oreille ne pouvait entendre et que votre sympathie ne pouvait accueillir.

Et vous, madame, vous avez été mille fois trop bonne encore de daigner calmer cet enthousiaste et rassurer cet halluciné.

Il est vrai que ceux qui entendent vous rendre heureuse à leur manière ne renoncent pas à réussir ; que demain il surgira une nouvelle prétention ; que les candidatures se presseront toujours plus nombreuses sur vos pas, et que, lasse à la fin de toujours répondre par une négation à ces empressements flatteurs, vous laisserez un jour tomber votre main dans celle du plus pressant ou du plus heureux.

Eh bien ! quand cela serait !...

Quand cela sera, madame, il vous viendra peut-être un souvenir. Celui d'un pauvre être triste qui ne sut, ni sauver son bonheur, ni s'en refaire un nouveau, plus profond, plus saint, parce qu'il eut d'abord de la faiblesse tendre, et plus tard de la tendresse timide.

Cela ne pouvait le rendre ni bien intéressant, ni bien dangereux, et, si l'on voulait bien n'en pas rire, au moins savait-on le reprendre quand il s'égarait et s'embrouillait dans le dédale des rêves d'or.

Je ne m'égarerai plus jamais, madame.

Le major Jouanny au capitaine Odret.

Toulouse, 1er septembre.

Je viens d'être assez souffrant pendant quelques jours, mon cher Odret, pour ne pouvoir vous répondre. J'espère que vous n'avez pu croire à une paresse qui n'est pas dans mes habitudes.

Vos petits romans douaisiens piquent assez ma curiosité pour que « la suite au prochain numéro » me fasse tout à fait défaut.

Vous avez laissé vos héros dans des positions délicates. Le prétendant sera-t-il repoussé  ? La protectrice se bornera-t-elle à une seule démarche ? L'héroïne aura-t-elle jusqu'au bout la sereine indifférence que nous lui connaissons ?

Car elle est indifférente, n'est-ce pas ? Nul dans son entourage ne peut se vanter tout haut, ni s'applaudir tout bas, d'avoir troublé cette placidité superbe.

Vous avez raison de supposer que je lui conserve une admiration respectueuse et que j'apprends avec un intérêt positif tout ce qui la touche.

J'ai vu Durajoux. Il est venu passer quarante-huit heures au 198e pour y régler des comptes arriérés et solder quelques vieilles dettes. Le voilà riche et rangé, mais pas heureux.

— Mon cher Jouanny, m'a-t-il dit le plus sérieusement du monde, je joue de malheur. Pour des questions de... sentiment, je voudrais quitter Douai. Vous ne consentiriez pas à repermuter avec moi, par hasard ?

Je n'ai pu retenir un éclat de rire à cette proposition tintamarresque, ce qui l'a surpris vivement.

— Bah ! a-t-il repris avec insistance, vous avez bien tort d'en rire. A Douai, vous reprendriez votre vie d'autrefois ; ici, je retrouverais mon ancienne passion sans espoir. Et qui sait si ce nouveau changement n'amènerait pas des résultats agréables ?

Je n'ai point goûté cet avis. Me voyez-vous, mon cher Odret, de retour au 206e ! Outre que ces choses-là ne se font pas, je ne voudrais pas me retrouver une heure dans la ville où la douairière mitonne ses plans matrimoniaux.

Vous me tiendrez au courant de leur réussite.

Le capitaine Odret au major Jouanny.

Douai, 15 septembre.

Puisque vous m'instituez votre feuilletoniste ordinaire, me voici à ma plume, mon cher major.

D'abord le mariage Évenin -- de Guimont, comme on l'appelle ici, n'est point encore fait et ne se fera peut-être pas de sitôt.

Les paris sont ouverts.

Hein ? Est-ce assez ville de province, cela ? Rien à faire, besoin de parler, nécessité de tout savoir, même ce qui n'existe pas encore.

De cette triple plaie naissent les cancans par centaines, et encore n'en faut-il pas dire de mal. On s'ennuierait beaucoup si l'on ne cancanait pas un peu. Cela finit par me gagner.

Il paraît que le veuvage a son prix. Madame de Guimont ne veut pas en démordre.

Cette persistance étonne fort la douairière, à laquelle la solitude ne plaît pas, et qui n'admet pas facilement qu'on refuse l'occasion de passer honnêtement le reste de sa vie avec un compagnon agréable.

— C'est bon pour moi, dit-elle, de ne pas m'être remariée. J'ai eu deux raisons majeures pour ne pas le faire. D'abord, M. de Sobrière avait la détestable habitude, tout comte et chevalier de Saint-Louis qu'il était, de frapper son entourage à coups de canne, si bien que parfois je connus ce mode d'argumentation, et que je fus d'autant dégoûtée du mariage. Ensuite, il eut la délicatesse médiocre de me laisser veuve dix ou quinze ans trop tard. Sans ce concours de circonstances, je ne serais pas toute seule à terminer mon voyage.

M. Just Evenin s'est piqué au jeu. Repoussé, il ne se permet aucune démarche compromettante ; mais il redevient sombre, erre comme un poëte désillusionné entre Cambrai et Douai, et donne de menues pièces de vers au journal de la localité sous un pseudonyme trop transparent.

Ces symptômes sont très-graves. Dans une ville où le moindre petit fait prend les proportions d'un événement, la conversation générale s'alimente à ces sources incertaines pour en tirer des conséquences imprévues.

On appelle aussi cette petite histoire « le siège de Guimont », par allusion au siège de ce château historique pendant je ne sais quelle guerre avec les Espagnols. C'est assez innocent, mais blessant quand même pour une femme irréprochable, qui ne demande que le silence, sans pouvoir l'obtenir.

Je ne puis, malgré toute mon amitié pour la douairière, ne pas lui en vouloir de la légèreté avec laquelle elle a entamé ces négociations.

Prise d'un beau zèle, elle veut unir des cœurs qui ne se cherchent pas, et voilà, d'un côté, mademoiselle Duradel languissante et attristée ; d'un autre, madame de Guimont froissée dans sa délicatesse.

Sans compter que le pauvre Évenin n'est pas beaucoup plus heureux pour cela. Sans avoir jamais reçu les confidences de ce garçon-là, je le crois en train de se venger d'un échec inconnu, ou de chercher à oublier en aimant une seconde fois.

Je ne sais trop si ces essais-là réussissent.

Le capitaine Odret au major Jouanny.

Douai, 25 septembre.

Un événement, un vrai, cette fois, mon cher major.

J'étais hier à Cambrai, avec Just Évenin, pour une chasse.

Le temps était atroce. Nous n'avions rien tué. En revanche, nous avions fort copieusement dîné chez l'un des chasseurs, M. du Tailleboy.

À onze heures, le sous-préfet demanda son cabriolet, où nous montâmes tous deux dans les meilleures conditions du monde.

— C'est égal, me dit Évenin en fouettant son excellent petit cheval, vous allez faire piteuse mine demain, Odret, quand la comtesse de Sobrière, au lieu d'un rôti tué de vos mains, n'apercevra que votre carnier vide.

— Que vouliez-vous faire contre l'eau ?... Elle est implacable, votre pluie flamande, et pas chaude du tout. Brrr !

Je me rejetai sous la capote avec un petit frisson.

Nous passions en ce moment devant la route encaissée qui conduit à Guimont. En soupirant bien appris, Just Évenin y jeta un vif coup d'œil.

Ce qu'il vit n'était rien moins que gracieux.

Il vit un grand corps, massif et barbu, se dresser subitement au coin de la route et sauter à la bride de son cheval.

— Gare à votre montre, Odret ! me dit-il en allongeant un coup de fouet au grand corps, qui ne lâcha pas prise.

À mon grand étonnement, je distinguai des lunettes sur une face velue, -- les voleurs portent rarement des lunettes.

— Monsieur le sous-préfet, dit une voix indécise où vibrait un petit rire menaçant, si vous tenez à votre peau, renoncez à votre siège de Guimont, il vous portera malheur.

Je ne sais pas ce que pensa Just ; il me dit froidement :

— Passez-moi donc le revolver, Odret.

Ah bien oui ! il n'y en avait pas l'ombre dans la voiture. Tandis que je m'agitais en remuant mon fusil, qui n'était pas chargé, j'entendis encore le même petit rire ironique.

— Gardez votre revolver pour les maraudeurs, monsieur le sous-préfet, et oubliez promptement la route de Cambrai à Guimont. Je vous préviens qu'il y a de par le monde quelqu'un à qui vos poses de troubadour déplaisent souverainement.

Le grand corps lâcha le cheval, lui donna une tape vigoureuse et se jeta de côté pour ne pas être écrasé  ; car la bonne bête, en se sentant libre, partit à fond de train.

— Qu'est-ce que cela ? dis-je en me penchant hors du cabriolet pour revoir l'auteur de cette agression audacieuse.

La nuit pluvieuse étendait son voile humide entre la route encaissée et moi.

— C'est quelque amoureux de bas étage qui essaye de me faire reculer, répondit Évenin d'un ton sec.

— Je ne crois pas. La voix était contrefaite. C'est une voix d'homme du monde.

— Quelle folie ! Les hommes du monde attendent-ils donc les gens au coin des grands chemins ?

— Je ne me souviens pas d'avoir jamais rencontré dans la ville une barbe aussi opulente.

— Il peut ne pas habiter Douai ni même Cambrai. En tout cas, si ce personnage croit m'effrayer, il se trompe. Par délicatesse j'évitais de me promener autour de Guimont ; demain j'y viendrai en plein soleil.

— Voyons, réfléchissez un peu qu'il y a là peut-être, au contraire, quelque jalousie d'un ordre élevé, quelque rivalité qu'il est de meilleur goût de mépriser sans descendre à la bravade.

— Nous ne voyons pas la chose de la même façon ; je n'entends pas être mystifié.

Je ne pus rien obtenir d'Évenin, qui paraissait outré de la hardiesse de l'inconnu.

Il me déclara même, en me souhaitant une bonne nuit, que les obstacles le poussaient en avant d'une manière irrésistible, et qu'après avoir respecté l'intermédiaire de la comtesse, il allait se mettre en campagne, de sa personne, pour enlever la position.

— Vous allez sérieusement mériter l'épithète de troubadour, lui dis-je gaiement.

— Tout à fait. A partir de demain, je compte cesser d'être administrateur pour redevenir poëte.

Ce matin, comme j'allais prendre congé de mon hôte, je l'aperçus donnant des ordres à un domestique dans la cour de la sous-préfecture.

Ce domestique était porteur d'un admirable bouquet de fleurs exotiques, provenant d'une serre que le dernier titulaire avait fait élever à grands frais, croyant terminer ici sa carrière administrative.

La mort en avait décidé tout autrement, et la serre, dont nul héritier ne songea à réclamer le contenu, demeura propriété de son successeur.

Une main intelligente avait assemblé ces fleurs, un œil épris en caressait les contours.

C'était une merveille de goût et un écrin splendide des plus chatoyantes couleurs.

Il n'était point impossible de deviner dans quelle direction le sélam galant allait être emporté.

— Déjà à l'œuvre ? dis-je en désignant le bouquet.

Il sourit, avec une pointe de fatuité que je ne lui connaissais plus depuis quelque temps.

— Demain, un autre bouquet suivra celui-ci ; dans quelques jours, ce seront des vers. A la fin de la semaine, j'irai moi-même à Guimont.

À regret, je l'avoue, je lui souhaitai bonne chance et le quittai.

S'il suit son programme, l'homme aux lunettes en sera pour ses menaces vaines. Ce poëte-professeur-sous-préfet prend une allure de petit lion.

Le major Jouanny à madame de Guimont.

Toulouse, 27 septembre.

Je fais trêve à mes préoccupations douloureuses, à ma sensibilité maladive, madame, pour vous offrir de nouveau ce bras dont vous ne voulez pas.

Savez-vous que M. Vincent est à Douai ? qu'il était, il y a deux nuits, dans le chemin qui mène à votre logis, guettant celui dont vous avez refusé l'hommage, mais qui ne désespère pas de vaincre votre refus, -- pour lui interdire de passer outre ?

Je ne veux même plus me demander -- c'est un intolérable supplice ! -- comment un monsieur Vincent peut impunément dresser autour de vous ses embûches et vous compromettre par sa présence nocturne.

Je veux vous représenter, madame, que ces choses n'arrivent que parce que vous êtes seule, et qu'en ce siècle démoralisé tout est possible vis-à-vis de l'isolement d'une veuve.

Faites-le cesser, cet isolement, je vous en conjure pour vous-même. Votre réputation sans tache ne doit pas être exposée à la bave d'un Vincent.

Il ne veut pas !... Il ne veut pas qu'on vous aime !... Il ne veut pas qu'on vous épouse ! J'ai peur pour vous, madame, qui ne comprenez même pas ce qu'une telle interdiction, quelque mystérieuse qu'elle soit, a de terrifiant, qu'il ne se cache quelque monstrueuse iniquité sous cette manœuvre.

Défiez-la hautement. Il vous faut un défenseur. Voulez-vous que je le sois ?

À ce défenseur, il faut un droit imprescriptible, un titre respecté  : celui de votre mari.

Voulez-vous m'honorer de ce droit et de ce titre, madame ?

Il n'y a là, veuillez le remarquer, ni imagination exaltée, ni enthousiasme imprudent, ni déclaration maladroite. Je ne retombe plus dans ces fautes dont j'ai connu l'entraînement et dont vous m'avez montré l'écueil.

Tel que je suis, avec mon fardeau d'années, de souffrances et de désillusions, je me donne à vous, madame, pour obtenir le droit de vous faire respecter de tous.

Madame de Guimont au major Jouanny.

Douai, 29 septembre.

Hélas ! mon ami, comme on sent votre cœur sous le masque que vous lui imposez !

Trouvez votre récompense pour tant d'affection dans cet aveu que je ne crains pas de vous faire : je vous ai deviné depuis longtemps, et, depuis longtemps aussi, j'aurais mis ma main dans la vôtre si cette joie m'eût été permise.

Mon ami, votre correspondance, que j'ai eu le tort de permettre et l'imprudente douceur de partager, m'a éclairée sur des dangers que je ne soupçonnais pas, dangers pour le cœur, dangers pour ma position.

Je la croyais fixée, immuable, horrible, mais au moins libre à jamais.

Je me trompais. C'est vous qui me l'avez appris.

Je ne puis être défendue, puisqu'un mari seul peut le faire et que je ne suis pas veuve.

Vous avez bien lu : je ne suis pas veuve.

Vous allez vous récrier : « Ces choses ne se voient pas en France !... Qui donc trompiez-vous ? »

Je crois bien, maintenant, que je me trompais surtout moi-même. J'ai cru pouvoir sauver l'honneur d'un malheureux au détriment de mon propre bonheur. Voyez où cette illusion m'a conduite.

Tout le monde conspire contre une liberté qui ne m'appartient pas ; vous m'aimez !... et je suis la femme de M. Vincent !

Ceci est une pitoyable histoire. Nul être, hors lui et moi, n'en sait les tristes détails. Il ne me semblait pas possible qu'une circonstance pût naître où je serais entraînée à rompre l'éternel silence que je m'étais promis.

Mais, en échange de tout votre dévouement inutile, de tout votre cœur désolé, quand je ne puis que vous donner ma confiance, dois-je encore hésiter ?

On m'a mariée à vingt ans -- mes oncles et ma mère -- sans supposer une minute que je ne fusse pas charmée d'épouser le plus brillant cavalier de la société lilloise, un héros de romans réalistes mais flatteurs, qui daignait renoncer en ma faveur aux attraits de son existence bruyante.

J'avais d'instinct horreur de cette réputation tapageuse et peur de ne répondre non plus en rien à l'idéal que M. de Guimont se faisait peut-être.

En cela, j'avais bien tort, M. de Guimont ne se mettait point martel en tête pour si peu de chose. Une jeune femme sage, obéissante et douce lui allait assez bien pour qu'il n'en demandât pas davantage. Du cœur, de l'esprit, des goûts de cette femme, il ne songeait même pas à s'informer.

Peut-être n'avais-je pas d'illusions, peut-être étais-je faite pour le sacrifice comme d'autres pour le bonheur. Je ne sais, mais ce fut sans luttes et presque sans souffrances que je me résignai à une existence végétative.

Quelque chose de lourd pesait sur moi, que je ne songeais ni à secouer ni à maudire, un joug sévère que nulle tendresse n'adoucissait.

M. de Guimont était à la fois très-léger d'allures et très-jaloux de sentiments, très-sensible au point d'honneur et tout à fait capable d'y manquer si la passion l'emportait.

Cette passion, ardente et croissante, c'était le jeu. Il y engloutissait follement des sommes considérables et revenait ensuite à Guimont, où je vivais fort solitaire, déplorer ses entraînements en attendant une prochaine rentrée de fonds.

L'argent une fois en sa possession, il se hâtait d'aller chercher une revanche fructueuse, qui se changeait fréquemment en déveine persistante.

Mes conseils ayant été fort mal reçus, je m'en abstins ; je ne me permis pas non plus de reproches. Il était libre de dévorer une fortune qui lui appartenait personnellement, et j'étais assez détachée des calculs ordinaires du monde pour ne pas même m'inquiéter de la mienne.

Ma mère me dit un soir, pendant la longue maladie qui devait me l'enlever : « Je me réjouis, Élise, maintenant que je connais mieux M. de Guimont, de vous avoir mariée sous le régime dotal. Votre fortune est, du moins, à l'abri de ses caprices. »

Je ne m'en étais jamais informée. Dans la retraite où se plaisait mon indifférence, les questions financières n'avaient qu'une mince valeur. N'aurais-je pas toujours assez pour vivre seule, sans amour, sans rêves, sans but ?

M. de Guimont, à peu près ruiné et fort amoindri dans l'estime de ses amis, songeait alors à un voyage en Angleterre et en Amérique. Le pays des dollars l'attirait irrésistiblement.

Un Lillois, retour de San-Francisco, lui avait conté des aventures bizarres et attrayantes où l'or jouait un rôle capital.

Il y avait là-bas des hommes qui tiraient l'or de la terre, et, plus encore, d'autres hommes qui tiraient l'or des mains.

Il se dit qu'il tenterait un jour ou l'autre de jouer quelque lingot splendide en cinq points, et cette perspective lui rendit sa belle humeur.

Ce n'était pourtant là qu'un projet lointain. Plus réalisable était un voyage à New-York, dont il voulait bien m'entretenir, et où il espérait retrouver un joueur émérite, le plus beau joueur qu'il eût connu, lord Efty, dont il avait fait la connaissance au casino de Boulogne.

Lord Efty, qui faisait ce qu'il appelait « son tour de tapis verts » , avait abandonné la France qu'il connaissait à fond pour courir la fortune en Amérique. Il y était débarqué depuis peu.

M. de Guimont apprit son arrivée, n'y tint plus et se déclara prêt à partir. Pour expliquer cette grande bâte, il est bon d'avouer que les casinos de Boulogne, de Dunkerque, de Calais, les maisons de jeu de Lille et les salons de Douai en étaient arrivés à le redouter, les uns comme un lutteur dangereux, les autres comme un pernicieux exemple.

Mes oncles lui firent observer qu'il n'avait aucun motif pour m'abandonner à Guimont, que ma mère venait de mourir, que j'étais à la lois trop triste el trop jeune pour qu'un tel délaissement ne fût pas justement critiqué.

M. de Guimont n'avait aucun désir de m'associer à sa vie fantaisiste. Interrogée, je répondis être toute prête à partir ou à rester, sans témoigner la plus légère préférence pour l'une ou l'autre de ces deux solutions.

Il fallut que l'un de mes oncles lui fît entendre que les convenances s'opposaient à cet abandon pour que M. de Guimont se déclarât disposé à m'emmener.

Que m'importait ? La vie près de lui n'était ni plus pleine ni plus heureuse que dans la solitude du vieux château historique. Je le suivis, tout étonnée de voir des pays nouveaux, sans même lui faire part de mes impressions, qu'il n'eûtpoint comprises.

Nous visitâmes l'Angleterre, moins en touristes qu'en joueurs. Les stations thermales, les établissements élégants de plaisirs recevaient sa visite. Mes vêtements de deuil l'eussent gêné  : je l'attendais à l'hôtel.

La veine tourna. Il fut très-heureux et gagna presque toujours. Pour ne point épuiser la chance, par une superstition de joueur, il quitta brusquement l'Angleterre pour l'Amérique.

Je devais y vivre de la même existence désenchantée. Voyageuse sans initiative et sans désirs, je voyais d'une ville sa gare, ses hôtels et ses églises, tandis que M. de Guimont n'en voyait que ses maisons de jeu.

Un soir, nous étions à Boston, j'attendais comme de coutume celui qui rentrait toujours si tard, si tard, parfois à l'aube.

 ! Il se fit du bruit sous mon balcon. « Un homme s'est tué à Washington-Palace, disait-on avec effarement, après avoir perdu sa dernière obole. »

Ce mot me bouleversa. Perdre... se tuer... hélas ! c'étaient là des perspectives que j'avais parfois entrevues avec un indicible effroi.

Et M. de Guimont qui ne rentrait pas !

Si c'était lui ?

Un second frisson me secoua tout entière. Je courus au meuble où il serrait en rentrant son portefeuille plus ou moins gonflé. Le portefeuille était ouvert et vide. On en avait évidemment fouillé les profondeurs pour en extraire le reste du contenu.

— Mon Dieu ! pensai-je, c'est lui, c'est lui !

Je jetai un châle sur mes épaules et m'élançai en courant dans la direction de Washington-Palace. C'est un établissement fort élégant, admirablement tenu, où la musique, les frais ombrages et le salon de conversation dissimulent habilement les salons de jeu.

Les femmes y sont admises sans que leur présence soit mal interprétée, et les hommes du meilleur monde y viennent faire une partie sans déroger ; les jeux de société y coudoient les jeux de hasard, et l'on peut tout aussi bien y risquer un louis à l'écarté qu'y gagner une fortune à la roulette.

Il y avait un attroupement devant Washington-Palace ; des groupes animés commentaient la mort du malheureux. On attendait la sortie du cadavre, sur lequel l'autorité locale procédait à une hâtive enquête.

Plus j'avançais, plus mon angoisse devenait poignante. Je n'osais demander aucun nom, aucun détail ; j'étais trop certaine de ce que j'allais voir.

Je gravis le perron en m'accrochant aux grilles et pénétrai, toute chancelante, dans les salles du rez-de-chaussée.

L'assistance y était bien moins nombreuse que je ne le supposais. La plupart des spectateurs, redoutant d'être mêlés à une affaire sanglante, s'étaient retirés ou gagnaient les jardins.

Les femmes s'étaient enfuies.

Au fond d'un salon, les groupes étaient plus nombreux. L'un d'eux, en s'écartant, me laissa voir un corps étendu sans vie sur le parquet au milieu d'un mélange horrible de sang répandu, de cheveux arrachés et de cervelle jaillissante.

Un nuage passa sur mes yeux. J'étendis les deux bras pour ne pas tomber. Une main saisit la mienne.

— Que faites-vous donc ici ? me dit la voix dure que je connaissais si bien.

M. de Guimont, ne recevant pas de réponse, me secoua fortement.

— Vous ! c'est vous ! m'écriai-je en rouvrant des yeux effarés.

— Eh !... qui donc veniez-vous chercher ici, si ce n'est moi ?

— Ah ! si vous saviez !... quelle pensée atroce ! balbutiai-je.

Il haussa les épaules et m'entraîna vers la sortie sans me laisser achever. Mais nous fûmes arrêtés par un lugubre cortège : c'était le suicidé que l'on emportait sur une civière, l'enquête terminée.

Forcés d'attendre dans l'embrasure d'une fenêtre que le mort eût passé, nous contemplions tous deux les tristes restes, lui avec contrainte, moi avec stupeur.

— Ainsi, dis-je douloureusement, vous avez assisté à ce spectacle ?

Il me regarda sans répondre, les sourcils contractés.

— Monsieur ne s'est pas contenté d'assister à la catastrophe, il l'a amenée ! dit une voix grave derrière moi.

M. de Guimont sursauta.

Je vis un visage long, froid, très-noble, sur un buste élevé que portaient des jambes en échasses, se dresser à côté du visage bouleversé de M. de Guimont.

— Lord Efty, balbutia-t-il, vous prononcez là d'étranges paroles.

— Monsieur de Guimont, j'ai vu.

Ce « j'ai vu » me fit frissonner, tant il renfermait d'implacable conviction.

— Par grâce, milord, m'écriai-je, ne parlez pas ainsi ! c'est odieux !

— Ce qui est odieux, madame, répondit-il avec le même sang froid, c'est de tricher comme un valet et de dévaliser un malheureux à une table de jeu au point de le jeter désespéré a suicide, après lui avoir volé cent mille francs.

M. de Guimont, blanc et les dents grinçantes, se tourna lentement vers son accusateur.

— Vous me rendrez raison de cette insulte, lord Efty ! prononça-t-il avec rage.

— Allons donc ! fit l'Anglais en le toisant avec un mépris si souverain que je sentis le sang m'étouffer.

— Je suis gentilhomme !

— Vous êtes un grec !

La foule s'amassait. Il y eut quelques grognements de mauvais augure. Un grec dans une maison du genre de Washington-Palace est un ennemi public dont il faut faire promptement justice.

De l'accusation de lord Efty, il ressortait clairement que M. de Guimont avait falsifié les cartes, et cette accusation l'emportait de beaucoup en gravité dans l'esprit des Américains sur celle de la mort de l'infortuné qui en avait été la suite.

Cependant M. de Guimont, un instant désarçonné, faisait tête à son adversaire. Appuyé à la fenêtre, le dos aux vitres, les bras croisés, le front hautain, il regardait monter la colère publique.

Cette attitude courageuse allait lui rallier des défenseurs, ou tout au moins éloigner les malintentionnés, quand un autre joueur qui, je l'appris ensuite, avait précédé le pauvre mort à la table de jeu, se coula jusqu'à M. de Guimont, toucha la poche gauche de son paletot, et, d'un habile revers de main, en fit sauter un paquet de cartes qui s'éparpilla à nos pieds.

— Voleur ! détrousseur de dupes ! s'écria-t-il avec colère.

Il s'éleva un cri formidable. Je vis se dresser des cannes menaçantes ; on arma un revolver à ma droite. « A l'eau ! » hurla-t-on à ma gauche.

— Paix ! dit lord Efty, dont la grande taille dominait cette scène. A bas les cannes et les pistolets... Silence donc ! on ne lynche pas un homme qui fait sauter la coupe, on le méprise, voilà tout.

La foule s'arrêta, surprise de cette intervention.

— Laissez passer ce Français, continua le gentleman en faisant mine de s'écarter dédaigneusement, il est marqué au front !

À mon tour, je poussai un cri rauque, je nouai mon bras autour du cou de M. de Guimont et, me faisant place de l'autre avec une énergie irrésistible, j'entraînai celui qu'on venait d'écraser publiquement.

Mon exaltation me donnait une force inattendue ; je poussai M. de Guimont du perron dans une voiture qui stationnait au bas des degrés, et je m'y précipitai après lui en jetant au cocher l'adresse de notre hôtel.

Pendant le rapide trajet, pas un mot.

À peine seuls dans mon petit salon, je le regardai dans le cœur, si je puis ainsi dire, en demandant simplement :

— Est-ce vrai ?

Malgré tout, j'espérais qu'il allait me répondre : « Non. »

Et je l'aurais cru.

— Qu'est-ce que cela peut vous faire ? répondit-il avec brusquerie.

Sur mon visage décomposé il lut une horreur indicible.

— Est-ce que vous croyez aux criailleries de ces Yankees ?

— Je crois à la honte qui bride votre front.

— Les femmes n'entendent rien aux questions de jeu.

— Les femmes sentent les questions d'honneur.

— Où voulez-vous en venir, enfin ?

— Si lord Efty n'a pas menti, je ne veux plus porter votre nom déshonoré.

— Vous dites ?

— Que madame de Guimont est morte pour ses amis.

Il prit mes mains et les tordit avec frénésie. Dans le trouble de son cerveau, que la passion obscurcissait, une idée plus nette de la situation venait de jaillir tout à coup.

— Oh ! lord Efty ! murmura-t-il avec angoisse. Sans lui, tout pouvait être sauvé. Et par orgueil de joueur, par haine de race, il criera partout qu'un Guimont a dépouillé son adversaire comme on détrousse un voyageur au coin d'un bois.

— Il dira cela, oui, répétai-je désespérément, mais je ne l'entendrai pas !

Il se méprit sur le sens de cette parole.

— Ce n'est point à vous de mourir ! dit-il brusquement.

Un éclair avait passé dans ses yeux. Peut-être avait-il entrevu dans une vision désespérée l'infamie qui le suivrait partout et le désignerait au mépris de ses compatriotes.

Il se leva et marcha d'un pas ferme vers un petit meuble où il déposait son revolver.

— Lord Efty a raison, dit-il encore, je suis marqué au front !

Il appuya l'arme sur sa tempe.

Je bondis, affolée, lui arrachai le revolver et le lançai à travers la vitre, qui vola en éclats dans le jardin de l'hôtel.

— Assez de sang ! criai-je en m'affaissant contre un meuble.

Mon mouvement avait été tout instinctif. Le cadavre de Washington-Palace, avec sa cervelle jaillissante, assaillait encore ma vue troublée.

— Maladroite ! fit-il avec un ricanement cruel, vous alliez être libre !

— Je ne voulais plus de sang.

— Alors vous acceptez ma honte ? me dit M. de Guimont d'un ton farouche.

— Jamais ! Je vais fuir, me cacher dans quelque coin désert de cette grande Amérique ; où se réfugient tant de misères.

— Oui, et tant de crimes.

Il fit deux ou trois fois le tour du salon, et revenant à moi :

— Vous m'avez tracé la voie. Retournez en France, Élise ; moi, je suis mort à votre monde.

Et comme, effarée, je ne répondais pas, il m'expliqua que lorsqu'un gentilhomme, par une progression fatale d'entraînements et de chutes, tombait jusqu'à l'abîme où il venait de rouler, la mort était son seul refuge.

— Et le repentir ? dis-je doucement.

Sans répondre à cette interruption, il développa, avec une lucidité étrange en une heure semblable, tout un plan dont la bizarrerie loyale devait séduire mon inexpérience.

Il ne rentrerait plus en France, où il ne supporterait pas les allégations atroces de lord Efty, l'habitué des casinos de Boulogne et de Dunkerque. Ses allégations elles-mêmes tomberaient devant sa mort. On n'insulte pas ceux qui ne peuvent plus se défendre. Il irait sous un nom d'emprunt tenter les aventures en Californie. On préparait une expédition dangereuse dans la Terre-de-Feu, il en ferait partie. On prétendait que l'Amérique allait avoir à combattre les Indiens Modocks, il marcherait dans leurs rangs. Mort volontaire, il trouverait certainement la mort véritable dans une de ces tentatives désespérées. Le veuvage anticipé dont il décrétait l'heure ne pouvait manquer de se changer promptement en un veuvage réel. Il en serait heureux, la vie lui était à charge. Il reconnaissait la série de fautes qui l'avaient fait tomber si bas. Il ne voyait d'autre moyen de se relever quelque peu que par l'expiation peu commune qu'il rêvait. Je devais rentrer à Douai, y porter son deuil, y faire respecter son nom. Jamais il ne troublerait ma solitude, jamais il ne m'exposerait à voir un Français retrouver sur son front la tache que lord Efty y avait publiquement im primée.

— Vous laisserez ici Eugène de Guimont, mort accidentellement aujourd'hui même, et vous ne connaîtrez même pas le pseudonyme de celui qui fut votre mari.

J'écoutais comme dans un rêve ce projet fantasmagorique..... dont une imagination ardente pouvait seule entreprendre la réalisation.

Son imprudence, son illogisme ne me frappaient guère. Tout au plus me semblait-il difficile. Il sauvait l'honneur des Guimont, c'était tout.

— Bien, lui dis-je, j'approuve votre pensée, et nous l'exécuterons ensemble.

— Comment cela ?

— Mon devoir est de vous suivre. Nous disparaîtrons tous deux.

Il me regarda, stupéfait. Évidemment, cette façon d'entendre mon devoir de femme déconcertait son nouveau plan. Le faible attendrissement qui traversa ses yeux durs s'évapora en une seconde.

— Vous n'y pensez pas. Cela ne se peut pas. Outre que vous êtes innocente et ne devez en rien participer à ma vie d'aventures, vous servirez mille fois mieux l'honneur de notre nom en le portant haut dans votre pays qu'en l'ensevelissant près de moi. Partez donc.

Il dit ce dernier mot avec une nuance d'impatience, comme si le dévouement qu'il entrevoyait lui semblait déjà lourd.

Et, chose étrange, cette impatience le servit à m'éloigner mieux que tous les raisonnements. Il me vint cette pensée que je lui étais à charge peut-être à son insu, et qu'il saisissait avec une certaine joie cette occasion, si douloureuse qu'elle fût dans sa cause, de recouvrer sa liberté.

Me voyant ébranlée, il accumula rapidement preuves sur preuves pour vaincre mes dernières hésitations. Puis, sans prendre d'autres objets que des gants et une casquette de voyage, il sortit en me serrant la main d'une étreinte cavalière.

Il ne rentra point ce soir-là. Je l'attendis toute la nuit, livrée aux plus effroyables combats. Le déshonneur, le mensonge, la liberté  ! menace et mirage !... Je flottais, fiévreuse, dans une mer de douleurs, dont chaque goutte m'était une angoisse nouvelle.

Le lendemain, rien encore. Avec les heures, la certitude prenait un corps. M. de Guimont n'avait point failli à sa promesse.

La seconde édition du journal de la ville m'apporta la solution redoutée : Trois voyageurs français, que le plaisir d'une promenade en canot avait réunis par hasard, venaient d'être les victimes d'un accident. La frêle embarcation avait chaviré. Deux des promeneurs, qui savaient nager, avaient regagné le bord. Le troisième avait disparu. Quoiqu'il ne fût pas autrement connu de ses compagnons que comme compatriote, on avait lieu de supposer, à quelques indices déjà recueillis, que ce malheureux n'était autre que M. Eugène de Guimont.

Je ne pus voir qu'un seul de ces voyageurs, l'autre étant reparti tout aussitôt pour une direction ignorée. Celui que je fis supplier de passer à mon hôtel était un garçon de vingt-cinq à trente ans, vulgaire et cauteleux, dont je ne tirai rien de plus que ce que le journal m'avait appris.

C'était lui, du reste, qui avait fourni à la rédaction la note qui faisait en ce moment le tour de la presse américaine.

Je ne pouvais le supposer dupe de ce qu'il débitait avec tant d'assurance, quoique avec une extrême sobriété de détails ; restait à l'en croire complice, et force me fut de m'arrêter à cette idée, si pénible qu'elle fût.

Cet homme me dit partir la nuit même pour la Californie. Je n'osai ni lui dire un mot, ni lui offrir une aide pécuniaire, quoique son extérieur ne témoignât pas une aisance positive.

Je devinais qu'il savait, non point peut-être le motif, mais à coup sûr le projet de M. de Guimont. Mon rôle m'imposait le silence. Les questions brûlèrent mes lèvres et s'y éteignirent.

Il partit sans se trahir plus que moi. Je ne sais absolument pas, encore aujourd'hui, ce que ce jeune homme a été pour M. de Guimont, et quelles relations ils ont entretenues par la suite. Un complice payé, sans doute, et rien de plus.

J'envoyai ma carte à lord Efty, avec ce mot crayonné au bas : « Respectez la mort, milord, si vous vous êtes cru le droit de blâmer la vie. »

Après quelques jours consacrés à attendre le résultat de recherches vaines, je quittai l'Amérique, non sans avoir distribué aux pauvres les cent mille francs trouvés dans le portefeuille de M. de Guimont, et dont il n'avait pas emporté une obole.

Je pris cette résolution, que j'exécutai sans bruit, après avoir pris des renseignements minutieux et acquis la certitude que l'infortuné suicidé de Washington-Palace, absolument inconnu dans la ville, ne laissait aucune famille pour en recevoir la restitution.

J'avais écrit au seul oncle qui me restât. Il m'accueillit dans mes vêtements de veuve sans élever le plus petit soupçon contre la véracité de mon bref récit.

Les affaires d'intérêt ne furent point difficiles à régler. Sauf Guimont, celui que l'on croyait mort ne possédait absolument plus rien. On découvrit que le vieux château était grevé d'hypothèques, et que des capitalistes de Lille en pouvaient exiger la vente.

Je ne le permis pas. Sur ma fortune personnelle, Guimont fut racheté, les derniers créanciers désintéressés, et le nom garda son prestige.

On avait déjà oublié les fautes du parent, de l'ami ; bientôt on oublia l'homme lui-même. Seule je restai avec mes souvenirs et mes doutes.

Ce que j'avais accepté était-il légal ? Je l'ignorais. Ce que j'avais souffert pouvait-il m'absoudre de mon acceptation ? Une pauvre femme sans conseils, aux prises avec une position affreuse, était bien inhabile à en décider.

Vous m'avez connue alors, vivant retirée, à peu près paisible, sans bonheur, sans désirs, comme un être dont l'existence est dévoyée, mais qui tâche de la porter dignement.

Quelques années avaient passé. Peut-être cette liberté dont, seule, je savais bien ne posséder que l'ombre dérisoire, m'appartenait-elle réellement. Je ne le saurais vraisemblablement jamais, et d'avance mon cœur renonçait à ce qui pouvait rester de joies à goûter ici-bas.

Un jour, ce fut la foudre. Une lettre me parvint de Paris. Il n'avait pu supporter l'exil plus de cinq ans. Il avait eu la nostalgie de la France. Il allait travailler sans éclat, honnêtement, sous le nom de Vincent. Mais il lui fallait de l'argent, et il me priait de lui en envoyer.

Ce que j'ai versé de larmes !... Ma paix perdue... le danger m'environnant... Et s'il lui prenait la fantaisie sinistre de se déclarer vivant, retrouvé  ? de se faire un roman pour le besoin de sa cause, et, voyant le silence autour de son nom, de reprendre hautement ce nom qu'il avait flétri ?

J'envoyai l'argent demandé et ces seuls mots, qui étaient vrais : « Lord Efty habite Boulogne-sur-Mer.  »

Ceci me servit mieux que les promesses, mieux que la conscience. A part quelques demandes de fonds, il m'épargna sa correspondance, quelque temps au moins.

Pour l'éviter plus sûrement encore, je pris le parti de lui constituer, sous son nom de Vincent, une rente viagère inaliénable, suffisante à une existence modeste.

Peu après, vos lettres, mon ami, m'apprirent à la fois que M. Vincent, tombé au plus profond des misères morales, brassait des affaires véreuses, et que, par une inconcevable anomalie, il prenait à ma personne un intérêt irritant et effrayant.

Depuis ce jour j'ai peur. Dans les âmes dépravées, les sentiments subissent d'inavouables transformations. Délaissée, blessée, abandonnée par lui, dois-je donc subir aujourd'hui la mortelle injure de sa jalousie ? Et dans sa fureur de n'avoir plus ni nom, ni demeure, ni famille, qu'osera-t-il tenter ?

Mon ami, je souffre beaucoup. Dieu m'aidera, je le sens ; il ne voudra pas me laisser glisser dans une honte plus irrémédiable que celle dont il m'a laissé échapper saine et sauve.

Mais je souffre !

Le major Jouanny à madame de Guimont.

Toulouse, 2 octobre.

Madame, vous êtes une sainte que ses sublimes imprudences mènent à une sorte de martyre oublié par l'Église !

Vous avez cru au point d'honneur, à la sainte conscience, à l'expiation, au serment. Vous ignoriez donc que certaines natures jonglent avec ces grandes choses, qu'elles regardent seulement comme de grands mots ?

Votre confiance, dont je vous bénis avec une gratitude profonde, me grandit assez pour me rapprocher des sphères pures où vous planez.

Vous n'entendrez pas une plainte sur ma propre douleur, pas une critique sur la loyale illusion que vous avez conçue. Je vénère en vous, madame, la victime d'une loi sociale et d'un rêve décevant.

Cet homme a tardé cinq ans à revendiquer sa part au soleil de la patrie. C'est beaucoup, c'est énorme ! Il n'a écorné que sur la question d'argent le pacte irréalisable qu'en un jour de terreur il vous proposait et que, prise de la suprême folie de l'honneur, vous avez cru pouvoir accepter.

Et déjà vous entrevoyez l'heure où il réclamera son droit strict, son nom, sa femme !... Ah ! madame, avais-je donc deviné l'intolérable supplice qui m'est destiné quand je voulais tuer M. Vincent ?

Le capitaine Odret au major Jouanny.

Douai, 5 octobre.

Je ne m'explique pas trop clairement le sentiment complexe qui pousse mon ami Évenin à poursuivre « le siège de Guimont ».

Il m'arrive parfois de supposer que ce jeune homme éprouve le besoin de supplanter ses pareils, pour le seul plaisir de constater sa supériorité à certains égards.

Croyez-vous aussi cela, mon cher major ?

Depuis que les insanités de Durajoux et les propos de la douairière de Sobrière ont mis en grande mode la jeune veuve, Just Évenin, qui ne semblait point y songer, a pris la tentative à cœur. Votre correspondance avec madame de Guimont, dont vous vous souvenez que le hasard d'un évanouissement et d'une rencontre lui a livré le gracieux secret, parait avoir influé grandement sur ses projets.

Vous redoute-t-il ? Votre nom seul l'exaspère. Je ne sais. Il se démène plus activement que ne le fit jamais troubadour amoureux autour de la dame de ses pensées.

Les menaces sans fard d'un aventurier, dont je vous ai conté les prétentions, ont exaspéré son orgueil. Sans leur faire l'honneur de les prendre au sérieux, comme j'avais eu la sottise de le faire moi-même, il entend amener madame de Guimont à se laisser efficacement protéger par un fiancé en titre.

La serre de la sous-préfecture a donné toutes ses fleurs. L'imagination de notre héros a mis au vent toute sa poésie. Voilà une semaine que dure le tendre manège. Ce soir, Just Évenin compte se présenter loyalement à Guimont et traduire en prose parlée ce qu'il a soupiré jusqu'ici en idylle et en élégie.

Aime-t-il réellement madame de Guimont ?... En tout cas, il veut l'épouser, et son énergie, pour revêtir une forme élégante, n'en est pas moins tenace.

Le capitaine Odret au major Jouanny.

Douai, 7 octobre.

Après l'idylle, le drame.

Que s'est-il passé à Guimont ? Voici, mon cher major, tout ce que j'ai pu apprendre afin de devancer près de vous les chroniques judiciaires.

Hier, à neuf heures, par une soirée claire, le cabriolet du sous-préfet de Cambrai attendait son maître à l'entrée de l'avenue de Guimont, sous la garde d'un petit garçon de la ferme.

À travers les grilles, il voyait distinctement les ombres de madame de Guimont et de deux messieurs qui se promenaient avec elle, poindre, grandir et disparaître alternativement devant l'espace éclairé par les fenêtres du salon sur le gazon du parc.

Les trois interlocuteurs mettaient dans leur entretien une certaine animation souriante. Toujours causant, ils gagnèrent une allée où les clartés du salon ne découpèrent plus leurs silhouettes.

Cette allée conduisait à une des portes qui, du parc, ouvrent directement sur l'avenue. Le petit garçon vit ouvrir cette porte et Just Évenin en sortir seul.

Le petit garçon remarqua qu'en se trouvant sur un point qui lui était moins familier, le sous-préfet, entré par la grande grille, ne parut pas se reconnaître tout d'abord.

Il s'orienta pour rejoindre sa voiture ; mais à peine avait-il fait quelques pas, et comme l'enfant allait le héler avec plus de bon vouloir que de respect, une grande ombre se dressa entre une haie vive et le mur du parc.

Il entendit un coup de revolver, presque aussitôt suivi d'un autre, un cri entre les deux explosions, et puis rien.

Épouvanté, l'enfant dégringola de son siège et s'enfuit en poussant des hurlements.

Du château, de la ferme, on accourut aussitôt. Les recherches ne furent pas longues. A une égale distance du parc et de sa voiture, Just Évenin gisait, blessé à la poitrine, étendu sur le dos, la main crispée tenant un revolver, dont un seul coup était déchargé.

Il était sans connaissance. On le releva. M. de Tainsonne, l'oncle de madame de Guimont, qui était au château, organisait déjà son transport, quand un domestique fit une découverte encore plus lugubre.

Proche le mur, la face contre terre, était tombé un homme dont il fut impossible de reconnaître le visage, horriblement ravagé par un coup de pistolet tiré d'assez près.

La blessure, d'un aspect repoussant, avait emporté le bas de la tête du menton aux oreilles, en sillonnant d'une trace sanglante les yeux et le front.

Cet homme était mort.

On transporta les deux corps inertes, celui du sous-préfet dans le grand salon de Guimont, celui de l'inconnu dans l'orangerie.

Un médecin, que l'on allait chercher à Cambrai, fut rencontré arrivant en toute hâte, car il avait appris, du petit garçon fou de terreur, qu'on s'était fusillé, suivant son expression, près du château.

La blessure de Just Évenin, quoique fort grave, ne parait pas mortelle au docteur ; mais il est intransportable, et si la justice, ce qui est fort à supposer, juge bon de se mêler promptement de cette mystérieuse affaire, elle aura bien des précautions à prendre pour lui faire subir un interrogatoire.

Madame de Guimont a vu le blessé, contemplé le mort, et l'impression qu'elle en a ressentie a été si saisissante qu'elle a été prise d'une crise de nerfs d'une violence inouïe, à l'issue de laquelle le médecin l'a condamnée au silence et à l'immobilité les plus absolus.

Au matin, la nouvelle de l'événement nous est arrivée à Douai. Je me suis hâté vers Guimont, où M. de Tainsonne, avec une complaisance et une prolixité infatigables, m'a promené sur le lieu du crime en me bombardant des commentaires les plus fantaisistes.

L'enfant, ramené de la ville et calmé par la vue d'une pièce d'or, s'est mis à nous raconter ce qu'il n'avait point encore voulu dire, et ce que je vous ai dit, moi, au début de cette lettre : ce qu'il avait vu, près du mur du parc.

Ce récit, que le garçonnet répétera, si besoin est, à qui de droit, établit la préméditation de l'inconnu qui guettait mon pauvre Évenin autour du parc, tandis que la fatalité le lui amenait tout à point au bout de son revolver.

C'était, en effet, M. de Tainsonne qui, la visite du sous-préfet terminée, lui avait offert de passer par cette porte pour lui épargner un détour jusqu'à la grande entrée.

En outre, il devenait clair que le jeune homme blessé avait jeté un cri, saisi rapidement l'arme qui ne le quittait plus depuis l'agression nocturne dont il avait été l'objet, et avait fait feu sur son assassin avant de tomber lui-même.

Et ce coup-là, presque tiré au hasard, avait été mortel.

— « Maintenant, continuait M. de Tainsonne, quel peut bien être l'assassin ? Un voleur ? Mais un voleur menace avant d'agir et ne se sert pas d'une arme aussi bruyante dans le voisinage immédiat d'une maison habitée. Un ennemi ?... On n'en connaît aucun à M. Évenin, qui est, au contraire, fort sympathique à ses administrés. Un rival ?... Mais la conduite exemplaire de ma nièce éloigne toute idée d'intrigue mystérieuse, et s'il s'agit d'un prétendant à sa main, pourquoi cet homme ne s'est-il pas présenté ouvertement, comme M. Évenin venait de le faire lui-même ? Car, remarquez-le, monsieur, ce pauvre sous-préfet, après une petite cour accentuée, quoique à distance, venait, le soir même, de brûler ses vaisseaux. Prévenu par ma nièce, que ce petit manége amoureux n'attendrissait pas, je suis venu passer la fin de la semaine chez elle et me suis trouvé là tout à point pour recevoir la demande de notre blessé. Franchement je la trouvais très-acceptable, cette demande, et si madame de Guimont m'avait voulu croire... Point. Avec beaucoup de grâce et beaucoup de fermeté, elle a déclaré vouloir rester veuve, -- ce qui me stupéfie, quand je me souviens du mari qu'elle entend pleurer éternellement ; -- puis elle a promené gentiment le soupirant dans son parc, entre elle et moi, pour ne pas se donner l'odieux de l'éconduire, et s'est éclipsée en me laissant le soin de le ramener à sa voiture. J'ai eu la malencontreuse idée d'ouvrir la petite porte du parc, ce qui a probablement précipité la catastrophe, laquelle, sans cette circonstance, aurait eu peut-être pour théâtre la route encaissée de Guimont. »

La police avait fait une première descente au château. L'identité du cadavre ne peut être établie. La procession de curieux qui envahit l'orangerie ne sait donner aucun renseignement sur l'assassin que je reconnais parfaitement pour le grand corps menaçant de l'autre nuit. Un cabaretier des environs se souvient aussi de lui avoir servi un repas, et une fermière avoue lui avoir vendu du lait chaque matin pendant trois jours.

Seulement, ces gens n'en savent ou n'en veulent pas dire davantage. Je crois réellement qu'ils n'en savent rien. On vient de photographier le corps ; c'est horrible. Ce soir on le transporte à Cambrai.

Un officier, venu en curieux, prétend que ces vêtements ne lui sont pas tout à fait étrangers, et qu'il a bien pu les rencontrer, à Lille ou à Paris, sur le dos de quelque aventurier.

Ce bruit prend une certaine consistance.

Le juge d'instruction a renoncé à interroger Just Évenin, trop faible. Pour la forme, il a fait quelques questions à la pauvre madame de Guimont, dont l'ignorance absolue ne fait pas un doute. M. de Tainsonne et l'enfant ont raconté le peu qu'ils savent, et je crois que cette nuit le calme va rentrer au château.

Ces formalités indispensables et pénibles ont si cruellement éprouvé la jeune femme que son oncle manifeste le désir de l'emmener à Tainsonne, et tout le monde l'approuve.

L'état du sous-préfet présente un peu moins de gravité qu'on ne l'avait redouté d'abord. La balle, reçue pendant qu'il s'orientait, n'a pas entamé le poumon, tout en labourant la poitrine.

Dès qu'il sera transportable, on le réintégrera à Cambrai, d'où ses domestiques sont venus joindre leurs soins à ceux qu'il reçoit au château.

Mon cher major, quand les journaux vont, demain, vous inonder de leurs commentaires, vous aurez le droit de n'en pas croire un mot. Voici l'histoire sanglante, telle qu'elle s'est passée avec son mystère, que la justice découvrira peut-être.

Moi, je sais que beaucoup de mystères n'ont jamais été découverts par elle, surtout ceux qui se rattachent à un certain ordre d'idées ou de sentiments plus élevés.

À mon sens, l'assassin a agi par jalousie. Jalousie peu commune, puisque la femme dont il gardait la demeure d'une si menaçante façon ne le connaissait même pas.

Vous pouvez être certain, mon cher major, que cet homme que l'on enterre demain, sans pouvoir mettre un nom sur sa tombe, n'est point le premier venu.

Le major Jouanny à madame de Guimont.

Toulouse, 10 octobre.

Madame, j'ai tout appris !...

Élise, dans un an voulez-vous être ma femme

FIN DES DEUX FEMMES DU MAJOR.

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TextGrid Repository (2020). ELTeC. FRA. Les Ménages militaires. Les Ménages militaires. ELTeC Test. ELTeC conversion. https://hdl.handle.net/21.T11991/0000-001A-72C5-5