LA

BUVEUSE DE PERLES

PAR

MARIO UCHARD

PARIS

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES

3, RUE AUBER, 3

1882

Droits de reproduction et de traduction réservés

A

M. FRANCIS MAGNARD

VENGEANCE !

MARIO UCHARD

I

Ancien premier sujet de la danse à l'Opéra, et ayant marqué dans cette jolie pléiade d'il y a vingt-cinq ans, dont plus d'un abonné d'alors se rappelle encore l'éclat, Ida Reynach, devenue femme Bonnard, accomplissait ce jour-là ses quarante-huit printemps. --- Age déjà mûr, disons-le, pour une étoile de seconde grandeur que les hasards de sa course n'avaient point épargnée.

Fille de portière, d'ailleurs, et détournée à vingt-trois ans de son orbite, en pleine ascension, par une aventure avec un jeune lord qui avait fait quelque bruit, elle avait, un beau soir, disparu du firmament de la rue Le Peletier, bifurquant tout à coup dans la voie de cette galanterie dorée, toute particulière aux filles de Terpsychore, en ce sens qu'elles l'exercent encore avec un certain ton.

Un enlèvement romanesque, quatre années de séjour en Italie, diamants, chevaux, voitures... un train de reine, avec palais à Naples et villa sur le lac de Côme... .

Comme elle achevait de laver sa vaisselle, tout en regardant de temps en temps par la fenêtre de sa cuisine, au quatrième étage d'une vieille maison de la rue de Lancry, elle entendit sonner midi.

-- C'est drôle, M. Bonnard est en retard, dit-elle.

De la large terrine où trempaient bravement ses beaux bras, s'exhalaient des vapeurs d'eaux grasses qui puaient le poisson gâté, et ces vagues parfums d'ordures indispensables aux études du vrai réalisme.

Au pied du fourneau de faïence, -- n'oublions rien de l'enquête ! -- des balayures mêlées : os de charcuterie, pelures de pommes de terre, de carottes et d'oignons, arêtes de merlans ; document humain dans lequel fouillait le chat, le museau sale et noirci. -- De ses moustaches poissées pendaient des gringuenaudes.

Vêtue d'un jupon de laine grise, les manches de son caraco rouge relevées, tandis qu'elle passait d'une main preste sa lavette de chiffon sur les plats et les assiettes qu'elle déposait ensuite sur l'égouttoir, Ida suivait d'un œil vigilant le gratinage d'un miroton qui chantait sur le feu.

Allant et venant autour d'elle, une jeune personne de dix-sept ans, la taille bien prise dans une robe de jaconas couleur claire, fredonnait un air d'opérette.

-- Eh bien, Aglaé, dit Ida, est-ce que tu ne vas pas essuyer la vaisselle ?

-- Comme c'est amusant, pour une heure que je quitte l'atelier ! répondit la fillette. -- Et puis, après, j'aurai des taches !...

Mademoiselle Aglaé Bonnard, fleuriste d'art, fille naturelle reconnue et imposée par son père ; lors de son mariage avec l'ancienne danseuse, avait toutes les jolies allures de la grisette parisienne, dont le bonnet ne tient guère que d'une bride, prêt à s'envoler au moindre vent. La beauté ou plutôt la séduction du diable, quelque chose de provocant et presque d'effronté, comme un instinct de vice.

Blonde, des cheveux follets rabattus presque sur les sourcils, un regard bleu et clair, perçant, audacieux, le teint animé d'une nature vivante qui se sentait éclore.

Sur l'injonction de sa belle-mère, elle prit un torchon en rechignant, et se livra à l'essuyage.

-- Allons, Aglaé, reprit tout à coup madame Bonnard, tu laisses éteindre le feu. Le miroton ne sera pas prêt quand ton père rentrera... Il va nous faire une vie !

-- Ah ! dame, répliqua la jeune fille d'un ton d'ennui, on ne peut pas tout faire... C'est trop fort si, en sortant de l'atelier, il faut encore s'occuper du ménage !

-- Eh bien ?

-- Eh bien. c'est embêtant !

Là-dessus, un petit garçon de trois ou quatre ans débouchant étourdiment de la salle à manger, et se jetant dans ses jambes, elle lui donna une claque.

Il se mit à pleurer.

-- Es-tu mauvaise ! s'écria Ida. Je t'ai déjà défendu de battre l'enfant de ma fille...

-- Tans pis pour lui !... Qu'il me laisse tranquille, l'enfant de votre fille !

Ida prit le petit sur ses genoux.

-- Allons', allons, dit-elle, en voilà assez !... Une autre fois, quand tante Aglaé sera en colère, tu te gareras.

La salle à manger était la pièce principale de l'appartement. Un papier à fond havane, semé de bouquets à demi déteints, couvrait les murs tachés par places. Au-dessus du poêle, un cartel, un buffet de chêne, la table et huit chaises cannelées à dossier d'acajou. Le voltaire de M. Bonnard, recouvert de vieux reps, gardant l'empreinte graisseuse d'une tête, se prélassait à l'angle de la croisée, s'ouvrant sur la cour de cette immense bâtisse grouillante qui, certes, aurait droit, tout comme une autre, à dix belles pages de description minutieuse, étage par étage, et fenêtre par fenêtre, jusqu'au sixième mansardé. On y verrait les dégoulinades des plombs crevés... mettant des lèpres jaunâtres sur le gris des murailles, les documents de linges sales, séchant çà et là, sur des ficelles ; la buée, les odeurs de rance et de moisissure flottant dans l'air...

Pour ce qui nous importe, en ce moment, disons que cette cour. était une cour.

-- Midi et demi ! s'écria madame Bonnard ; mais ton père est exact pourtant. Qu'est-ce que cela signifie ?

Comme réponse à cette remarque, la porte du palier s'ouvrit brusquement. M. Bonnard \(homme d'affaires, recouvrements, etc.\), entra comme une bombe et, jetant à Aglaé sa serviette d'avocat, moins noire que crasseuse, gonflée de protêts et d'exploits, il débuta par ces mots :

-- Madame Bonnard, sais-tu ce qui se passe ?...

A l'air effaré qui accompagnait cette question de son mari, Ida, pressentant un événement majeur, prit d'instinct la pose de l'épouse en alarmes.

-- Mon Dieu ! exclama-t-elle, que vas-tu m'apprendre ?

-- Une chose étonnante.

-- Laquelle ?... Dis vite ! Tu me fais peur.

-- Ta fille est célèbre !...

-- Ma fille...

-- Oui !

--- Ah !

Et elle tomba affaissée sur une chaise, en proie à la plus vive émotion, les pieds cambrés, allongeant ses pointes ; le coup trop vif l'avait foudroyée.

Sans paraître s'émouvoir autrement de ce choc eu retour, M. Bonnard jouit un instant de son effet, en homme qui se sent possesseur d'une nouvelle surprenante.

Pressé enfin d'interrogations, anxieuses au point voulu, il entama ainsi son incroyable histoire :

-- Voici la chose. Ce matin, Blumenthal, le marchand de tableaux, vient me trouver. Il y a, à l'exposition des Champs-Élysées, une grande machine qui fait beaucoup de bruit et qui est d'un peintre encore peu lancé. Il me raconte qu'un riche amateur anglais, dont il a la clientèle, l'a chargé d'acheter cette toile ; mais que, comme marchand, il ne veut pas s'adresser lui-même à l'artiste, avec qui il a eu déjà des difficultés... Je comprends tout de suite qu'il l'a écorché trop vif, et qu'il a brûlé ses affaires avec lui...

-- Parbleu !... dit Ida, de confiance.

-- Bref, il s'agissait de me présenter à sa place pour entamer la négociation, en stipulant une remise pour moi, que je lui reverserai... Je tâche naturellement de soutirer le nom de l'amateur pour souffler l'affaire au besoin... Pas moyen, avec un malin de son espèce : il ne coupe pas dans ma curiosité ! Enfin, il me demande d'aller voir le tableau au Salon pour qu'il m'indique les points qu'il faudra débiner chez le peintre, en marchandant la chose. Tu comprends ?...

-- Je comprends !

-- A l'instant même, nous partons pour les Champs-Élysées. Du premier coup, comme nous entrons dans la salle, je n'ai pas de peine à deviner qu'il s'agit d'un gros morceau en voyant toute la foule se presser sur un seul point, devant une toile très grande. J'entendais dire : « C'est la Buveuse de Perles... » Blumenthal se faufile dans le groupe, jouant des coudes, je le suis... Nous arrivons enfin sur le premier rang, je mets mon pince-nez. Qu'est-ce que je vois ? -- Ta fille !...

-- Avec un monsieur ?..

-- Non !... sur le tableau ! Peinte en costume de Cléopâtre... Si ressemblante, que j'ai cru qu'elle me reconnaissait, et qu'elle allait me dire des insolences... Et tout le monde s'extasiait. Ce n'était qu'un cri sur l'expression de son visage, de ses yeux, sur son air de princesse qui vous regarde comme des fourmis. Ah ! je te réponds qu'elle a un fier succès !

-- Et tu es sûr que c'est elle ?

-- Pardi ! avec ça qu'il peut y en avoir une autre pareille !. J'ai écouté Blumenthal, sans rien lui dire, pour tout le marchandage du tableau qu'il faut que je fasse, et je suis accouru.

Pendant ce récit émouvant, un essaim de pensées de grand vol avait envahi le cerveau d'Ida Reynach, femme Bonnard.

-- Je veux aller voir ça tout de suite ! dit-elle avec décision. Catherine doit venir dîner ; il faut, avant son arrivée, être bien sûr de toute l'affaire.

-- C'est aussi mon avis, répliqua son mari, vite, sers ton rata, et en route.

Le déjeuner fut silencieux et très vite expédié. On eût pu deviner qu'une communauté de réflexions graves planait sur cette hâte. Aglaé semblait d'une humeur massacrante, et l'enfant assis près d'elle supportait ses bourrades.

Enfin, tandis que Bonnard avalait son café, sa femme disparut pour se vêtir.

II

A deux heures sonnantes, les Bonnard payaient leurs vingt sous au tourniquet du palais de l'Industrie, grimpaient l'escalier d'un air affairé, et arrivaient au salon D.

La foule y affluait toujours ; les deux époux se jetèrent dans le groupe, suivant le courant, et se trouvèrent enfin devant le tableau.

-- C'est bien elle ! dit madame Bonnard à demi-voix, en poussant du coude son mari.

La Buveuse de Perles était une de ces compositions magistrales où la simplicité des moyens semble la marque puissante du génie. Soit instinct du sujet, bonheur de main, ou rencontre d'inspiration avivée par la nature étrange du modèle, dans cette seule figure qui remplissait sa toile, le peintre avait condensé un idéal inconnu de cette Cléopâtre à la fois reine et femme d'amour, et l'avait jetée là vivante, animée, saisissante d'effet. Belle d'une beauté singulière et exotique, des formes de nymphe où l'on sentait la souplesse ; la tête fine, des traits d'une pureté de lignes sculpturale, des grands yeux d'enfant volontaire, avec un regard noir d'une fixité intense qui tombait dédaigneux sur tout ce monde. Elle était campée le front levé, tenant sa coupe, dans une attitude calme et hautaine, les sourcils rapprochés, comme si, lasse des sensations humaines, elle eût creusé sa pensée profonde à la recherche de quelque volupté infinie. L'expression de ce visage, à la fois inquiétante et charmeresse, semblait être une énigme.

Cela fascinait et troublait comme un joli gouffre.

-- Crois-tu que l'on voit assez qu'elle est la fille d'un lord ? dit Ida en se rengorgeant.

Des artistes causaient.

-- En voilà une veine d'avoir trouvé un modèle pareil ! dit l'un d'eux.

Ida Bonnard, fière et rougissante, écoutait les propos. Consciente de son importance, figée sur place, elle se renfermait dans une impassibilité modeste, échangeant des regards avec son époux, à chaque remarque louangeuse des gens qui défilaient, les bousculant à l'envi.

Tout à coup, elle eut une exclamation à demi étouffée.

-- Tiens !... justement... M. Cambrelu !

--Où ça? demande vivement l'homme d'affaires.

-- N'aie pas l'air !... Là, à droite.

Le personnage désigné était un vieux monsieur d'une soixantaine d'années, épais, d'aspect vulgaire, mais fort bien mis ; grand, gros, son ventre prépotent sanglé dans une redingote noire qui marquait les plis de sa graisse. L'air important et gonflé d'un bourgeois suant les écus. Son teint enluminé de couperose dénonçait le viveur gourmand et bien nourri. Ses façons bouffies respiraient la satisfaction de lui-même, et cette confiance vaniteuse du parvenu qui se sent les poches pleines. Ancien avoué de la Martinique, et même de sang un peu mêlé, roué comme potence, il avait fait une énorme fortune dans les denrées coloniales, et surtout dans les guanos.

Les Bonnard s'étaient glissés vers lui, comme par hasard ; il répondit à leur bonjour empressé d'un ton protecteur.

-- C'est une fameuse surprise, hein. que ce tableau-là ! dit-il.

-- Ah ! vous avez reconnu ?. demanda obséquieusement Ida Bonnard avec un sourire.

-- Pardi ! chère madame, reprit-il galamment, il suffit d'avoir vu une fois votre fille, pour qu'il soit impossible de s'y tromper.

Ravi de se faire valoir en cette remarquable circonstance, l'homme d'affaires raconta qu'il était chargé de se mettre en rapport avec le peintre, pour l'achat du tableau.

-- Pour qui ? demanda M. Cambrelu.

-- Pour un Anglais.

-- Oh ! pas de ça !. Vous allez conclure l'affaire pour moi, ou me la laisser enlever avant que vous portiez vos offres !

Les Bonnard échangèrent un regard rapide.

Mais le lieu n'était pas propice à une causerie de cet ordre. Sur un signe de M. Cambrelu, tous trois sortirent de la foule.

Ils eurent bientôt traversé les salles pour gagner le grand hall des sculptures. Là, après renseignements sur le prix de vingt mille francs que d'emblée faisait proposer le marchand, Je millionnaire, certain que l'affaire ne pouvait qu'être bonne à ce taux d'expertise, alla droit au but.

-- Qu'est-ce que Blumenthal vous donnait de commission ? demanda-t-il.

-- Cinq cent francs ! répondit Bonnard avec aplomb.

-- Fichtre ! c'est payé, pour une course de chez vous chez le peintre !. C'est égal, je vous en donne mille, si vous m'apportez, d'ici demain, une promesse de vente à ce prix-là.

-- Mais s'il tient la dragée plus haute ?

-- Allez jusqu'à trente mille. Ça doit les valoir, du moment que Blumenthal en offre vingt.

-- C'est dit !

-- Là-dessus, filez !

Bonnard ne se le fit pas répéter deux fois, et, laissant sa femme avec le richard, il salua et tourna les talons.

M. Cambrelu le regarda partir en tapotant la pomme d'écaille de sa canne sur ses grosses lèvres. Quand il l'eut vu disparaître :

-- Eh bien, dit-il d'un ton un peu gouailleur, toujours la panne, donc ?.

-- Dame, comme vous le voyez !. Depuis quatre ans que je ne vous ai vu, ça n'a pas changé, répondit Ida.

-- Si ta fille n'avait pas été une bête, pourtant ?. ajouta-t-il.

Le sens indéterminé de cette phrase n'avait sans doute besoin d'aucun corollaire entre eux, car elle y répondit du premier coup.

-- Que voulez-vous !. répliqua-t-elle avec un soupir de découragement. Elle fait mon désespoir.

-- Comment vit-elle ?..

Ida haussa les épaules, et les laissa retomber comme accablée sous le poids de ses malheurs.

L'éloquence de ce geste muet valait tous les discours.

-- Elle se galvaude alors ?. reprit-il. Mal entretenue, hein ?.

-- Elle ?. Ah bien, oui !. Elle donne des leçons de piano, et n'a pas autre chose pour vivre. Je vous demande un peu si c'est raisonnable ?, .. La fille d'un lord, droguer la misère comme une rien du tout. Après l'éducation que je lui ai fait donner !. Enfin, il n'y a pas à dire, vous le savez, vous, si j'ai regardé aux sacrifices. Jusqu'à dix-sept ans dans un grand pensionnat de Genève, pour en faire une vraie fille du monde ; car les grandes manières, c'est tout ! Et puis, après ça, le Conservatoire, quand j'ai eu tout mangé, et que j'ai été obligée d'épouser Bonnard parce que ça n'allait plus. Eh bien, elle n'a pas eu plus tôt dix-neuf ans, qu'elle a mal tourné !. Pour ma récompense, elle s'est amourachée d'un garçon qui n'avait pas le sou, et avec lequel elle a voulu se marier.

-- Et qu'est-ce qu'il fait son mari ? Comment est-elle avec lui ?

-- Son mari ?. Ah bien, il est loin, s'il court toujours ! Ils se sont séparés au bout de deux ans. Il était chimiste, employé dans une fabrique à six mille francs par an. Je vous demande si ça pouvait durer ?. Il l'a plantée là, avec un enfant, pour s'en aller en Amérique. Ce qui fait que, depuis dix-huit mois, nous l'avons à peu près sur les bras. A vingt-quatre ans, dans sa plus belle fleur !.. Si vous voyiez ses épaules, ses jambes. Vous vous rappelez les miennes. J'ai eu le prix de formes, décerné par tous ces messieurs de la loge de M. Véron...

-- Je me le rappelle, dit le vieux viveur.

-- Mettez par là-dessus son père. un Apollon, monsieur Cambrelu !... Il était célèbre dans toute l'Angleterre, pour sa beauté. Et un chic !. Quand il entrait au foyer, ces dames disaient qu'après lui il fallait tirer l'échelle. Et on la tirait !.. Quand il est mort, à vingt-huit ans, d'un accident de course, tous les journaux de Londres ont donné sa photographie. Malheureusement, ma position n'était pas faite. J'aurais des millions sans ce malheur-là !. Mais je pouvais du moins compter sur ma fille, n'est-ce pas ?... Elle est tout son portrait, même pour ses grands airs. Je sais bien que je ne peux pas lui reprocher d'avoir aussi son tempérament, car c'est ce qui lui a fait faire sa bêtise. Pourtant, je vous demande un peu si ça devrait l'empêcher d'être sérieuse et de penser à sa famille... Quand elle n'aurait eu qu'à se laisser faire pour que sa mère lui trouve un prince qui lui aurait donné un hôtel, des domestiques, et tout !

-- Il n'y avait pas besoin de prince pour ça ! dit M. Cambrelu, piqué dans son amour-propre. Tu n'avais qu'à m'aider.

-- Vous savez bien que j'ai tout fait sans parvenir à rien, .. C'est une mule !

-- Eh bien, si tu essayais encore aujourd'hui ? reprit-il, tâtant le terrain.

-- Vous reviendriez ?

-- Je ne dis pas non.

-- Et vous feriez encore les offres d'autrefois ?

-- Je les ferais !

--- Alors, je peux marher ?

-- Tu le peux. mais attention, pas de farces !. J'entends ne pas être dindonné, et je ne m'exécute que donnant donnant.

Sur ces préliminaires très nets, la conférence fut établie d'une façon absolument sérieuse.

Chaque classe a un niveau moral résultant de son éducation, et le milieu relatif de la vie modifie singulièrement le point de vue des convenances sociales, qui ne sont point toujours aussi naturalistes qu'on le pense. Les idées du marchand de guano n'étant guère au-dessus de celles qu'Ida Bonnard avait prises dans la loge de sa mère, ils causèrent, entre gens s'unissant pour le bonheur d'une malheureuse jeune femme égarée, qu'il s'agissait de faire rentrer dans le vrai chemin.

Avec la meilleure foi du monde, il fut convenu qu'Ida se devait enfin de faire appel à son autorité, « pour ne point laisser plus longtemps compromettre un avenir tout plein des plus réelles espérances ».

La tête montée, l'œil encore allumé par les beautés de la Buveuse de Perles, monsieur Cambrelu stipula les plus rayonnantes promesses.

Pourtant il lui restait un point sombre.

-- Mais, dit-il, elle est peut-être avec cet artiste qui l'a peinte en Cléopâtre... Car, avoir posé ainsi, ça me paraît louche.

-- C'est possible !. répliqua carrément madame Bonnard en femme de tête. Mais je pense que, cette fois-ci, elle comprendra qu'il faut au moins qu'elle s'arrange. pour que ça n'empêche pas sa position.

Cette idée d'un accommodement ingénieux n'agréa point du tout à M. Cambrelu.

-- Oh ! non, non ! ça ne me va pas ! s'écria-t-il vivement. Tu sais, pas de petites liaisons dans la cantonade ! Je ferai bien les choses, mais j'en veux pour mon argent !

Là-dessus, le plan concerté, il fut convenu que l'œuvre de salut serait abordée le jour même, au moyen d'une rencontre -- au théâtre, qui semblerait l'effet du hasard.

-- Je t'enverrai une loge pour les Variétés, sans que cela ait l'air de venir de moi. Et, pour ne pas l'effaroucher, je ne viendrai que sur les neuf heures, comme si, apercevant là ton mari, j'avais à lui parler d'une affaire.

III

Ida Bonnard s'en retourna les pieds dans la crotte et la tête dans le ciel, grisée d'espérances et de rêves. La Buveuse de Perles, en lui donnant en quelque sorte une vision plus nette de la beauté de sa fille, dégagée de la vie d'expédients et de gêne qui voilait son éclat, avait monté son imagination non moins que celle de M. Cambrelu. Ainsi mise au point dans ses habits de reine, l'image si fidèlement reflétée lui était apparue rayonnante de toute sa gloire. Son orgueil de mère triomphait, même aux yeux de M. Bonnard.

Comme elle arrivait chez elle, le portier lui remit une enveloppe qui contenait le coupon de loge déjà loué pour les Variétés. A six heures, l'homme d'affaires revint au logis ; à son air, elle devina que les choses marchaient bien.

-- C'est fait ?... demanda-t-elle.

-- J'ai le traité de vente en blanc dans ma poche, répondit M. Bonnard. Vingt-cinq mille francs. Mais, comme le peintre ne demande pas mieux que de se faire coter le plus cher possible, il est convenu que nous porterons vingt-huit mille, et que les trois mille de surplus seront pour moi.

-- Mais Cambrelu t'avait dit qu'il irait jusqu'à trente mille.

-- Bête, il faut bien que j'aie l'air d'avoir marchandé pour assurer l'affaire. A trente mille, Cambrelu aurait peut-être tergiversé, et Blumenthal nous l'enlevait demain.

-- Et, à lui, Blumenthal ?. qu'est-ce que tu lui diras ?

-- Je viens de chez lui pour lui annoncer que je suis arrivé trop tard avec ses malheureux vingt mille, et que le tableau était déjà vendu. J'ai tout entendu avec le peintre, qui est enchanté de le coller avec une offre d'amateur, de dix mille au-dessus de la sienne. Il a fait un nez !

-- Là-dessus, je vais lui compter vingt francs de vacation pour ma course.

-- Et Catherine ?... dans tout cela, as-tu essayé de savoir ce qu'il y a ?. demanda Ida, abordant un tout autre ordre d'idées, qu'il comprit au premier mot.

-- Oh ! il n'y a rien de rien ! car tu penses si j'ai fait causer mon artiste, qui ne pouvait se défier de ma curiosité. J'ai demandé indifféremment, comme pour l'amateur, si c'était le portrait d'une personne connue. Il m'a dit quec'était une madame Catherine Surville, une amie de sa femme, et qui donne des leçons de piano à ses enfants.

Ida eut un soupir d'allègement. A son tour, elle racontait sa bonne nouvelle du côté de Cambrelu, et la partie de théâtre projetée, quand un coup de sonnette retentit.

-- La voilà ! dit-elle ; motus !

Bien qu'elle n'apparût point dans ses atours de déesse, la fille d'Ida Bonnard, en son simple costume de mortelle, avait bien, en effet, cette sorte de grâce étrange que sa mère estimait comme le signe révélateur d'une origine illustre ; avec sa robe de laine noire unie à col blanc rabattu et sa mante sans ornements, qui dénonçait la pauvreté, elle avait encore vraiment l'air de descendre d'un nuage.

Grande, souple, des mouvements d'une naturelle harmonie mêlée d'indolence imprimaient à sa démarche une rare distinction. Ses grands yeux noirs veloutés, aux regards à la fois profonds et naïfs, son teint de jeune lady, dont pas un grain de poudre de riz ne salissait la fraîcheur printanière, animaient l'expression de son visage. Il y avait en elle de la Phryné et de l'enfant...

Telle qu'elle était enfin, enveloppée de son attrait bizarre, il était impossible, en la voyant, de ne point ressentir une singulière impression.

Sans s'apercevoir d'un accueil de tendresses inusitées qui eussent pu dénoncer des préoccupations maternelles, non plus que de certaines avances au contraire plus ouvertes de son beau-père, à l'ordinaire peu engageant, elle embrassa son enfant, qui était accouru se pendre à son cou ; puis, voyant le couvert mis, elle détacha lentement son voile et défit son chapeau.

-- Je suis en retard. dit-elle d'une voix qui semblait un timbre d'or.

Cette voix avait un éclat juvénile d'une pénétration étrange, une plénitude de son à la fois douce et vibrante, d'un charme tout particulier.

Ida Bonnard servit en hâte le potage, oubliant ce jour-là son antienne sur le renchérissement de tout, annonçant même un extra pour sa fête de naissance.

Les premiers moments  du dîner furent près que silencieux, comme une préparation d'escarmouche.

Du haut de son air de princesse, égarée par hasard dans un milieu bourgeois, Catherine mangeait avec cet appétit de vingt ans qui dédaigne les simagrées, et, malgré certain sentiment d'ennui dont, fort souvent, elle avait à se défendre au contact de sa famille, une sorte d'atmosphère plus bienveillante semblait, par aventure, animer pour elle cette chambre froide et nue,

La nouvelle qu'on allait au théâtre l'avait ravie, comme une aubaine rare, en son pauvre train d'existence.

A un moment, interrompant tout à coup le courant de gaieté, M. Bonnard, posant sa fourchette, parut se ressouvenir d'un événement curieux.

-- Ah ! à propos, s'écria-t-il en s'adressant à sa belle-fille : Catherine, tu ne nous dis pas que l'on a fait de toi un superbe portrait !

-- Oh ! ce n'est pas là une nouvelle bien intéressante, répondit-elle avec nonchalance.

-- Comment ! pas intéressante ?.. mais il est admirable ! Je l'ai vu à l'Exposition. où j'ai mené ta mère aujourd'hui.

Au ton d'amabilité de son beau-père, Catherine lui jeta un regard défiant.

-- Ah ! tu l'as vu, maman ?. reprit-elle. Le trouves-tu bien ?

-- Pardi ! c'est d'une ressemblance. ça crève les yeux. --

-- Oui, je regrette même que l'on me reconnaisse trop.

-- Merci, au contraire, ça ne peut que te mettre en vue.

-- Oui ; mais mes leçons ?

-- Bah ! qu'est-ce que cela y fait ? exclama Bonnard.

-- Ah çà ! dis donc, insinua Ida, comment donc est-il arrivé que tu as posé pour ce tableau ?

Catherine rougit jusqu'aux oreilles.

-- Parce que je connais la femme du peintre. Il m'a demandé cela comme un service.

-- Ce service-là a dû te coûter pas mal de dérangements. Pour toi, qui es si avare de ton temps Catherine devina la pensée de sa mère.

-- Oh ! maman, ne va pas chercher si loin, dit-elle résolument. Puisque tu veux que je te le confesse, sachant que j'étais gênée pour mon terme, il m'a offert de me donner dix francs par séance. Et j'ai accepté ; voilà tout.

Ce triste aveu de misère aiguë, bien qu'il parût favorable à ses projets, blessa l'ancienne danseuse au plus vif de son orgueil.

-- Alors, c'est tout uniment comme modèle que tu as posé ?. s'écria-t-elle d'un ton pincé.

-- Pour quoi donc aurais-tu préféré que ce fût ?. répondit Catherine en la regardant dans les yeux.

-- Allons, allons, laisse-la tranquille ! reprit Bonnard intervenant. Elle a fait ce qu'elle a voulu. Nous allons au théâtre, ne nous chamaillons pas !

-- Un journaliste m'a donné une belle loge de première, il s'agit de se requinquer pour y faire honneur.

A sept heures un quart, reparut Aglaé, sortant de son atelier. A l'annohce de cette fête, elle ne dîna pas, pour être plus tôt prête.

IV

M. Cambrelu avait loué la plus belle loge de face des premières. Quand l'ouvreuse y fit pénétrer les Bonnard, Ida ne put retenir un mouvement d'orgueil. Elle s'installa sur le devant, avec un certain fracas, entre Aglaé et Catherine, toutes deux rayonnantes. M. Bonnard, debout, se tenait gravement au second rang, promenant son regard sur l'orchestre ; naturellement, ils étaient arrivés pour le lever de rideau, qu'ils écoutèrent avec l'attention la plus soutenue. Le premier entr'acte fut rempli des bavardages d'Aglaé, qui ne tarissait pas.

Le public commençait à affluer dans les loges et dans les baignoires, pour la grande pièce très en vogue et encore neuve.

Catherine s'amusait à contempler ce défilé d'élégantes. Ses airs de reine, empreints d'une grâce si juvénile, rehaussaient singulièrement la simplicité de sa toilette, les lorgnettes se braquaient sur elle, longuement. Fraîche, éclatante comme un bouquet de mai, elle se sentait en beauté et s'amusait de son triomphe avec un enjouement d'enfant, et Bonnard, enchanté de ce succès, le faisait remarquer à sa femme, qui se rengorgeait, toute fière.

Répandu dans tous les bas-fonds, il désignait, par leurs noms tout court, nombre de gens de banque et de bourse qui entraient et prenaient place.

-- Tiens, voilà Craner. et Dutaux. et le petit Morin...

Les femmes, suivant ces indications, observaient les individus et donnaient leur opinion. M. Bonnard narrait quelque historiette, des détails d'affaires, des aventures plus ou moins étonnantes.

-- Je l'ai connu sans le sou, celui-là, et, à la Bourse, en deux ans, il a gagné deux millions.

Les trois coups frappés pour la grande pièce interrompirent ces renseignements précieux. Au second entr'acte, des messieurs vinrent se poster à l'entrée de la galerie, pour mieux voir la belle Catherine.

-- Ils reconnaissent peut-être la Buveuse de perles, murmura Bonnard.

Cetherine s'abandonnait franchement au plaisir et riait comme une coquette folle. Enfin, vers dix heures, après le second acte, Cambrelu apparut à l'entrée de la loge.

A sa vue, M. et madame Bonnard feignirent l'étonnement. Aglaé aligna vivement ses petits cheveux.

-- Ah ! monsieur Cambrelu ! Comment c'est vous ?... s'écria Ida.

Cambrelu salua, sans oser franchir le seuil de la loge.

-- Je vous ai aperçu de l'orchestre, répondit-il s'adressant à Bonnard, et, justement, j'ai besoin de vous pour quelques recouvrements difficiles ; ne manquez pas de venir me voir demain.

-- Mais entrez donc, monsieur, dit l'engageante Ida.

-- Oh ! je craindrais de vous déranger.

Madame Bonnard eut naturellement raison de cette résistance timide. Cambrelu se laissa faire enfin, et s'assit derrière Catherine, enchanté de renouer connaissance, et affectant d'ailleurs de grands airs réservés, comme pour éloigner tout souvenir embarrassant de ses intentions un peu vives d'autrefois, qu'elle avait d'ailleurs ignorées.

Cependant, installé dans la loge, Cambrelu ne parla plus de partir. Au dernier entr'acte, il fit apporter des glaces, et offrit à chacune des trois femmes une jolie boîte de bonbons tout empaquetée de rubans roses ou bleus. Aglaé se croyait au ciel.

Tout en voilant ses galanteries sous des formes discrètes, M. Cambrelu outrait les plus exquises manières d'une façon lourde, exagérée, qui les tournait presque au comique.

Beau parleur, avec cette blague de loustic qui empaume toujours les naïfs, il tranchait avec aplomb sur tous les sujets, arts, théâtres, musique, d'après les racontars des journaux. Il appelait Ida « belle dame » et, naturellement, ne la tutoyait plus devant son mari.

Le minois chiffonné d'Aglaé eut quelques compliments ; mais la fine mouche sentait trop où le frelon visait, et ne se méprenait point à ses détours de vol, à ses circuits plus ou moins habiles. Catherine écoutait assez indifférente, recevant le brutal encens avec cette mine un peu insouciante qui lui était un charme, répondant du bout des lèvres.

Au courant de la causerie, le marchand de guano ne manqua point de faire sonner sa richesse, ses chevaux, son hôtel. Il consulta même Bonnard sur quelques centaines de mille francs qui l'embarrassaient... ne sachant qu'en faire. Bonnard donna son avis.

-- Enfin, nous causerons de tout cela demain : venez !

Mais, lorsqu'il fallut fixer l'heure de ce rendez-vous, il se trouva dans un grand embarras. Toute sa journée était prise par des conseils d'administration. Il avait de grandes. affaires par-dessus la tête, et ne serait libre qu'à sept heures.

-- Eh bien, à sept heures ! répliqua le beau-père de Catherine.

-- Savez-vous ? Pour plus de sûreté, venez dîner avec moi, ajouta le millionnaire, ça vaudra mieux.

-- Très honoré !... murmura Bonnard.

-- Mais je vous invite là, devant ces dames., reprit Cambrelu en ayant l'air de se raviser, et ce n'est guère poli. Si elles voulaient bien me faire l'honneur de se joindre à vous... sans cérémonie, en famille.

Ida accepta avec transport.

Catherine demeura hésitante ; mais, sur un signe de sa mère, elle n'osa refuser formellement.

Enfin, la pièce achevée, on sortit. Arrivés sur le boulevard, Ida dit adieu à sa fille.

Catherine demeurait rue Laborde.

-- Mais c'est très loin !... Et je réclame l'honneur de reconduire madame, s'écria Cambrelu, voici ma voiture.

Cette fois encore, Catherine essaya de se défendre, Ida lui poussa le coude, en faisant les gros yeux, tandis qu'Aglaé contemplait l'équipage à deux chevaux d'un air d'envie.

-- Voyons, Catherine, dit madame Bonnard, profite de l'amabilité de M. Cambrelu... Les omnibus me font l'effet d'être au complet.

La jeune femme se décida, et prit place au fond du coupé.

Après un dernier signe protecteur aux Bonnard, Cambrelu monta près d'elle. Le valet de pied referma la portière, et regrimpa sur le siège.

Ils partirent.

Il fallait bien le reconnaître, le marchand de guano apportait quelque habileté dans son rôle de séducteur. Tout près de Catherine, dont la robe effleurait son genou, dans cette demi-obscurité qui faisait le mystère autour d'eux, loin de profiter de cette faveur du tête-à-tête, il marquait une sorte de déférence mêlée de timidité qui devait apaiser les craintes.

Après quelques paroles insignifiantes, quelques réflexions banales sur la pièce qu'on venait de voir jouer, et sur la composition de la salle, il se mit à l'interroger avec intérêt sur sa situation, qu'il feignait d'ignorer absolument.

-- Je ne savais pas que vous étiez mariée !. dit-il. Je viens de l'apprendre par votre mère.

-- Il y a cinq ans.

-- Votre mari, que fait-il ?...

-- C'est un chimiste, il est en Amérique.

-- En Amérique ?... Oh ! mais c'est presque un veuvage.

-- Oui, répondit-elle, ne se souciant pas d'avouer sa séparation.

-- Vous n'avez qu'un enfant ?

-- Oui, un petit garçon de quatre ans, qui reste chez ma mère.

-- Ça doit vous ennuyer d'avoir votre mari si loin ?

-- Oui.

-- Est-ce qu'il doit rester longtemps absent ?

-- Non.

La causerie se traîna ainsi jusqu'à la rue Laborde. Quand ils eurent atteint la maison de Catherine, Cambrelu descendit pour lui donner la main.

Puis, après qu'il eut sonné, la porte s'étant ouverte, il la quitta avec un grand salut respectueux.

V

A père avare, fils prodigue ! disait autrefois la sagesse des bonnes gens. Mais le théâtre et le roman à sensations ont changé tout cela.

D'après les moralistes à la mode, ayant entendu parler de Darwin, dont ils ont pris à rebours la doctrine de progrès, l'hérédité du vice est redevenue pour nous la fatalité antique ; agissant seule, prédominant dans tout, annulant jusqu'à cette domestication continue de la brute, qui constitue la base du système, et qui, chez la bête humaine, s'appelle l'éducation.

Où Darwin conclut à l'élimination forcée du mal, contraire à l'essor des races ; la littérature scientifique démontre la pourriture finale de l'humanité, d'où il résulte très logiquement que, suivant cette admirable loi de certains psychologues qu'il ne faut pas confondre avec le savant anglais, l'ancêtre commun arrivé le premier à l'honneur d'être singe, eût dû retourner bien vite à reculons, pour ne produire qu'une descendance de singes et demie.

Confessons-le en toute humilité, la fille d'Ida Reynach n'avait rien d'une de ces héroïnes naturalistes, marquées dès leur procréation du sceau maudit d'un implacable destin. Pour être du sang de danseuse, le sang qui courait dans ses veines ne différait aucunement de celui d'une duchesse. Issue de deux êtres jeunes, sains et beaux, elle était saine, belle et bien venue, sans que l'irrégularité résultant de l'absence d'un maire, dans les liens trop fragiles de ses auteurs, eût influé sur sa naissance.

Fille d'un lord vingt fois millionnaire, elle avait fait son entrée dans le monde, toute nue, apte au bien autant qu'au mal, selon que les circonstances, le milieu, l'éducation la mettraient, comme toute autre créature humaine, en lutte avec les passions et avec les chances du sort.

Placée dans un grand pensionnat de Genève, cité paisible où Ida Reynach, d'origine suisse, avait quelques parents, son adolescence s'était écoulée au milieu d'enfants de familles honnêtes et aisées ; ne voyant que deux fois par an sa mère, dont elle ignorait tout. Douée d'une imagination vive, d'un cœur aimant, aux sources d'une instruction supérieure à celle de nos filles, respirant l'atmosphère pure des faciles vertus familiales, Catherine Reynach était, à dix-sept ans, le naturel produit d'une solide éducation, ni plus ni moins que si elle eût été le fruit légitime et correct de deux descendants des croisades, ou d'une paire, de bourgeois de la rue Saint-Denis.

Précoce, bien formée, d'une santé de montagnarde, l'esprit et le cœur ouverts, c'était tout simplement une belle fille avec des grâces encore helvétiques et légèrement rougeaudes, prête à recevoir l'empreinte du bien ou du mal, selon ce que lui réserverait l'exercice de la vie. Ce fut en plein dans cet essor printanier, toute prête à ouvrir ses ailes d'ange, que, rappelée un beau jour, elle tomba chez sa mère ; trouvant dès ses premiers pas la misère et un milieu flétri, dont elle ne comprit point d'abord les idées, singulièrement avancées pour une pensionnaire genevoise.

C'était une éducation nouvelle.

Trop ingénue pour suspecter en rien les principes maternels, apportant aux choses dévoilées cette curiosité de fille d'Ève toute fière de se découvrir femme, elle crut le monde ainsi fait.

Pour la mettre en passe de devenir princesse, Ida Bonnard résolut tout d'abord d'en faire une grande artiste. Catherine, déjà très bonne musicienne, entra au Conservatoire, ce qui ébaucha naturellement son émancipation.

Mais il se trouva que, si intelligente et si bien douée qu'elle fût, la fille du lord n'avait rien de l'aplomb ni de la volonté qu'il faut au théâtre. Sa voix trop peu robuste pour le chant, on s'était rabattu sur la comédie, lorsque, au bout de deux ans, il fallut bien s'avouer que toute espérance de gloire scénique était vaine.

Catherine avait alors atteint ses dix-neuf ans. Admirablement belle, avec ces airs de jeune déesse qui trahissaient sa lignée ; sans qu'elle s'en doutât, sa mère tenait en mains pour elle un superbe avenir, déjà presque décidé avec M. Cambrelu ; lorsque l'objet de tant d'espérances tourna mal tout à coup, en s'éprenant imprudemment d'un jeune chimiste du nom bourgeois de Victor Surville, qui demeurait dans leur maison.

Ida Bonnard n'avait jamais soupçonné que sa progéniture pût égarer son cœur au profit d'un garçon n'ayant pour toute richesse que l'espérance et son travail. Elle jeta les hauts cris à l'idée d'un mariage qui mettait à vau-l'eau tous ses rêves.

Mais les jeunes gens s'aimaient. Il y eut de terribles luttes.

Que peut la raison sur des amours de vingt ans ? On sait comment l'esprit vient aux filles. Les plus sages préceptes ont leur envers, et qui sème le vent recueille la tempête. Catherine, trop bien préparée par sa mère à des principes tout particuliers, trancha d'elle-même la question au profit de son cœur, et disparut un beau matin avec celui qu'elle aimait.

Ce fut une catastrophe. A son retour, Ida la maudit. Après quoi, devant un de ces résultats mûrissants dont l'évidence saute aux yeux, il fallut bien consentir à couronner la flamme de deux amants naïfs si bien intentionnés.

On les maria.

Ce que fut le bonheur des jeunes époux, quiconque a jamais aimé se l'imagine. Victor Surville avait vingt-cinq ans. De bonne famille, charmant, distingué, en plein dans ce courant jeune et militant de la science et des arts, laborieux avec ardeur, et ambitieux de gloire et de fortune, il s'était même déjà fait un nom par quelques travaux heureux.

Catherine se trouva donc tout à coup transportée dans un petit cénacle d'intelligences d'élite qui revivifia son esprit déjà cultivé, et la rattacha à des notions plus hautes. Ce fut une sorte d'éducation esthétique qui fit d'elle une artiste. Mais, en élargissant ses idées, ce train de camaraderie avait ses écueils. Animée, originale, une imagination folle, libre comme un garçon, avec une étrange faiblesse de caractère, se grisant de louanges, et toujours la proie de l'heure, son mari l'appelait la linotte. Trop belle enfin pour traverser, sans exciter des convoitises, ce monde vibrant où sa nature étrange soulevait des admirations enthousiastes, elle était aussi trop femme pour ne point ressentir l'orgueil de ce joli prestige qu'elle exerçait sans défiance, avec cette coquetterie naïve de toute jeune épousée sûre d'elle-même, et qui se délecte à jouer avec le feu. Ce triomphe dura deux ans.

Par malheur, retenu par des travaux, au moyen desquels il réussissait à doubler le budget du ménage, Victor Surville laissait de longues journées oisives à cette inexpérience, avide de sensations neuves et mal équilibrée pour la vie.... Il est des heures troubles où la raison chancelle et dont le péril imprévu n'apparaît qu'alors qu'il est trop tard pour le fuir. Ce fut, une fois de plus, pour l'infortunée Catherine, l'histoire rebattue d'une imprudence de pitié, une passion à consoler, une de ces surprises étranges où tant de femmes succombent.

Approfondisse qui voudra ce chapitre des inconséquences humaines ; en plein bonheur, adorant son mari, en un jour terrible et néfaste, elle se réveilla d'une abominable chute sans pouvoir même se l'expliquer. Elle était perdue, voilà tout. Sa première pensée fut tout à l'épouvante ; puis, comme il arrive toujours, sous la crainte qu'un acte de folie de son complice, qui ne valait pas grand'chose, n'amenât un éclat, il lui fallut continuer, aggraver sa faute, se cacher et mentir et ruser. Ce à quoi elle réussit si mal, égarée par son manque de toute raison, qu'elle se livra pour ainsi dire elle-même, . crevant les yeux de l'infortuné qu'elle trompait, et qui découvrit tout.

Un duel dont les causes demeurèrent ignorées s'ensuivit.

Victor Surville tua l'amant, et sans même revoir sa femme, affolée de ce qu'elle avait fait, il partit pour l'Amérique.

VI

Deux années avaient passé sur cette séparation. Catherine, encore mal revenue de son désespoir, prenant la vie au jour le jour, avec l'incurie d'un enfant, aimant et regrettant son mari, s'étourdissant sur son abandon.

Sans autre ressource que le maigre produit de ses leçons de piano, et vendant un à un ses bijoux, et tout ce qui avait quelque prix, elle -- en était arrivée finalement à se débattre dans la plus âpre gêne, lorsque, le lendemain de la représentation des Variétés, sa mère tomba chez elle de grand matin avec l'enfant.

Catherine habitait, au cinquième étage, deux petites pièces, ornées des restes de son ancien mobilier de ménage : une chambre à coucher et une sorte de salon qu'un beau piano décorait presque à lui seul.

Mais, dans cette installation modeste, elle avait apporté son goût personnel, cet instinct d'élégance qui rehausse et pare la pauvreté même. Tout était propre, rangé, net, avec cette pointe de coquetterie féminine qui harmonise si bien le cadre à la personne.

La détresse pourtant se lisait à livre ouvert dans les moindres détails du logis. Au dossier du divan usé, un lé d'étoffe de soie, attaché avec des épingles, dissimulait mal les éraflures. Des vases à fleurs, vides, éveillaient une impression de nudité, d'abandon et de tristesse.

Catherine avait pris son enfant sur ses genoux et jouait avec lui en le couvrant de baisers.

-- Tiens !... qu'est-ce que tu as donc fait de ta pendule ? demanda Ida en regardant la cheminée.

-- Je l'ai envoyée chez l'horloger, répondit Catherine embarrassée ; elle n'allait plus !

-- Oui, je la connais !... Ton horloger, c'est ma tante !.. Il fera chaud quand on la reverra !... Enfin !

-- Mais ça n'est pas tout ça, reprit-elle tout à coup, je viens m'entendre avec toi pour aller ensemble au dîner de M. Cambrelu.

-- Mais, maman.

-- Oh ! il n'y a pas de « mais maman ! ». Nous avons besoin de M. Cambrelu, et tu ne vas pas, sans motif, lui faire une malhonnêteté qui le blesserait ; il retirerait ses affaires à M. Bonnard.

Ne voulant point entamer certaines discussions avec sa mère, Catherine céda.

Ida partit enchantée.

 

Le soir, à sept heures, la famille Bonnard arrivait rue de l'Université, chez le marchand de guano.

L'hôtel Cambrelu, monumental et superbe, ancienne demeure d'un haut financier du premier Empire et de la Restauration, était précédé d'une cour grandiose où s'ouvraient les communs. Le fiacre s'arrêta devant le large escalier de marbre d'un péristyle à colonnes.

Le cocher payé, M. Bonnard offrit le bras à Catherine pour monter les marches.

Quatre valets poudrés se tenaient dans l'antichambre.

Du premier coup d'œil, il était aisé de voir que le maître du lieu avait fait étalage de ses magnificences. Les gens en grande livrée, les lustres allumés, comme pour une réception de gala, tout révélait l'arrière-pensée de séduire, en éblouissant.

Ce faste de parvenu, où l'on sentait surtout l'ostentation d'une large dépense, tranchait étrangement avec les toilettes pauvres des convives traversant les salons d'apparat.

Ida, endimanchée, se redressait fièrement, comme si elle se fût déjà sentie chez elle au milieu de cette opulence. Aglaé, avec des mines curieuses et émerveillées, regardait tout, observait tout de cet œil en coulisse qui faisait dire, à l'atelier, qu'elle voyait par derrière sa tête. Catherine, au contraire, dans sa pauvre robe noire dessinant ses belles formes si élégantes et si pures, gardait sa grâce indifférente.

A son entrée, Cambrelu, ayant plus que jamais sanglé son gros ventre, s'inclina devant elle comme il l'eût fait devant une châsse.

-- C'est aimable à vous, madame, lui dit-il, non sans quelque gaucherie dans son affectation grand genre, d'avoir bien voulu honorer de votre présence mon vieux nid de garçon.

Elle répondit quelques mots de politesse, et il la conduisit à un délicieux fauteuil, dont la broderie seule fut estimée cinq cents francs par Aglaé.

-- Est-il possible, dit la fleuriste à l'oreille d'Ida, qu'il y ait des gens capables de se payer des sièges d'un pareil prix.

On s'assit en cercle, Les Bonnard pourtant étaient intimidés. La causerie s'engagea, d'abord un peu froide et guindée, comme dans le monde. Mais bientôt Aglaé, qui ne pouvait tenir en place, s'étant approchée avec envie d'une jardinière admirablement garnie :

-- Ne vous gênez pas, lui dit Cambrelu, fourragez là dedans comme bon vous semble !... Ça vient de mes serres.

Elle obéit avec un petit cri de joie. Le millionnaire l'aida alors à composer des bouquets pour ces dames... Ida planta un camélia dans ses cheveux.

Enfin, un maître d'hôtel, grand, beau, correct, ouvrit solennellement la porte de la salle à manger, et, d'une voix forte et grave, laissa tomber ces mots :

-- Monsieur est servi.

Toujours fidèle à son rôle de prudence, Cambrelu offrit cérémonieusement la main à madame Bonnard avec les façons de cour usitées au théâtre, Catherine suivit avec son beau-père, Aglaé fermant la marche.

La salle à manger était la grande merveille de l'hôtel Cambrelu. La table éblouissante resplendissait, surchargée des pièces d'orfèvrerie pesantes d'un surtout célèbre de Clodion, représentant « le triomphe de Vénus ». Le service de sèvres, les cristaux scintillants parmi les fleurs. Ce fut un coup d'œil magique.

On prit place.

Le menu, encadré dans de petits passe-partout d'or, parut fabuleux aux Bonnard. Ils commencèrent alors une de ces fêtes du ventre dont on garde l'éternel souvenir. Cette chère fine, ces vins d'amateur les jetèrent bientôt dans une extase béate.

Ils mangeaient et buvaient à surprendre, presque à inquiéter. Comme par condescendance, le délicat amphitryon, les laissant en colloque avec leurs assiettes, parlait à Catherine, placée à sa gauche.

Quoique la fille d'Ida fût une nature presque supérieure, très certainement cette atmosphère de luxe caressait en elle ses instincts d'élégance. Elle se sentait bien devant cette table fastueusement ornée ; sous la profusion des lumières, ses yeux ne rencontraient que de belles choses. Ravie comme une enfant, elle souriait doucement et répondait à Cambrelu de sa voix chantante.

La causerie était indifférente, touchant à tout.

Aglaé buvait du champagne en sorbet avec des délectations drôles. La gêne fut enfin rompue et la gaieté succéda aux affectations de tenue et de poses, que la présence du maître d'hôtel et des gens avait entretenues jusque-là. Au dessert, les têtes montées, Cambrelu porta un toast à « la Buveuse de perles », qui fut accueilli par des hourrahs.

Ida, devenue très bavarde, avait des attendrissements, des abandons où elle laissait déborder toutes les tendresses de son âme de mère. En cet instant surtout, elle rappelait la haute naissance de Catherine... Puis sa joie se fondit tout à coup dans les regrets, les espérances, les conseils ; tout cela se mêlait dans un langage diffus, accompagné de gestes absolument désordonnés.

Pauvre enfant ! cette petite robe noire faisait mal à voir... Quand il y avait des créatures de rien qui se promenaient dans des robes de cinq mille francs et plus ! Elle, à l'âge de sa fille, elle avait son palais à Naples. Et la pendule de Catherine était au mont-de-piété. Et pourtant, si elle voulait !... Mais tout le monde n'a pas de raison. Les parents sont souvent bien malheureux !... Avec l'éducation d'une princesse du sang, la fichue bête avait voulu se marier... Et elle restait avec un enfant sur les bras, n'ayant rien que ses leçons de piano... Elle ! la fille d'un lord !...

Ida soupirait, larmoyait presque, tout en lampant au hasard dans un des huit verres placés devant elle.

-- Ah ! ajouta-t-elle, à vingt-quatre ans, il fallait me voir, moi ! Et mes voitures et mes chevaux, et des toilettes, et des bijoux !... Mais j'avais su me conduire, voilà !...

A ces grands souvenirs de sa femme, Bonnard se rengorgeait tout pensif. Aglaé écoutait, approuvant de la tête, son regard allant de Catherine à Cambrelu, dont elle avait saisi le manège.

Quant à la fille du lord, bien qu'accoutumée à ces discours de sa mère, elle restait embarrassée et froissée, son beau front rougissant à ces remontrances singulières.

Mais Cambrelu intervint bientôt pour prendre sa défense.

-- Voyons ! voyons ! dit-il, ne faites pas de reproches à madame votre fille. Eh ! mon Dieu, il faut respecter tous les préjugés !.. C'est les romans à grands tralala qui entretiennent ces bêtes d'idées !.. Comme si, dans le monde, ça avait la moindre importance pour une femme, ou pour une jeune fille, de prendre un amant. Ça se fait dans toutes les familles !.. Et les auteurs vous inventent des histoires sur une chose aussi simple !..

-- Si ça ne fait pas suer ! exclama Ida. Ah ! c'est vous, monsieur Cambrelu, qui auriez été un bon mari !... Et que madame votre épouse aurait pu se dire heureuse !.. Vous auriez certainement inculqué ces bons principes-là à mademoiselle votre fille, vous !... Tandis que moi.

-- Allons, allons, reprit Cambrelu acceptant ce compliment d'un air paterne, rien n'est encore perdu pour madame Surville, et ce n'est pas à son âge qu'il faut déjà désespérer.

Ida, réconfortée par cette assurance, se décida à s'apaiser. Elle but un verre de château-iquem qui changea le cours de ses idées, et elle redoubla ses effusions envers son aimable hôte.

On passa au salon pour le café. Lorsqu'il fut servi, Cambrelu donna l'ordre aux domestiques de ne point enlever les liqueurs ; après quoi, la soirée commença au hasard des émotions.

Ida Bonnard, avec l'idée fixe de ménager à sa fille un tête-à-tête galant, allait s'asseoir à l'écart, de place en place, appelant Aglaé et sou mari, disant sans plus d'adresse :

-- Laissez-les donc causer, ces enfants !

Enfin, à un moment, Cambrelu pria Catherine de se mettre au piano. Il assura qu'il était fou de musique. Heureuse de cette diversion, elle se leva et joua une fantaisie de Chopin. Sans être une virtuose de concert, elle avait un talent fait surtout d'expression et de grâce. Cambrelu paraissait sous le charme, dodelinant de la tête, et battant la mesure à faux.

Quand elle eut achevé, il la complimenta chaleureusement.

-- Mais vous, vous chantez, monsieur Cambrelu, dit Ida.

-- Bah ! je chantonne, répondit-il modestement.

-- Oh ! vous avez une si belle voix.

Cambrelu se laissa prier, comme il convenait. Mais. cédant enfin aux insistances pressantes des Bonnard, il feignit de chercher dans un tas de morceaux, en prit un qu'il plaça sur le pupitre, devant Catherine, pour qu'elle l'accompagnât, Puis, s'étant de nouveau excusé, il commença en grasseyant horriblement la romance de la Favorite :

 -- Pour tant d'amour, ne soyez pas ingrate.

 

Dès les premiers sons, ce fut une surprise étrange. Comme il n'avait aucune notion de musique, la pauvre Catherine avait une peine infinie pour suivre ce rythme décousu ; malgré le malaise qu'elle éprouvait d'être là, elle était forcée de se pincer les lèvres pour ne pas rire.

A un moment surtout, son regard s'étant levé, elle aperçut le roi Alphonse mimant des expressions de physionomie, et la foudroyant d'un air fascinateur, la main sur son gilet, la bouche en cœur et les yeux tout ronds. Elle retrouva pourtant assez de sang-froid pour le complimenter.

Ida se pâmait, et Bonnard applaudissait à tout rompre. Douée de ce sens parisien qui saisit si bien le ridicule, Aglaé étouffait dans son mouchoir. Cambrelu, enchanté, convaincu de son triomphe, renouvela l'épreuve et choisit pour second morceau le Madrigal de Gounod, qui était son cheval de bataille :

 -- Déesse ou femme, ange des ci eux.

 

Ce fut le dernier coup...

Cette voix terne et falotte sortant de ce gros ventre, et accompagnée de gestes tendres, était d'un effet inénarrable. Aglaé se roulait... Puis, succéda une chansonnette comique... c'était à croire qu'il ne s'arrêterait plus.

 

L'heure de la retraite ayant enfin sonné, on quitta le piano. Il était plus de minuit. Cambrelu, qui n'avait soufflé mot de ses soi-disant recouvrements, emmena un instant, dans un coin du salon, Bonnard, lequel lui avait envoyé, le matin, le contrat pour l'achat de la Buveuse de perles.

Cambrelu le lui rendit tout signé.

-- J'ai fait atteler pour vous reconduire tous, dit-il à Ida, qui mettait son chapeau.

Puis il remercia particulièrement Catherine de la faveur qu'elle avait bien voulu lui accorder, et ajouta avec chaleur, sur un ton déclamatoire plein d'intentions :

-- Madame, rappelez-vous que vous avez un ami, sur lequel vous pouvez compter, en toute circonstance.

-- Ça marche ! ça marche ! dit Ida à son mari comme ils descendaient le perron.

-- Ah ! elle n'a pas l'air de s'y prêter beaucoup.., répondit-il en secouant la tête.

-- Bon, faudra voir, je suis là, ajouta-t-elle.

Dès cette heure, fut posée, pour eux, la grande affaire Cambrelu.

VII

En dépit d'une nuit lourde, et d'une indigestion prévue qui avait affecté tous les Bonnard, rue de Lancry, le lendemain matin à neuf heures, Ida accourait chez sa fille.

Elle avait pris pour cette circonstance un air rêche et compassé.

-- Tu n'as pas amené le petit ? lui demanda Catherine.

-- Non, j'ai des courses à faire, il m'aurai gênée. Et puis ce n'est pas tout ça, nous avons à causer.

-- Qu'arrive-t-il ?

-- Il arrive qu'il est temps de prendre un parti !.. Je viens te dire que M. Bonnard trouve que voilà assez longtemps que nous faisons des dépenses qui ne nous regardent pas, et qu'il ne veut plus garder l'enfant chez nous. Ainsi il faut que tu t'arranges pour le reprendre avec toi.

-- Tu me le rends ? Mais comment ferai-je pour mes leçons ?

-- Ça, ce n'est pas notre affaire !.. Comme on dit : « Chacun pour soi !.. » Tu n'as qu'à t'entendre avec ta femme de ménage, ou à te procurer une domestique.

-- Une domestique !.. Et comment pourrais-je la payer ?.. Tu sais bien que j'arrive avec beaucoup de peine à vivre toute seule des cent trente francs que je gagne par mois, avec mes deux pensions, et mes élèves en ville.

-- Qu'est-ce que tu veux que je te dise ?. Ce n'est pas notre faute si tu ne sais point t'arranger... Tu as voulu te marier, n'est-ce pas ?... Et Dieu sait si j'en ai pleuré toutes les larmes de mon corps !... Enfin, je suis ta mère, et tu peux compter que je t'aimerai toujours, malgré tout. Mais, pour le moment, M. Bonnard ne veut plus. Nous avons aussi tout juste pour nous.... C'est son droit, bien sûr !.. Surtout quand il avait compté que tu ne pouvais pas manquer d'enrichir ta mère, avec l'éducation que tu avais reçue, et qui devait nous donner des satisfactions. Et il se trouve au contraire que c'est nous qui sommes obligés de t'aider. Pour un honnête homme c'est dur !. Et, s'il ne savait pas tout ce que j'ai fait, et que tu n'as jamais voulu m'écouter, il pourrait dire que je l'ai trompé en l'épousant. Le pauvre homme, il ne me le reproche pas !... Mais voilà dans quelle fausse situation tu as mis ta mère.

Catherine écoutait, accablée, comme dans un mauvais rêve.

 

-- Voyons, dit-elle anxieuse, maman, est-ce que c'est sérieux, ce que tu me dis ?

-- Oh ! ma chère, il n'y a même pas à y revenir.

C'était là un coup terrible contre lequel l'infortunée Catherine se sentait impuissante à lutter, à réagir. Que faire ?. Elle savait qu'elle n'avait rien à espérer de la résolution de son beau-père, que rien ne la pourrait fléchir, que toute instance serait inutile.

 

-- Dame, je comprends que c'est triste, reprit Ida. Mais qu'est-ce que tu veux ! tu n'as pas de raison. A ta place, il n'y a pas une femme qui ne saurait se retourner. Je ne te parle pas du chagrin de ta mère de voir que tu as vendu ta pendule... Et tout va sans aller... Et puis qu'est-ce que tu deviendras ?.. Je te le demande.

Pendant un instant encore, madame Bonnard s'appliqua à démontrer toute l'horreur de la situation. Pas un point noir qui ne fût signalé... Au bout, enfin, de son rouleau de plaintes :

-- En attendant, continua-t-elle, il va falloir payer ton terme... Je sais bien que tu n'as qu'à l'emprunter à M. Cambrelu, qui t'a dit hier de compter sur lui comme sur un ami.

Elle s'arrêta sur ces mots. Catherine ne répondit pas. Madame Bonnard, ayant jeté son amorce, poussa un profond soupir et, avec cette superbe inconscience de mère de théâtre, issue d'une loge de portière, elle partit dans les aperçus de sa philosophie toute particulière ; pour parler enfin raison.

-- Ah ! reprit-elle, si tu avais voulu dans le temps ! c'est lui, Cambrelu, qui t'en aurait faitune, de position !... Un homme qui n'a rien à lui quand il aime une femme, et qui a des mille et des cents à la Banque de France... Mais qu'est-ce que tu veux, ma pauvre fille, tu n'as pas écouté ta mère... Certainement que ce n'est pas un homme à monter l'imagination. Il n'est plus jeune, mais il n'y a que les bêtes qui regardent à ces choses-là... Et qu'est-ce que l'on pourrait lui reprocher ? Quand un homme a des manières comme celles qu'il avait hier avec toi, c'est bien là qu'on peut être sûr qu'il a tout ce qu'il faut pour rendre une femme heureuse... Car, il n'y a pas à dire, on ne saurait pas en faire plus pour une princesse... et tout cela certainement parce qu'il te considère comme la fille d'un lord. M. Bonnard en était aussi fier que moi, et il me l'a bien dit dans la voiture : « Ah ! ce n'est pas mon Aglaé qui aurait été si bête !.. » Moi, j'ai été forcée d'avaler ce reproche-là.

Catherine ne répondant toujours rien, Ida jugea que le moment était venu d'en arriver à démasquer son attaque. Et, prenant la main de sa fille, comme pour user d'une plus tendre persuasion :

-- Voyons, ma petite, tu sais si je suis une bonne mère, n'est-ce pas ?... Eh bien, toute cette belle fortune-là pourrait encore se réaliser. Ça ne dépend que de toi... Il n'y a pas à lever les épaules... Je sais ce que je tedis. -- Puisqu'il faut te mettre les points sur les i, si je suis venue ce matin, c'est que M. Cambrelu m'a parlé : voilà la chose.

-- Il t'a parlé de moi ?

Ida eut un regard de mère rayonnante et ravie d'apporter une heureuse surprise. Précipitant cette fois ses paroles coup sur coup :

-- Il a vu ton portrait à l'Exposition, il est amoureux fou de toi. Il offre de te faire une position comme il n'y en a pas une à Paris. Et, tu sais, ça, ce n'est pas du vent !.. C'est à moi-même que, en homme délicat et en homme comme il faut, il est venu faire ses propositions. Si tu n'es pas une bête, il ne tient qu'à toi de rouler équipage, et d'avoir ton hôtel au lieu de droguer la faim.

» D'abord, reprit-elle, je te le dis : tu n'a plus à compter sur nous. Et, quand tu auras fini de vendre ce qui te reste, tant pis pour toi !. Là-dessus, je pense que, comme tu aimes ton enfant, tu auras cette fois assez de raison pour ne pas refuser de lui faire une fortune ; parce que, vois-tu, il n'y a que ça !. Ne me réponds pas. Je me sauve pour te laisser à tes réflexions. Si tu aimes ta mère, tu n'as plus qu'à le prouver.

Et, sur ces mots, prononcés d'un ton digne, elle se leva et partit.

VIII

Fragility : thy name is woman, a dit Shakespeare.

Depuis ce grand poète, il n'est point de romancier qui n'ait disserté à perte de vue sur la Femme, et, certes, nul moraliste patenté n'a rien découvert de plus profond que cet axiome d'Hamlet, résumant tout de cet être ondoyant et divers, et si terrible, et si charmant ; tour à tour encensé, calomnié ; hissé sur les nuages, ou traîné dans la boue.

Catherine était femme, et c'était ce que d'elle on pouvait dire de plus scientifique et de plus expérimental, en sa nature heureuse et droite, le bon dominait le mauvais.

Douée d'une intelligence rare, d'un cœur vrai, elle avait, comme beaucoup de femmes nées pour le bien, l'adorable faiblesse de caractère d'une enfant, et cette faiblesse même était, comme chez bien d'autres, sa principale grâce. Toujours prête aux enthousiasmes ; mais sans raison pour les choses de la vie, son sens moral avait été faussé trop subtilement par sa mère, pour qu'elle éprouvât la moindre surprise d'un langage auquel elle était trop accoutumée.

Cependant, restée seule après ce terrible entretien, elle eut comme la vision nette d'une catastrophe de sa vie arrivée à son état aigu.

Elle devina tout de ce qui, depuis deux jours, se passait autour d'elle, et elle s'étonna de n'avoir point, dès le premier pas, pénétré là un complot. La rencontre fortuite au théâtre, et l'arrangement de ce dîner d'apparat extraordinaire, ne pouvaient plus lui laisser de doute sur un dessein prémédité de l'attirer dans une sorte de piège. La proposition catégorique de sa mère, appuyée d'une déclaration formelle du renvoi de l'enfant la laissa pourtant presque atterrée. Dans l'état de ses rapports avec son beau-père, elle savait trop que ce n'était point là une menace vaine.

En dépit de cette insouciance au jour le jour qui était le fond de ce caractère, n'écoutant guère que la fantaisie du moment, tout en se leurrant toujours par les résolutions les plus vraiment sages, toujours remises au lendemain ; à cette heure de brusque réveil, face à face avec sa situation plus que précaire, il lui fallut bien enfin se demander ce qu'elle allait devenir.

Vivre elle et son enfant du peu qu'elle gagnait, n'ayant même plus cette ressource de dîner chez sa mère, il n'y fallait point songer... Eût-elle eu l'énergie du travail, l'obstacle se dressait devant elle de tous côtés.

Que faire ? que tenter ? Elle était sous le coup d'une expulsion pour n'avoir point encore payé son terme...

Instruite et pourvue de diplômes, dans ses moments lucides, elle avait pensé vaguement, parfois, à se faire institutrice dans quelque grande maison ; mais c'était là une des ces résolutions passagères, par lesquelles elle trompait ses appréhensions, en se justifiant à elle-même cette vie d'insouciance étrange dont son caprice était la seule loi. Au fait et au prendre, elle savait bien qu'il y avait à ce projet héroïque, incompatible avec ses idées d'indépendance, l'impossibilité matérielle que lui créait la charge de son enfant.

Quoi qu'il en fût, cette fois, Catherine, se voyant avec terreur au pied du mur, eut une sorte d'effarement suLit. Sa première pensée fut un sentiment d'indignation et de colère contre cette hideuse combinaison de sa mère, déjà d'accord avec le Cambrelu.

Eh quoi ! en était-elle donc là de sa vie gâchée avec l'acharnement d'une folle, qu'il ne lui restât plus d'autre ressource que de rouler au ruisseau comme une fille ?.

Catherine n'avait certes rien d'une rigide vertu ; mais bien qu'égarée par les principes faciles d'Ida Bonnard, le fond de son éducation, et sa nature artiste, développée au contact de son mari, se révoltaient à l'idée d'une aussi épouvantable chute. Il y avait là, pour son orgueil d'elle-même, un de ces coups cruels après lesquels il n'est plus d'illusion. Dans une détresse qui depuis sa séparation s'aggravait, chaque jour apportant une nouvelle gêne difficilement parée par la vente ou l'engagement au mont-de-piété du peu qu'elle possédait, comme tous les naufragés du sort, elle avait espéré quelque chance imprévue. Se pouvait-il qu'elle ne rencontrât point sur sa route une aide, une protection ?...

Sans bien définir ce rêve, où son imagination déréglée allait même jusqu'à entrevoir une sorte d'aventure que son abandon et son dénuement justifiaient ; comme toutes les femmes dévoyées, elle s'était parfois presque vaguement forgé cette facile chimère d'un roman qui recommencerait se vie, un de ces bonheurs libres, en dehors du monde. un amant enfin que, oubliant ses regrets et son mari, elle se reprendrait peut-être à aimer et qui, « riche pour deux, lui ferait partager son existence ». Il n'est point de femme entretenue au mois, qui ne colore sa situation par quelque euphémisme à son usage particulier...

Mais Catherine n'avait jamais prévu la dégringolade brutale avec un Cambrelu, en véritable fille du métier.

Pourtant il est de ces coups de misère dont la rigueur produit des stupéfactions si soudaines, que l'instinct même ne sait plus s'y débattre. Il semblait à Catherine qu'elle était au fond d'un trou qui venait tout à coup de l'engloutir, elle et son enfant.

Qu'allait-il arriver, d'elle et de lui ?.

Ce mot, qu'elle se répétait comme dans une hallucination, la ramenait à la même idée persistante que lui avait laissée sa mère en partant :

« Se vendre à Cambrelu. . »

Et peu à peu elle sentait, presque étonnée d'elle-même, qu'elle en venait à discuter cet affreux projet déjà concerté.

De quelque côté qu'elle essayât de fuir son oppression terrible, elle se heurtait à l'impossible.

Sa vie était murée.

Après tout, comme Ida le disait, n'était-elle pas bête ?...

Vivre de misère, alors qu'elle n'avait qu'un mot à dire pour accepter une fortune qui s'offrait !

Et pourquoi ?... Et pour qui ces inutiles scrupules d'un reste d'honnêteté dont nul ne lui tiendrait compte ?...

N'était-elle pas déjà tombée dans l'estime du monde ?...

IX

Catherine avait un parrain, le vicomte Aymar de Trédec, ancien ami de sa mère, pour qui elle avait une vive affection. Il la soutenait parfois de ses conseils et l'amusait toujours par son esprit.

Viveur connu, ruiné d'une fortune de trois ou quatre millions qu'il avait croquée, dès son début dans la vie, avec une désinvolture des plus brillantes, il était resté sur ce haut fait, se tenant dans le monde par ses relations. Menant l'été l'existence dorée des châteaux, les parties de chasse, où ses qualités de sportsman en renom le rendaient précieux. L'hiver, c'était un de ces piliers de cluos, bons garçons, qui nagent laborieusement entre les deux courants de l'honnêteté, suffisant au grand chic qui nourrit son homme, et la disqualification qui ferme le crédit des croupiers. Il avait atteint ses soixante-cinq ans sans naufrage sérieux.

Très répandu dans le monde interlope, où ses galantes façons produisaient grand effet, il y avait contracté un pittoresque du langage, mêlé à des locutions de cour, du plus bizarre contraste.

Tête solide et bronzée, d'ailleurs, il eût encore été très vert ; mais les hasards qu'il avait courus dans son existence bien remplie, l'avaient conduit à une maladie de la moelle épinière, ce fructus belli de la noce moderne, qui a remplacé les rhumatismes de la vie des camps. Il stoppait...

Sa carrière brusquement arrêtée, une amitié fidèle, mais non prodigue, avait protégé ses jours en le faisant entrer à Sainte-Périne, asile magnifique et champêtre où, sa pension payée, le vicomte avait encore un surcroît de cent francs par mois pour les agréments et le luxe. Sa force aux whist de la villa, à un sou la fiche, lui fournissait les cigares.

Naturellement serviable et de bon avis, il adorait sa filleule, qui l'allait voir chaque jeudi.

Accablée par ses réflexions, Catherine se rappela que c'était son jour d'Auteuil, Pour s'arracher aux pensées effrayantes que lui avait laissées sa mère, ne pouvant tenir chez elle, elle partit avec cette sorte de vertige des gens qui se noient, et que l'instinct porte à se raccrocher à quelque secours que ce soit, fût-il reconnu d'avance inutile et vain. La tête perdue, elle fit la route à pied pour fatiguer son agitation nerveuse, parlant toute seule comme une insensée.

L'établissement de Sainte-Périne, situé dans une de ces rues larges, tranquilles et charmantes d'Auteuil, ombragées de deux rangées d'arbres magnifiques, et bordées de villas élégantes qui forment un nouveau quartier, n'a certes rien d'un asile de l'Indigence. Son aspect de riche villa, les parterres qui précèdent les bâtiments donnent une impression gaie, réjouissante. De la grille de fer forgé, les corps de logis ont des airs de véritable château. Des placages de briques rouges à filets blancs tranchent vigoureusement sur la masse bise des pierres de taille. Des vérandas, soutenues par des colonnettes, courent le long des rez-de-chaussée, reliant les ailes.

Mais ce qui rehausse encore tout cela, c'est le parc ; un parc anglais, gracieux, accidenté, avec des frondaisons grandioses, des échappées sur un bout d'étang, des pelouses de ce vert frais et tendre qui rappelle les gazons de Windsor, des sentiers qui s'entre-croisent parmi les bouquets des massifs, les larges vêtements de lierre recouvrant les vieux troncs dépouillés. Sous ces ombrages, les oiseaux en troupe viennent nicher et s'ébattree ; des concerts s'élèvent des épaisses ramures. C'est bien la paix, le charme intime d'une sorte de Thébaïde en un joli coin de Paris.

Catherine franchit, en habituée, la grande porte monumentale. Un beau soleil dorait les larges allées bien sablées. Les fleurs épanouies des corbeilles exhalaient de bonnes senteurs pénétrantes. Sous une sorte de portique, des groupes de pensionnaires causaient.

Tout en allant elle respirait cette quiétude et ce repos, songeant à ces existences sûres du lendemain, enviant ces vieux et ces vieilles qui pouvaient s'abandonner insoucieusement à l'avenir, déchargés de toutes préoccupations, allégés de tous combats.

Elle arriva au grand salon plein d'ombre et de fraîcheur, dans le demi-jour des jalousies fermées, où son parrain, attablé avec un monsieur et deux dames, faisait son mort quotidien.

-- Ah !... c'est toi, fillette ?... dit-il sans se déranger ; je finis le robber et je suis à toi.

Catherine s'assit sur une chaise, en répondant au salut un peu sec des dames, qui la connaissaient pour la voir chaque semaine, et glosaient entre elles sur une aussi jolie filleule. La pièce, très vaste, confortablement meublée, rideaux et sièges en velours rouge, donnait l'impression d'un salon de casino, un peu nu, mais d'une exquise propreté. Le parquet brillait comme une glace. Des arbustes ornaient les angles. Catherine regardait machinalement autour d'elle, plongée dans ses pensées.

La partie se continuait animée. Le vicomte Aymar arborant hautement son horreur pour les vieux, et les vieilles en particulier, les deux dames partenaires étaient naturellement choisies parmi les jeunes, c'est-à-dire qu'elles n'avaient guère dépassé de beaucoup la soixantaine, âge réglementaire pour être admis à Sainte-Périne. A leurs façons dégagées, à certains ports de tête, à l'aisance enfin de leur langage, on devinait des femmes du monde, échouées là comme le vicomte, à la suite du malheur des temps.

Sur un coup d'atout, une des joueuses ayant pris, du valet, le dix de pique joué par Aymar de Trédec :

-- Ah ! pardon, pardon, baronne ! s'écria-t-il, c'est avec un extrême regret que je le constate... Sur mon roi d'atout, vous avez renoncé, en mettant le six de carreau.

-- Pas le moins du monde, j'ai fourni du pique !

-- Oh ! chère baronne, j'ai l'œil !.. Vous savez, on ne me la fait pas à moi ! reprit-il mêlant à son argot de club le ton le plus exquis. -- J'ai voyagé !.. Demandez à madame de Vaudrimont, à qui j'ai poussé le genou quand vous avez jeté votre carte.

A cette interpellation, madame de Vaudrimont prit un air confus et légèrement dépité :

-- Moi ? répondit-elle ; je n'ai pas cru que c'était pour cela... Je n'ai pas regardé.

-- Madame, au jeu, je ne m'égare jamais dans les galantes bagatelles. C'était pour un six de carreau : la glace !... Et notre aimable baronne m'aligne Hogier. Ça compte trois points dans le grand monde... Il est de douze ! Avec vingt-quatre fiches que je gagnais, comtesse, ça vous en fait pour trente-six dans les reins.

Et, tirant son carnet et son crayon :

-- V'zan ! je les porte en compte sur mon grand-livre, avec déjà un franc cinquante de la semaine.

Sur ces mots, il se leva.

-- Allons, fillette, donne-moi ton bras. Ces dames me font la grâce de m'excuser, selon l'usage en notre château, lorsque vient une visite.

Et, d'un air vainqueur, il s'en alla, branlant sur ses jambes, avec les mouvements faucheurs de l'araignée.

-- Voleuses autant l'une que l'autre, tu sais, dit-il à Catherine. Et, à leur âge, c'est qu'elles sont encore incroyables !... As-tu vu la Vaudrimont, qui me soupçonnait de vouloir attaquer sa vertu ?.

Ils enfilèrent un large couloir qui conduisait à une chambre du rez-de-chaussée. Sur la porte, la carte de visite du vicomte était attachée par quatre clous. Le vieux viveur tira une clef de sa poche et entra. Dans cette pièce, assez spacieuse, s'entassaient les reliefs luxueux de l'ancien mobilier mondain. Un certain goût présidait à l'arrangement de ces épaves qui conservaient leur cachet d'élégance.

Catherine assit son parrain dans un fauteuil, en face d'une petite table en laque chargée de papiers et de livres, du pot à tabac et de quelques photographies dans des cadres.

-- Nous allons donc en griller un ! dit-il en prenant un cigare, et s'étalant avec cette sorte de béatitude égoïste, qui savoure les moindres satisfactions du confort.

Bien que péchant, comme il le disait, « par la base », le vicomte Aymar avait certes gardé de beaux restes. Sa tête avait toujours cette mine superbe de dandy portant haut. Une taille élevée, le regard vif et hardi, des façons galantes qui sentaient la race, cet aplomb d'un homme qui avait tout vu de la fête, suivant son expression.

-- Eh bien, fillette ? demanda-t-il, qu'est-ce qu'il y a de nouveau ?

Dans sa préoccupation, Catherine ayant fait une réponse machinale :

-- Eh bien, qu'est-ce que c'est ? Tu ne ris pas aujourd'hui. Est-ce que la vie aurait des aspects ternes ?... A-t-il plu sur ton chapeau neuf ? Penses-tu à te faire carmélite, ou à te faire fondre tes perles comme dans ta Cléopâtre ?

-- Mon parrain, oui, je suis préoccupée, répondit Catherine, assise près de la fenêtre, et regardant le parc, les mains croisées sur ses genoux.

-- Médites-tu quelque doigté supérieur pour les gammes chromatiques en tierce ? Do do ré ré mi fa fa sol sol la...

-- Mon parrain, reprit-elle gravement, je pense à me faire fille, voilà !

Ce mot tout cru, tombant des lèvres de Catherine, contrastait si étrangement, dans sa brutalité voulue, avec ses airs d'enfant, que le vicomte en eut un sursaut.

-- Bigre ! s'écria-t-il, des ambitions !. Et madame veut exercer ses jolies quenottes sur les galions russes ou péruviens, ou croquer quelque fils de roi d'Asie de passage en nos murs ? L'événement n'est point de mince importance ! Et il y a encore de belles conquêtes à faire dans le monde.

-- Je suis à bout de lutte contre la misère, répliqua âprement Catherine. Je n'ai pas de quoi payer mon terme, et ma mère vient de m'avertir qu'elle ne veut plus garder le petit... Voilà tout !

-- Une étoile de plus dans la mer ! -- Et l'aimable Ida te pourvoit sans doute, d'un même coup, du brillant mortel qui va dorer tes jours ? reprit-il.

-- Oui !

-- Je m'y attendais ! Ida, c'est une vraie mère !... Est-ce que le pas est sauté ? ajouta-t-il en clignant de l'œil. Au fait, non !... Tu aurais déjà des bijoux de prix en venant me voir... Et quel est le beau-fils ?... Est-ce que je le connais ?

-- Oui !... c'est M. Cambrelu.

-- Cambrelu ?... Le vieux rat de Cythère, comme on l'appelle ?... Bigre ! c'est de l'ouvrage un peu dur, pour une débutante... Et ça veut de l'estomac !... Car il faut dire que le marchand de guano n'a guère de quoi te rendre rêveuse... Après ça, c'est un fort sac.

-- Ma vie va être un vrai enchantement, reprit Catherine, regardant toujours par la fenêtre. La prochaine fois, je viendrai vous voir avec ma voiture, rien que ça !... Qu'en dites-vous ?

-- Dame, ma fille, répliqua le parrain, la dèche. c'est la dèche !. l'horrible dèche ! J'en ai vu glisser de plus huppées que toi !... Quand la vertu en arrive à la robe de laine, et qu'il survient des embarras pour la pâtée, ce n'est plus qu'une question de tempérament. C'est comme pour avaler des grenouilles ou des escargots... Il s'agit de s'y faire ! Toute femme qui ne sait pas vivre aux Batignolles avec deux mille livres par an, si elle les a, ou si elle peut les gagner, est une femme qui attend le train. Et, pour peu qu'elle ait la beauté, « fatal présent des cieux », tôt ou tard, elle pique sa tête dans le tas !

-- En tout cas, c'est un métier facile au moins ? reprit Catherine toujours impassible.

-- Oh ! minute, ma petite ! Si tu t'adresses à la précieuse expérience de ton parrain pour te renseigner là-dessus, c'est une autre guitare !... Le métier, comme tu dis, n'est pas précisément une succession d'aimables fêtes. Il est vétilleux, laborieux et surtout assujettissant en diable. Couronner de roses le gros Cambrelu, je te le répète, c'est une question d'estomac à résoudre dans le mystère, et ça dépend de tes dispositions pour cette noble carrière. Les chevronnées s'en tirent. Mais tu penses bien qu'il en voudra pour ses frais, et il va falloir trimer pour embellir ses jours, et lui faire honneur. Il n'est pas homme à négliger la gloire de se parer d'un pareil triomphe. Il va le crier sur les toits. Il faudra recevoir ses amis, te montrer avec lui au théâtre, aux courses, au Bois. Juge si ce gros balourd sera flatté de t'avoir, après ses vulgaires traînées ; et, à toute heure, tu l'auras sur le dos ; car il tiendra l'œil ouvert d'autant plus, qu'il est trop roué pour se payer l'illusion que son physique est fait pour l'amour, et qu'il t'a subjuguée. -- D'ailleurs, si habilement que tu t'y prennes pour préparer la culbute, en faisant mine de glisser dans un moment de faiblesse, ce n'est pas un lascar de ce numéro-là qui gobera qu'il vient de casser les ailes d'un ange, et que tu t'es laissé mettre à mal par un irrésistible entraînement de lui passer la main dans les cheveux. Il ne peut pas croire, n'est-ce pas ? que, faite comme tu l'es, la passion t'égare, et que c'est pour ton agrément que tu lui sers ce régal-là. Le vieux singe ventru sait trop bien que tu ne le regarderais même pas s'il n'avait pas un coffre-fort, et que ce ne peut être que son sac que tu vises comme la première belle-petite venue. Et. dame, quand il faudra lui souffler dans l'oreille qu'il est aimé pour lui-même, les preuves à l'appui te seront difficiles. Or, ma chère, il ne faut pas te dissimuler que le vieux finaud n'ouvrira les digues de son Pactole que si tu y vas carrément, et selon que tu feras bien la gentille. Dans ce cas-là, c'est une affaire ! Tu le mèneras loin. Si tu as du chien, et si tu sais t'y prendre, tu le feras financer d'un hôtel dans moins d'un an, pour peu que tu fasses son bonheur en conscience. Sinon, la bégueulerie n'étant pas dans ses goûts, et lui procurant plus d'embêtement que de plaisir, il te lâchera naturellement, au bout de trois semaines, les choses n'allant pas. Et tu auras fait le plongeon pour quelques billets de mille. Voilà !. Ce qui te placera dans les prix doux.

Catherine avait écouté son parrain dans sa même pose indifférente.

-- Eh bien, puisqu'il faut que j'y vienne, autant que, comme vous dites, je fasse la culbute en grand ! répliqua-t-elle nettement. -- Saleté pour saleté, on ne dira pas du moins que c'est pour mon plaisir que je loue mon corps à ce prix-là ! Comme dit aussi maman, il faut être une femme sérieuse, et faire honneur à sa famille.

Ce ton nerveux, ce cynisme, avec ces regards d'enfant, dénonçaient chez la pauvre Catherine un tel désordre de raison, on devinait si bien qu'il y avait là une de ces surexcitations folles, dont son caractère mobile essuyait tant d'assauts, que le vicomte Aymard lui-même en demeura consterné.

Il regarda un instant sa filleule en silence. Puis, rencontrant ses yeux :

-- Ah çà ! tu aimes toujours ton mari, toi, ma petite 1 reprit-il tout à coup.

-- Pourquoi ça ? demanda-t-elle sans bouger.

-- Précisément parce que tu tiens à dégringoler jusqu'au Cambrelu.

-- Eh bien, je suis effrontée, voilà tout !... Vous n'en avez pas un plus riche à me proposer, n'est-ce pas ?... Comme dit encore maman : l'argent n'a pas d'odeur. L'important, c'est d'en avoir beaucoup. -- Avec ça qu'elle sent bon la misère !.. M'en aller tous les jours rue de Lancry, chez mon beau-père, pour être sûre de dîner. Me lever chaque matin en me demandant ce que je vais devenir. Et puis mon enfant à élever.

-- Tu n'en as pas de nouvelles, de ton mari ? reprit Aymar, comme s'il continuait sa pensée.

-- Pourquoi m'en donnerait-il ? répondit-elle du même ton fiévreux. Est-ce que tout n'est pas fini. puisque j'ai été si bête ?. Et je vous demande un peu ce qui me manquait ! Il y a des femmes qui sont nées pour gâcher leur vie. Je suis de celles-là ! Figurez-vous que, en posant à dix francs la séance pour cette Cléopâtre, buveuse de perles, je réfléchissais que, moi aussi, j'avais voulu chercher cette fameuse ivresse inconnue, et que j'avais aussi vidé ma coupe. C'est ce qui m'a donné l'expression étonnante qui fait le succès du tableau. Le principal maintenant, c'est de ne pas démolir l'hôtel que je vais me faire acheter par mon entreteneur. Je tâcherai d'avoir de la raison.

-- Alors tu es décidée ?.

-- Je grille d'y être !

Comme il le disait, dans son langage, le parrain avait trop voyagé pour essayer de se livrer à un prêche sur les rocamboles de l'honneur et de la vertu. La dèche, l'horrible dèche sévissait avec des rigueurs aiguës. Bien qu'il sût à Catherine une âme trop haute, pour se plier à cette misérable condition de femme entretenue, qui est le pire des métiers, il connaissait les affres de ces détresses connues des femmes dévoyées, à l'heure où la question se pose, entre la richesse à mains pleines et le boisseau de charbon... Il savait trop la vie, pour n'avoir pas prévu depuis longtemps ce dénouement fatal, auquel la faiblesse de caractère et la beauté de sa filleule semblaient l'avoir prédestinée. Dépourvue de ce fond d'énergies saines qui fait les existences droites, avec Ida pour conseil au milieu des tentations trop prêtes à l'assaillir, ce n'était certes pas lui qui l'eût détournée d'un acte de raison.

-- Dame, tu sais, ma pauvre grande enfant, reprit-il en forme de conclusion, dans ces choses-là, on plume, ou on est plumé. C'est tout ce que je peux te dire. Si tu dégringoles, arrange-toi du moins de façon que ce ne soit pas pour des noyaux de cerises. -- Ah ! voilà le diner ! ajouta-t-il comme la porte s'ouvrait, livrant passage à un servant portant des rations de surcroit sur un plateau.

X

Catherine, arrivée chez son parrain avec la fièvre, et combattue dans le désordre de ses pensées, s'en retourna le soir avec une âpre résolution formée.

Chose étrange ! le cynisme avec lequel il lui avait dépeint l'abjection de ce marché honteux. d'elle-même, qu'elle allait conclure, l'avait presque soulagée. Pourquoi lutter, en effet, puisque la lutte était impossible ?. N'était-il pas tout simple de s'abandonner, de se soumettre, puisque tel était son lot ?. Recourant à ces banalités de tous les découragements lâches, elle accusait le sort et la vie. Elle accusait son mari. Elle se sentait prise de haine contre cette société qui la laissait mourir de faim, qui lui refusait sa place, et la précipitait dans le vice malgré tous ses efforts, toutes ses résistances.

Devenir riche, pour se venger !. Éclabousser ce monde, qui n'avait pas une pitié pour elle, en lui jetant cette boue qu'elle ramasserait si bas, ce serait là son rôle désormais, et elle le remplirait avec une ardeur sauvage.

Elle était montée dans le tramway qui longe le bord de l'eau, et s'y trouvait seule avec une mère et ses deux filles, assises en face d'elle. La plus jeune tenait un enfant sur ses genoux. On ne pouvait se méprendre sur la condition de ces femmes.

Distinguées, modestes, on lisait sur leur front leur bonheur honnête. Elle les regardait avec envie et colère, comme si elle leur en eût voulu de cette quiétude insolente.

Consciente de ce qu'elle portait en elle déjà de résolutions honteuses, l'idée lui vint soudain de leur parler, de les dégrader par son contact.

Elle entama un compliment sur l'enfant et elle se mit à le caresser, pour le souiller.

Enfin, elle descendit aux Champs-Élysées. Tout en gagnant à pied la rue Laborde, une sorte de crainte l'assaillit.

Si Cambrelu allait ne plus vouloir d'elle ? s'il allait hésiter, se dédire ?.

Elle se rassura bientôt. Sa mère, d'ailleurs, n'était point femme à s'être ainsi avancée sans certitude.

Comme elle arrivait chez elle, sa concierge l'arrêta pour lui remettre un énorme bouquet.

-- Ah bien, en voilà un, ma petite ! s'écria la portière ; on peut dire que l'impératrice seule l'aurait, si elle était encore sur son trône !... Ma fille, qui est chez une grande fleuriste, dit que ça vaut cent écus comme un liard. Pas à le revendre, s'entend !

-- Merci, donnez.

-- Attendez : ce n'est pas tout. Voilà encore une boîte de bonbons, avec une carte. Un vieux monsieur, dans une voiture à deux chevaux. que les voisins en sont tous sortis sur leurs portes. Il n'a remis ça lui-même, si bien que la dame du premier, qui l'avait vu par sa fenêtre et qui, paraît-il, le connaît, est descendue comme une bombe, croyant que c'était pour elle, et que j'avais dit exprès qu'elle n'y était pas. Ah bien, je te l'ai reçue, celle-là !. « Laissez-en pour les autres, que je lui ai dit. A chacune son monsieur, pas vrai ?. » Et j'ai pensé tout de suite à vous avertir de vous méfier.

Catherine monta son bouquet et sa boîte ; puis, lasse enfin de penser, harassée de tant d'émotions, de tant de débats, elle se coucha, et s'endormit comme un plomb.

Le lendemain matin, elle fut réveillée par sa mère, qui accourait aux nouvelles. Ida aperçut le bouquet.

-- Hein ! s'écria-t-elle, il n'y a pas à dire, je ne te demande pas d'où ça vient ?... Si on peut voir un homme plus comme il faut et moins regardant. Et, tout cela, rien que par politesse, parce que tu as dîné chez lui !... Ta portière elle-même, qui s'imagine déjà qu'il y a quelque chose, vient de me faire ses compliments. « Il n'y a pas besoin de mettre à la loterie, m'a-t-elle dit, vous avez gagné le quaterne, madame, et je vous fiche mon billet que votre fille va être heureuse ! »

-- La portière est vraiment bonne, répondit Catherine en s'étirant sur l'oreiller. Alors, passe-moi mes bas, sur lesquels tu es assise.

-- Tu peux lui demander si elle ne m'a pas dit ça, reprit Ida d'un ton aigre.

-- Oh ! je te crois, maman, je te crois ! répliqua la fille du lord en sautant de son lit.

-- Oui, tu me crois, mais ça n'empêche pas que, avec toutes tes giries, et puis, par là-dessus, ce que tu as de raison, tu vas encore manquer ta fortune. Il est venu chez nous hier, à l'heure du dîner, ne sachant pas que tu serais chez ton parrain... Il a été tout malheureux... Naturellement, Bonnard nous a laissés pour s'en aller au café, et alors nous avons causé.

-- Il va tout seul qu'il a dû te dire de belles choses ! reprit Catherine, devant sa glace, en secouant la tête pour faire tomber ses cheveux splendides, qui glissèrent jusqu'à ses reins.

-- Oui, ma chère, de belles choses ! riposta Ida avec la plus haute ironie, et, si tu les avais entendues, pendant qu'il jouait avec ton enfant, qu'il avait pris sur ses genoux, tu penserais peut-être bien à être du moins bonne mère... Le pauvre petit l'embrassait comme du pain, parce qu'il lui avait apporté des bonbons de chocolat... C'était tout attendrissant de les voir !...

Catherine eut une morsure subite au cœur, à la pensée de ce contact, des baisers de son enfant, mêlé à cet ignoble trafic, et caressé par l'homme auquel elle allait se vendre.

Un amer dégoût lui monta à la gorge. Elle se retourna presque violemment.

-- Allons, maman, finis-en ! s'écria-t-elle d'un ton rude. -- Dis vite combien il me paye !

Devant cette étrange sortie, Ida Bonnard eut un sursaut. Consciente qu'elle accomplissait noblement son devoir de mère, en créant enfin une position à sa fille :

-- Voyons, voyons, ma petite, reprit-elle de sa voix la plus insinuante, tout ça, c'est pour ton bonheur, tu le conçois bien...

-- Oui, oui, c'est convenu !... Eh bien, qu'est-ce qu'il entend le payer mon bonheur ?... Les affaires sont les affaires ! comme dit papa beau-père.

A ce langage si nouveau, Ida comprit que tous ses vœux étaient enfin exaucés, et, saisissant Catherine dans ses bras avec un élan maternel :

-- Ah ! je savais bien que tu me consolerais un jour de tous mes chagrins !... s'écria-t-elle avec orgueil.

-- Pardi ! maman, tu m'as élevée !

-- Ah ! je peux m'en vanter maintenant !... Mais ce n'est pas tout ça, ma chérie... Il s'agit à présent de causer en femmes sérieuses.

Elle se leva pour mieux soigner sa pose.

-- Voilà !... ajouta-t-elle, tout ne dépend plus que de toi ! Tu comprends bien, comme il l'a dit, qu'il ne faut pas que ça lanterne. Ça serait trop bête, quand une fois on s'est entendu. Ta mère est là, tu peux marcher, elle a pris tes intérêts. Dix mille francs par mois, sans compter les cadeaux, pour commencer, pendant les premiers temps... Ça, c'est le fixe !... Et, en plus, écoute bien ça, car j'ai tout prévu : vingt mille francs tout de suite comme épingles, pour que tu puisses te mettre sur le pied de ta position. Parce que, tu le penses bien, il va te falloir du linge, et des toilettes, et tout. Dame, ce n'est pas à une femme d'expérience comme moi, de rien oublier... -- Eh bien, tu ne dis rien ?... exclama-t-elle avec une exaltation délirante... Tu n'embrasses pas ta mère pour cette nouvelle-là ?.

-- Si, si, je trouve cela très beau ! répondit Catherine, et je t'embrasserai tout à l'heure, quand je n'aurai plus les bras en l'air pour me coiffer.

-- Alors, qn'est-ce qu'il faut lui dire ? reprit Ida, non sans une vive anxiété ; car tu juges si, en y allant comme ça, il grille de savoir ta réponse.

-- Eh bien, dis-lui, maman, que je suis fort honorée de ses propositions... et que je les accepte.

-- Bien vrai ?... foi d'honnête femme ?

-- Foi d'honnête femme, maman !.. foi d'honnête femme !

Sur ce mot décisif, Ida eut un nouveau transport.

-- Ah ! ma petite, s'écria-t-elle, tu peux te glorifier de rendre enfin ta mère heureuse et fière de toi ! Dix mille francs par mois !... Hein ! c'est à présent que tu vas pouvoir dire aux gens : « J'ai de quoi vivre, je n'ai plus besoin de personne ! » Parce que, vois-tu, il n'y a que l'argent qui donne la considération. Tu n'as qu'à voir ta madame-ci, ta madame-ça, qui font leur tête, avec des maris qui n'ont pas le sou... Tout le monde se moque d'elles.

Catherine, devant sa glace, continuait, impassible, à mordre du peigne son abondante chevelure, et laissait déborder les éclats de joie de sa mère.

-- Je te demande un peu, reprit Ida en la couvant des yeux, avec ces épaules-là, ces bras, que l'on dirait une statue... Si ce n'était pas un meurtre de laisser perdre tout ça comme une bête !.. Et une peau !.. La peau de ton père quoi !.. Il était comme une pêche ! Et puis tes yeux, tes dents, ton teint. et puis tes manières ! Ah ! je l'ai toujours dit, il n'y a qu'à te regarder pour tout de suite deviner ta naissance. et que tu n'étais pas faite pour rester une femme de rien !... Mais il faut que je m'en aille pour courir tout de suite chez lui. Tu t'imagines si il m'attend ! Car, je peux te le dire, il est dans tous ses états. Il ne pense qu'à te revoir. Moi, j'ai convenu, hier, que, si ça s'arrangeait avec toi, ce matin, nous lui donnerions rendez-vous au Bois, pour tantôt. Parce que, tu comprends, pour les convenances, à votre première entrevue, il faut que ta mère soit là. Nous emmènerons Aglaé. Ça sera plus commode pour vous laisser causer, pas vrai ?.

-- Eh bien, c'est cela, répondit Catherine, va-t'en bien vite.

-- Oui, je me sauve, adieu. Je reviendrai te dire l'heure et l'endroit. Ah ! dis donc, reprit-elle au moment d'ouvrir la porte, il va certainement me demander, à moi, quand ça se fera. Il est si délicat qu'il n'oserait peut-être pas lui-même, parce que, comme il le dit, avec une femme du monde, il y a des bêtises de pudeur. Il se peut que le premier jour, ça te paraisse trop tôt.

-- Ah ! oui, c'est vraiment bien délicat de sa part, maman, répondit Catherine avec un singulier sourire.

-- Quand je te disais que c'était un homme tout à fait comme il faut !. Je m'y connais. Seulement, dame, tu penses qu'il voudrait bien !. Et, d'abord, ce serait ridicule qu'il te fasse la cour... Et puis ce ne serait pas malin. parce que les hommes, on ne sait jamais. Il faut profiter de ce qu'on les tient... -- Voyons, ma chérie, reprit-elle, arrange ça gentiment. Qu'est-ce que je m'en vas lui dire ?

Catherine voulut se montrer la digne fille de sa mère du premier coup.

-- Eh bien, maman, dis-lui que nous nous verrons au Bois, aujourd'hui, et que, demain soir, j'irai chez lui.

-- Ah ! comme ça, c'est très bien ! s'écria Ida ravie, vous vous serez vus deux fois. Tu auras gardé ta réserve et ta situation de femme du monde.

Et, lui, il se sera montré très chic en attendant jusque-là.

-- Oui, mais dépêche-toi, maman, je t'en prie, reprit Catherine, finissant par suffoquer de dégoût à cette naïveté dans l'ignoble.

-- Oui, je me sauve !.. Ah ! à propos, tu n'as pas de poudre de riz chez toi ; je t'en rapporterai !. avec du rouge pour tes lèvres.

-- C'est cela !... Et puis du noir pour les yeux. pour que je sois tout à fait belle, ajouta Catherine, qui s'était levée, en poussant vers la porte sa mère qui partit.

Demeurée seule enfin, elle respira. Si solide que fût sa résolution, les tendres exhortations d'Ida, loin d'enflammer son courage, en venaient à l'écœurer, trop neuve qu'elle était encore dans son nouvel emploi.

XI

A coup sûr, Catherine, toute d'instincts affinés par nature, était bien loin d'avoir l'effronterie professionnelle nécessaire aux filles galantes. Faible de caractère et tournant à toute influence, en subissant l'entraînement de sa mère, il lui restait, au fond de l'âme, la naturelle répugnance de toute créature libre et saine contre cette souillure physique, dernier degré de l'abjection.

En dépit de quelques auteurs. fabricants de monstres, comme on les nomme, et pour qui le métier de courtisane semble être finalement la plus ordinaire vocation de toutes les héroïnes qu'ils inventent, la prostitution n'est pas à la portée de toutes les femmes. Il faut des natures spéciales et gangrenées jusqu'aux moëlles, pour réprimer cette révolte de l'être, et cette honte intime de la chair, qui survit même encore après l'oubli voulu de toute pudeur.

Malgré le cynisme qu'elle affectait, Catherine se sentait vraiment des défaillances.

Si âprement résolue qu'elle fût à se barrer toute retraite, c'était là une horrible aventure ! Malgré l'excuse qu'elle voulait invoquer de son dénuement, de son abandon, de sa misère, sans ami, sans protecteur, sans soutien dans sa vie, l'idée de cette chute sale la terrifiait. De quelque motif qu'elle pût essayer de colorer son action, même aux yeux de cet homme qu'elle connaissait d'un jour, elle ne pouvait la résumer que par un mot qui la mettait d'emblée au rang des créatures de la rue. Comme avec le premier passant venu, pour de l'argent, elle allait se livrer, sans même pouvoir se faire illusion sur ce qu'il allait penser d'elle.

Palpitante de dégoût, elle se voyait dans ses bras, honteuse, frissonnante, avilie.

Au moment de rouler dans ce bourbier, il lui prenait des envies de s'enfuir avec son enfant. Son enfant ! qu'elle allait nourrir de ce pain ramassé dans la boue\!...

Mais où aller ?.. Dans quel espoir ?.. Et de quelles ressources vivre tous deux ?.

La misère nue fait des esclaves qu'elle jette en proie au vice, à ces heures sombres où la volonté lutte pour la vie. La peur de la faim a des dissolvants si subtils et si sûrs, qu'il faut des âmes trempées, pour résister 'aux attirances malsaines de la richesse à portée de la main. Catherine, comme bien des femmes, était dépourvue de sens moral. En dépit d'une éducation honnête et pure, déséquilibrée à dix-huit ans par les principes de sa mère, heureuse en son ménage, comme tant d'autres, elle avait trompé son mari, sans le vouloir, sans le savoir, sans même avoir prévu sa défaite, par légèreté, par entraînement de circonstances ; bêtise, ou surprise des sens. Disons-le, il est des femmes presque honnêtes qui ne savent pas se défendre, et pour qui enfin ce qu'on appelle un caprice n'a point grande importance...

Mais, à l'idée de ce qu'il allait lui falloir subir avec ce vieillard qui l'achetait, son cœur se soulevait.

Pourtant elle se préparait à son sort, avec cette prostration lâche et stupide du condamné qui attend l'heure. Mais elle souffrait tant, qu'il lui vint un de ces rêves fous qui hantent encore les désespérés.

« Si avant l'arrivée de sa mère quelque miracle la secourait !... »

Alors, comme dans le délire, elle entrevoyait un sauveur inattendu, tombant du ciel. Quelque génie bienfaisant, touché de sa détresse, et lui disant ces seuls mots : « Viens, je te protégerai ». Elle le suivait, quittant cette chambre impure, empestée de ces idées de honte qu'elle respirait dans l'air, et secouant ses pieds sur le seuil maudit.

Ah ! celui-là, quel qu'il fût, elle l'aimerait à genoux !... Comme elle lui dévouerait sa vie, son cœur, son âme !.

Honnête femme !... Vivre en honnête femme !... Ne pas avilir son enfant !... Être relevée, se racheter de cette résolution vile qui la menait au ruisseau !... Alors, quel avenir !... Soutenue, protégée contre elle-même et contre sa déraison, ses écarts de folie, régénérée enfin par un sentiment de gratitude immense qui l'enchaînerait, la défendrait contre toute rechute !...

Grand Dieu ! comment pourrait-elle tromper, cette fois, un dévouement sans bornes au bonheur de sa vie, et mentir et se parjurer ?... Ah ! ce serait trop horrible, et trop lâche, et trop fou !... Sauvée !... Elle se voyait sauvée !...

Mais, par malheur, les miracles et les sauveurs sont rares en ce monde. Vers quatre heures, ce fut Ida Bonnard qui sonna.

Elle arrivait suivie d'Aglaé, au courant de tout ; toutes deux parées, superbes, avec des chapeaux neufs et des confections élégantes qu'elles avaient achetées en venant.

-- Tu vois : ça commence, ma chère, dit Ida. Regarde un peu ta mère !... Inutile de t'apprendre qui est-ce qui a payé ça !... Il m'a dit de lui envoyer la facture. Je te dis que c'est la perle des hommes comme il faut.

-- Ça vient du Louvre, reprit Aglaé, en se mirant et toute bouffie d'aise.

-- Mais ce n'est pas tout ça, ajouta la mère, il ne s'agit pas de flâner. Il nous attend à la Cascade. Tu sais, Catherine, ce qui est à la porte, et dans quoi nous somme venues ?... Sa calèche, ma petite, sa calèche, rien que ça ! Tu vois d'ici notre effet dans la rue de Lancry... Comme a chanté M. Bonnard : « Le jour de gloire est arrivé » !

-- Ah ! à propos, c'est fini ! Je peux te le dire... Ma chère, il achète ton portrait : vingt-huit mille francs !.. Si tu vas te le faire donner, je me le demande !

XII

Catherine avait versé des pleurs sincères. Mais, hélas ! dans sa vie si folle, si souvent agitée de véritables remords, combien de fois avait-elle déjà pris des résolutions héroïques, contre la faiblesse qu'elle se savait !

Mobile comme une enfant, toujours la proie de l'heure, lasse de ce dernier combat livré dans un éclair de raison contre la fatalité qui l'étreignait, montée en victime dans la fameuse calèche, aux grands ébahissements de sa portière, elle n'était pas plus tôt dans les allées du Bois, que les bavardages de sa mère et d'Aglaé l'avaient distraite de sa terrible crise. Partie encore irrésolue, nourrissant même une sorte d'espérance qu'elle allait avoir le courage de rompre avec éclat ce pacte avilissant, elle se laissait gagner au beau côté du rêve.

Ce luxe d'équipage, ce cocher, haut sur son siège, un valet de pied près de lui, tous deux corrects dans leur livrée de grand ton...

Tout cela pouvait être à elle si elle le voulait !

Cette prise de possession d'une vie de richesse, qui lui avait toujours paru inaccessible, la grisait malgré elle. Par ces étranges compromissions de son esprit de linotte, fait de contrastes et de fougues, elle se reprenait à délibérer.

Était-elle donc si coupable, après tout, dans cet abandon, où elle ne dépendait que d'elle-même, de se refaire enfin une destinée heureuse, même à ce prix, plutôt que de souffrir la faim ?... Quel espoir lui restait-il encore ?.. N'avait-elle pas lutté, combattu pour vivre de son travail en élevant son enfant ?.

Quoi ! pour les préjugés stupides des quelques gens qui l'entouraient !... Que devait-elle à ce monde hypocrite et dur, qui n'avait pas de place pour elle, et qui ne savait pas la nourrir pour qu'elle pût rester honnête femme ?

A qui la faute, si elle tombait ?...

La richesse a des attirances qui enivrent certaines natures débiles. Cette calèche produisait sur Catherine un étonnant effet. Elle regardait, elle s'oubliait à considérer longuement les moindres détails... Sur la caisse, bleu marin, les banquettes capitonnées, en satin havane, s'enlevaient avec une étonnante harmonie. Tout dans cette voiture magnifique, avait cette élégance, ce goût parisien qui est le goût suprême. La passementerie sobre mais exquise des coussins, les jolis glands qui ornaient les coins, les poignées des portières, en ivoire, montées sur argent, les bouffettcs des chevaux en rubans rouges.

Les yeux de Catherine enveloppaient tout, s'arrêtaient sur tout, éblouis, charmés.

Quoi ! il ne dépendait que d'elle d'avoir ce train !...

Dans cette admiration qui l'absorbait, elle s'abandonnait à mille fantaisies d'imagination. Quelle toilette s'assortirait le mieux avec cette nuance éteinte, aux reflets de bronze et d'or ?...

-- Une robe héliotrope pâle, la couleur à la mode, dit Aglaé.

-- Non, répliqua Catherine, le bleu saphir serait bien plus joli, tu sais, de ce surah très beau qui joue le velouté de la peluche.

Ce fut en discutant ainsi qu'on atteignit la Cascade.

Cambrelu guettait, devant l'entrée du café.

En apercevant la voiture, sa grosse face rosée s'épanouit.

-- Nous voilà !... dit Ida, comme le cocher arrêtait ses chevaux sur le sable de l'allée.

Avec une pose de conquérant, une expression de physionomie béate, les yeux ouverts, la bouche ouverte, il s'arrêta à la portière, chapeau bas, murmurant d'un ton ampoulé :

-- Ah ! c'est gentil à vous ! vous êtes exactes.

-- Comment donc, monsieur Cambrelu, s'écria Ida, il n'aurait plus manqué que de vous faire attendre !.

D'un geste arrondi, Cambrelu tendit la main à Catherine, qu'il fit descendre.

Sans plus s'attarder, il lui offrit son bras, plantant là Ida et Aglaé.

A cette heure, le café était désert. Le marchand de guano appela et commanda des sorbets. Sa canne entre les jambes, le chapeau de côté, il se tenait droit et digne ; aimable sans trop d'empressement, affectant les façons les plus discrètes. On eût presque dit une rencontre fortuite. Quelques phrases banales sur le Bois, sur ce restaurant de la Cascade si commode et si frais.

Les glaces apportées, il servit Catherine, qui se laissait faire, lui sachant gré au fond de ces attentions, de ces hommages réservés où la susceptibilité la plus farouche n'eût trouvé rien à reprendre. Elle sentait se dissiper les noires pensées, distraite, conquise par une sorte de nouveauté d'existence.

Cet après-midi de flânerie, de bien-être et de bien-aise la reposait de ses journées laborieuses et dures. Et comme des visions la berçaient, tandis qu'elle écoutait les menus propos de sa mère et d'Aglaé ! La quiétude, le luxe, ce rêve de richesse dont la réalisation lui semblait encore impossible !... Cette calèche qui l'avait amenée, arrêtée à quelques pas d'elle, le cocher et le valet de pied. Elle se voyait étendue sur ces coussins soyeux, en délicieuse toilette, admirée et enviée...

Les glaces achevées, Cambrelu, en payant, laissa deux francs sur l'assiette, comme pourboire au garçon.

A cette munificence, Aglaé resta saisie. Ida poussa le coude de Catherine.

XIII

On partit pour aller se promener dans les fourrés. Sous les arbres, la température était délicieuse. Un vent léger agitait les feuillées, détachant les fleurs mûres des acacias, qui tombaient dans les allées en pluie blanche et parfumée. Deçà, delà, les massifs se piquaient de fleurettes fraîches écloses.

L'herbe était semée de marguerites et de boutons d'or. Ida et Aglaé s'égarèrent à dessein pour cueillir un bouquet. Catherine marchait au bras de Cambrelu.

L'amoureux commençait à s'apprivoiser. Sans démasquer trop ouvertement ses batteries, ni se départir de ses façons respectueuses, il s'émancipait peu à peu. Il s'enquérait des goûts de Catherine, insinuant « qu'une jolie femme comme elle possédait une baguette, de fée qui devait réaliser toutes ses fantaisies ». Et, tout en causant, il lui échappait des termes familiers, des câlineries de langage.

A un moment même, il l'appela « mon bijou »» ; elle entendit ce mot sans sourciller.

Enhardi par cette bonne grâce pleine de promesses, il s'arrêta, et tira de sa poche un superbe bracelet, qu'il agrafa lui-même au joli bras de Catherine, en mettant un baiser sur son poignet.

-- Il faudra aussi le collier, dit-il ; mais tout ne vient pas en un jour, pas vrai ?

Elle murmura quelques paroles de remerciement.

-- En attendant, mon petit trésor, reprit-il, je viens de m'occuper de vous. J'ai chargé une agence de me louer, tout de suite, un charmant hôtel tout meublé que je connais, jusqu'à ce que vous soyez chez vous.

Le bracelet avait achevé de séduire Catherine. Tout en le contemplant, elle écoutait la description des félicités qui allaient lui échoir.

De temps à autre, avec des minauderies de fine mouche survenant dans un tête-à-tête d'amoureux, Aglaé s'approchait pour offrir ses fleurs à Catherine. Cambrelu, se donnant des airs de bienfaiteur de la famille, tapotait la joue de l'ouvrière pour la remercier de ses gentilsesses, et Aglaé repartait, riant sous cape, après avoir saisi quelques bribes de l'entretien.

La marche, l'émotion, avaient singulièrement échauffé Cambrelu.

Son gros ventre, quoique bien sanglé, le gênait. Il suait toute l'eau de son corps.

Néanmoins, il se faisait violence et continuait promenade et discours.

Après quelques propos bêtes sur l'art, vraies balourdises de bourgeois riche, il en vint à risquer des conseils, tout à son avantage, naturellement. Les jeunes gens il fallait s'en défier, les fuir !... Pas sérieux... et par surcroît pas le sou !... Un homme d'expérience savait bien mieux faire le bonheur d'une femme, lui témoigner plus d'affection, de dévouement.

Catherine partagea cet avis et lui donna pleinement raison.

En devisant ainsi, ils avaient atteint une place charmante. Sous un bouquet de jeunes chênes, le gazon touffu, émaillé de pâquerettes, semblait inviter à faire halte. Sans réfléchir, Catherine proposa de s'asseoir. Mais tout aussitôt, elle s'aperçut de sa sottise. Le pauvre Cambrelu ne pouvait se baisser à cause de son ventre...

Elle s'empressa vivement de se reprendre, en ajoutant qu'elle n'était point fatiguée, et qu'elle froisserait sa robe.

Elle entrait dans son rôle.

Enfin, au bout d'une heure, Ida et Aglaé les rejoignirent. A la mine radieuse de Cambrelu, madame Bonnard devina « que tout marchait sur des roulettes ».

On regagna le restaurant, et les trois femmes remontèrent dans la fameuse calèche.

Une dernière fois, Cambrelu baisa la main de Catherine.

-- A demain, n'est-ce pas ? lui dit-il en soulignant ces mots.

-- Oui, répondit-elle sans rougir.

Le retour fut gai. Le bois s'était animé. Les équipages affluaient, les toilettes printanières s'étalaient pipmantes. Catherine souffrait de sa pauvre robe noire au milieu de ces élégances.

-- Quelle revanche elle allait prendrre !... Ida pérorait sur les grandeurs prochaines, ne se lassant pas de les dépeindre, de combiner l'installation, d'en organiser d'avance tous les détails. Aglaé restait rêveuse.

Catherine se grisait de plus en plus.

A un moment, comme il était question de l'enfant, elle exprima son intention de lui donner une bonne anglaise.

-- Vois-tu, maman, ce sont les seules qui s'entendent en nurserry !... Et puis, enfin, c'est une langue qui lui restera pour son éducation.

XIV

Catherine, qui avait dormi le sommeil des anges en rêvant de sa grande vie, reçut le lendemain matin un autre bouquet que sa portière lui monta avec une seconde boîte de chocolat. L'ancien marchand de denrées coloniales se révélait décidément dans ses dons.

Cette fois, l'envoi lui parut tout naturel, et elle l'accepta, souriante et flattée. Puis elle s'habilla, en fredonnant, la tête pleine de pensées sur sa brillante fortune.

Comme elle se coiffait, ses yeux tombèrent sur une photographie de son mari posée sur la cheminée. Elle la prit et alla la fourrer dans une armoire, où elle avait rélégué divers objets laissés par Victor Surville, quelques instruments de chimie, des acides, des substances servant à ses analyses. Ce qui l'amena à se demander ce qu'elle allait faire de ses meubles. Parmi les somptuosités de son nouveau logis, ils ne trouvaient pas leur place.

Cependant, en femme pratique, elle songea qu'à les vendre on n'en tirerait rien. Mieux valait les utiliser pour les chambres de domestiques. En tout cas, Aglaé en aurait sa part.

Sa toilette achevée, elle se rappela que, ce jour-là, elle avait à donner ses leçons dans une pension de Neuilly. Ce souvenir l'étonna presque, comme si un siècle déjà se fût écoulé entre son existence d'hier et celle d'aujourd'hui.

La pauvre maîtresse de piano lui faisait pitié...

A peine arrivait-elle à se reconnaitre dans cette malheureuse qui crottait ses jupes, à pied, pour aller gagner quelques francs.

Bien entendu, elle n'eut pas un instant la tentation de remplir une fois de plus cette ennuyeuse corvée. Elle s'appartenait enfin, elle pouvait s'attarder, s'attifer, songer, flâner, lire... Tout cela, sans crainte de l'avenir, sans se sentir pressée, acculée par le besoin, par la misère.

-- Elle était riche, riche !...

Et, allègre, triomphante, elle allait et venait par le petit salon, respirait ses fleurs, croquait un bonbon, plaquait un accord sur son piano. La pensée qu'elle allait avoir un hôtel lui causait une joie, des curiosités, des avidités d'enfant...

De quelle couleur choisirait-elle sa chambre ?

Devant sa glace, elle approcha de sa joue quelques rubans de diverses nuances, pour étudier le ton qui convenait le mieux à son teint.

Enfin, après deux heures de réflexions, de transports, de projets arrêtés avec elle-même, ne sachant plus que faire, elle sortit pour aller chez sa mère.

Ce fut là une course délicieuse où les enchantements naissaient à chaque pas. Ces magasins, devant lesquels elle marchait naguère, détournant presque les yeux pour n'être point tentée, elle s'y arrêtait maintenant, fixant son goût, méditant sur les modes nouvelles, se parant déjà de tous ces chiffons exquis.

Une robe mauve garnie de dentelles blanches, retroussée en panier, avec des flots de rubans caroubier, excita surtout son admiration. Elle eut presque envie de la retenir, de crainte qu'elle ne fût vendue le lendemain.

Plus loin elle s'arrêta devant une adorable petite mante en crêpe de Chine, couverte de dentelles espagnoles... Elle n'y résista pas, et entra pour l'essayer.

Ne faudrait-il pas se procurer en hâte au moins deux ou trois toilettes, pour donner le temps à la grande couturière qui, désormais, allait l'habiller, de réaliser quelques chefs-d'œuvre ?...

Dans ces idées de coquetterie et de bonheur, Catherine atteignit la rue de Lancry, sans avoir eu conscience de la longueur du chemin.

L'accueil empressé des Bonnard, une sorte de déférence, de soumission servile dans leurs façons, lui révélaient assez le changement accompli. On la traitait maintenant en puissance qui avait le droit de tout ordonner, de tout exiger.

Comme pour ne point gêner les effusions, Bonnard prit sa serviette d'homme d'affaires et partit. Aglaé était à l'atelier.

Ida apprêta bien vite un déjeuner fin, une gâterie pour sa Buveuse de perles, comme elle appelait Catherine avec emphase.

Toutes deux se mirent à table en tête-à-tête.

L'entretien ne pouvait rouler naturellement que sur cette haute fortune enfin conquise. L'heure des étonnements déjà passée, on en était aux grands projets.

L'imagination des femmes va si vite. Elles n'effleuraient même plus la question, tout à fait secondaire, des scrupules enterrés... L'affaire, considérée comme faite, à quoi bon y revenir, s'y arrêter, soulever un doute, une objection ?

Madame Bonnard, de l'air le plus naturel, et avec la gravité digne que comporte le rôle d'une mère dans l'établissement de sa fille, avait adopté cette formule, qu'elle répétait à chaque instant.

-- Dans ta position, il te convient de faire telle chose. -- Ceci, ou cela est indispensable dans ta position.

Bref, une causerie pleine de conseils, comme à une jeune mariée sur les choses sérieuses du ménage... Certes, l'expérience de madame Bonnard allait être d'un grand secours !.. « C'est qu'il allait falloir de l'ordre avec un tas de domestiques qui sont tous des voleurs. Elle connaissait ça, elle, qui avait enrichi une demi-douzaine de femmes de chambre, rien qu'en se laissant carotter sur sa garde-robe... Mais elle serait là heureusement pour les comptes, et elle se chargeait de les régler... Catherine, d'ailleurs, n'aurait jamais le temps !.. Il était probable que, dans les commencements, il viendrait diner tous les jours.. »

-- Il faudra tout de suite une bonne cuisinière, dit-elle ; et, tu sais, elles sont plus rares qu'on ne croit, même quand on les paye au poids de l'or... Enfin, je la dirigerai.

Catherine, abandonnant volontiers les préoccupations infimes à sa mère, songeait surtout à l'organisation supérieure de son grand train... Elle décrivit à Ida le boudoir qu'elle rêvait : un fond pourpre comme celui de son portrait.

Durant ce long bavardage, le nom de Cambrelu ne fut pas une seule fois prononcé. Toutes deux disaient : Il, et elles se comprenaient.

Catherine portant à son bras le magnifique bracelet, à un moment, Ida le décrocha pour l'estimer.

Quand elle l'eut pesé, retourné, examiné en tout sens.

-- Ça vaut dans les quatre ou cinq mille ! dit-elle.

-- Tu crois, maman ?

-- J'en suis sûre.

-- Il a promis le collier.

-- Pardi ! il en donnera bien d'autres !

Sur cette pente, elles en vinrent à parler du rendez-vous du soir, comme s'il se fût agi d'aller prendre une tasse de thé.

-- A quelle heure y vas-tu ? demanda Ida.

-- J'irai sur les neuf heures.

-- C'est ça ! Et puis viens me voir demain, en retournant chez toi.

XV

Après une journée toute remplie des agitations de ce beau rêve, Catherine, exaltée, grisée par les éblouissements d'une aussi surprenante fortune, rentra chez elle, à sept heures, pour se mettre sous les armes.

De ses expansions avec sa mère une seule pensée lui restait : c'est qu'elle eût été vraiment bien bête de manquer cette magnifique occasion de richesse.

A huit heures et demie, elle partit, prit un fiacre, et arriva chez Cambrelu.

Un valet de l'antichambre, qui semblait l'attendre sur le perron, l'introduisit.

En se retrouvant dans le superbe hôtel, elle éprouva cette vanité secrète de toute femme consciente de son empire. Elle traversa deux salons faiblement éclairés. La lumière intime des lampes y répandait cette fois l'impression du home, et, d'un regard rapide, elle inventoria tout, avec le sentiment particulier de la prise de possession d'un chez-soi.

Enfin, le domestique l'annonça, en ouyrant la porte d'un joli boudoir retiré, donnant sur le jardin.

Cambrelu, assis dans un fauteuil, un journal à la main, bondit sur ses pieds.

-- Ah ! vous êtes venue !... dit-il.

-- N'avais-je pas promis ? répondit-elle d'un ton qu'elle essaya de rendre délibéré.

Tout s'était paré pour la recevoir. Des fleurs fraîches remplissaient les jardinières et les potiches.

Il retira même d'une flûte de cristal un magnifique bouquet qu'il lui offrit.

-- Ah ! que vous êtes galant ! dit-elle.

-- Mais c'est dans mon état d'amoureux, riposta-t-il finiment.

Devant la cheminée, sur une table, une collation toute préparée, du thé, des gâteaux, des friandises et deux seaux d'argent, où se frappait du vin de Champagne.

Cambrelu amena sa belle visiteuse à un divan, la fit asseoir, et se mit tout près d'elle, dans la posture attentive d'un soupirant.

Catherine, légèrement embarrassée d'abord, reprit enfin plus d'assurance ; et, bien qu'elle fût au fond très émue, la causerie se posa en de frivoles badinages, où elle donnait de son mieux la réplique, plaisantant ce raout à deux.

Peu à peu pourtant, Cambrelu s'émancipait.

Pour faire une diversion, elle proposa de prendre le thé. Il s'empressa, et courut à la table.

-- C'est moi qui vais vous servir, dit-il en lui présentant une assiette de petits fours. -- Êtesvous un peu gourmande ?

-- Oui.

-- Tant mieux ! c'est si gentil !

-- Vous trouvez ?

-- Je trouve tout adorable de vous, répliqua-t-il avec sa grâce lourde et bourgeoise.

Elle accepta un chou à la crème, qu'il lui découpa lui-même avec une petite fourchette en vermeil. Toutes ces minauderies du Tendre, si charmantes, si délicieuses entre deux êtres jeunes et épris, tournaient au grotesque chez ce vieux, obligé de veiller sur lui pour ne point déranger le plastron bien tiré de son gilet de piqué blanc, retenu au bas de l'abdomen par des agrafes solides, mais qui, par cela même, le gênait dans ses mouvements.

Catherine, décidée à tout, se prêtait à ce manège, aimable, souriante, s'essayant même à se montrer osée, presque provocante. Cambrelu redoublait les airs extatiques, ses gros yeux arrondis et sa bouche entre-bâillée. La soirée était chaude, il suait et, par instant, il était forcé d'éponger son visage gras avec un fin mouchoir fortement parfumé d'ess-bouquet. Tout en bourrant Catherine de gâteaux et de bonbons, il lui offrait du vin de Champagne, qu'elle acceptait.

La malheureuse avait d'étranges peurs. Elle sentait le besoin de s'animer, de s'étourdir.

Cambrelu versait à profusion, et elle vidait verre sur verre, tandis que, prudemment, il se contentait de tremper ses lèvres dans la mousse.

A un moment, il lui demanda sa coupe pour boire après elle.

-- Je veux connaître votre pensée, dit-il.

-- Prenez garde, répliqua-t-elle coquettement, vous allez savoir qui je déteste !

-- Oh ! méchante ! soupira-t-il en enroulant son bras autour de sa taille, et remontant sa main vers sa gorge.

Elle eut malgré elle un sursaut.

-- Non, soyez sage, dit-elle.

-- Oui ; mais, tout à l'heure ?..

-- Tout à l'heure, nous verrons, répondit-elle.

-- Alors, un petit baiser, vous-même, bien gentiment..., ajouta-t-il en l'attirant par ses mains qu'il la força de passer autour de son cou.

-- Non, non, c'est trop dangereux ! s'écria-t-elle, en esquivant son étreinte.

Ce mot monta Cambrelu jusqu'au délire, et l'enivra d'une joie folle. Comme pour savourer les excitations de cette résistance flatteuse, il se remit en position avec un air vainqueur de Lovelace généreux, mêlé à des façons régence du plus comique effet, et qui furent comme une trêve à ses ravages. Mais, ces frivolités d'amour n'étant point son affaire, il revint bientôt d'instinct à de galantes attaques plus substantielles. Catherine les repoussant, il feignit alors d'être piqué, et se recula à l'autre coin du divan, avec la mine d'un amant rebuté.

Forcée de jouer son rôle, elle se rapprocha au bout d'un instant.

-- Oh ! le boudeur ! dit-elle d'une voix mal ssurée.

Et, faisant effort contre la répulsion qu'elle avait tant de peine à vaincre, pour se contraindre à l'effronterie, elle voulut hardiment s'asseoir sur ses genoux.

Mais elle avait compté sans le ventre qui rendait la chose impossible ; dans son élan, elle glissa et faillit tomber en entraînant l'infortuné Cambrelu dans sa chute. Il la retint pourtant, et ce furent alors de grands éclats de rire.

-- C'est bien fait ! dit-il, ça vous apprendra à être si dure pour moi !

Catherine commençait à sentir les fumées du vin de Champagne. Sa tête tournait légèrement, ses idées se confondaient, une sorte de gaieté nerveuse la gagnait ; elle buvait pour s'enhardir. Cambrelu en profitait pour devenir plus osé dans ses expansions, desquelles elle semblait ne plus savoir se défendre.

Enfin, vers onze heures, Cambrelu, s'étant levé, lui dit d'un air tendre :

-- Mon bijou, vous n'avez pas vu tout l'hôtel... Il faut bien que je vous le montre !... Car, maintenant, le voilà bien, je l'espère, un peu à vous... Si nous montions là-haut ?..

Elle eut, à ce mot, qu'elle comprit, une sorte de geste d'effarement qui le fit rire.

Et, comme elle ne bougeait pas :

-- Je suis dans mon droit, reprit-il en mignardant. C'est l'heure où les honnêtes gens rentrent chez eux !.. Allons, ma chérie, allons !..

Et, tout en parlant, il la força à se lever, et l'entraîna doucement vers une porte qu'il ouvrit.

Il lui fit monter un petit escalier dérobé, en la serrant par la taille dans une douce violence, plaisantant sur sa jolie moue rêveuse.

Enfin, ils arrivèrent à une riche chambre à coucher, ornée d'un immense lit à baldaquin, où elle vit deux énormes oreillers rangés à côté l'un de l'autre. Puis, soulevant la portière d'une grande pièce contiguë :

-- Là, mon bijou, je te laisse... Te voilà chez toi !... dit-il, sa grosse figure apoplectique mimant des expressions sentimentales.

XVI

Restée seule, Catherine se mit à regarder machinalement autour d'elle.

C'était un délicieux réduit Louis XV venant de la Du Barry. Dans de hauts panneaux sculptés, les tentures rares, les trumeaux libres de Boucher, enlevés au Pavillon de Luciennes, et rajustés à miracle aux dessus de portes.

Des meubles de Boule en bois de rose, véritables pièces de musée. La toilette seule, tendue de dentelles sur un dessous de soie bleue, était une merveille. Sur le parquet, un tapis de la Savonnerie étouffait le bruit des pas. Un habile tapissier avait ajouté là les nécessités du confort et de la propreté moderne, sans trop altérer le style pur de l'ameublement.

Sous deux appliques, allumées de bougies roses, la garniture en porcelaine de Saxe étalait ses bouquets et ses guirlandes d'un coloris si frais.

Sur une large étagère, les pièces d'argent massif d'un nécessaire étonnant étaient rangées, mêlées aux flacons d'essences de toute sorte, aux éponges, aux boîtes de poudre de riz rose, blanche, bise. Des peignes, des brosses, des épingles à cheveux de toute grandeur et de tout genre ; depuis les neiges imperceptibles, jusqu'aux fourches en écaille blonde. Puis les épingles ordinaires pour la toilette : françaises, anglaises. Il n'y avait qu'à choisir.

Pourtant, malgré tout ce luxe, il était impossible de se méprendre sur l'usage particulier, précis, de cette pièce. On y respirait une atmosphère étrange, commune, banale. Quelque chose comme cette caractéristique odeur du vice qui s'empreint sur les choses, confondant toutes les traces.

Catherine commença à se déshabiller, lentement. Quoique se sentant un peu mal à la tête, tout en furetant deçà, delà ; sa curiosité inconsciente se prenait aux moindres détails.

Elle ouvrit des tiroirs. Dans l'un d'eux, des bouts de ruban flétris, presque sales, des mèches de faux chignons pommadés, à odeurs rances, oubliés là comme autant de souvenirs et de révélations.

Dans un coin, elle découvrit un lot de gravures licencieuses, accompagné de photographies de beautés d'étalage. Certains modèles avaient pose nus, dans des attitudes lubriques.

L'un des portraits, à type de prostituée ignoble, portait cette dédicace : A mon gros loulou d'Isidore Cambrelu.

Un sentiment de dégoût l'envahit peu à peu à la pensée que tant d'autres avaient passé là, Il lui semblait entrer dans une promiscuité réelle avec ces créatures, qui, venues comme elle, avaient laissé sur tout ce luxe des rappels de ruisseau.

L'horrible moment était venu, et elle se demandait vaguement, en examinant les images de ces filles, à laquelle elle pouvait bien succéder en arrivant à son tour se déshabiller dans ce bouge somptueux ?

Mais il fallait s'étourdir...

Après tout, on s'habitue sans doute !

Elle ôta son bracelet, qu'elle mit sur un coin de la toilette ; puis son mal de tête augmentant, elle baigna son front pour dissiper les lourdeurs qu'elle ressentait.

Pourtant, bien qu'elle voulût la rejeter, la pensée de ce qui allait se passer, dans un instant, la poignait malgré elle, malgré tout son courage, malgré toute son audace affectée de femme résolue à ne plus regarder en arrière, à se précipiter dans cette fange. les yeux fermés, s'abandonnant au courant qui l'emportait.

Les apprêts de cette odieuse chute, dont rien ne masquait plus la brutale réalité, commençaient à l'effrayer comme un épouvantable rêve...

Comment allait-elle s'y prendre ? ?...

Disons-le, la pudeur est une vertu qui manque, à bien des femmes. L'égarement des sens, d'ailleurs, même chez les prudes, a souvent de ces brusques surprises qui peuvent encore justifier les plus dépourvues de principes, de préjugés ou de sens moral. Mais la prostitution réelle et sans ambages veut des natures préalablement aguerries. Telle femme entretenue au mois, par un amant qui la paye et vient en maître chez elle, parle encore avec aplomb de son honnêteté. Car, de fait, si complaisamment qu'elle s'abuse sur ce qu'elle est vraiment, il y a encore des degrés dans ce trafic honteux des créatures qui se vendent. Plus d'une, certes, qu'une poursuite de huit jours réduirait à merci, s'indignerait et bondirait à l'idée de se livrer du jour au lendemain, comme une fille, au premier vieillard débauché de rencontre.

Pour faire, avec cette désinvolture, de son corps une denrée, il faut une bassesse d'âme, un abandon voulu de toute vergogne, dont certaines éhontées, par bonheur beaucoup plus rares qu'on ne pense, sont seules capables.

Au frissonnement qui la secoua tout à coup, la pauvre Catherine s'apercevait avec terreur qu'elle n'avait pas les qualités de l'emploi. Cette fortune, dont le rêve l'avait enivrée tout lejour, et qu'il fallait enfin ramasser dans cette boue, lui semblait, à cet instant terrible, un abominable leurre...

Atterrée, il lui fallut un effort pour comprendre comment elle était là.

« Mais elle avait été folle !. Elle ne pourrait jamais !... »

Pourtant, elle voulut encore se raidir. Ne venait-elle pas déjà de jouer son rôle ?... N'avait-elle pas déjà tout à l'heure surmonté sa répulsion « en se montrant gentille », comme disait son parrain.

Chose étrange, elle vit sa mère lui reprochant son manque de raison...

Elle eut peur de s'entendre appeler bête...

Elle se regardait, debout, dans une grande glace qui lui renvoyait sa pâleur, et se considérait, dans une chemise de batiste fine que sa mère lui avait prêtée, et dont la transparence la laissait toute nue ; ses épaules et sa gorge sortaient d'une large échancrure garnie de dentelles sur le devant.

Elle était prête !

A ce moment même, la porte s'ouvrit, et elle vit entrer Cambrelu, vêtu d'un pantalon de chambre, à pieds.

L'air vainqueur et souriant, grotesque à faire tomber l'amour à la renverse, il s'approcha, tandis qu'elle restait immobile, fermant les yeux, se pétrifiant, voulant résister à sa peur...

Tout à coup, elle se sentit enserrée dans ses bras, et il colla ses grosses lèvres visqueuses sur son cou.

Sous ce baiser plus douloureux qu'une morsure, Catherine tressaillit dans tout son être. Un bondissement de dégoût lui souleva le cœur, -- comme une nausée. Une épouvante folle la saisit, si insurmontable et si soudaine, que, dans le mouvement brusque qu'elle fit pour se dégager, elle alla se heurter violemment contre un meuble.

Tout surpris de ce retour de défense peu prévu, Cambrelu se mit à rire.

-- Mais, petite bête, qu'est-ce que t'as ?.

Et, doucement, comme s'il eût compris qu'il était encore besoin de l'apprivoiser, il se rapprocha la mine souple et câline.

Toute effarée, elle se recula avec un cri d'effroi.

-- Laissez-moi ! laissez-moi ! dit-elle.

Ne voyant là qu'un jeu pour exciter son désir, Cambrelu, toujours riant, se mit à la poursuivre. Il réussit à la ressaisir dans ses bras.

Égarée par la peur, la malheureuse se débattait sous les brutales étreintes, étranglée par l'angoisse, frissonnante, éperdue, se tordant pour esquiver des caresses. Sa chair criait, se révoltait !... Et, dans une véritable terreur vertigineuse :

-- Non, non, je ne veux pas !... criait-elle, je ne veux pas !...

Mais Cambrelu la retenait de force.

-- Voyons, c'est de la bêtise ! reprit-il. Voyons, ma petite chérie !.

-- Non, non, je vous dis que je ne veux pas ! répétait-elle. Je vous en prie, laissez-moi. Pas aujourd'hui !... je vous dis que je ne veux pas !

Et, dans un effort désespéré, elle réussit à se dégager encore une fois.

Il y eut alors une sorte de trêve. Cambrelu, la regardant ahuri, soufflant, poussif, était tombé sur une causeuse, mis tout en eau par cette incroyable lutte. Il n'y comprenait plus rien.

Enfin, au bout d'un instant, la croyant apaisée, il aborda la douceur.

-- Mais, petite toquée, reprit-il insinuant, il faudra bien toujours !. Voyons, de quoi as-tu peur ?... Tu sais bien que c'est comme femme du monde. et pas comme cocotte !.

A cette distinction si grossière et si stupide, et qui la mettait encore plus bas, la pauvre Catherine eut comme l'impression d'un dernier crachat en plein visage. -- L'imbécile lui faisait manger la boue dans laquelle elle se sentait tombée.

-- Enfin, puisque tu es là, continua-t-il, qu'est-ce que ça te fait ?... Est-ce drôle que tu sois comme ça. quand il y en a tant d'autres à qui ça ne fait rien ?... Tiens, regarde ce que je t'apportais.

Et il lui montra deux liasses de billets de banque, qu'il fourra dans sa chemise ouverte et qui tombèrent, s'éparpillant sur le tapis.

Devant cette résistance entêtée, sur laquelle il ne lui était plus possible de s'abuser, le marchand de guano resta atterré.

A son tour, il eut presque peur de l'état d'agitation effrayante où il la voyait.

-- Allons, allons, calme-toi, reprit-il, à un geste de recul qu'elle fit encore comme il bougeait !. Tiens, je reste là !. Je ne t'approche pas. Causons, comme deux amis. Qu'est-ce que je veux moi ?. C'est que tu sois contente, et que tu me laisses faire ton bonheur, en honnête homme, comme à ma petite femme.

Elle ne répondit rien ; sans le quitter des yeux, la malheureuse attirait vers elle ses vêtements épars sur le tapis.

-- Eh bien, voilà que tu vas te rhabiller ?. reprit-il. Puisque tu es venue. Regarde si ça a du bon sens. et si tu n'es pas une petite sotte ?

-- Oui, je suis bête, répondit-elle fiévreusement ; mais que voulez-vous !... Je ne peux pas ! C'est plus fort que moi... Je vous en prie, laissez-moi m'en aller aujourd'hui... Je ne peux pas !.. Une autre fois, j'aurai plus de courage ! Aujourd'hui, je suis malade... Cela me fait peur !... Tenez... regardez, vous voyez comme je suis pâle et que je pleure... C'est plus fort que moi, je vous dis !.. Je ne peux pas !.. je ne peux pas !...

A ces mots, elle tomba sur sa chaise en fondant en larmes.

Cambrelu ne savait plus que dire. La pauvre Catherine, à bout de forces, brisée par les émotions de cette ignoble lutte, effarée de honte, sous les regards de ce vieux, laissait couler ses pleurs, en couvrant sa poitrine de sa jupe, pour voiler sa nudité.

Cette terreur était si navrante, qu'il n'osa plus lui-même poursuivre son œuvre, sentant bien, devant cette répulsion effrayante, qu'il en serait pour ses frais d'inutile brutalité.

-- Allons, allons, mon petit chéri, dit-il penaud, ne te désole pas... Puisque tues souffrante, voilà tout. Ça sera pour une autre fois.

-- Oui, répondit-elle.

D'une main encore toute tremblante, elle se rhabillait, piétinant sur les billets de banque épars, que Cambrelu s'empressa de ramasser, les recomptant avant de les faire rentrer dans sa poche.

-- Tiens, il y en a pourtant vingt « de mille ! », dit-il, en les lui montrant avec un soupir.

-- Oui, oui. ce sera pour une autre fois, répéta-t-elle machinalement, en se hâtant sans détourner la tête.

En cinq minutes, elle fut prêle. Il lui proposa de la reconduire. Il n'était pas tard, elle refusa.

Alors, tout anxieuse, ne sachant plus comment elle était entrée là, elle chercha une porte.

Il la devina.

-- Je vais t'accompagner jusqu'en bas, dit-il, tous mes domestiques sont couchés.

Comme ils allaient passer le seuil :

-- Tiens, tu oublies ton bracelets... exclama-l-il.

-- Une autre fois, une autre fois, répondit-elle sans s'arrêter.

En repassant par la chambre devant ce lit ouvert, et tout préparé pour elle, elle fut reprise d'un sentiment d'épouvante comme à la vue d'un gouffre de fange et de boue. Elle avait encore peur d'y tomber... Elle descendit le grand escalier monumental, si empressée de s'enfuir, que Cambrelu avait peine à la suivre.

-- Eh bien, à demain, mon chéri ! dit-il, lorsqu'il eut gagné le péristyle. J'irai te voir chez toi, à trois heures, n'est-ce pas ?...

-- Oui, oui ! répondit-elle.

XVII

Sortie enfin de l'hôtel, Catherine respira, comme si elle se fût échappée de quelque caverne.

D'instinct, elle prit son élan, droit devant elle, tremblant d'être poursuivie, n'ayant qu'une pensée, celle de s'éloigner de ce lieu, de cette rue. Elle atteignit en courant l'esplanade des Invalides.

Dans les quinconces, tout était désert. Pourtant, quelques boutiques étaient encore ouvertes. A l'horloge d'un cabaret, elle vit qu'il était minuit.

Épuisée, elle entra sous les arbres, et, une fois là, tomba sur un banc de pierre, cherchant à se retrouver, à fixer ses idées. Mais une sorte de torpeur paralysait son cerveau, engourdissait ses membres.

Saisie par la vive impression du grand air, elle s'aperçut bientôt que ces fumées du vin dont elle avait ressenti l'effet, dans le cabinet de toilette, et qui s'étaient presque dissipées sous les affres de ses terreurs, l'assaillaient tout à coup de nouveau. Son regard se troublait, tout tournait autour d'elle ; un affreux malaise l'envahissait.

Elle comprit qu'elle était ivre !

Terrifiée par la peur de ne pouvoir aller plus loin, elle se raidit, et, s'armant de toute sa volonté, s'imposant un effort inouï, elle se leva et repartit.

Au bout de quelques pas mal assurés, elle s'arrêta, sous l'empire d'une nouvelle crainte.

Rentrer chez elle, n'était-ce pas s'exposer à retrouver Cambrelu ?...

Si, déjà, il l'avait devancée rue Laborde, s'il l'y attendait ?.

Reprise par l'effroi, cette idée étrange lui vint d'aller chez son parrain, qui du moins la défendrait

Ne songeant plus que, à cette heure, Sainte-Périne serait fermée, elle rebroussa chemin et se dirigea vers le bord de l'eau.

Elle allait, marchant, pressée sous l'obsession de ce raisonnement fixe et tenace des gens ivres que rien n'arrête dans leurs caprices fous. Ce quai tout désert, ce grand silence de la nuit, sous un ciel bas et sombre, la rivière profonde qui faisait un abîme noir derrière le parapet de pierre blanche. Tout cela lui était indifférent.

Aux maisons de plus en plus espacées n'apparaissait plus une lumière.

Que lui importait ?

Parfois, quelques gens attardés la croisaient, sans même qu'elle les vît. Elle ne songeait qu'à atteindre la rue du Point-du-Jour, à franchir cette entrée qu'elle connaissait si bien, à traverser le jardin dans sa largeur, pour aller frapper à la fenêtre de son parrain.

Soutenue par une énergie extraordinaire, domptant son malaise affreux, contraignant son corps brisé de fatigue à se soutenir, à avancer quand même, comme une hallucinée, elle arriva à Auteuil, et s'engagea dans le dédale des avenues.

A la clarté blafarde des becs de gaz, elle s'orientait mal. Plus d'une fois elle crut toucher au but ; mais, arrivée devant quelque grille monumentale, elle ne se retrouvait plus.

A un moment elle s'assit sur une borne, ses forces étaient à bout, elle avait froid, elle voulut repartir... Mais tout à coup, un étourdissement la saisit, comme un vertige... ses jambes se dérobèrent, le sol lui parut s'effondrer.

Elle fit un effort suprême pour dominer cet anéantissement qui la gagnait. Un cri désespéré sortit de sa poitrine, et elle s'affaissa comme une masse, inanimée, évanouie,

XVIII

Lorsque Catherine se retrouva, il faisait grand jour. Elle se vit, couchée dans un lit à rideaux de perse, dans une chambre qu'elle ne connaissait pas.

L'esprit tourmenté, fiévreux, elle regarda stupéfiée autour d'elle, sans pouvoir comprendre comment elle était là.

Près d'une des fenêtres ouvrant sur un jardin, elle aperçut une femme qui semblait la garder.

Dans son cerveau agité, les idées se mêlaient, se heurtaient vagues, confuses, comme secouées par une sorte de délire. En dépit de ses efforts, elle n'arrivait pas à saisir le moindre fil qui pût la guider dans les ténèbres de cet insondable chaos.

Tout à coup, la femme fit un mouvement et leva la tête. Son regard rencontrant les grands yeux sombres de Catherine, elle se pencha à la fenêtre, fit un signe de la main, en jetant ces mots d'une voix claire :

-- Viens ! elle est réveillée !...

A ces paroles, un odieux rappel frappa la pauvre Catherine, qui frémit dans tout son être... Comme en une vision horrible, elle revit la scène de la veille à l'hôtel Cambrelu, et son épouvante folle...

Pourtant, elle s'était enfuie... Elle retrouva cette sensation de lourdeur, de fatigue, d'épuisement, qui l'avait surprise.

Elle se rappelait qu'elle était tombée... Puis c'était tout... le reste lui échappait.

Mais, tout à coup, une pensée lancinante l'épouvanta de nouveau... Elle se crut encore chez lui... « Il l'avait rejointe, et l'avait ramassée, emportée évanouie, sans qu'elle en eût conscience. »

En cette femme qui était là, elle crut reconnaître une des filles dont elle avait découvert les portraits, et qui était là sans doute pour aider à quelque lâche violence.

Un affreux désespoir la saisit.

-- Non, non, je ne veux pas qu'il vienne !.. s'écria-t-elle.

Et elle voulut s'élancer du lit, la jeune femme essayant de l'apaiser. Mais Catherine se dégagea avec une énergie farouche.

-- Non, non, vous êtes une misérable !.. Je ne veux pas !.. je ne veux pas !...

A ce moment, la porte de la chambre s'ouvrit, et un homme à cheveux grisonnants se montra sur le seuil. Catherine le regarda effarée, tandis que la jeune femme, se tournant vers lui :

-- Viens m'aider à la maintenir, dit-elle, la pauvre enfant a encore le délire.

Mais, à la vue d'un étranger qui pouvait la protéger, Catherine eut un autre transport.

-- Oh ! je vous en prie, s'écria-t-elle, ne me quittez pas... Il est là. Elle vient de l'appeler... Vous me défendrez. Je ne veux pas !

-- Mais il n'y a là personne, répliqua-t-il d'un ton calme et ferme, c'est moi que ma femme a appelé dans le jardin pour vous soigner... Allons, chassez vite toutes ces idées de fièvre, et regardez-moi bien. Ne reconnaissez-vous pas votre ami, le docteur Jean Lorrain ?

; A cette voix qu'elle avait souvent entendue, Catherine fit pourtant encore un effort pour se lever.

-- Oui, je vous reconnais, reprit-elle. Mais ramenez-moi à la maison, je ne veux pas rester chez lui... C'est plus fort que moi, je vous dis. Je ne peux pas !... J'aime mieux qu'il garde ses vingt mille francs !.

-- Eh bien, c'est entendu, ajouta Jean Lorrain du ton dont on parle aux fous ou aux hallucinés. Seulement, il faut vous tenir bien tranquille et ne plus avoir peur de rien... Ici, vous êtes chez moi, à Auteuil.

Atterrée, elle le regardait, encore défiante.

-- Je suis chez vous !... répéta-t-elle.

-- Sans doute !... Voyons, peureuse, reprit-il, rappelez-vous : hier soir, vous vous êtes sentie malade, n'est-ce pas ? Vous êtes tombée, dans la rue ; des gens vous ont trouvée, et, en quête d'un médecin, sont accourus me chercher. Je vous ai reconnue. Et vous vous réveillez chez moi. -- Tenez, c'est ma femme qui est là... Nous avons passé la nuit auprès de vous.

A ce langage ami, Catherine, recouvrant peu à peu le souvenir, se laissa aller à ce qu'on exigeait d'elle. Elle se sentait brisée de tous ses membres ; et, dans sa tête alourdie, ses pensées se confondaient toujours, sans qu'elle pût les fixer.

-- C'est un fort ébranlement, voilà tout ! dit Jean Lorrain à sa femme. Cette fièvre-là va se résoudre d'elle-même avec les émotions qui l'ont amenée. Dans quelques jours, il n'y paraîtra plus.

Catherine entendait vaguement, mais pourtant avec assez de lucidité pour ressaisir un à un les rappels de la veille : le cabinet de toilette chez Cambrelu, sa lutte. Puis sa course ahurie par le quai, par les rues. cette affreuse ivresse.

Quelques heures lui échappaient, pendant lesquelles elle avait conscience de s'être défendue contre des terreurs folles ; et enfin elle se retrouvait dans cette chambre.

Ses vêtements souillés étaient jetés sur un fauteuil.

Comme le docteur prenait son poignet pour lui tâter le pouls, elle abaissa son regard et se vit dans cette chemise garnie de dentelle, ouverte à la laisser presque nue, et qui trahissait tout.

Elle eut un geste effaré de honte en rencontrant les yeux de la jeune femme.

-- Allons, allons, reprit Jean Lorrain à demi bourru dans ses façons, pas d'agitation ! Du calme et de l'obéissance !... C'est entenda, nous savons tout. Vous avez assez bavardé toute la nuit dans la fièvre... et vous avez tout dit de cette vilaine affaire où votre mère vous a jetée. Vous en êtes réchappée, en créature qui n'est pas bonne à ces choses-là... C'est tout ce qu'il faut ! Pour le moment, vous n'avez plus rien à craindre, vous êtes en sûreté... Et vous allez prendre ce chloral qui va vous faire dormir et vous empêcher de penser...

-- Ah ! monsieur, si vous saviez !... s'écria Catherine.

-- Bon, bon, nous causerons plus tard ! répliqua le docteur. Buvez-moi ce sommeil, ou je me fâche !

Jean Lorrain, le célèbre professeur de la Faculté, que ses découvertes en physiologie ont placé au niveau des Claude Bernard et des Pasteur, avait été le maître de Victor Surville, qu'il avait associé à quelques travaux, où l'élève avait commencé à se faire un nom. Il avait été un des témoins du mariage de la fille d'Ida. A la fois protecteur et ami, il avait tout su des joies et des tristesses du jeune ménage, et, à l'heure de ce dénouement tragique, qui était survenu au bout de deux années, ç'avait été sur ses conseils, et avec son aide, que Victor Surville était parti pour l'Amérique, et les hautes relations du maître lui avaient assuré là d'emblée une belle position, qui était presque déjà une fortune.

Jusqu'à cette aventure étrange qui l'avait amenée dans sa maison, Jean Lorrain n'avait plus revu Catherine.

Indulgent comme tous les grands esprits, que des facultés rares élèvent au-dessus du grouillement des misères humaines, en la retrouvant sur le bord de cette sentine du vice, où il avait presque prévu qu'elle devait fatalement tomber, le philosophe, en lui, s'était ému curieusement de cette lutte finale où elle s'était débattue.

Les aveux de ce délire, ces terreurs effrayantes, qui lui avaient tout dévoilé, cette révolte instinctive de la chair l'avaient en même temps frappé comme un de ces cas pathologiques particuliers, qui déterminent de si étranges phénomènes dans l'organisme de la femme, et qui déroutent jusqu'aux savants...

Il avait connu par expérience le terrible combat pour la vie, et les étreintes de la misère, et cet âge de fer que les forts seuls savent traverser sans faiblir. Il portait donc, dans sa grande âme, une naturelle compassion qui prenait sa source plus haut que les conventions ou que les préjugés vulgaires. La sincérité de cette horreur, que la pauvre folle avait ressentie au moment d'une abominable chute, l'avait navré ; car, s'il n'avait jamais rencontré Catherine, Jean Lorrain pourtant s'était parfois renseigné sur sa vie.

Attaché à Victor Surville par une affection vive, et prévoyant que le malheureux n'oserait pas s'informer, ni jamais lui reparler de sa femme, allant au devant d'un triste sentiment de pudeur, sous prétexte de lui donner des nouvelles de son enfant, dans leur correspondance suivie, il ajoutait souvent quelques mots relatifs à la mère : heureux qu'il était de pouvoir le rassurer sur des apparences de conduite, qui, jusqu'alors, avaient du moins sauvegardé son nom.

A ce hasard jetant Catherine sur ses pas, en pareille détresse, il n'avait donc point hésité à tenter une dernière chance de salut, dont sa solide amitié pour son élève lui faisait presque un devoir, n'eût-il point déjà ressenti la pitié d'un homme de cœur, devant cette misère se révoltant éperdue dans les horreurs du vice.

XIX

Après un sommeil lourd qui l'avait tout à fait calmée, Catherine se réveilla vers quatre heures, et trouva à son chevet Aymar de Trédec, que Jean Lorrain avait envoyé chercher.

-- Eh bien, fillette, dit-il, eh bien, qu'est-ce que nous avons ?

-- Ah ! c'est vous ?

-- Parbleu ! en chair et en os.

-- C'est vous !... répéta-t-elle toute rassurée et joyeuse.

-- Oui, mais ne pas battre la campagne ! On n'est pas ton parrain pour des prunes. Le docteur m'a tout raconté.

-- Est-ce que je suis bien malade ? demanda-t-elle.

-- Peuh ! reprit-il en riant, une secousse, un petit coup de marteau ! Affaire de courbature,

-- Alors, vous savez.?

-- Tout le bataclan de l'histoire. Le marchand de guano t'a été trop dur, et tu en as eu une indigestion, voilà tout !... Ça ne sera rien ! L'important, c'est de ne pas s'en faire mourir, et de n'y plus penser... Tu es ici chez des amis. Pour le quart d'heure, tu n'as donc aucune raison de te tourmenter. Il te faut quelques jours pour te remettre, nous sommes là !... et, après cela, nous verrons.

-- Mais, mon enfant ? dit Catherine, du fond de ses anxiétés.

-- Tout est prévu. On a averti ta mère, qui va te l'amener... Tiens, justement, écoute sa voix suave, la voici !

A ce moment, en effet, on entendait Ida s'exclamant dans la pièce voisine.

Presque aussitôt, la porte s'ouvrit brusquement, et elle se précipita comme une bombe avec l'enfant ; madame Lorrain les suivait.

-- Mon Dieu ! ma fille !... s'écria Ida en s'élançant vers le lit et jetant ses deux bras autour du cou de Catherine d'une façon tragique. -- Ma fille... comment vas-tu ?

A cette exagération de sensibilité maternelle, Catherine répondit du mieux qu'elle put, en assurant qu'elle se sentait complètement guérie. Puis elle embrassa son fils avec une explosion de tendresse, comme si elle le retrouvait, tout à coup, après l'avoir cru perdu.

-- Tu es malade, maman ? dit le pauvre petit tout chagrin.

-- Non, non, ce n'est rien, ne pleure pas !...

Durant ce temps, madame Lorrain s'efforçait d'apaiser Ida, qui continuait ses jérémiades.

-- La, la, pas tant de bruit, que diable ! dit le vicomte Aymar, en faisant asseoir sur une chaise cette mère éplorée, puisqu'il n'y a plus de danger, il n'est point nécessaire de nous étourdir.

Par discrétion, madame Lorrain crut devoir se retirer.

Rassurée enfin sur Catherine, Ida, en se retrouvant en famille, changea subitement de ton.

-- Ah çà, tu en fais de belles ! dit-elle avec une colère sourde. Il est venu chez moi. Qu'est ce que c'est que toutes ces singeries-là ? Tu n'es pas honteuse de nous mettre dans des états pareils, qne nous ne savions pas ce que tu étais devenue, ce matin.

Sous cette avalanche de reproches, Catherine fit un mouvement douloureux.

-- Oh ! ma petite Ida, tu vas te taire et ne pas la tourmenter, n'est-ce pas ? dit Aymard intervenant soudain. Je te ferai observer que tu prends mal ton temps pour tes semonces.

-- Mais c'est dans son intérêt, c'est pour son bien, c'est de son avenir qu'il s'agit.

-- D'accord...

-- Et vous savez bien, vous, qu'une occasion pareille est une chance rare... et qu'il faut la saisir aux cheveux.

-- Quand elle en a !. riposta en riant le parrain, ne pouvant se défendre de plaisanter la calvitie de Cambrelu.

-- Bon, bon, je sais ce que je dis, répliqua Ida, piquée. En tout cas, mon cher, ce n'est pas vous qui lui ferez des rentes, n'est-ce pas ?

-- Mais puisqu'elle n'a pas pu !... reprit Aymar en forme d'excuse.

-- Elle n'a pas pu !... En voilà une bêtise !... Comme si ça ne se pouvait pas toujours, quand on a de la raison !... Tout ça, ce sont des mauvais conseils... Ah ! je sais bien, allez : c'est vous qui la détournez de se faire une position.

L'entretien menaçait de s'aigrir, quand, pour l'accommodement des deux parties, Jean Lorrain parut.

On se tut aussitôt. Ida reprit sa pose de mère sensible. Au bout d'un instant, voyant que Aymar restait installé :

-- Allons, viens, mon chéri ! dit-elle à l'enfant ; il est temps de repartir, ton grand-père nous attend.

Catherine, qui avait gardé son fils assis sur son lit, l'embrassa d'un air triste.

Jean Lorrain la devina.

-- Vous ne l'avez pas assez vu ? dit-il. Eh bien, voulez-vous que l'enfant reste avec nous ? On le soignera avec les miens.

A cette proposition, Catherine eut un cri de joie. Ses yeux, secs jusqu'alors, se remplirent de pleurs : elle éclata en sanglots.

-- Enfin ! voici de bonnes larmes ! reprit le docteur. Le cœur se dégonfle ; bon signe.

Ida, n'osant s'opposer à cet arrangement, s'en retourna inquiète.

XX

Après avoir fait craindre une méningite, l'état de Catherine se résolut en une de ces prostrations nerveuses qui suivent les émotions trop violentes. Les terreurs et le délire calmés, comme à miracle, par les soins qui l'entouraient, elle avait trop de fougue dans son caractère mobile pour ne point se reprendre à l'exagération même de ses espérances de salut.

Elle ne se sentait plus abandonnée, et, sous cette protection solide de Jean Lorrain, qu'elle retrouvait pour la première fois depuis sa séparation, il lui semblait entrer dans une autre existence qui la reliait presque à son mari. Rachetée, libérée du vice, prête à subir cette volonté droite qui allait la guider, la soutenir, elle n'était plus seule livrée à sa faiblesse, à cette déraison qui l'avait perdue.

-- Il s'agit d'oublier les mauvais rêves pour se remettre sur pied ! avait dit Lorrain de son ton de commandement, nous verrons après, ma femme et moi, à arranger votre vie et celle de cet enfant que vous aimez, et dont il faut faire un homme !

Trois jours plus tard, la fièvre ayant cédé, Catherine, appuyée sur le bras de madame Lorrain, qui lui avait prêté une de ses robes de chambre, put descendre au jardin, où couraient les enfants. Assises toutes deux sous une tonnelle, Catherine respirait heureuse de se sentir revivre.

Chose étrange ! après deux années de ménage qu'elle avait traversées comme une folle, elle ne savait rien de cette vie familiale, tendre et vraie, qu'elle n'avait point su comprendre. A la forme de ces soins qu'elle voyait à madame Lorrain pour tout ce petit monde, et pour son fils, elle s'apercevait que, dans ses caresses exaltées, elle n'avait même jamais été mère.

Et, sérieuse, réfléchie, elle admirait cette sérénité franche de la conscience et du bien, chez une nature équilibrée par le cœur, et par ce sens moral d'honnête femme qui lui manquait.

Beaucoup plus jeune que son mari, qu'elle adorait, madame Antoinette Lorrain, avait trente-deux ans, jolie plutôt que belle, avec de ces grâces de caractère enjouées que donne le bonheur fondé sur la raison. Un peu enthousiaste, d'un esprit vif et cultivé par cette haute intelligence qui, par son seul contact, avait fait d'elle presque une femme supérieure, elle portait en elle un charmant prestige, et comme une sorte de désinvolture de pensées : lesquelles, ainsi qu'elle le disait en riant volontiers d'elle-même, « fleuraient comme baume les beaux discours de son savant ».

-- Mon Dieu ! vivre ainsi, aimée, protégée, estimée, se disait Catherine avec des retours sur elle-même.

Et, sans savoir pourquoi, prise d'un élan inconscient qui lui partait du cœur, elle appelait son fils pour l'embrasser.

Au milieu de l'après-midi, le vicomte apparut sur ses jambes branlantes.

Il allait monter le perron.

-- Par ici, monsieur de Trédec, lui cria gaiement madame Lorrain, venez admirer notre malade qui court les champs !

-- Ah bah ! répliqua le parrain arrivant de toute sa vitesse, en reculant d'un pas sur deux. C'était par une belle journée d'août ; le jardin était charmant, dans les fraîcheurs d'ombre de ses grands platanes.

Sous les vignes vierges et les chèvrefeuilles en fleur, Catherine était à demi étendue sur un large fauteuil de canne ; un peu pâle encore, mais l'œil reposé, souriant, quelque chose de tranquille, d'apaisé dans toute sa personne.

Elle assortissait les laines d'une tapisserie de madame Lorrain. A quelques pas, les enfants jouaient aux quilles, le petit de Catherine embarrassant les jambes des grands, qui le mêlaient complaisamment à leur partie.

-- Hein ! mais c'est une idylle, ce tableau-là, dit le parrain en acceptant la chaise que madame Lorrain lui prépara gentiment.

En dépit de son ton de vieux dandy osé, qui empruntait au besoin à l'argot du boulevard et des clubs ses expressions les plus caractéristiques, le parrain, avec son tact d'homme du monde, ne manquait pas de modifier son langage devant madame Lorrain retrouvant les belles formes d'un habitué des salons.

Tout en gardant néanmoins cette désinvolture qui lui était une grâce, il eut bientôt donné à l'entretien une allure vive et pimpante, faisant rire les deux femmes par ses saillies originales, amusant jusqu'aux enfants mêmes.

L'hôtesse, d'humeur bienveillante et gaie, riait de tout son cœur, tout en tirant les points de sa tapisserie et ripostait avec beaucoup d'à-propos.

Soudain, au courant de la causerie :

-- Vous ne savez pas ce que nous avons comploté ? dit madame Lorrain.

-- Quoi ?

-- Votre filleule va devenir notre voisine. Il y a en face, dans la rue, dans cette maison que vous pouvez admirer d'ici, un petit appartement à louer. Nous avons décidé que madame Surville va le prendre pour rester près de nous. Nous en sommes là.

A peine échappée du gouffre, et encore courbée sous l'affreux souvenir de honte, à ces paroles qui étaient pour elle un relèvement si généreux, Catherine se sentit émue, troublée à ne pouvoir répondre,

-- Mon Dieu, ce serait un beau projet, soupira-t-elle ; mais, malheureusement, il est inexécutable.

-- Bah ! bah ! nous arrangerons cela !

-- Que vous êtes bonne ! s'écria Catherine en saisissant la main de madame Lorrain, qu'elle porta à ses lèvres avec effusion.

-- Hé ! reprit la jeune femme, j'aurai bien aussi ma part dans ce gentil voisinage-là. -- Eh bien, voilà que vous pleurez ?... Oh ! la petite vilaine ! Fi ! que c'est laid ! Grondez-la, monsieur le parrain !

Il y avait tant de grâce et de bonté dans cet encouragement d'honnête femme, tant de délicatesse et de persévérance à couvrir ainsi de son intégrité le malheur de la pauvre Catherine, que, bien qu'il n'eût pas positivement l'âme sensible, le vicomte Aymar ne put se défendre d'une légère velléité d'émotion.

Cette atmosphère saine de bonheur et de sentiments purs le gagnait malgré lui.

-- Allons, allons, ma fille, dit-il, dominant bien vite ce léger trouble, tu es tombée ici en plein paradis.

Et, d'un mouvement spontané, tendant ses deux mains ouvertes à madame Lorrain :

-- C'est bien vrai que vous êtes un ange ! ajouta-t-il.

Madame Lorrain essayait de récuser cet éloge, quand elle fut interrompue par une domestique qui, apparaissant sous la tonnelle, annonça à madame Surville qu'un monsieur demandait à lui parler.

-- Voici sa carte, ajouta-telle.

En lisant le nom de Cambrelu, Catherine devint toute pâle.

-- Oh ! mon Dieu ! dit-elle avec un mouvement de confusion.

-- Qu'est-ce que c'est ?... demanda Aymar.

Et, ayant lu à son tour.

-- Comment ! il ose ?... Le malotru !... poursuivit-il essayant de se lever.

-- Laissez, laissez, dit madame Lorrain. Et ne craignez rien, mon enfant.

Puis, se tournant vers la domestique :

-- Marie, répondez à ce monsieur qu'il est ici chez madame Lorrain, qui ne le connaît pas... et qui, par conséquent, ne le reçoit pas !

La servante éloignée, Catherine resta toute tremblante. Le vicomte et madame Lorrain avaient beau la rassurer. Il lui semblait qu'un nouveau malheur se préparait, qu'elle courait encore un danger.

Après un instant, la domestique reparut.

« Le monsieur insistait, refusant absolument de se retirer sans avoir vu madame Surville. Il s'agissait d'une affaire très importante. »

-- Mais cet homme est un insolent ! dit madame Lorrain.

-- A mon tour, laissez-moi faire, madame, répliqua Aymar, cela me regarde. -- Aidez-moi à me lever, ma fille, ajouta-t-il en s'adressant à la servante, je vais aller lui dire un petit mot à cet entêté.

Une fois sur ses jambes, le vicomte se mit en marche.

Il trouva Cambrelu qui se promenait devant le perron.

-- Hé ! c'est ce cher monsieur Aymar de Trédec, s'écria le marchand de guano, de son ton le plus aimable, et en tendant la main.

-- C'est bien ! c'est bien !... Bas les pattes, monsieur ! répondit Aymar en le toisant du haut en bas de son air le plus dégagé. Vous venez ici, dit-on, pour voir madame Surville., qui ne veut pas vous recevoir... Je me présente à sa .place pour vous reconduire, puisqu'il paraît que vous ne savez pas retrouver la porte.

-- Mais, monsieur, reprit Cambrelu en se redressant, je viens envoyé par sa mère... Et il me semble.

-- Ce qu'il devrait vous sembler, monsieur, c'est que votre démarche est une inconvenance... Donc, housse ! daignez m'emboîter le pas, jusqu'à votre équipage.

-- Mais ce ton, monsieur...

-- Ce ton, monsieur, signifie, je le répète, que madame Surville, n'accueillant point votre visite, si, en ce moment, ou dans la suite, vous insistiez pour la troubler, en quoi que ce soit, j'aurais l'honneur de vous fiche des calottes...

-- C'est bien, monsieur, je sais ce qu'il me reste à faire, répondit bravement Cambrelu, en faisant deux pas en arrière.

-- A Sainte-Périne, monsieur, tous les matins, je suis visible, et, tout démoli que je suis, assis, je tire encore le pistolet comme un ange.

Le vicomte accompagna ces mots d'un salut sec et ironique. Cambrelu tourna les talons et dévala.

La grille refermée derrière lui, Aymar regagna la tonnelle.

-- Eh bien, dit-il, il est parti !... Nous nous sommes entendus comme deux amis.

Le -- soir même, les enfants couchés, comme Jean Lorrain avait décrété que la convalescente pouvait se permettre un peu de veille, Catherine était près d'Antoinette au salon, tandis que le savant lisait.

-- Ah ! à propos, Jean, dit madame Lorrain, tu sais ce que cette grande enfant prépare...?

-- Quoi donc ? demanda-t-il.

-- Imaginerais-tu jamais que madame fait la discrète, et qu'elle prétend qu'il lui est impossible de s'installer en face, à deux pas de nous ?...

-- Hélas ! chère madame, reprit Catherine en soupirant, être discrète, après ce que je vous dois, ce serait vous méconnaître et manquer de reconnaissance !...

-- Alors, donc ?..

-- Vivre près de vous, ce serait un enchantement... mais il y a à ce bonheur-là une difficulté insurmontable.

-- Cette fameuse difficulté est-elle un mystère ?... demanda Antoinette.

-- Un mystère, avec vous ?... grand Dieu, j'en rougirais !.. Mais c'est ma pauvreté, voilà tout !

-- Votre pauvreté !... Voyons donc, voyons donc, faisons nos comptes, dit Lorrain en secouant la tête. Confessez-vous. Qu'est-ce que vous gagnez avec vos leçons ?...

-- Cent trente francs par mois, répondit Catherine ; en moyenne, douze cents francs par an... Et le loyer de ce joli logement en coûterait huit cents.

-- Eh bien, reprit-il, la pension de votre mari pour l'enfant, jointe à votre travail, suffirait à tout cela.

-- Une pension ?... Mais je n'ai que ce que je gagne ! reprit Catherine étonnée.

-- Comment ?. s'écria Lorrain, votre mère ne vous donne-t-elle pas les deux cents francs qu'elle reçoit mensuellement pour vous ?...

-- Mais vous vous trompez ! répondit Catherine. Ma mère ne reçoit rien, et n'a jamais rien reçu !

-- Ah ! parbleu ! reprit-il, il fait beau dire que je me trompe !... Je me suis chargé, depuis deux ans, de régler avec elle cette affaire-là !

Bien qu'elle connût sa mère, en apprenant une telle nouvelle, la pauvre Catherine demeura toute ébahie. Elle n'avait jamais prévu une aussi indigne escroquerie.

Lorrain, devinant tout, s'empressa de relever son courage par la perspective de cette aide qui lui permettrait de s'installer près d'eux.

-- Hélas ! vous ne connaissez ni elle, ni mon beau-père, dit-elle en soupirant ; ils garderont tout, comme depuis deux ans !...

-- Oh ! non, oh ! non, je vous le garantis ! s'écria-t-il.

-- Que pourrais-je faire ?

-- Vous ne ferez rien !. Seulement, comme c'est moi qui leur porte cet argent le premier de chaque mois, à partir de ce jour, c'est à vous que je le remettrai, voilà tout !

Le lendemain, l'appartement d'en face était loué.

Huit jours suffirent pour amener le complet rétablissement de Catherine, qui ne pouvait encore croire à tout ce bonheur tenant du miracle. Assurée contre la misère, soutenue par une de ces protections solides qui s'imposent, son sauvetage accompli par enchantement, et comme en villégiature dans la maison d'Auteuil, en attendant que son nouveau logis fût installé, tout cela lui paraissait un songe.

Le ménage Lorrain jouissait d'un de ces bonheurs sûrs qui reflètent autour d'eux quelque chose de leur sérénité, de leur plénitude. D'un côté, cette douce tutelle, ferme et dévouée qui s'étend sans cesse sur l'être aimé, et le garde de tous les heurts de la route ; de l'autre, cette confiance absolue, une soumission douce, fière et ravie de s'abandonner aveuglément au bras qui la guide. Pas un nuage ne troublait l'union de ces deux êtres, qui avaient mis toute leur vie dans leur affection commune.

Avec son caractère extrême en tout, Catherine fut aussitôt conquise par ce train charmant d'existence, où le devoir paraissait riant et facile ; des réflexions sages l'assaillaient, des retours sur un passé follement saccagé se mêlaient à des regrets, à des aspirations vers un idéal de vertu. Au contact de cette épouse loyale, si sincèrement aimante et dévouée, elle se revoyait dans son ménage, trompant, mentant, toujours frivole et mordant la main qui la soutenait.

Puis elle songeait à son horrible chute.

D'ordinaire, après dîner, quelques amis de Lorrain survenaient : tous gens supérieurs, animés de ce souffle et de cet esprit qui plane en des régions inconnues du vulgaire.

Elle en connaissait quelques-uns d'autrefois. On parlait de tout, avec cet abandon qui révèle une force, une valeur réelle ; des aperçus d'esthétique transcendante se mêlaient aux digressions plaisantes, et tout cela, simplement, comme chose naturelle à ces intelligences d'élite familiarisées avec tous les sommets.

Catherine écoutait, se reportait aux heureux jours.

Ces causeries enjouées du soir, sous les arbres du jardin, avaient pour elle un indicible attrait. Elle s'y abandonnait, rassérénée, convertie, se reprenant à toutes ces belles et généreuses idées avec la même facilité qu'elle les avait reniées.

A la nuit, on rentrait au salon. Le talent de pianiste de Catherine était apprécié par cet auditoire d'un goût fin et sûr. Lorrain, très fort en matière d'art, lui donnait même quelques conseils, pour certains passages d'expression qu'il avait entendus par les maîtres.

Un soir, comme on lui avait demandé du Mendelssohn, elle attaqua les premières mesures du Songe d'une nuit d'été. Mais, tout à coup, elle s'arrêta, se rappelant qu'il y avait à peine quinze jours, c'était précisément ce morceau qu'elle avait joué à l'hôtel Cambrelu.

Incapable de continuer, elle se leva, affreusement troublée, invoquant pour prétexte qu'elle ne se souvenait plus, et elle fondit en larmes.

XXI

C'était bien le salut, en effet, que Catherine avait rencontré. Le miracle rêvé s'accomplissait. Installée avec son enfant dans ce joli petit appartement qui fut bientôt prêt, son existence se régla presque facile.

Tout naturellement remplacée dans les deux pensionnats qui étaient sa seule ressource, et d'où elle avait si brusquement disparu sans laisser de ses nouvelles, on lui avait trouvé à Auteuil quelques leçons bien rétribuées, dans des familles où on l'accueillait avec une condescendance toute particulière, le nom de Jean Lorrain couvrant sa protégée.

C'était bien strictement le nécessaire, mais ce n'était certes plus l'âpre gêne. Par surcroît, une aubaine inespérée lui survint.

Il se trouva que, un soir, comme il lisait une chronique scientifique, anglaise, dont il faisait faire des extraits d'articles pour ses élèves, Jean Lorrain parla d'un traducteur qui lui faisait défaut tout à coup. Heureuse et fière de pouvoir être utile, Catherine, à tout hasard, s'offrit.

-- Un traducteur ?.. Mais je suis là, moi, dit-elle timidement. Je sais l'anglais, et, si vous vouliez bien me permettre d'essayer... Avec quelques conseils de vous, je pourrais peut-être vous tirer d'embarras.

-- Ah ! ce serait une trouvaille ! s'écria-t-il. Il me serait bien plus commode de vous avoir sous la main... Sans compter que cela vous produirait une centaine de francs par mois que je payais pour ce travail.

-- Ah ! mon Dieu, mais je serais trop riche alors !

-- Voyons tout de suite votre savoir, ajouta-t-il en lui tendant la brochure.

Catherine traduisant à livre ouvert, il fut aussitôt décidé qu'elle allait tenter l'épreuve.

Dès le lendemain, elle se mit à l'œuvre, avec cette flamme, cette ardeur dévorante qu'elle apportait à toute chose, et ce fut un nouvel aliment d'enthousiasme et de résolutions hautes.

Levée dès l'aube, pendant que son fils dormait encore, elle parcourait son gentil logis, se mirant dans ses meubles, qu'elle trouvait rafraîchis, rajeunis, tout coquets sous leur couverture neuve de cretonne à ramages, cadeau de madame Lorrain. Elle aidait la petite bonne à ranger sa chambre, apprêtait sa table de travail, son papier et sa plume. Puis elle s'asseyait devant la fenêtre ouverte.

De grands jardins s'étendaient sous ses yeux, , une mer de verdure et, par-dessus, les hauteurs de Meudon.

Toute palpitante, à l'idée de ce qu'il en résulterait pour elle, si elle réussissait cette traduction, elle écrivait, absorbée dans ce labeur qui la prenait tout entière, s'appliquant, tandis que, autour d'elle, son enfant jouait. En entendant ce babil joyeux mêlé de jolis rires, elle se sentait heureuse de vivre. Elle n'était plus seule, et elle se demandait si jusqu'alors elle avait vraiment aimé ce petit être, né de sa chair, qui la protégeait déjà de sa présence, et lui faisait presque oublier son abandon.

Après déjeuner, elle partait pour ses leçons, alerte, presque élégante dans sa robe en linon à pois, achetée vingt-neuf francs cinquante aux Magasins du Louvre. Sous son chapeau de paille entouré d'une simple gaze, son beau visage resplendissait. Elle arrivait chez ses élèves, un bon sourire aux lèvres, pleine de zèle, se sentant rachetée par ce travail qui, désormais, assurait son existence.

Mon Dieu ! comme les mauvais jours étaient loin !.

Chaque soir, elle allait chez les Lorrain. C'était là sa récréation. Considérée bientôt comme de la maison, complètement à l'aise, elle s'épanouissait dans cet intérieur joyeux, le cœur débordant de reconnaissance. Parfois quelques amies de madame Lorrain, en petit nombre, mais choisies, apportaient au cercle des savants un élément plus frivole, qui avivait encore la causerie et en élargissait le cadre. Catherine, presque déclassée depuis sa séparation, retrouvait là des sympathies d'hennêtes femmes, une estime qui la relevait à ses propres yeux.

Elle était enfin rattachée au monde. Une amitié solide s'était établie entre elle et Antoinette Lorrain, amitié ferme et tendre, où elle sentait l'appui d'une raison haute et de ce sens moral qui lui manquait.

Un certain dimanche, comme elle arrivait pour dîner avec son fils, Catherine avait l'air si radieux, que madame Lorrain en fit gaiement la remarque.

-- Oui, voilà ce que j'apporte au maître, répliqua-t-elle en développant un rouleau de papiers.

-- Eh quoi ! déjà ?. . s'écria Lorrain qui se mit à parcourir les feuilles.

-- Oh ! c'est si bon de travailler ! reprit Catherine de son ton de ferveur. J'ai veillé ces derniers jours. c'est pourquoi je me retirais de bonne heure. Il reste à savoir si j'ai réussi.

-- La sournoise ! dit Antoinette Lorrain, elle te ménageait sa surprise.

Catherine tremblait bien un peu. Il se trouva que, sauf quelques corrections techniques que le maître eut bientôt redressées, la traduction était excellente.

-- Mais c'est parfait ! dit-il. Dès ce moment, vous pouvez vous considérer comme mon traducteur.

Ce fut pour Catherine une de ces journées de joie sans mélange, où l'on se sent fier de soi-même, confiant dans l'avenir, engagé dans une voie droite qui mène sûrement au but.

Cependant l'aventure de Catherine, à Auteuil, avait été pour Ida Bonnard un de ces événements qui déroutent toutes les prévisions humaines. Tout cela avait été si inattendu, et le tour qu'avait pris l'affaire Cambrelu avait si bien renversé toutes ses idées de femme sérieuse, qu'elle n'y comprenait plus rien !

La maladie de sa fille et l'accident survenu étant, à ses yeux, un simple coup de guignon qui apportait forcément un retard aux choses convenues, elle s'était tenue, et pour cause, à l'écart des Lorrain, craignant de leur donner l'éveil.

Le déménagement qui s'en était suivi lui avait même paru manœuvre habile, pour détourner tout soupçon, de ce côté du mari, dont elle croyait devoir redouter les rapports... Mais, Catherine rétablie, libérée enfin de la gêne résultant d'un séjour de deux semaines à la villa, pendant lesquelles il s'agissait d'être prudente, Ida ne la sut pas plus tôt installée qu'elle accourut aux nouvelles, pour renouer le fil si brusquement coupé de cette trame d'or restée sur le métier.

Elle apportait une lettre de Cambrelu.

A descendre le cours de sa vie, Ida avait certes rencontré des hasards bien surprenants, mais aucun ne l'avait tant consternée que cette réponse posée qu'elle reçut !

-- Cette lettre est inutile, maman, remporte-la !

-- Comment, que je la remporte ?... s'écria la mère atterrée.

Une explication nette détermina la situation en deux mots, Catherine déclarant sa résolution de ne jamais revoir le marchand de guano.

Il serait superflu de décrire la scène que provoqua cet écroulement de toutes les espérances d'Ida Bonnard. Ce fut un torrent de récriminations, de plaintes et d'injures mêlées de larmes et d'accents de colère.

« Jamais plus malheureuse mère n'avait eu ses chagrins... Et quel rôle encore lui faisait jouer Catherinee ?.. Non, ce n'était pas agir en femme comme il faut !... Bien sûr, quant à elle, elle n'oserait jamais se représenter devant un honnête homme, pour lui apprendre qu'on le plantait là... Qu'est-ce qu'il allait penser ?... Elle se voyait déshonorée... Alors on ne pouvait donc plus compter sur rien dans le monde ?...

» C'était bien la peine d'être la fille d'un lord !... Et puis, qu'allait-elle devenir sans le sou, avec son enfant à garder ?... Car, c'était bien décidé : M. Bonnard n'en voulait plus... C'était le pauvre petit qui allait pâtir... »

-- Non, maman ! dit tranquillement Catherine, les deux cents francs par mois de son père suffiront toujours pour qu'il ne manque de rien.

Sur ces simples mots, Ida demeura soudain muette, et devint toute rouge, malgré son aplomb.

-- Quels deux cents francs ?. . balbutia-t-elle ?

-- Ceux que tu reçois de M. Lorrain, depuis deux ans, et dont tu avais toujours oublié de me parler.

XXII

Les jours s'écoulaient, uniformément paisibles, remplis pour Catherine des mêmes travaux, des mêmes distractions. Remise de toutes ses secousses, ayant tout oublié, avec cette mobilité de caractère qui la jetait toujours aux extrêmes, elle s'enflamma pour les joies d'une existence modeste. Les idées austères lui devinrent une véritable passion. Elle se relevait la nuit pour aller écouter dormir son enfant... Et, toute orgueilleuse d'elle-même, elle s'arrêtait parfois devant la glace, pour se voir en cet essor de tendresses et s'admirer dans son joli rôle de mère sérieuse.

Juste à point mélancolique de sa situation de femme séparée, sa tenue, chez les Lorrain, avait ce reflet digne d'une infortune noblement supportée. Dédaigneuse de toute coquetterie, pour un peu plus, elle eût mortifié sa beauté pernicieuse en la couvrant de bure... Le noir des veuves, d'ailleurs, lui seyait à souhait.

Comme pour éprouver sa constance, et la faire triompher dans ses superbes résolutions, un jour une lettre lui arriva.

Ne reconnaissant point l'écriture, elle l'ouvrit sans défiance, la croyant de quelqu'une de ses élèves.

Elle tomba sur une épître de Cambrelu.

C'était un de ces morceaux de style que le cri d'une passion sénile, avivée par la folie des sens, peut seul produire.

Depuis cette scène qui l'avait laissé dans un désarroi inouï, au beau milieu des plus terribles flammes, l'imagination de plus en plus montée par le souvenir, pendant le séjour de Catherine chez Lorrain, Cambrelu n'avait plus vécu.

En apprenant d'Ida l'horrible nouvelle de la destruction de ses espérances, et le changement d'idées de Catherine, il s'était senti assommé d'un tel coup, que, pour un moment, la fâcheuse apoplexie avait semblé planer dans l'air.

Le saisissement passé, il en était venu à un de ces désespoirs d'amour qui troublent les digestions mêmes.

Une barre sur l'estomac, qui ne le quittait plus, endolorissait ses jours... Ses nuits étaient agitées de visions troublantes.

Il ne dormait plus.

En cet état désordonné, il écrivait à Catherine, la suppliant de consentir à le revoir, ne fût-ce que comme le dernier de ses amis, « pour le sauver du moins de tourments et de peines qu'il ne pouvait plus supporter ». La tête perdue, il lui offrait tout, sa fortune, l'hôtel déjà loué, les dix mille francs par mois, sans autre condition que de lui permettre de l'approcher, de vivre dans l'air qu'elle respirait ; ne lui demandant nul retour, sinon le bonheur de la faire heureuse et d'embellir sa vie. Il ne voulait être que son esclave, promettant de n'ambitionner d'autre récompense que la satisfaction de réaliser tous ses rêves, et de servir tous ses caprices... Que lui importait ?... Il était riche. Et quel plus bel emploi pouvait-il attendre de ses millions ?

Il pleurait à la pensée de la savoir dans les souffrances de la misère... Il la conjurait d'accepter ce qu'il mettait à ses pieds, comme un simple gage d'amitié. Elle n'engagerait rien, ni de sa volonté, ni de son indépendance absolue, qui resterait intacte envers lui. Il faisait serment d'obéir à ses ordres, et même de ne se présenter chez elle, que lorsqu'elle le permettrait.

Toute femme est toujours femme, et le délire de la passion, d'où qu'il vienne, est toujours un agréable encens. Cette divagation de huit pages fournit à Catherine une occasion superbe pour ajouter quelques marches au piédestal qu'elle se plaisait à s'édifier. Flattée d'un pareil ravage exercé par sa surprenante beauté, tout orgueilleuse de ce dernier fleuron de surcroît à la couronne de sa vertu sereine, elle relut dix fois le billet du tentateur, afin de s'admirer plus longuement dans le mérite glorieux d'un refus.

Pour le coup, elle passait héroïne !.

Elle attendit le soir, avec une impatience dévorante, et courut chez les Lorrain, empressée de leur communiquer un témoignage écrit tout à sa gloire, et qui lui donnait ce rôle triomphant de fouler aux pieds les richesses.

-- Tout cela est d'une suprême insolence ! dit froidement Lorrain, lorsqu'il eut achevé la lecture du document.

-- Oh ! ajouta Antoinette, j'espère bien que Catherine n'en ressentira aucunement l'injure.

Ces deux appréciations tombèrent si simplement, réglant du premier coup l'affaire sans le moindre débat, et si bien comme s'il eût été superflu d'émettre un avis, que Catherine demeura toute surprise.

Sans songer le moins du monde à l'admirer, les Lorrain ne voyaient là qu'une offense, et cette héroïque décision d'un refus que dans son absence de sens moral, elle avait estimée à l'égal d'un haut fait, ne paraissait même pas, à leurs yeux, devoir être énoncée.

Sa lettre rentrée dans sa poche, on n'en souffla plus mot.

En plein dans ses grandes idées de conversion, Catherine était trop intelligente pour ne point savoir ce qui lui manquait. Heureuse de se sentir dominée, soutenue, guidée par les Lorrain, elle n'hésita point.

En dépit de son admirable résolution, elle avait bien encore vaguement gardé tout le jour, dans quelque coin d'elle-même, un fugitif espoir que ses amis allaient peut-être forcer son désintéressement, ou lui conseiller quelque compromis.

Tout entière au ressentiment de ce qu'ils avaient apprécié comme une injure, elle ne songea plus qu'à l'atteinte portée à sa dignité de femme. Il était aisé de prévoir d'ailleurs que, après cette tentative, Cambrelu ne se tiendrait point facilement pour éconduit. Un silence formel, mal interprété, ne pouvait qu'encourager des audaces, en faisant croire qu'on les redoutait... Devait-elle lui laisser l'idée que, un jour peut-être, elle en viendrait à fléchir, et qu'elle se dérobait par la peur de quelque péril pour sa haute vertu ?...

Avec le marchand de guano du moins, elle était trop assurée d'un éclatant triomphe, pour négliger d'apparaître à ses yeux dans tout le romanesque de sa nouvelle vocation d'héroïne...

Elle résolut donc de lui formuler le noble rejet de sa fortune, dans un document digne et fier...

Dès le lendemain, elle se mit à la rédaction de cette glorieuse épître qu'elle avait méditée une partie de la nuit. Le sujet était beau ; mais, malgré qu'elle en eût pourtant, une fois qu'elle y fut, décidée à faire éclater le ressentiment d'une offense, elle se trouva un peu embarrassée dans l'expression de son grief.

Le terrain avait été si singulièrement déplacé par la nouvelle attitude de Cambrelu, que, bien qu'elle essayât d'échauffer son courroux, elle se sentait, au fond d'elle-même, à court d'indignation devant ce cri de désespoir saisi tout à coup par le respect, qui n'implorait d'autre bonheur que celui de rester pour elle un ami, d'autre faveur que de consentir à le laisser changer son triste sort, en lui permettant de l'aider du superflu de sa richesse, sans autre espoir de retour que le seul octroi de son pardon.

Il y avait là, à coup sûr, un excès de zèle selon les convenances ; mais n'était-ce point, après tout, la passion seule qu'il fallait accuser ?

Pourquoi d'ailleurs, en plein dans sa sagesse, se fût-elle montée jusqu'à la colère ! n'était-ce point un signe de faiblesse qui dénoncerait sa propre défiance d'elle-même ?...

Une fois solidement cantonnée dans son superbe orgueil, elle déchira une lettre de quatre pages mal venues, et, avec cette faculté d'oubli qu'ont généralement les femmes pour leurs erreurs troublantes, sans plus paraître se souvenir qu'il se fût jamais rien passé entre eux, elle répondit à M. Cambrelu, en dix lignes sérieuses et dignes de femme du monde, déclinant avec élégance une offre inopportune, comme s'il se fût agi d'un malentendu sur leurs situations respectives. Avec un tact parfait qui mêlait légèrement le froissement d'une belle âme à la gratitude un peu ironique qu'elle exprimait néanmoins dans son refus, la leçon donnée enfin..., elle concluait bravement « en l'assurant de ne garder de cet incident que le souvenir d'une bonne intention mal réfléchie, dont elle voulait bien ne pas lui montrer sa rancune... »

Elle fut si ravie de cette exécution décisive, et du tour délibéré qu'elle lui donnait, qu'elle garda copie de sa lettre pour la mettre sous les yeux de son parrain, en lui apprenant toute l'affaire.

-- Tiens, tiens ! dit le vicomte lorsqu'il eut parcouru les pièces du procès, il est très malin, ce vieux roué.

XXIII

L'explication relative à la pension de l'enfant ayant tout naturellement apporté quelque froid entre elle et sa mère, Catherine put jouir pleinement de ce relèvement inespéré. L'amitié des Lorrain n'était-elle pas déjà pour elle une réhabilitation suprême ?..

Une ou deux fois même, on avait osé prononcer devant elle le nom de son mari. Et, avec son étrange inconscience, elle songeait, sans vouloir se l'avouer, à quelque nouveau miracle.

-- Ah ! s'il savait !. se disait-elle en regardant son enfant.

Cependant, Ida, tout d'abord réservée dans ses visites à Auteuil, sembla bientôt avoir pris son parti du triste dénouement de ses espérances, et les rapports se rétablirent peu à peu, quoique toujours assez contraints ; Catherine alléguant ses occupations nombreuses pour éviter de reparaître rue de Lancry.

Décidément intimidée par la tenue fière et résolue de sa fille, madame Bonnard mesurait son langage, et n'osait plus guère aborder les fameuses questions d'avenir perdu, « par un dernier acte de déraison plus fort que tout le reste ». Parfois, d'un ton triste, elle risquait presque furtivement le nom de Cambrelu. Elle l'avait rencontré par hasard, et il l'avait arrêtée pour lui demander des nouvelles, ou bien il avait écrit pour affaires à Bonnard, et il se rappelait au souvenir de madame Surville.

Mais Catherine coupait net à ces confidences, et Ida se taisait, parlant d'autre chose, comprenant, hélas ! que toute insistance était inutile. « Au moins pour le quart d'heure », ajoutait-elle naïvement.

Pourtant, malgré la réponse si fière qu'il avait essuyée, Cambrelu ne se tenait pas pour battu. Avec persistance, la tête perdue, il lui écrivit trois ou quatre nouvelles lettres désespérées... En arrivant à la supplier d'accepter son concours désintéressé, comme d'un parent d'adoption, comme d'un tuteur l'aidant à vivre... Jurant de son respect, il allait jusqu'à lui offrir d'être son héritière, sans aucune condition.

Catherine déclarait noblement ces étonnantes, missives, et, de la meilleure foi du monde, s'admirait de n'y point répondre.

Sur ces entrefaites, un incident fortuit confirma encore plus solidement Catherine dans son essor de régénération.

Une après-midi, elle revenait de donner ses leçons, quand, arrivée presque devant sa porte, elle se croisa avec un jeune homme, lequel poussa un cri de surprise joyeuse en la voyant.

-- Ah ! madame Surville... Comment  \!... Vous !...

C'était un garçon, lequel, connaissant son mari, s'était faufilé dans le petit cénacle d'autrefois

Sans rien d'un artiste, et soi-disant peintre et sculpteur, il dessinait des gravures de modes, pour un journal de couturière en renom. Une jolie figure, des façons du plus pur gandinisme. Avec une blague d'atelier visant au grand chic, il lui avait fait la cour, et l'avait même compromise assez gravement pour que, dans son existence sérieuse et convertie, ce souvenir lui causât une impression déplaisante.

Un instant, elle songea à esquiver tout colloque ; mais l'artiste, arrêté devant elle, lui coupait la retraite.

Avant qu'elle prévît le mouvement, il saisit une de ses mains pour la retenir, s'armant de la familiarité d'un autre temps.

-- Voilà une fière chance ! reprit-il. Qu'est-ce que vous faites donc par ici ?

-- Je rentre chez moi.

-- Chez vous, à Auteuil ?

-- Oui.

-- Tiens ! on m'avait dit que vous aviez été vous loger rue Laborde, après votre séparation d'avec Sur ville.

A cette inconvenance, prononcé d'un ton si dégagé, Catherine se figea dans une attitude de glace.

-- En effet, murmura-t-elle, mais j'ai changé.

-- En villégiature, alors ?

-- Oui.

-- Comme ça se trouve ! Et moi qui demeure aussi tout près... Vous rappelez-vous nos jolis chahuts ?

Une sourde irritation gagnait Catherine. Elle regardait ce garçon si nul, qui la toisait avec une sorte d'effronterie insolente, les yeux sur les siens, un sourire presque conquérant aux lèvres. Il semblait évoquer certaines privautés du passé, qui lui constituaient presque un droit.

-- A propos, poursuivit-il, en voilà un succès, votre portrait en Buveuse de perles !

Elle ne put se défendre de rougir.

-- Sapristi ! continua-t-il, c'est un beau morceau, ça, il n'y a pas à dire !.. Mais la meilleure part vous en revient. Ce coquin de X... avait là un rude modèle.

Catherine coupa court à l'entretien.

-- Allons, monsieur, adieu, dit-elle.

-- Comment ! comment ! vous ne me dites même pas où vous logez ?

-- Pour quoi faire ?

-- Parbleu ! pour aller vous voir.

-- Je ne veux pas vous recevoir, répliqua-t-elle sèchement.

Il eut un sourire à la fois d'étonnement et de malice.

-- Bah ! en artiste ! Je veux faire votre buste.

-- Et moi, répliqua-t-elle, la voix tremblante de colère et de dépit, je vous répète que je ne reçois personne !

-- Tiens, tiens, tiens ! dit-il en mettant une intention dans cette exclamation, si c'est ainsi, je me rends !...

A cette dernière parole, Catherine sentit le rouge lui monter au visage. Il ne la croyait pas seule chez elle, il la soupçonnait d'être avec un amant.

Sans répliquer cette fois, elle lui jeta un regard de dédain et s'éloigna d'un pas rapide.

Dans son état d'esprit, le rappel du passé, que lui infligeait cette rencontre, l'avait presque atterrée.

Eh quoi ! auprès de son mari, dans l'atmosphère d'amour et d'estime où elle vivait avec cet esprit si haut, ce cœur si plein d'elle, si entièrement dévoué à son bonheur, elle avait pu se prendre à toutes ces niaiseries d'une galanterie bête et froissante, avec cet être insignifiant qui n'avait rien dans le cerveau que la complaisante fatuité de son joli visage ?.

A cette heure, elle se faisait pitié de tant de futilité sotte, de tant d'aveuglement fou et coupable.

Consciente de sa sagesse désormais fortifiée, le soir, chez les Lorrain, elle goûta plus profondément le bonheur de se sentir rehaussée, réhabilitée par ce milieu si supérieur, où toutes ses pensées étaient bonnes, réconfortantes et vraies.

XXIV

En dépit des résolutions fermes et du train d'existence où elle voyait sa fille définitivement engagée, madame Bonnard, pourtant, gémissait d'un reste de dissentiment cruel.

A quelque temps de là, dans une de ses visites à Auteuil, elle se plaignit à Catherine de ne plus la voir rue de Lancry. A l'entendre, M. Bonnard était désolé, et se lamentait de cet éloignement que rien ne motivait.

N'avait-il pas toujours été convenable avec sa belle-fille, et méritait-il tant d'ingratitude ?.

Cédant aux reproches maternels, Catherine accepta d'aller dîner en famille le dimanche suivant.

Le jour venu, elle partit avec son fils, qu'elle s'était plu à pomponner pour la circonstance. L'enfant, joyeux, se promettait grande fête. Ils firent la course en voiture découverte. Le temps était superbe, la foule envahissait les quais, la place de la Concorde, affluant des boulevards, descendant des faubourgs. La mère et le fils jasaient gaiement.

Ils arrivèrent.

Pour un peu, les Bonnard eussent tué le veau gras. Le beau-père accueillit sa belle-fille avec une dignité aimable, et câlina le bambin ; Ida, triomphante, marqua un bonheur ému ; Aglaé sauta au cou de Catherine.

-- Enfin, te voilà !... Tiens !... j'ai acheté un bouquet pour mettre sur la table, devant ton assiette, et papa a commandé une crème à la fraise... Est-ce gentil, hein ?...

On aida Catherine à se défaire, avec un empressement, des petits soins qui semblaient autant de caresses, et comme un remerciement du plaisir qu'elle apportait par sa présence.

Le repas, préparé par madame Bonnard, était excellent ; ces mets choisis pour l'enfant prodigue, toutes ces attentions, les gâteries surtout prodiguées à son fils, reconquéraient Catherine peu à peu. Elle oubliait les heures pénibles, les mauvais souvenirs, les tentatives odieuses, l'exploitation qu'ils avaient exercée sur elle.

Après tout, étaient-ils coupables dans leur inconscience ?

Elle en arrivait presque à leur pardonner, les plaignant au fond de cette éducation qui leur avait manqué.

Par instant, Ida lui adressait quelques paroles de tendresse ; Aglaé l'embrassait. Elle se laissait faire, adoucie, ne résistant plus.

-- Tu reviendras comme ça, ici, chaque dimanche, n'est-ce pas ? lui demanda Aglaé.

-- Oui, oui..., s'écria l'enfant, qui répondit pour sa mère.

On achevait le dessert, Ida servait le café, quand un coup de sonnette retentit à la porte de l'appartement. Aglaé alla ouvrir.

Une minute après, elle reparut.

M. Cambrelu la suivait.

A cette vue, Catherine eut le vague pressentiment que c'était là une entrevue ménagée.

Il y eut tout d'abord un très grand moment de froid.

Avec une surprise trop bruyante pour n'être point feinte, Ida s'élança au-devant du visiteur.

-- Ah ! mon Dieu, comment c'est vous, monsieur Cambrelu ?... Par quel hasard ?...

-- Un hasard, en effet, madame, répondit-il presque balbutiant ; j'ai besoin de votre mari demain matin... L'affaire est assez pressante pour que je vienne un dimanche. comme vous le voyez.

La mine grave, un peu mélancolique, comme il convenait à un amoureux résigné, et qui souffrait encore de sa blessure, après un salut à chacun, et, sans même oser tendre la main à Catherine, Cambrelu accepta la siège que Bonnard lui offrit à ses côtés.

-- Je vous en prie, continuez votre diner, dit-il, je ne veux pas vous déranger, j'ai tout le temps d'attendre que vous ayez achevé...

-- Nous finissions justement !... répliqua Ida.

Aglaé servit le café. Cambrelu offrit un cigare à Bonnard.

Il parut à Catherine, malgré elle très décontenancée, que le marchand de guano avait de tout autres allures, et elle fut très surprise de le trouver réellement très changé, comme au sortir d'une maladie. Ses grosses joues devenues flasques avaient pris des teintes d'hépatite. Quelques semaines l'avaient subitement vieilli.

Ces preuves d'un ravage dont elle se savait la cause apaisèrent bientôt son humeur de cette rencontre. Elle se sentait décidément trop supérieure, pour ne point se croire tenue à quelque pitié.

Les deux hommes fumaient, causant de choses et d'autres. On eût dit, en effet, qu'il s'agissait vraiment d'une affaire à traiter. A un moment même, Ida proposa discrètement de se retirer dans sa chambre avec ses filles.

-- Non, non, je ne le souffrirai jamais ! s'écria Cambrelu ; Bonnard viendra me voir demain matin, cela suffit.

Insensiblement, la conversation se généralisait. Bien que gardant une réserve extrême, Catherine était bien forcée de dire son mot. Plusieurs fois elle se trouva répondre à Cambrelu ; de son côté, il lui parla d'Auteuil, des agréments de la campagne en été, du charme de la verdure, de l'utilité du bon air pour son fils.

-- Aussi est-il frais et rose, ajouta-t-il avec une caresse à l'entant.

Neuf heures avaient sonné, le jour baissait, Cambrelu ne se disposait pas à partir.

Catherine alla mettre son chapeau.

-- Déjà ! dit Bonnard.

-- Le petit est fatigué, répliqua-t-elle, et nous avons du chemin, avant d'être chez nous.

-- C'est vrai, reprit le beau-père, et puis c'est dimanche... Les omnibus et les voitures sont rares.

-- Introuvables !... s'écria Ida. Ma pauvre fille ! te voilà menacée de faire la route à pied.

-- Oh ! cela ne fait rien ! répondit-elle.

Pour comble d'embarras, le temps, qui s'était couvert dans la soirée, se gâta tout à coup, et la pluie se mit à tomber.

Ce dernier contretemps achevait la difficulté du retour.

-- Mon Dieu ! dit doucement Cambrelu, ma voiture est à la porte. Si j'osais l'offrir à madame... Moi, j'en prendrai une autre.

-- Oh ! malade comme vous êtes, reprit Ida.

-- Qu'importe !... Je serais très heureux de tirer madame Surville d'embarras.

Catherine eut un geste de refus.

-- M. Cambrelu demeure justement sur ton chemin, ajouta Ida ; sans se déranger, il pourrait te mettre déjà à moitié route...

L'enfant était las, il commençait à sommeiller sur sa chaise. Il devenait, en outre, matériellement impossible de l'emmener par cette pluie. Dans la conjoncture, la persistance d'un refus, peut-être plus encore que les insistances maladroites d'Ida, ne faisait que marquer davantage cette situation trouble que Catherine voulait éviter.

En cet ennui, n'était-ce point accuser des craintes et laisser croire à Cambrelu qu'il pouvait être un danger ?...

Elle songea, sur l'instant, que, dès cette première rencontre, à coup sûr préméditée, et dont, grâce aux connivences de sa mère, elle ne pourrait peut-être prévenir le retour, il lui importait de définir nettement l'attitude fière et décidée qu'elle entendait tenir désormais, de façon à décourager tout espoir. Avec son enfant auprès d'elle, d'ailleurs, n'était-elle pas hautement protégée ?.

A la fin, elle céda, résolue à rompre court, en une fois, à toute tentative nouvelle.

Le coupé attendait à la porte. Catherine y monta et prit place, son fils couché sur ses genoux.

Cambrelu se mit auprès d'elle, on partit.

Tout d'abord, ils restèrent silencieux, un certain embarras pesait encore sur eux. On eût dit que tous les deux redoutaient également de prononcer la première parole. Arrivés sur le boulevard, ils furent arrêtés par un encombrement de voitures.

La pluie tombait à torrent.

-- Ah ! regardez comme tout le monde barbote, dit Cambrelu. Jamais vous n'auriez pu retrouver le moyen de retourner à Auteuil.

-- C'est vrai ! murmura-t-elle, pour répondre quelque chose. Il est presque impossible, le dimanche, de circuler dans Paris.

La glace était rompue. L'entretien se continua, des plus insignifiants. L'enfant s'était endormi. La mère le cacha à demi sous son manteau.

Ils atteignirent le Cours-la-Reine.

-- Ah ! au moins, ici, on respire !... dit Cambrelu.

La causerie se poursuivait, indifférente, tandis que la voiture les emportait au grand trot des deux pur sang.

La route s'allongeait, toute grise sous le ciel bas, et des flaques d'eau s'étendaient par place.

Cambrelu parut s'encourager.

-- Au moins, dans votre existence nouvelle, lui demanda-t-il tout à coup, êtes-vous heureuse ?

-- Oh ! oui, bien heureuse, répondit-elle.

-- Tant mieux ! reprit-il.

Puis, après un court silence :

-- Au fond, vous savez, je n'en crois rien.

-- Comment ! vous n'en croyez rien ?

-- Mais non !. On n'est pas heureuse quand on travaille pour vivre, quand on donne des leçons de piano, quand il faut compter les sous. Vous n'êtes pas faite pour cela.

-- Je suis faite pour être une honnête femme, répliqua-t-elle nettement.

-- Mais cela ne vous oblige pas à vivre de misère !. Voyons, ajouta-t-il, pourquoi ne voulez-vous pas que je sois votre ami ?.

-- Mais rien n'empêche que vous ne le soyez comme vous l'êtes aujourd'hui. reprit-elle un peu désarmée par son air de tristesse soumise.

-- En ce cas, pourquoi ne voulez-vous pas que je vous aide ?

-- Oh ! cela c'est différent !

-- C'est différent... en quoi ?... Ça ne veut rien dire ! reprit-il d'un ton bonhomme. Du moment que je suis votre ami : moi, j'ai de l'argent, je suis riche, laissez-moi faire votre bonheur. Ainsi, l'hôtel que j'ai loué pour vous, je l'ai sur les bras, pour trois années. Pourquoi ne l'habiteriez-vous pas, puisqu'il ne sert à personne, et que la dépense en est faite ?

-- Vous savez bien que c'est impossible ! répliqua-t-elle, sans pouvoir se défendre de rire, à cette déduction que Cambrelu semblait trouver victorieuse. Vous n'avez aucune raison pour me faire de pareilles générosités.

-- Je n'ai aucune raison. c'est encore bientôt dit !... ajouta-t-il d'un air découragé. Et, si je vous faisais mon héritière, vous refuseriez donc ?... Vous voyez bien que ça n'a pas le sens commun ; car autant dire : « Dépêchez-vous de mourir, parce que, tant que vous serez là, je ne veux rien de vous !... » Si c'est mon plaisir, à moi, de vous faire heureuse pendant que j'y suis ! Est-ce qu'on n'est plus libre, à présent, de s'entendre entre honnêtes gens pour s'aider ? Je vous ai vue toute petite ; est-ce que ça n'arrive pas tous les jours que l'on fait du bien à ceux qui vous intéressent, et même à n'importe qui ?... Tenez, voilà des gens qui passent... Si je faisais arrêter, pour dire à la jeune femme qui pousse la petite voiture de son enfant avec son mari, que je veux leur faire trois mille livres de rente. est-ce que vous croyez qu'ils me refuseraient ? Ils m'appelleraient leur bienfaiteur, et puis voilà tout !

-- Oui, mais il y a là un mari, qui y serait de moitié, répliqua-t-elle en riant ; ce qui, pour le monde, changerait déjà bien les choses !

-- Ah ! voilà le grand mot : le monde ! s'écria Cambrelu. Avec ça qu'il est propre, le monde, pour que vous lui fassiez le sacrifice de vivre pour lui en pauvresse ! D'abord, est-ce que vous avez des comptes à lui rendre, à votre monde ?... Si demain la famille de votre père vous envoyait une pension, vous diriez donc que vous n'en voulez pas ?...

-- Au contraire, car je pourrais hautement l'avouer à mes amis.

-- Eh bien, qu'est-ce qui vous empêcherait de dire que vous venez de faire un héritage ? Vos amis n'iraient pas en Angleterre pour en chercher la preuve, et ça arrangerait tout !

-- Non, pas pour ma conscience ! répondit Catherine.

-- Votre conscience ! reprit humblement Cambrelu ; mais puisque je ne vous demande rien, que de vous voir comme un ami... Si vous me refusez cela, alors autant dire que vous me méprisez, ajouta-t-il avec un geste désolé. Et, en ce cas, qu'est-ce que vous voulez que je devienne à présent ?

Catherine s'était armée pour quelque scène qu'elle prévoyait comme conséquence de cette rencontre, à coup sûr complotée avec sa mère. Le tour inattendu d'un aussi étrange débat, l'humilité de Cambrelu, accablé, vaincu, subjugué par un ascendant de vertu qui le réduisait à la plainte ; tout cela fut pour elle un si grand soulagement, en même temps qu'une si haute satisfaction d'orgueil, elle le tenait si bien sous ses pieds, qu'il lui vint à la pensée qu'une pitié généreuse allait encore la grandir à ses yeux.

-- En refusant ce qu'il m'est impossible d'accepter de vous, reprit-elle avec son joli air de princesse, je n'ai point dit que je ne vous permettrais pas de me revoir quelquefois...

-- Vrai !... s'écria-t-il, transporté, vous voulez bien que je vienne chez vous ?

-- Oh ! cela, non, répondit-elle vivement, je ne reçois personne !... Mais je veux dire que, de temps en temps, je pourrai vous rencontrer à quelque dimanche, comme aujourd'hui, chez ma mère. seulement, ce ne peut être qu'à cette condition que vous ne reparlerez plus de toutes ces folies !.

Cambrelu s'abîma devant sa volonté, et protesta de tout ce qu'elle voulut.

Comme ils touchaient les premières maisons d'Auteuil.

-- Faites-moi arrêter ici, dit-elle, car je ne veux pas arriver chez moi avec vous.

Il obéit.

XXV

Certes, si Catherine n'eût point eu conscience de la transformation de sa vie, cette rencontre eût suffi à lui donner d'elle-même une opinion trop flatteuse, pour ne point la confirmer dans l'heureuse voie du travail et de l'honnêteté, qui la passionnait de plus en plus. Jusqu'alors, le souvenir cuisant d'une épouvantable chute, si désastreuse pour son renom, était encore si récent, qu'elle avait peine à n'en point garder le trouble.

La seule pensée que, un jour, elle pouvait se trouver face à face avec Cambrelu la jetait dans une appréhension dont elle ne savait se défendre. Ce mauvais rêve la poursuivait, reliant le passé au présent, comme si une invisible chaîne l'eût rattachée à ce complice d'une action dégradante.

Il se trouva qu'au lendemain du dîner rue de Lancry, Catherine, tout à coup délivrée de son obsession cruelle, ne put se défendre de savoir gré à sa mère de lui avoir ménagé une explication trop anxieusement redoutée.

L'attitude de Cambrelu, sa timidité presque tremblante, et surtout l'altération de ses traits, révélant la douleur d'un chagrin sans espoir, témoignaient si clairement que sa simple présence l'avait plongé dans la prostration, qu'elle ne put s'empêcher de ressentir un légitime orgueil de l'impression qu'elle lui avait imposée.

Comme elle voyait son parrain presque chaque jour, il va sans dire que, toute fière, elle lui raconta l'aventure dans tous ses détails ; riant, en femme de vertu solide, de la défaite de ce viveur dompté, aux prises avec les tortures sentimentales d'une passion tardive qui, le minant déjà dans son embonpoint, allait jusqu'à l'égarer dans l'offre gratuite des clefs de sa caisse.

Elle mima plaisamment la scène de la voiture, et l'air déconfit du pauvre marchand de guano.

Le vicomte écouta avec ce sang-froid ironique dont il ne se départait guère.

Lorsqu'elle eut achevé :

-- C'est décidément très malin tout cela !... dit-il pour conclusion. Le vieux roué court après son argent.

« Passato il periglio, gabbato l' santo ! » dit un proverbe bien italien.

Resté comme un épouvantail sur sa vie, le souvenir de Cambrelu, qu'accompagnaient mille terreurs de persécutions audacieuses dont elle redoutait le scandale, ne troublait plus Catherine en dépit d'elle-même. Aussi surprise que flattée de ce désarmement complet qui devenait un hommage à sa vertu, et plus que rassurée désormais, elle se reprit de plus belle à ses grandes résolutions ; fière d'une situation honnête et modeste, qu'elle estimait d'autant plus admirable, qu'il s'y mêlait le mépris des richesses à portée de sa main.

Ida, de son côté, semblait avoir pris son parti, devant la bravoure de sa fille. Elle lui racontait les peines de Cambrelu, « Cambrelu dépérissait à vue d'œil... » On pouvait dire que cet homme-là était un vrai martyr de son cœur. Il la faisait pleurer chaque fois qu'il venait chez M. Bonnard, qu'il chargeait maintenant de toutes ses affaires, rien que pour avoir l'occasion de parler de Catherine... Et tout cela si respectueusement, que l'on voyait bien que la tête n'y était plus...

« Il n'en avait plus pour longtemps, bien sûr, avec un si grand chagrin de ce qu'elle ne voulait même pas accepter d'être aidée, pour rien, par lui !... C'était donc qu'elle le méprisait !.... Et, se faire à cette idée-là, il ne le pouvait décidément pas, c'était plus fort que lui. alors qu'est-ce qu'il lui restait à faire de tout son argent ?. M. Bonnard l'avait trouvé chez lui, assis dans un fauteuil, devant son portrait en Buveuse de perles... Il s'enfermait comme ça pendant des heures, à se brûler le sang du chagrin de ne pas la voir. »

Il n'est pas de femme que les souffrances d'une grande passion qu'elle inspire ne ravisse, cette passion vînt-elle d'un simple goujat. Catherine écoutait les nouvelles de ce naufrage de Cambrelu, finalement trop à sa gloire pour ne point chatouiller son orgueil. Il y avait là surtout, pour elle, le relèvement d'une heure de chute, dont le souvenir s'effaçait devant la piteuse attitude du malheureux patito. Guérie de la peur qu'elle avait d'abord gardée des suites de sa déplorable aventure, et, tout au contraire, assurée d'un empire où la situation prenait un tour des plus romanesques, elle oublia l'ancienne chute, pour ne plus voir que son récent triomphe.

Pourtant, bien que disposée charitablement à la compassion d'une belle âme, elle refusa à sa mère d'aller dîner chez elle le dimanche suivant, le soin de sa dignité s'opposant à une trop prompte condescendance, qui semblerait être la préméditation d'une nouvelle entrevue.

Si Catherine eût pu conserver quelque crainte dans l'acte de pitié qu'elle avait si généreusement concédé au désespoir du malheureux Cambrelu, elle eût été certes complètement rassurée lorsque, quinze jours plus tard, elle le retrouva rue de Lancry.

Par une sorte d'accord tacite, et sans qu'il eût été question de lui, il arriva à la fin du dîner, cette fois comme un invité attendu des Bonnard. Avec une réserve, qui ne manquait pas de bon goût, il avait acheté trois simples petits bouquets de violettes de quatre sous pour ces dames, de façon à ne point paraître faire de distinction pour Catherine.

La soirée s'écoula dans une causerie amicale ; et, sauf que, vers neuf heures, survint un glacier apportant un grand plateau chargé de gâteaux, et de sorbets, qui trahissaient la munificente galanterie du richard, malgré les élans de bonheur cachés de l'infortuné Céladon, qui pâlissait ou rougissait tour à tour au moindre mot de Catherine, tout se passa dans des formes si discrètes, qu'elle ne put se défendre d'un mouvement généreux à le voir si résigné et si décontenancé devant son regard.

Aussi, lorsque, à dix heures, il s'agit de partir, accepta-t-elle ce jour-là, sans le moindre débat, qu'il la reconduisît.

XXVI

Si fière pourtant que fût Catherine de la nouveauté de sa situation, le courant de sa vie, une fois réglé par l'habitude, laissa bientôt son imagination libre de cet excitant un peu fiévreux qui, si volontiers en tout, l'emportait généralement par fougues. L'amitié des Lorrain, son travail, ses devoirs de mère, tout cela, devenu le train de chaque jour, lui parut si bien assuré, qu'on l'eût presque étonnée aux rappels d'un autre temps.

Contraint, par ordonnance, à une promenade hygiénique, chaque matin, son parrain arrivait lui apportant son originale gaieté. Il déjeunait souvent avec elle, rompant ainsi cette impression de solitude de la femme séparée. Le vicomte jouait avec l'enfant et la maison s'emplissait de cris de joie et de rires.

Pour Catherine, qui, depuis si longtemps, quittait le matin son logis vide, le retrouvant vide le soir, il y avait là un rattachement au bonheur familial, si restreint qu'il fût. Elle se sentait un home, un foyer qui vivait, lui donnant ce souci charmant de pourvoir au confort de son ménage.

Du côté de sa mère, bien que les gracieusetés toutes nouvelles de M. Bonnard lui parussent surtout motivées par le surcroît d'affaires qu'il lui devait, Catherine était trop en plein dans sa triomphante opinion d'elle-même, pour ne point oublier les brouilles du passé.

Les dîners du dimanche à la rue de Lancry devinrent donc de fondation, et deux mois ne s'étaient point écoulés que, toute défiance disparue ; l'attitude effondrée de Cambrelu semblait faire partie de la maison.

Il en arriva que, un jour, comme Aglaé parlait d'une féerie en vogue, le millionnaire offrit une loge qui fut acceptée. Catherine, en soupirant, songea bien d'abord à rester à l'écart ; mais l'enfant, qui était ainsi privé de la partie, s'étant pris à pleurer, elle n'osa point résister devant un si réel chagrin.

Il eût été, d'ailleurs, ridicule de se guinder dans le refus de cette fête de famille.

Un diner au restaurant fut convenu. Après le théâtre, le grand landau ramena tout le monde...

Une fois le premier pas franchi, les occasions de plaisir se succédèrent. Ida ne se faisait pas faute de les faire naître, et d'exploiter sans façon les largesses toujours ouvertes du vieux patito... Cambrelu n'arrivait plus jamais que les poches bourrées de cadeaux, en triple, pour ôter à Catherine tout prétexte de n'en point accepter sa part.

Un dimanche, ce fut une excursion à la Tremblaie, le château du millionnaire dans les bois de Verrières.

Avec son esprit de linotte, toujours si prompt aux imprudences, sur cette pente facile de rencontres, désormais sans l'ombre d'un danger pour elle, et dans lesquelles elle jouait à ravir son agréable rôle d'inhumaine, il était trop naturel que Catherine se laissât aller à de légères concessions. Ces parties, qu'organisaient volontiers les Bonnard, les soirées de théâtre, à l'aise dans de bonnes loges, rompaient le train évidemment très heureux, mais pourtant un peu monotone de sa vie de travail. Les circonstances et ses idées sérieuses ayant amené un changement, tout à sa louange, dans ses rapports avec Cambrelu, décidément courbé sous un respect tremblant, sans que jamais un mot troublât sa sérénité hautaine, elle se relâcha de ses rigueurs.

N'était-ce point d'ailleurs exagérer la réserve d'une façon absurde, que de paraître redouter le péril imaginaire que pouvait courir sa vertu, dans des relations de convenances avec un ami de sa famille ?...

Il en arriva que, un dimanche soir, comme il la reconduisait à Auteuil, en traversant le bois, par une charmante soirée d'automne, sur le regret qu'elle exprimait de ne pouvoir prolonger la promenade, à cause de l'enfant qui dormait :

-- Voulez-vous que je vienne vous prendre demain ?... dit-il timidement. Je vous attendrai à l'endroit que vous me direz, et je vous mènerai jusqu'à Ville-d'Avray.

Elle se fit longtemps prier... A la fin, elle accepta, et ils convinrent d'un rendez-vous.

A partir de ce jour, bien qu'elle ne consentît point à recevoir Cambrelu chez elle, Catherine n'eut plus de raison pour refuser seule quelques rares escapades d'amis, qui au fond la distrayaient.

Toute femme aime à jouer avec la passion qu'elle inspire ; dût-elle la laisser honnie et raillée, elle en est toujours flattée. La détresse de la victime était là si évidente, et, dans ces parties fines en cachette, elle sentait si bien son empire sur ce malheureux, qu'elle enivrait d'un sourire, qu'elle écrasait d'un égard !...

Comment ne point s'amuser de ce tourment ?...

Un jour que, devant aller en loge grillée au théâtre des Bouffes, elle avait consenti à un dîner au café Anglais, il revint à son idée surprenante de lui faire quitter son logis d'Auteuil pour l'hôtel, qui, comme il le répétait avec mélancolie, lui restait toujours sur les bras.

-- Mais c'est fou ! dit-elle. Me voyez-vous partir, le matin, donner mes leçons de piano en sortant de mon hôtel ?

-- Pourquoi n'iriez-vous pas le voir ? reprit-il, vous sauriez au moins ce que vous refusez... car il n'y a pas à dire, c'est un vrai paradis !

Il n'y avait aucune raison de plus particulièrement redouter pareille visite, que toute autre de ces rencontres qu'elle concédait du haut de sa compassion. N'était-ce point d'ailleurs marquer d'une façon plus souveraine sa sécurité d'elle-même et son dégagement des richesses ?... Paraître craindre la tentation, c'était s'amoindrir, ou dénoncer une faiblesse.

La curiosité aidant, mais ne voulant point pourtant montrer trop de hâte, elle laissa tomber vaguement la promesse d'aller un jour voir le fameux logis.

Elle n'en parla plus cependant, et il fallut, la semaine suivante, que Cambrelu insistât pour réclamer cette faveur accordée.

Il fut convenu que, le lendemain, vers cinq heures, après ses leçons, il l'attendrait rue Jean-Goujon.

A l'heure dite, et ne pouvant se défendre de rire de cette originale aventure de visiter sa maison, Catherine sonnait à la porte d'un fort bel hôtel, abandonné par une princesse russe qui, n'habitant plus Paris, le laissait en location.

En retraite sur une cour, la demeure avait l'apparence d'une villa italienne avec sa terrasse. Un rez-de-chaussée élevé de six marches, un premier étage et rien de plus ; mais l'apparence, du reste, d'assez grand air.

Au coup de timbre, Cambrelu était accouru pour la recevoir sur le perron, sa grosse face illuminée de joie.

-- Enfin, vous voilà ! dit-il lorsqu'ils eurent traversé l'antichambre, j'avais déjà peur que vous n'eussiez changé d'avis !

-- Est-ce que je suis en retard ?.. demanda-t-elle en lui donnant une poignée de main d'ami.

-- Non ! non ! répliqua-t-il vivement. Et puis qu'est-ce que ça ferait avec moi ?...

Ils entrèrent.

-- Eh bien, qu'est-ce que vous dites. de ça ? ajouta-t-il en lui montrant, d'un geste, une enfilade de trois ou quatre salons.

-- C'est très charmant, répondit-elle d'un ton de complaisance, et avec ce grand air de fille d'un lord qu'elle gardait avec lui.

Cambrelu était dans le ravissement.

-- Enfin, cette fois, vous voilà chez vous, exclama-t-il.

-- Oh ! si j'étais chez moi, ce serait bien en passant ! reprit-elle en riant. Avouez-le !

-- C'est bon, c'est bon ! j'espère bien que vous y viendrez, quand vous comprendrez que tout cela est décidément à vous,

-- Mais il faut que vous visitiez tout, ajouta-t-il, comme elle restait debout.

Elle se laissa conduire à un boudoir qu'elle parcourut du regard en soulevant la portière. Tout cela était frais, coquet, pimpant, avec cette véritable élégance mêlée de richesse sans apprêt, qui est le cachet du vrai goût.

Dans la salle à manger, une large baie vitrée sur la cour formait une volière où s'ébattaient des oiseaux, dont le ramage les accueillit.

-- Ils vous disent bonjour, reprit Cambrelu ravi.

Catherine, les mains dans les poches de son petit paletot de demi-saison, passait, calme et souriante, comme une belle indifférente, en véritable visiteuse d'appartements, entrée là par hasard.

De retour au salon :

-- Le reste est au premier, dit Cambrelu.

-- Oh ! je m'imagine ce que cela peut être, répondit-elle négligemment, lui sachant gré, comme d'une preuve de tact, de ne point lui proposer d'y monter.

-- Et votre piano... Essayez donc, vous allez voir. Il est tout frais accordé, ajouta-t-il en ouvrant un Érard superbe.

Toujours debout, elle s'approcha, et parcourut les touches de ses doigts gantés.

Après quoi, comme il la regardait ébahi dans sa pose résignée, elle referma l'instrument qui claqua d'un petit coup sec.

-- Eh bien, maintenant que je vous ai fait ma visite, dit-elle en riant, je m'en retourne.

-- Comment ! vous ne restez pas un peu ? s'écria-t-il penaud... Vous ne vous asseyez même pas un instant ?

-- Puisque j'ai vu, reprit-elle, il n'y a pas de raison pour que je reste plus longtemps là à causer. D'ailleurs, à cinq heures, j'ai une leçon.

-- Ah ! que c'est dommage ! Moi qui m'étais fait une fête de vous garder une heure au moins.

-- Eh bien, et mon travail donc ?... ajouta-t-elle de son joli air de femme sérieuse.

Il n'osa insister.

XXVII

Si jamais Catherine se sentit fière de sa vaillance, et se rendit bien compte de son mérite, ce fut certes après la visite de cet hôtel de la rue Jean Goujon, qui, décidément, lui appartenait. Quoi qu'elle fit pour se défendre contre l'entêtement de Cambrelu, le bail était à son nom. Elle ne vit là qu'un acte de folie douce chez le marchand de guano. Mais, bien qu'elle eût marqué nettement son irritation, elle ne pouvait pourtant s'empêcher de rire en elle-même, à la pensée qu'elle se trouvait, de fait, très réellement maîtresse de ce somptueux logis.

Elle l'offrit en plaisantant à son parrain, qui était le confident de ses escapades secrètes

-- Bigre ! dit le vicomte, il est décidément féru, le vieux !... Tenir à te donner tout cela pour rien, uniquement pour l'honnenr de te voir accepter ses écus, c'est raide, avec le caractère qu'on lui connaît !... Car, si jamais on a vu un rat plus dur à la détente avec les femmes, et plus serré en affaires que lui, je veux bien qu'on me pende !

-- Si je voulais, pourtant ?... ajouta-t-elle en riant.

L'incident vidé, il n'en fut plus question.

 

Cependant, Catherine, plus que jamais dans l'amitié des Lorrain, s'était accoutumée à ces joies saines, si pleines de réconfort pour elle, et que jusqu'alors elle n'avait point connues. Dans ce cercle d'élus, où sa nature étrange apportait une note jeune et volontaire d'enfant gâtée, elle avait trop bien compris du premier coup son effet de charmeuse, pour ne point s'appliquer au déploiement de ces grâces bizarres qui tournaient toutes les têtes. L'audace de ses coquetteries, avec des gens d'esprit trop supérieur pour qu'elles parussent autre chose qu'un jeu charmant, en même temps qu'un désir de plaire, avait fait d'elle une sorte de démon familier courant par la maison.

Mais il n'est rien de durable en ce monde : pas même l'enivrement du succès. Bien qu'exaltée par son triomphe, elle portait au dedans d'elle-même un si grand besoin de sensations nouvelles, que, sans être moins sensible à son bonheur nouveau, il arriva fatalement, un jour, qu'elle trouva quelque monotonie à ce paisible recommencement de chacune de ses soirées, si bien réglées, que, lorsqu'elle y avait manqué la veille pour aller à quelque théâtre, il lui fallait mentir et inventer le prétexte d'un dîner chez sa mère.

Certes, la tutelle des Lorrain était douce, mais c'était une tutelle. Si bien que, après s'être réjouie quelques mois de se voir enfin soutenue par une volonté ferme, et par une main sûre qui désormais la protégeaient contre elle-même, et la guidaient dans ce manque de raison qui lui avait fait gâcher sa vie, elle en vint à se sentir vaguement un peu gênée par ce joug.

« Le travail, c'est la liberté ! « dit un refrain de chanson qui exprime certainement là, sans s'en douter, la plus haute pensée de la philosophie humaine. Le lâche seul est asservi. Mais, pour cet affranchissement superbe, il faut l'effort et le coup d'ailes des vaillants bien trempés pour la vie.

Toute à l'impression de l'heure, Catherine s'était transformée du jour au lendemain, enthousiasmée de ce labeur quotidien qui assurait son indépendance, avide de bien faire, éprise de vertu. Pourtant, à la satisfaction qu'elle éprouvait de ne plus craindre la misère se mêlait la juste ambition du bien-être. Au second mois, elle s'aperçut que son train, mal calculé, dépassait les limites de ses ressources, et qu'il lui fallait le restreindre, ou se procurer un supplément de leçons. Il n'y avait là que de quoi relever son courage.

Antoinette Lorrain lui trouva deux élèves de plus ; mais ce surcroît de travail, l'assujettissant à courir tout le jour, ne lui laissait plus guère de temps pour ses traductions.

Ses matinées prises, fatiguée le soir quand elle rentrait, elle dut prendre sur ses nuits. Le résultat de cette lutte pour la vie, c'était quatre cents francs par mois, subside inespéré autrefois, et qui, certes, eût pu lui suffire avec de l'ordre.

Par malheur, Catherine était dépensière, n'ayant jamais compté.

Avide de distractions bruyantes, incapable de se défendre contre l'ennui d'un labeur incessant, les échappées dans le luxe de Cambrelu, les parties de théâtre, si cachée qu'elle fût au fond d'une loge, l'entraînaient à des frais de gants et de toilettes qui ruinaient ses plus belles résolutions d'économie. Elle souffrait de se voir réduite à des rafistolages de fleurs ou de rubans, faute de pouvoir s'acheter un chapeau.

Un accident survint, qui pourtant lui fut une aide.

Un soir, dans une promenade au bois, Cambrelu ayant fait arrêter sa voiture devant le pavillon d'Ermenonville, pour lui offrir des glaces, il eut un mouvement si mal calculé, qu'il renversa une partie du plateau sur l'unique robe de soie qu'elle possédait.

De là à une réparation de sa maladresse, pour Cambrelu, il n'y avait qu'un pas : c'était affaire de couturière. Il fallut bien accepter ce compromis très naturel qui n'avait, après tout, rien d'effarouchant même au point de vue le plus strict des convenances, puisque ce n'était là qu'un dédommagement en quelque sorte dû, en pareil cas. Pour ne point afficher une susceptibilité ridicule et blessante, la robe nouvelle entraînant le reste à l'avenant, Catherine fut bien forcée de laisser faire la toilette complète, ce qui nécessita aussi le chapeau.

Il s'ensuivit que Cambrelu profita de ce précédent pour oser, par-ci par-là, quelques petits cadeaux complémentaires qu'elle ne refusa plus. Pourquoi, d'ailleurs, se fût-elle hérissée contre des attentions sans conséquence, usitées dans tout commerce d'amis !...

Les bonbons, les bouquets et les menues fanfreluches ne font-ils point partie de ces galanteries permises, dont toute femme reçoit l'hommage comme un tribut banal, sans y attacher la moindre importance ? Et, si quelque bijou modeste se glissait dans quelque boîte de chocolat praliné, fallait-il en mener si grand bruit !... Ne se montrait-elle point au contraire plus dégagée, en ne paraissant plus redouter qu'il fût possible de se méprendre désormais sur le train décisif de ces relations, où l'infortuné Cambrelu, lui-même, proclamait le renoncement de toute espérance ?...

-- Ne suis-je pas votre tuteur ?... disait-il avec son gros rire, quand elle se récriait.

XXVIII

Un jour, pourtant, on constata, chez Lorrain, les changements qu'avaient subis peu à peu les toilettes de Catherine. La coquetterie lui semblait si naturelle et lui allait si bien, que l'on ne vit qu'une grâce à cette recherche qui ne dénonçait, après tout, que le désir de plaire.

Mais il devait arriver que, sans s'en apercevoir, elle accentuât, dans la progression de son luxe, la révélation de dépenses au-dessus des moyens qu'on lui connaissait. Antoinette Lorrain, en femme de tète et de raison qui 'savait compter, avait avec elle établi son budget, d'après le produit net des ressources claires et limpides qu'elles avaient trop souvent calculées, à quelques francs près, pour qu'il fût possible d'en rien détourner, en des futilités coûteuses, sans creuser le gouffre des dettes.

En amie prévoyante, elle avertit gentiment Catherine, qui mentit, en attribuant avec aplomb cette apparence de désordre à des cadeaux de sa mère. Ida étant connue à fond par les Lorrain, l'histoire ne pouvait guère paraître vraisemblable, on y crut pourtant.

Mais, avec cette inconséquence et cette légèreté qu'elle apportait en toute chose, Catherine, convaincue du succès de son ingénieuse bourde, ne sut pas résister à l'envie d'éblouir le cercle d'amis qui déjà la comblaient de louanges dans ses atours modestes... Elle parut un soir, rayonnante, dans sa fameuse toilette.

Ce fut un cri d'admiration dont elle goûta le charme.

-- Comment me trouvez-vous ? demanda-t-elle à Antoinette, en tournant devant elle avec ses airs d'espiègle.

-- Superbe, ma chère ! Oh ! cette robe est d'un goût, et vous avantage à ravir !...

L'effet fut complet. Seulement, les compliments épuisés, avec ce flair de femme qui expertise une toilette au jugé, Antoinette eut bientôt éventé le faire d'une grande couturière, et le prix de ce miracle d'élégance.

-- Mais, ma petite Catherine, votre mère se ruine, à des cadeaux pareils !... C'est au moins là une robe de quinze cents francs.

Catherine, surprise sans vert en son imprudence, ne put se défendre de rougir à cette simple observation.

-- Oh ! maman ne l'a pas payée ce prix-là, répondit-elle vivement. Cela vient d'une marchande à la toilette qui revend les robes déjà portées. Elle a eu celle-ci pour cent francs.

-- Ma foi ! on la dirait faite pour vous.

-- Ah ! c'est parce qu'on l'a retouchée. Si vous voulez, je vous donnerai l'adresse, ajouta-t-elle avec assurance.

Antoinette repoussa l'offre en riant.

-- Merci, dit-elle, j'aime à me sentir chez moi dans mes vêtements.

Catherine, s'apercevant trop tard de sa sottise, en revint à plus de prudence. Il lui en coûta pourtant de renoncer forcément à s'attifer des cadeaux de Cambrelu, de peur d'éveiller les conjectures. Et, comprenant cette fois sa maladresse à invoquer la générosité de sa mère, elle eut soin de n'en plus souffler mot.

Il résulta de tout cela qu'elle sentit davantage le poids de ce travail, dont les ressources étaient si limitées, que, en fin de tout compte, il pouvait à peine la nourrir. Harassée de courses pour ses leçons, le découragement la jetait dans des réflexions mauvaises. « Si je voulais, pourtant ! » se disait-elle.

Était-ce donc vivre que de recommencer, chaque jour, à soulever ce fardeau d'esclavage ?

Son rôle d'héroïne, qui tout d'abord l'avait enthousiasmée, lui paraissait à la longue affreusement difficile à jouer.

Ce point d'honneur qu'elle mettait à refuser les offres du millionnaire qui ne demandait que le droit de la tirer de ses embarras, et d'assurer son existence en tuteur, finissait par lui paraître une exagération de principes ridicule.

Du moment qu'il était impossible de suspecter des relations dont le respect était la base, y avait-il donc là autre chose que le fait d'accepter les preuves d'intérêt d'un ami, qui la trouvait digne d'un meilleur sort ?

A certains jours, pour aller chez une de ses élèves, elle passait par la rue Jean-Goujon, devant cet hôtel vide dont le bail était à son nom, et qui l'attendait, paré, entretenu, fleuri, comme si elle l'eût habité. Elle s'arrêtait à regarder ses fenêtres et sa volière remplie d'oiseaux. Tout cela était correct, élégant, confortable et, s'y voyant, -- en rêve, elle se prenait à soupirer :

« Si je voulais, pourtant ! »

Mais elle réprimait bien vite ces idées folles. Quelque illusion qu'elle eût voulu se faire sur ces étonnantes libéralités de Cambrelu, elle ne pouvait se dissimuler qu'une aussi étrange situation d'existence ne saurait être qu'horriblement compromettante pour elle, restât-il le plus respectueux des bienfaiteurs. Quel motif pourrait-elle invoquer ?. Comment expliquer d'une façon honnête un aussi bizarre intérêt ?. Qui croirait à la réalité de ce désintéressement, empruntant les formes d'une aussi incroyable tutelle que rien ne justifiait ?

Cependant, de quelque précaution que s'entourât Catherine, dans ces escapades, renouvelées d'autant plus fréquemment qu'elles étaient sa seule distraction, et qu'elles avaient surtout pour elle l'attrait du fruit défendu, il devait fatalement arriver qu'elle s'enhardit dans ses imprudences.

Il n'est point de femme qui ne se délecte à jouer avec le péril ; le plaisir secret de tromper les entraîne peu à peu à des audaces. Confiantes en des instincts de ruses innés ; aisément prêtes à toute dénégation formelle, le facile succès des premiers stratagèmes venus, toujours suffisants à couvrir tout commencement d'intrigue, les grise... Si bien que, se croyant sûres de l'impunité et garanties contre toute découverte, s'accoutumant aux habiletés, leurs feintises en viennent à crever les yeux.

-- Je vous ai vue, hier, dans un bien bel équipage, lui dit un jour Lorrain, comme elle dînait en famille chez lui.

Elle eut un sursaut ; mais, se remettant bien vite :

-- Moi ?... s'écria-t-elle en riant, dans un bel équipage ?... Ah ! grand Dieu ! quelle bonne nouvelle pour la Compagnie des omnibus ! -- Et où çà m'avez-vous rencontrée ?

-- Sur le quai de Billy, à six heures.

-- Ah ! oui, j'ai pris le tramway au pont, pour aller dîner chez ma mère.

-- Mais non, reprit Lorrain ; je parle d'un superbe coupé à deux chevaux, avec un chiffre sur la portière...

-- Quel dommage que ce n'était pas moi ! exclama-t-elle avec un grand soupir.

-- Comment ce n'était pas vous ?... Je vous ai vue comme je vous vois, ajouta-t-il. J'ai reconnu votre toilette... Vous étiez avec un monsieur que je n'ai fait qu'entrevoir. J'ai cru que c'était votre parrain qui vous emmenait dans la voiture d'un ami. --

-- Alors c'est à faire un procès à quelque intrigante qui s'est procuré ma ressemblance !

L'incident n'eut pas d'autre suite, l'aplomb de Catherine ayant détourné le coup, mais elle en prit pourtant alarme.

En cette vie de voisinage si intime, que, de maison à maison, on était presque toujours les uns chez les autres, il était difficile que la moindre des actions de Catherine ne fût point remarquée.

Ces fréquents dîners chez sa mère... où elle n'emmenait jamais l'enfant... pouvaient paraître d'autant plus bizarres, que les liens de la tendresse entre elle et Ida n'expliquaient guère un si grand besoin de se voir.

Elle s'aperçut trop tard de cette bourde, et, pour la réparer alors, elle inventa une nouvelle leçon « qu'elle ne pouvait donner que le soir ».

Mais il restait toujours le danger Cambrelu. En dépit de ses compromis de conscience, elle sentait trop bien qu'il lui était impossible d'avouer qu'elle le revoyait.

Avec cette maladresse, commune à presque toutes les femmes, elle se fourvoya à reparler de lui, pour avoir occasion de le charger d'imprécations, croyant ainsi détourner les soupçons, si par hasard ils venaient à naître.

Un jour, sans comprendre le froissement qu'elle devait exciter chez les Lorrain en évoquant un pareil souvenir, elle raconta à Antoinette qu'elle venait de rencontrer dans la rue ce misérable... « l'émotion et le dégoût qu'elle avait ressentis à sa vue ». Entassant histoires malhabiles sur mensonges hardis, pour masquer ses parties de restaurant ou de théâtre, elle inventa si bien, que, deux ou trois fois, oubliant le prétexte donné la veille, elle se fit prendre en contradiction avec ce qu'elle avait annoncé.

Les choses en étaient là lorsque survint un événement d'importance.

XXIX

Catherine avait dîné chez les Lorrain. C'était leur jour, elle n'y manquait jamais, ravie d'y briller dans son prestige, ou, comme on le disait plaisamment, d'y exercer ses ravages.

Elle animait comme toujours de son originale gaieté le courant de causerie, tout en travaillant à une tapisserie d'Antoinette, assise près d'elle sous l'abat-jour de la lampe, posée sur la grande table.

-- A propos, et la nouvelle pièce du Gymnase ? demanda Lorrain tout à coup.

-- On en dit beaucoup de bien, répondit Vernier, du moins si j'en crois Clément, qui était hier à la troisième représentation.

-- Oh ! que je voudrais la voir ! dit Catherine avec un air d'envie.

-- Si vous voulez me permettre de vous y conduire, reprit galamment Vernier.

-- Ah ! oui, je ferais là une belle affaire ! répliqua-t-elle en riant. Et les propos ?

-- J'ai des cheveux blancs !

-- Oh ! gris seulement !.. Par artifice !

Juste à ce moment, Clément entrait.

-- Tiens ! tu vas nous renseigner, dit Lorrain en lui serrant la main. Nous parlions de la pièce de X.

-- Oh ! un vrai succès !. répondit Clément. Du reste, madame Surville a dû déjà vous le dire. Je l'ai regardée tout le temps au fond de sa baignoire d'avant-scène. Et elle riait, et elle pleurait. à réjouir l'auteur.

Catherine devint pourpre. Elle était allée, en effet, la veille, au Gymnase.

-- Moi ? balbutia-t-elle essayant de hasarder une dénégation, vous m'avez vue ?.

-- Parbleu ! j'étais derrière ma fille et son mari, dans une loge en face de vous !... J'aurais été bien coupable de laisser ma lorgnette inactive, ayant pour doubler mon plaisir cette bonne occasion de vous admirer. Vous étiez, du reste, avec quelqu'un que je connais : M. Isidore Cambrelu. Le coup était terrible, tombant si dru en plein mensonge, que Catherine perdit la tête, ne trouvant aucune parole pour se raccrocher.

Au froid silence qui se produisit, Clément comprit qu'il venait de commettre une effroyable bévue. L'embarras général était au comble, comme à quelque effet de scène inattendu.

Antoinette eut pitié de la confusion de Catherine. Et, pour essayer de sauver la situation pénible en lui donnant un tour plaisant :

-- Voyez-vous la cachottière, dit-elle en riant, elle se moquait, à nous faire croire qu'elle n'avait pas vu cette pièce !

En ce milieu de gens d'esprit, la diversion suffit à détourner l'attention sur le premier sujet venu, et nul ne reparla de l'incident.

De retour chez elle, Catherine se prit à songer à ce qu'elle dirait à Antoinette, pour expliquer son escapade, et elle combina son plan. En somme, ce n'était qu'une gronderie à subir. Elle rejetterait d'ailleurs tout sur sa mère, à qui elle donnerait le mot. Ida confirmerait ce qu'elle voudrait, en prenant sur son compte la responsabilité de cette partie de théâtre, et la rencontre fortuite de Cambrelu... qu'il lui aurait été impossible de prévoir et d'éviter.

Le lendemain matin, elle se préparait à courir rue de Lancry, quand sa domestique lui annonça que Lorrain la priait de le recevoir.

Elle alla aussitôt le retrouver dans son petit salon, croyant à quelque message d'Antoinette, ou à quelqu'une de ces commissions dont elle la chargeait souvent pour Paris.

-- Vous arrivez à temps ! lui dit-elle en entrant, j'allais partir.

-- Je regrette de vous déranger, répondit-il ; mais j'aurais besoin d'un moment d'entretien avec vous.

Au ton sérieux dont il prononça ces mots, elle flaira l'explication redoutée. Pourtant, toute souriante, elle lui montra le divan, et, s'asseyant sur un pouf en face de lui :

-- Votre servante est, comme toujours, à vos ordres, cher maître, dit-elle. Mettez-vous là, et parlez...

Puis, baissant la tête avec une de ces moues enfantines dont elle savait l'effet :

-- Je pressens que vous allez me gronder, ajouta-t-elle, comme une vilaine menteuse qui n'a pas de raison.

-- Allons droit au fait, reprit Lorrain de son accent net et ferme. Vous revoyez ce monsieur Cambrelu.

-- Oh ! cela non, je vous le jure ! s'écria Catherine. Et, si l'on m'a vue avec lui, c'était bien le hasard qui m'avait contrainte d'aller à ce théâtre. Cet homme odieux est venu, le soir, chez mon beau-père, comme je m'y trouvais... Il lui donne beaucoup d'affaires. Il a offert cette loge à maman, pour elle et pour moi. Et, comme on n'ose rien lui refuser, maman m'a forcée d'accepter en disant qu'il prendrait ma réserve pour une impolitesse... Je ne pouvais croire qu'il pensât à nous accompagner. Quand il s'est permis de nous rejoindre au théâtre, j'ai été furieuse, j'ai même absolument déclaré que je ne voulais pas me mettre sur le devant ; mais, maman n'étant pas en toilette de loge, il m'a encore fallu lui laisser la place du fond... Du reste, M. Clément peut vous attester que je me suis tenue rencognée tout le temps, de façon à ne pas être en vue. Et enfin si, hier, je n'avais pas osé vous dire que j'avais été à cette pièce... c'est que...

-- Mon Dieu ! quelle peine inutile vous vous donnez ! interrompit Lorrain. Précisément, pendant que vous étiez au théâtre, votre mère est venue chez moi, croyant vous y trouver... Elle nous a demandé de vos nouvelles, ne vous ayant point vue, a-t-elle dit, depuis plus de quinze jours.

Cette fois, Catherine s'était trop enferrée pour qu'il lui fût possible de recourir à quelque autre histoire. Le guignon s'en mêlait.

Elle demeura si décontenancée, qu'elle n'eut même plus la pensée de chercher à se défendre

-- Mon Dieu ! dit-elle éperdue, si vous saviez la vérité !.

-- Je la sais, ma chère Catherine, reprit froidement Lorrain. Vos toilettes, vos bijoux... soi-disant cadeaux de votre mère... révèlent suffisamment que vous avez trop longtemps réussi à nous abuser.

-- Je vous assure...

-- Ce n'est pas d'avant-hier que vous avez renoué des relations avec cet homme, que vous auriez dû ne jamais revoir, ajouta Lorrain. Je vous ai aperçue dans sa voiture il y a un mois. De son côté, Vernier vous a rencontrée deux fois en même équipage... car nous avons causé hier après votre départ... Il y a cinq ou six jours enfin, un de nos gens vous a vue descendre de ce même coupé, comme ce monsieur vous déposait à l'angle de la rue.... Vous niez toujours, je le sais...

-- Eh ! bien, oui, c'est vrai ! s'écria-t-elle vivement ; mais, sur ma vie, sur celle de mon enfant, je vous jure que je n'ai été que folle et imprudente !... Je vous jure qu'il n'y a entre nous que des relations d'amitié !

-- Je veux bien le croire, reprit sèchement Lorrain. Seulement, ma chère Catherine, il se peut que le monde, que nos amis eux-mêmes soient un peu plus incrédules. Et, dans ce cas, vous devez le comprendre, je ne veux pas que, ma femme ni moi, nous puissions être mêlés à ces imprudences, qui, dans votre position, ne sauraient manquer d'être un jour qualifiées d'un autre nom. Pour nous qui savons ce qui s'est passé entre cet homme et vous, et qui vous avons tendu la main malgré tout, il nous est impossible de ne point apprécier ce seul fait de l'avoir revu, comme un manquement grave à la confiance que nous vous avons témoignée. Libre à vous d'exposer follement votre réputation ; mais j'ai à garder, moi, le bon renom de ma femme. Aussi, en vous exprimant mes regrets de ne plus pouvoir vous être utile, me vois-je forcé de rompre, entre nous, des relations qui ne pourraient plus être que compromettantes pour ma femme et pour moi, autant que gênantes pour vous.

Après le départ de Lorrain, Catherine fondit en larmes. affolée, consternée.

Une heure plus tard, elle adressait ces quelques mots à Cambrelu :

Jeudi matin.

« J'accepte, et je vais à l'instant m'installer rue Jean-Goujon.

» CATHERINE. »

Puis, faisant mettre en paquets robes et linge, comme si elle allait en voyage, elle envoya chercher une voiture, y monta avec sa bonne et son enfant.

A dix heures, elle arrivait à son nouveau logis.

XXX

Le coup de tête de Catherine, exécuté avec cet entraînement d'inconséquence qu'elle subissait sans réflexion, avait certes pourtant de quoi l'effrayer.

L'entrée qu'elle fit à son hôtel fut pour elle une telle diversion, qu'elle oublia, en un instant, jusqu'aux derniers combats qui l'avaient encore assaillie durant la route.

Selon les ordres donnés dès longtemps, la maison l'attendait, toute prête, de façon qu'elle pût y arriver à toute heure. Lorsqu'elle parut, la concierge, qui la connaissait l'ayant vue, le jour de sa première visite, sonna pour avertir les gens.

Catherine traversa la cour et gravit les marches du perron, où une femme de chambre la reçut, en prenant de ses mains quelques menus objets qu'elle portait.

-- Madame monte-t-elle d'abord chez elle ? demanda la soubrette.

-- Oui, je vous suis ! répondit Catherine, après avoir parcouru d'un regard les jolis salons du rez-de-chaussée qu'elle avait déjà vus.

-- Je m'appelle Julie, madame, lui dit sa femme de chambre, en déposant sur un meuble ce qu'elle portait.

-- C'est bien, merci.

Si le décorum n'eût point enchaîné les expansions de Catherine, elle eût presque poussé des cris de joie en arrivant au premier étage de son hôtel, qu'elle n'avait point osé visiter, lorsqu'elle y avait passé. La princesse D... célèbre par son goût, s'était bâti là une véritable demeure de fée.

C'était un de ces nids à la fois charmants et somptueux qu'il ne lui fût jamais venu à l'idée de concevoir, même en rêve. La chambre à coucher, tendue d'une étoffe épaisse de soie bleu Chine, brodée de ramages gris et rose, sorte de Kanaousse certainement rapportée du Caucase, était une merveille. Le cabinet de toilette ravissant, élégant et confortable à miracle. Un petit boudoir-bibliothèque, avec un joli recoin fleuri formé par le balcon vitré, surplombant sur la rue comme une sorte de moucharaby, l'enchanta surtout. Il était impossible d'imaginer réduit plus intime et plus gracieux, pour les heures oisives du négligé.

Deux autres chambres tendues de perse, où elle installa tout de suite la bonne et l'enfant.

Enfin, complément admirable, une grande pièce garde-robe, entourée d'un corps d'armoires à contenir vingt toilettes, et qui servait en même temps de lingerie. Un trousseau magnifique, rangé dans une armoire d'acajou, avec ses attaches de faveurs roses, était déjà préparé, brodé à son chiffre.

Ce fut un éblouissement.

Sa première installation accomplie, il s'agit de régler le service des gens. La femme de chambre les fit comparaître.

Sa maison, toute montée, se composait d'un valet de chambre et d'une cuisinière qui étaient mari et femme ; de plus un cocher faisant au besoin, à l'intérieur, l'office d'un valet de pied.

Catherine donna immédiatement ses ordres pour le déjeuner et le dîner.

Après quoi, le cocher s'informant si madame sortirait, elle commanda sa voiture pour quatre heures.

Assurément, une tête plus solide que la tête de Catherine fût partie dans le ravissement qui la grisa tout à coup, lorsqu'elle se vit, comme en plein conte de Perrault, passer, sans transition, de son pauvre logis d'Auteuil, où elle s'était levée le matin, à ce somptueux gîte. Cette conquête subite d'une existence fastueuse lui semblait invraisemblable. Il lui fallait un effort de pensée pour se convaincre de l'étonnante réalité.

Elle se mit alors à visiter toute seule son hôtel, pièce par pièce, nouant connaissance avec ses richesses, fouillant, furetant, s'extasiant à chacun de ses meubles, essayant les divans, les fauteuils mignons de couleurs disparates, rangés dans ses salons, et son piano à queue d'Érard, à côté duquel un casier contenait toute une bibliothèque de musique.

Elle ne sut résister au plaisir de marquer sa possession en jouant, comme un hymme de triomphe, un de ses morceaux les plus brillants.

Son imagination si vive et si folle, qui l'emportait si aisément, avait franchi, d'un coup d'aile, toutes ces misérables barrières, qui la parquaient dans une existence indigente.

-- Eh quoi ! elle avait tergiversé si longtemps ?... Entêtée dans des exagérations de scrupules sans raison, elle s'était défendue d'être heureuse et de profiter d'une fortune inespérée pour elle, qui s'offrait avec insistance, et qu'elle pouvait accepter, sans faire le moindre sacrifice de son orgueil, comme le simple bienfait d'un ami ?...

Pour qui donc cette incroyable abnégation que rien ne motivait ?. Et ne saurait-elle pas répondre, par l'honnêteté de ses actes, à des soupçons absurdes, dont sa vie de misère et de travail ne l'avait même point préservée ?

Tout à l'éblouissement de sa situation nouvelle, elle ne se lassait pas de parcourir sa superbe demeure comme pour jouir de tout à la fois. Elle se mit à soigner sa volière, et se fit apporter des colifichets pour ses oiseaux. Puis enfin, de retour à son boudoir du premier, trouvant, dans un délicieux secrétaire en bois de rose une papeterie complète, elle écrivit à son parrain, l'informant brièvement du changement survenu, et l'invitant à dîner.

Son fils s'ébattait autour d'elle avec des cris de joie. La découverte d'une armoire pleine de joujoux l'avait presque affolé.

A midi, sa femme de chambre lui annonçant que « madame était servie », elle redescendit à sa salle à manger ; ce fut un autre enchantement. Le servive luxueux et de grand ton, la fine chère d'un cordon bleu hors ligne, la tenue correcte des gens en livrée de matin... Ce premier repas chez elle était une sorte d'inauguration formelle et définitive de son nouveau train. Le valet de chambre stylé, aidé de Julie, avait de ces façons discrètes et contenues de serviteurs de grande maison.

Catherine possédait trop l'intuition des belles choses pour ne point entrer dans son rôle. Particulièrement douée de cet instinct prime-sautier des femmes intelligentes, ses airs de fille de lord semblaient si bien à l'aise, et ce luxe lui seyait si naturellement, qu'on eût dit, à son aisance, qu'elle continuait ses habitudes de la veille et qu'elle n'avait jamais déjeuné autrement.

Comme elle sortait de table, on lui annonça M. Cambrelu.

Elle alla le rejoindre au salon, où elle le trouva essoufflé d'émotion, bien qu'il fût venu en voiture.

-- J'accours, dit-il, au reçu de votre lettre !

-- Je vous remercie, répondit-elle en lui tendant la main.

-- Non, c'est moi qui vous remercie, reprit-il au comble de sa joie ; c'est moi qui me mets à vos jolis pieds, pour ce grand bonheur que vous m'accordez enfin, de me prendre tout à tait pour un ami ! -- Vous voilà ! Je vous tiens, et je vais donc pouvoir faire de vous la plus heureuse des femmes !... Ah ! c'est pour le coup que je vais m'en donner ! ajouta-t-il en ressaisissant avec transport sa main qu'elle lui laissa, en contenant pourtant son effusion.

-- Oui ; mais, seulement, dit-elle, n'oubliez pas nos conventions. Amis... rien qu'amis !... Je veux être libre, ou sinon je m'en retourne.

-- Tout ce que vous voudrez, méchante enfant ! s'écria-t-il radieux. Ce que je vous demande, c'est de me laisser vous arranger une belle petite existence, comme vous la méritez.

-- Alors, c'est bien entendu... c'est bien dit ?... Deux bons camarades !.. reprit-elle, en mettant le doigt sur ses lèvres avec son joli geste volontaire.

-- C'est juré, sur vos beaux yeux !... si vous permettez que je les regarde.

-- Ça, c'est permis, conclut-elle en riant, et tout à fait rassurée.

-- Mais ce n'est pas tout ça, reprit-il ; il s'agit maintenant de régler vos affaires, de façon que vous n'ayez jamais à vous en embarrasser. Vous voyez bien ce petit meuble en ébène...

-- Oui.

-- Eh bien, le tiroir du haut a deux clefs. En voici une que je vous donne. Je garde l'autre, comme un curieux, pour venir espionner de temps en temps. Vous trouverez toujours là ce qu'il vous faudra pour faire marcher votre maison... Et, quand il n'y en aura plus... il y en aura encore ! ajouta-t-il avec son gros rire.

-- Merci, vous êtes bon ! dit-elle en lui tendant la main, cette fois d'elle-même.

Les choses ainsi posées, avec une réserve extrême, Cambrelu, abrégeant sa visite, pour la laisser, disait-il, s'installer, prit congé de l'air le plus galant.

-- A bientôt, lui dit-elle gentiment.

Dès qu'il fut sorti, elle courut à ce certain tiroir, et l'ouvrit. Il contenait dix mille francs en or.

Elle faillit tomber à la renverse, en se voyant ce Pactole.

XXXI

Si le compromis était étrange, il eût été du moins impossible de méconnaître le fond d'étonnante délicatesse dont usait le marchand de guano, pour alléger Catherine de toute préoccupation troublante, et lui enlever d'un seul coup toute cause de regret ou de souci. Devant ces arrangements si simples, sa résolution lui parut admirable, et, de plus en plus ravie de l'avoir exécutée en femme de tête, elle ne songea alors qu'à se mettre au niveau de la situation, en allant tout de suite chez sa couturière ; ce qui n'était pas la moindre affaire, dans la conjoncture présente.

Enfiévrée au milieu des péripéties de ce grand jour, commencé dans sa misère, et qui tournait si complètement à des splendeurs d'apothéose, elle sonna pour donner ordre d'atteler.

Un quart d'heure après, la grande porte de son hôtel s'ouvrit... Catherine partait dans son coupé, ayant jeté à son cocher l'adresse de la célèbre madame X..., chez qui elle dépensa, pour la combinaison d'un premier fonds de toilettes, deux de ces heures qui restent à jamais mémorables dans la vie. Madame X... se surpassa pour une cliente de cette élégante beauté ; leur conférence aboutit à plusieurs chefs-d'œuvre.

La composition d'une robe de chambre de cachemire bleu fut, à elle seule, toute une merveille.

Chez la modiste, la station dura moins longtemps ; il était pourtant presque déjà nuit lorsqu'elle arriva rue de Lancry.

En apprenant la grande nouvelle, Ida défaillit presque de bonheur ! il fallut lui faire respirer du vinaigre.

Quand elle put parler, elle eut ce cri de mère :

-- Enfin, te voilà arrivée !... Et je vais me charger de ta dépense !

M. Bonnard et Aglaé survinrent, ce furent des transports.

Mais Catherine ne s'attarda point longtemps à ces joies de famille. Ne pouvant tenir en place, absente toute l'après-midi de son hôtel, elle grillait d'y rentrer pour y retrouver son luxe et ses gens...

Le retour rue Jean-Goujon lui donna cette fois une sensation plus nette de ce changement inouï d'existence dans lequel elle marchait toute étourdie depuis le matin. Quand son cocher cria pour la porte, et que sa voiture se rangea au bas du perron, il lui sembla à ce sentiment intime du chez-soi qu'elle ressentit, qu'elle était déjà faite à son logis.

Son parrain l'attendait.

Lorsqu'elle se fut défaite au salon de son léger pardessus, et de son chapeau qu'emporta Julie

-- Bigre ! fillette, s'écria joyeusement le vicomte Aymar, quel train ! quel chic !... Mais cet hôtel est un vrai bijou !

-- Vous trouvez ?...

-- Je crois bien !... Ah çà ! qu'est-ce que tout cela veut dire ?.. Je viens de voir l'enfant et la bonne courant par la maison. Est-ce que, depuis ce matin, tu t'es installée ici ?

-- Comme vous voyez, c'est décidé, c'est fait !

--- Sans rémission ?...

--- Puisque je vous ai invité à dîner.

--- Tu as des décisions prestes !.... Comment donc est-ce arrivé ?... Tu n'y songeais pas du tout hier.

-- C'est Lorrain et Antoinette qui m'ont fait comprendre ma bêtise de vivre en donnant des leçons de piano...

Elle lui raconta tout, et ne le surprit en rien. Trop roué pour n'avoir pas constaté, dès longtemps, que l'héroïque constance de Catherine n'était qu'un des emballements de ce caractère fait de caprices et de boutades, il avait prévu le dénouement final que devait amener, un jour, ce bel enthousiasme pour une existence modeste, basée sur la raison et le travail... mitigée par les escapades avec le Cambrelu.

Peu gêné par des préjugés sur la vertu, il s'était accoutumé, d'ailleurs, à envisager l'avenir de sa filleule comme devant aboutir fatalement à quelqu'une de ces occasions de fortune, dont Ida ne pouvait manquer de lui préparer les voies. Quoi qu'il en dût arriver, aventure pour aventure, le marchand de guano constituait du coup une position solide...

Tout s'arrangeait donc pour le mieux.

Le dîner devint une vraie fête. La dégustation des vins fut pour le vicomte Aymar une sérieuse affaire. Il se mit en contact avec madame Chauvin, la cuisinière, au sujet d'un salmis de bécassines, dont le liant lui parut digne d'une mention toute particulière. Ils conférèrent tous deux, madame Chauvin reconnaissant en lui, du premier coup, un de ces appréciateurs de haute distinction, pour qui l'on a plaisir à déployer ses talents. La notoriété du vicomte, d'ailleurs, était déjà connue des gens.

Le café, un peu noir, donna lieu pourtant à une critique qui fut recueillie. On lui apporta le moka en grains, il indiqua la nuance d'ambre brune que l'on ne devait point dépasser en le brûlant.

-- Monsieur le vicomte me pardonnera, dit Chauvin, le valet de chambre, en servant les liqueurs ; mais, ne sachant pas qu'il dînerait, je n'ai pas eu le temps d'envoyer chercher de son skidam...

-- Tiens, vous savez donc que c'est la seule liqueur que je prenne ?.. répondit le parrain..

-- J'ai eu l'honneur de servir souvent monsieur le vicomte, chez madame la marquise de Tervo.

-- Eh bien, monsieur Chauvin, mon skidam sera pour une autre fois !... Frappé avec de la glace pilée en neige, n'est-ce pas ?...

-- Oh ! monsieur le vicomte peut être certain que je ne l'ai pas oublié.

Lorsque Catherine et son parrain, assis dans un fauteuil, et grillant ses jambes flageolantes devant le feu flambant, se retrouvèrent seuls :

-- Ma foi, fillette, mes compliments au Cambrelu, tout cela est parfait. Ta maison a de l'œil, ton monde est stylé. Seulement, tu sais, si tu m'en crois, ne laisse pas ta mère se fourrer là dedans, elle y ferait du gâchis, d'abord... Et puis tu l'aurais toujours sur le dos.

-- Elle compte justement diriger la maison

-- Pardi ! il y aurait un rude grattage ! Mais, en ce cas-là, tu perdrais d'emblée la Chauvin, qui est un cordon bleu de premier ordre !

-- Comment faire alors ?

-- Peuh ! rien de plus facile !.. Déclare à l'excellente Ida que Cambrelu ne veut pas qu'on se mêle de rien !... En lui donnant le mot, il dira tout ce que tu voudras, ravi, de son côté, de ne pas laisser établir ici un crampon.

Vers dix heures, le vicomte fit atteler pour se faire ramener à Sainte-Périne, avertissant François, le cocher, qu'il viendrait le lendemain donner son coup d'œil à l'écurie.

Une fois seule dans sa jolie chambre à coucher où elle avait été déshabillée par Julie, la tête sur son oreiller de dentelles, Catherine repassa toutes les émotions de cette journée.

Tout cela s'était si bien accompli comme un changement à vue de théâtre, qu'il lui fallait encore le témoignage de ce qui l'entourait pour la confirmer dans la réalité de sa métamorphose ; elle caressait de la main les tentures soyeuses de son lit, en se rappelant la pauvre chambre dans laquelle elle s'était levée le matin. Il lui semblait qu'un si long temps s'était écoulé depuis lors, grâce aux éblouissements de cette aventure, que ce n'était que par un effort qu'elle pouvait rattacher l'heure présente à cette pénible scène avec Lorrain, arrivée juste au moment où d'ordinaire elle partait pour ses leçons.

Sur cette pente, elle eut un mélancolique retour de pensée vers ces amis rigides qu'elle quittaitainsi.

« Mais avait-elle donc le moindre tort ?...

» Et leur incroyable susceptibilité n'était-elle pas cause de tout ?...

» Eh bien, oui, ils lui avaient tendu la main, ils l'avaient aidée à se refaire une situation qui la sauvait de sa misère. Mais avaient-ils donc prétendu la retenir sous un joug ?... Ou la régir comme un enfant incapable de la moindre réflexion ?... Mais était-ce, par-dessus tout, une raison pour l'accabler de soupçons odieux, et la traiter comme une fille entretenue. et cela, pour quelques cadeaux sans importance, offerts par un ami de sa famille ?. Dans son existence si étroite et si laborieuse, était-elle donc bien coupable d'accepter quelques distractions qui rompaient sa triste solitude ?.

» Que pouvait-on lui reprocher ?... Certes, il était facile à ceux qui jouissaient de toutes les joies de la famille, de l'amour, et de toutes les satisfactions d'une solide aisance, de prêcher la résignation au travail et de lui reprocher, à elle, qui pliait sous le chagrin de son abandon, quelques heures d'étourdissement et d'oubli !... Ah ! sans doute, ils allaient suspecter encore cette résolution vers laquelle eux seuls l'avaient poussée ; mais, dans sa richesse, comme dans sa pauvreté, elle saurait forcer leur estime en se montrant digne du respect de tous. Ils regretteraient de l'avoir calomniée... Et ce serait elle, alors, qui ferait généreusement les premiers pas, pour leur prouver que, dans sa prospérité, elle n'a point oublié ses amitiés du mauvais temps. »

Le cœur ainsi plein de bonnes pensées, elle songea au bonheur qu'elle voulait répandre autour d'elle, sur son parrain, sur sa mère, et surtout sur cet ami généreux, qui, se faisant son tuteur, témoignait une si grande joie de la voir partager sa richesse, ne lui demandant que d'être heureuse.

A coup sûr, elle ne serait pas ingrate envers ce bienfaiteur si délicat à lui faire accepter ses dons. Converti par sa réelle vertu, dominé, entraîné enfin à n'avoir plus pour elle que les pures tendresses d'un ami, n'était-il pas touchant de le voir à ses pieds ?.

Sans famille et sans affections, elle allait l'entourer de ces soins filials qui sont le réconfort de la vie, et dont il n'avait jamais connu les douceurs.

Pourquoi le monde s'étonnerait-il si, la choississant pour héritière d'une fortune dont il ne croyait pouvoir faire un plus noble usage, il trouvait auprès d'elle cet appui si charmant d'une pupille reconnaissante et dévouée ?.... Elle allégerait ce qu'il lui restait des tourments d'un amour malheureux, en berçant doucement une illusion qui, dans les formes présentes de leur amitié, allait devenir une grâce. Quel mal, du haut de son prestige, de se montrer un peu coquette, par bonté d'âme, pour aviver ce pauvre contentement qu'il ambitionnait de satisfaire tous ses caprices ?...

Lui ménager cette ombre de bonheur, n'était-ce pas mériter d'avance un héritage dont sa seule vertu aurait, en somme, été le prix ?...

Sur cette dernière bonne pensée, elle s'endormit...

Après des songes d'or, elle eut à essuyer une horrible scène avec sa mère, accourant dès le premier matin, pour prendre en main la direction du service et de la maison, résolue à s'installer dans l'hôtel de sa fille, en se partageant à demi entre elle et M. Bonnard, à qui, disait-elle, il resterait Aglaé.

Ida, du premier coup, se choisissait déjà sa chambre, pour les jours, où elle coucherait rue Jean-Goujon, lorsque Catherine coupa court tout net à des espérances si longtemps caressées, en déclarant ce grand dévouement inutile... « attendu que, grâce à l'ordre parfait et au courant déjà établi, les choses marchaient toutes seules, sans qu'il y eût nécessité d'une aussi active surveillance ».

Ce fut un coup de foudre pour Ida, et jamais l'écroulement d'un rêve ne produisit pareil fracas. Tout son vocabulaire des grands jours s'exhala en plaintes, en cris maternels qui firent presque accourir les gens.

« Ainsi sa fille la chassait ! Sa fille, qui lui devait tout, jusqu'à cet hôtel d'où on la mettait à la porte, à présent qu'on n'avait plus besoin d'elle. Mais qui donc lui avait donné cette fortune, si ce n'était elle ? qui avait trimé trois mois pour lui amener Cambrelu ?... Et voilà comme on la récompensait !. Bien sûr elle n'était pas si bête, et elle ne s'en irait pas comme ça !.. »

Catherine, se rappelant le conseil de son parrain, se retrancha précisément derrière la volonté de Cambrelu, en disant que c'était lui qui, ayant choisi les Chauvin, désirait que personne n'intervînt dans ce qu'il avait, réglé lui-même pour la conduite de la maison... Pour montrer à sa mère qu'elle n'était point ingrate, elle lui promit cinq cents francs par mois.

Ida se considéra comme ruinée !...

Elles se quittèrent fâchées.

XXXII

La véritable métamorphose de Catherine ne fut vraiment accomplie que lorsque ses toilettes furent prêtes, et qu'elle eut pu mettre au niveau de la situation les réelles élégances de sa personne, si bien faite pour sa voiture et son hôtel. Ses pauvres accoutrements de maîtresse de piano juraient trop dans ce luxe, pour qu'elle ne retardât point son complet essor, jusqu'à ce qu'elle eût pourvu à tout ce qui lui manquait... Et elle manquait de tout...

Modiste, lingère, cordonniers, couturières défilèrent donc pendant une semaine, qu'elle employa à régler son train, s'acclimatant à sa richesse, et s'étudiant aux nouvelles attitudes qu'elle allait adopter désormais dans sa haute destinée.

Enfin le jour se leva où Catherine, rejetant les restes de sa chrysalide de misère, put paraître aux regards en brillant papillon.

Tout d'abord, une très grande décision avait été prise.

Grâce à l'inventive du parrain, connaissant son Paris et les questions de chic comme personne, pour dérouter enfin les rappels d'un passé prosaïque, le nom bourgeois de Surville sonnant mal, le vicomte avait proposé que Catherine se fît appeler mistress Hogarth.

Le nom avait un joli parfum excentrique seyant on ne peut mieux à la fille du lord.

Cambrelu avait adopté cette heureuse idée avec enthousiasme.

Mistress Hogarth fit donc un beau jour son début en calèche, au Bois, au côté de son parrain.

L'attraction fut immense.

Le vicomte Aymar avait veillé aux moindres détails de l'équipage de sa filleule, depuis les bouffettes des chevaux jusqu'à la cocarde des gens. Rien qui tirât l'œil ; mais ce fini de correction et de genre anglais simple et de haut goût, qui tranche sur l'apparat de faux ton et de faux luxe des financiers enrichis.

C'était par un beau jour d'arrière-automne, et le tour du lac s'en émut.

Le vicomte de Trédec étant très connu pour ses attaches aristocratiques, on s'interrogeait. Les airs de fille d'Albion de Catherine, à demi cachée sous son léger voile, comme si elle n'eût eu nul souci de son éclatante beauté, cette note juste d'élégance et de distinction qui ne permettait point les suppositions équivoques sur le rang de cette belle inconnue, intriguaient fort toute la gentry.

 

Qui était-elle ?... D'où venait-elle ?...

L'effet fut pour ainsi dire instantané.

 

En son hôtel, le train avait suivi, avec ce tact particulier qu'elle apportait en toute chose. Sous la direction savante du vicomte, décidément de la maison, et qui veillait à tout, la guidant, là formant à cette perfection de style mondain, plus rare qu'on ne pense, même chez les femmes de haut lieu, et dont elle avait si bien l'intuition, en quelques jours elle fut mistress Hogarth jusqu'au bout des ongles. Avec un tel Mentor, réglant enfin jusqu'aux convenances de toilettes, selon la circonstance, l'heure du jour, ou le temps qu'il faisait, tout fut bientôt chez elle d'un ton exquis.

Cependant, sur les hauteurs de son empyrée, un léger nuage troublait l'azur de Catherine. Son parrain qui l'amusait, la distrayait, la promenait, lui était devenu trop utile pour qu'elle pût se passer un seul jour de lui. Chaque matin, il arrivait ; mais, après la scène plus que vive que le vicomte avait eue avec Cambrelu chez les Lorrain, il était un peu difficile que ses deux protecteurs se rencontrassent. Il en résultait une gêne, peu lourde à la vérité, car. dès que le marchand de guano venait en visite, le vicomte, que sa grandeur n'attachait point au rivage, se retirait, laissant la place, et montait jouer avec l'enfant.

Pourtant, c'était une gêne.

Elle y pourvut, en invitant gentiment Cambrelu à diner en famille.

-- Dame ! il est mon parrain, dit-elle avec un sourire câlin, vous ne pouvez en être jaloux. C'est lui qui me garde !.

Cambrelu n'était pas pointilleux. Trop malin pour ne pas comprendre les avantages d'une fusion, il accepta avec empressement.

-- Je veux absolument que vous soyez amis ! ajouta-t-elle.

Le dîner de famille fut charmant. Les deux protecteurs se connaissaient de vue et de nom. Avec ses réelles grandes manières et ses allures si aisées de bon vivant, le vicomte fit d'emblée la conquête du millionnaire, lequel, du reste, de son côté, perça à jour, du premier coup, le fonds de morale accommodante du parrain.

Ils s'entendirent au madère, se plurent au rôti ; au dessert, ils étaient amis comme deux personnages naturalistes, comprenant aisément que, n'ayant rien pour se gêner l'un l'autre, ils pouvaient, au contraire, se servir au besoin.

Catherine fut ravie de les voir se lier si bonnement.

Le parrain, éclairant la situation, décerna même tout carrément à Cambrelu la qualité de tuteur, basant ainsi des titres à leur commune amitié.

On fit alors mille projets de fêtes et de parties, sans préjudice de la formation d'un milieu de société nécessaire à l'animation intérieure de l'hôtel, et d'un courant de réceptions en rapport avec le grand train de la belle mistress Hogarth.

Le lendemain, pour sceller une aussi heureuse entente, Cambrelu survenait en famille au déjeuner, apportant à sa pupille un roman nouveau à sensation paru le matin...

Vers quatre heures, ils allaient tous les trois en calèche au Bois, le vicomte Aymar trônant près de Catherine, le tuteur sur le devant.

XXXIII

A partir de ce jour, Cambrelu n'eut plus à compter ses visites, et devint un commensal familier, ami du vicomte Aymar, très commode en la situation, et qui lui faisait les honneurs avec sa belle désinvolture de chaperon avoué de sa filleule. Fermant les yeux d'un air paterne sur les galants badinages, le parrain couvrait en même temps, pour Catherine, les grâces de ce rôle de pupille auquel il donnait sa sanction, et le lui rendait si facile, qu'elle n'y voyait plus que le naturel tribut de reconnaissance à coup sûr bien due.

Jaloux de la distraire, et tout occupés de son bonheur, les deux amis décidèrent un soir de lui faire donner chez elle un grand dîner. Donc, après s'être concertés, ils invitèrent chacun leurs intimes.

Pour ce début, le train de l'hôtel, mis en quelques jours sur un pied grandiose, fut transformé, le nombre des gens triplé. Les serres de Cambrelu se vidèrent pour tout fleurir.

On fit ainsi une sorte de pendaison de crémaillère. Une vingtaine de convives tout au plus ; mais tous choisis parmi les sommités de la grande vie.

Le succès de Catherine alla jusqu'aux nues.

A Paris, les célébrités se fondent vide. C'est là surtout que la Renommée a des ailes. Deux semaines ne s'étaient point écoulées que la belle mistress Hogarth était lancée ; ses toilettes, ses équipages, l'éclat produit par le fameux portrait que l'on se rappela, aidant par surcroît, elle devint la « Buveuse de perles », et ce gracieux surnom l'accompagna partout. Elle l'entendait murmurer sur son passage, aux courses, au théâtre, au Bois.

Cependant, par disgrâce, toute médaille a son revers. Et les étoiles en vue ne restent point aisément dans les nuages qui protègent les humbles.

En dépit du mystère, de son irréprochable tenue, du ton sérieux de sa maison, la situation de mistress Hogarth fut bien vite commentée. Si Cambrelu n'avait point les profits de l'aventure, il ne pouvait manquer d'en avoir à la fin tout l'honneur.

Reconnu bientôt pour le protecteur en titre, bien qu'il ne se payât que d'apparences, à défaut de réalités, il faisait trop princièrement les choses, pour que la tutelle, avouée entre amis chez cette belle étrangère, où il affectait volontiers des prérogatives, fût acceptée longtemps comme désintéressée.

Quelques fidèles de la maison racontaient bien comme un comble le véritable platonisme de ces relations de pur intérêt, pour une adorable personne dont le vieux roué, pris sur le tard d'une passion débordante, avait l'intention de faire son héritière ; mais l'histoire était trop romanesque et le personnage trop connu pour trouver beaucoup de crédules.

Catherine, absolument inconsciente, se grisait de plus en plus dans les sublimités de son héroïde.

Adulée, flattée par les hommes qui l'entouraient, elle tenait cour et régnait ; convaincue de la régularité de sa situation dans le monde, elle projetait de donner quelques fêtes dans l'hiver, pour étendre ses relations et se faire un salon, disait-elle, à la Récamier.

Elle comptait déjà sur les Lorrain et tout leur cercle, de la Faculté et de l'Institut. qui s'étendrait naturellement.

Le vicomte Aymar approuvait, le tuteur l'encourageait.

XXXIV

Comment cette défaite arriva, il serait impossible de le raconter ; car Catherine y glissa si inconsidérément et par une pente si insensible que, lorsqu'un jour elle se trouva, cette fois, maîtresse de Cambrelu, le cours naturel des choses lui sembla si bien découler de sa reconnaissance et de ses sentiments de pupille, qu'elle ne songea presque point qu'il pût en être autrement.

Les circonstances avaient, certes, tout à fait modifié les conditions de cette chute naguère si horrible, et qui avait failli la tuer.

Ç'avait été une surprise d'un soir, entre chien et loup, dans son boudoir à peine éclairé par la lumière qui venait des lampes du salon, la conséquence enfin d'une sorte d'apprivoisement où, peu à peu, sans y attacher aucune importance, et presque jour à jour, elle avait cédé de ces bagatelles, de ces mignotises, de ces baisers dérobés furtivement qui donnaient tant de bonheur à ce pauvre Cambrelu et qui, à elle, lui coûtaient si peu.

Enivrée de ses splendeurs, touchée vraiment au fond du cœur de tout ce qu'il lui prodiguait avec tant d'abandon, en ce gentil rôle de pupille qu'elle avait facilement résolu, pouvait-elle se hérisser en lui refusant ces menues tendresses qui étaient son unique récompense ?.

Trop sûre d'elle-même, comme il arrive à tant de femmes, elle avait marqué ses limites, ..

Ce soir-là, l'occasion, l'obscurité peut-être pour complices, presque sans qu'elle y prît garde, les limites furent dépassées ; cédant par faiblessse, elle s'était si mollement défendue, qu'elle n'avait même pas eu conscience du péril.

Chercher à expliquer l'inconséquence de certaines natures mal équilibrées, autant vaudrait chercher dans l'air le sillage de l'oiseau qui vole.

Maîtresse de Cambrelu, son premier mouvement fut une véritable stupeur. Et pourtant, bien qu'elle en fût restée d'abord tout effarée, Catherine n'eut point un instant l'idée qu'elle eût rien perdu de la haute estime qu'elle s'accordait, la reconnaissance couvrant à ses yeux cette situation nouvelle, qui ne changeait rien à sa vie.

Son parrain lui-même, lorsqu'elle lui confessa ce secret, ne parut pas plus surpris que s'il se fût agi là d'un arrangement intérieur, plus commode, et résultant des relations établies. Cambrelu, d'ailleurs, ne se gênant pas devant lui, le tutoiement dont il usait depuis quelques jours envers Catherine avait édifié déjà le vicomte sur le grand événement survenu, lequel déterminait, à son avis, d'une façon définitive, l'établissement de sa filleule.

Pour lui, ce fut tout.

Cependant, malgré son inconscience et ces écarts de son imagination qui l'égaraient si souvent, tout en excusant à ses propres yeux ce nouvel état de tutelle que justifiait sa gratitude, Catherine fut pourtant forcée d'y découvrir bientôt une sujétion qui entamait singulièrement son indépendance.

Étant donnée l'extraordinaire aventure de cette adoption qu'elle avait acceptée comme un bienfait, autant que comme un hommage à sa vertu ; et, bien que, par un sentiment de compassion qui n'était presque que l'acquit d'une dette de cœur, elle en fût venue, se payant de ce mot : à faire de son tuteur quelque chose d'approchant un mari, son compromis de conscience n'était point toujours facile. Il n'y avait, à coup sûr, rien là qui ressemblât pour elle à une de ces déchéances de femme entretenue que l'on paye... Mais, si naturelle qu'elle trouvât sa situation de pupille, et si haut qu'elle se gardât encore dans son orgueil entêté d'elle-même, il lui fallut pourtant bien s'avouer que sa reconnaissance n'allait pas sans de durs ennuis.

Cambrelu, tout à l'ivresse d'une de ces pas sions de vieillard qui ont un nom dans la pathologie, ne quittait plus la rue Jean-Goujon, et ce fut un affreux joug d'écœurements sur lequel elle ne put du moins plus se leurrer...

Elle commença bientôt à sentir le prix que lui coûtait sa richesse...

-- Dame, ma fille, lui dit son parrain philosophiquement, c'est la conséquence de la chose. Profites-en pour te faire payer l'hôtel, et surtout pour te faire assurer de bonnes rentes, plus solides que des promesses d'héritage. Il ne faut pas te dissimuler que, sans cela, Cambrelu t'aurait bien certainement un jour plantée là, n'ayant pas de raisons de te monter longtemps un train sur un pareil pied, uniquement pour l'honneur de la philanthropie.

» Enfin, quoi ?... ajouta-t-il. Tout ça, c'est des affaires de ménage... Il ne manque pas de femmes qui ont de vieux maris, et qui sont encore joliment heureuses de les avoir trouvés pour mener la vie en grand, avec des équipages comme les tiens. Toi-même, si tu avais été veuve, est-ce que tu aurais hésité trois minutes à déserter tes leçons de piano pour accepter l'offre de sa main ? Mais qu'est-ce que tu veux, tu as ton mari, on n'y peut rien !... Tu n'es que séparée ; c'est la faute du Code. Est-ce que la plupart des femmes, dans ta position, ne sont pas obligées de se refaire une existence ? On tâche d'arranger sa vie comme on peut... Oui ou non, Cambrelu peut-il t'épouser ? Non, n'est-ce pas ?.. Eh bien, alors, il faut te contenter de vivre dans les seules conditions de mariage qui soient encore possibles entre vous deux...

Catherine n'était pas de force à réfuter de pareils sophismes, tombant du haut de l'expérience de son parrain. L'aplomb du vicomte Aymar était du reste au large, dans cette question qui l'intéressait pour lui autant que pour sa filleule.

Étant certes trop roué pour ne pas comprendre que la position, si belle qu'elle fût, ne pouvait longtemps durer si le marchand de guano, qui courait après son argent, n'y trouvait pas à la fin le loyer positif de ses sacrifices et de ses avances, le viveur rainé, revenu à de beaux jours, se sentait, sans le dire, comme l'oiseau sur la branche. L'hôtel de la rue Jean-Goujon, la chère fine et choisie apprêtée par madame Chauvin, le luxe supérieur réglé par ses soins lui paraissant préférables au régime de Sainte-Périne, où il ne rentrait même plus toujours pour y coucher ; il était trop pratique pour n'avoir pas considéré la victoire de Cambrelu comme un événement majeur, qui fondait enfin l'avenir sur des bases sérieuses et durables.

-- Et regarde encore, dit-il en concluant, ton ménage est si bien arrangé, que tu as même cet avantage d'être libre, ton mari ne demeurant pas chez toi !.. C'est un mariage morganatique... Ce qui te rend l'existence facile.

Il n'est rien de tel que de savoir définir les choses. Appuyée sur cet aperçu de la situation particulièrement ingénieux, Catherine, toujours alerte à se forger des chimères, partit avec conviction pour ce nouvel état morganatique qui, tout à coup, la réconciliait si bien avec elle-même, qu'elle y trouva par surcroît un élément romanesque de très grand ton.

Toute pleine de l'exposé philosophique et social de son parrain, elle eut, le soir même, un long entretien avec Cambrelu.

Ne voyant que des avantages pour lui, dans cette façon relevée d'envisager son bonheur, le marchand de guano promit tout ce qu'elle voulut, enchanté de n'avoir plus à combattre des repentirs ou des remords.

-- Mais certainement que je suis ton mari ! s'écria-t-il. Qu'est-ce que je demande, moi ? C'est que tu sois absolument ma femme, en attendant, comme tu le dis, que nous puissions régulariser tout, aussitôt que les circonstances le permettront !..

Cependant, si régence que se sentît Cambrelu en empaumant l'euphémisme du parrain, il arriva bientôt qu'il se trouva englué, plus qu'il ne l'eût voulu, dans ces arguties de femmes que le plus avisé ne peut jamais prévoir.

Catherine, en possession d'un état déterminé, qui élevait sa sphère d'action à des hauteurs nouvelles, prit si bien au sérieux ses droits, que, dès le lendemain de ce jour, elle traita Cambrelu si réellement en mari, le mettant au régime de ses caprices d'enfant volontaire et de ces tyrannies vaillantes, dont elle savait d'ailleurs si bien s'armer contre lui, que la haute combinaison morganatique parut très carrément fastidieuse au vieux viveur.

Mais Catherine tint bon.

« En attendant la régularisation de leurs liens secrets, disait-elle, il fallait prendre soin de leur considération commune... Les convenances du monde les contraignaient à des réserves. »

Elle y gagna de le rationner dans ses jours, de « peur qu'il ne la compromît aux yeux de ses gens ».

L'heureux Cambrelu, qui se croyait déjà ville conquise, fut certes fort ébaubi de ce point de vue matrimonial, sur lequel il n'avait pas du tout tablé ; il versa ses soucis dans le sein du parrain.

-- Dame, mon cher ami, dit le vicomte, entre nous, Catherine n'est vraiment pas une femme comme une autre ; et je crois que le duc de Rios voudrait bien être à votre place... Vous ne pouvez pas espérer d'elle, je suppose, qu'elle se conduise comme une sauteuse... Et d'abord, moi, son parrain, qui la chaperonne, je ne le lui permettrais pas !...

Pris dans sa vanité devant ces grandes façons qui lui imposaient, Cambrelu se soumit, le nom du duc de Rios n'étant pas, d'ailleurs, entré dans l'oreille d'un sourd...

Tout compte fait, la tête plus que jamais perdue par sa passion, exalté par ce triomphe de posséder enfin une femme du monde, ne songeant plus enfin qu'au relief surprenant que cette situation lui donnait, il se résigna.

XXXV

Une des grâces d'état de la femme, même chez les plus intelligentes, c'est d'innocenter pour elle ce qu'elle blâme très catégoriquement dans les autres. La casuistique n'a rien de plus abstrait que les distinctions dont elles se leurrent. Catherine se fût certes indignée à l'idée que l'on pût dénaturer ses motifs, à ce point de croire qu'elle fût en rien déchue de sa considération dans le monde. Sa situation désormais définie par ce fameux mariage morganatique, qu'elle prit de haut du côté romanesque, elle se lança en plein dans la résolution d'éblouir par un train de luxe, et de fêtes, que ses instincts d'artiste ne pouvaient manquer de mettre au premier rang. Dévorée de ce besoin d'être en vue, de subjuguer, d'être admirée dont elle était possédée, et qui la tenait comme une fièvre, elle enflamma aisément Cambrelu, ravi par la pensée que tout ce bruit qu'elle rêvait allait lui conquérir à lui-même un remarquable lustre.

Le vicomte Aymar, très répandu dans tous les cercles, se chargea de recruter un monde.

Catherine eut son jour, donna des dîners d'abord un peu intimes, quelques hommes de lettres, artistes et journalistes choisis en constituant le fond ; les réceptions de la rue Jean-Goujon, célébrées par des reporters, occupèrent bientôt l'attention, et prirent rang parmi les quelques salons d'hommes devenus de mode. Il fut de bon genre d'y être admis.

Quelques soirées-concerts, avec les virtuoses les plus rares, achevèrent de poser le ton sérieux de ces réunions d'art.

On sait l'influence d'un nom à Paris, l'étrange beauté de mistress Hogarth, sa tenue, ses façons adorables, son esprit original, la légende de la Buveuse de perles, enfin et par surcroît, son faste de maison exquis, donnèrent à ces réunions intelligentes un véritable cachet.

Il faut le dire, d'ailleurs, le vicomte Aymar de Trédec, en ce renouveau de ses grands jours, et devenu casanier « par suite de sa base endommagée », aidait singulièrement, par ses superbes inventives, à l'éclat de cette large existence soutenue par tant de millions.

Cambrelu payait à caisse ouverte et ne comptait plus ; car, bien qu'usant d'une réserve imposée, qu'il estimait comme le comble des belles manières, il n'ignorait point que, dans son milieu, nul ne doutait de l'état des choses. Ses affectations de discrétion ajoutaient à ses yeux mêmes un plus haut prix à sa conquête ; exalté de l'idée qu'il tranchait du grand seigneur, il se voyait enfin son heure de célébrité.

Éblouie de ses succès, Catherine s'étourdissait, s'enivrant de son triomphe, surmenant son imagination, ses caprices les plus fous. Prise par une sorte de vertige au milieu de cette richesse, affolée d'orgueil avec l'étrange fougue de caractère qu'elle mettait à toutes choses, il lui semblait si bien suivre le cours de sa légitime destinée de fille de lord, qu'elle se fût presque étonnée, si quelque retour de pensée importune lui eût rappelé les jours d'épreuves et de misères qu'elle avait autrefois traversés, comme dans un mauvais rêve.

XXXVI

Une après-midi, vers quatre heures, on était aux jours les plus courts de l'hiver. Pour aller reprendre l'enfant qu'elle avait envoyé chez sa mère, Catherine allait sortir, dans une toilette des. plus modestes, qu'elle mettait pour ses visites à la rue de Lancry ; elle ajustait sa voilette, et elle allait mettre le pied dans l'antichambre, quand le timbre sonna, annonçant une visite.

Elle se hâtait, pour donner ordre que l'on répondît qu'elle ne recevait pas ; mais, comme elle soulevait la portière, un de ses gens ouvrait la porte du péristyle, et elle se trouva presque en présence d'un inconnu. La silhouette étant à contre-jour sur la cour, elle avait brusquement laissé retomber la tapisserie sans avoir pu distinguer les traits de l'importun, lorsqu'elle entendit « qu'il demandait madame Surville ».

A ces simples mots, Catherine eut un tressaillement qui la secoua tout entière ; il lui sembla que le sol s'effondrait...

Elle venait de reconnaître la voix de son mari.

Victor Surville à Paris !. Chez elle !... C'était à n'y pas croire !...

Son premier mouvement fut un élan de cœur irréfléchi pour courir dans ses bras ; mais, tout à coup, elle songea...

Alors, l'idée lui vint de s'enfuir, de se cacher en quelque coin de son hôtel.

Pendant ce temps, elle entendit le domestique qui, étant nouveau, parlementait ainsi :

-- Monsieur veut dire sans doute : madame Hogarth ?...

-- Non, répondit Victor Surville, je n'ai pas l'honneur d'être connu de madame Hogarth ; je viens pour madame Surville. que l'on m'a dit demeurer chez elle...

Catherine ressentit une véritable épouvante à cette explication, dont elle comprit le terrible danger... Qu'allait-il advenir ?...

D'un geste plus prompt que la pensée, elle se montra.

-- C'est bien, dit-elle au valet de pied, faites entrer.

En l'apercevant, Victor Surville eut un sursaut.

Pourtant il fit un salut, auquel elle répondit en s'inclinant.

Se retenant à la portière, et, d'un air d'embarras indicible, presque sans voix, elle l'invita à la suivre.

Une fois entrés au salon, ils demeurèrent un instant muets l'un devant l'autre. Elle sentait son cœur battre à se rompre.

Cependant, elle trouva la force de lui désigner un siège. Après quoi, impuissante à se régir, anéantie, brisée, elle tomba sur un fauteuil.

A la vue de son mari, là, dans cet hôtel, comme dans un éclair déchirant tous les voiles, la malheureuse venait de comprendre tout : de sa situation et de sa vie.

Elle avait peur. Venait-il pour la tuer ?..

-- Pardonnez-moi, dit enfin Surville, aussi décontenancé qu'elle-même, d'être venu vous trouver ici. Je comptais n'y prendre qu'une information pour vous écrire. Je suis arrivé ce matin même, et, sachant par Lorrain que vous demeuriez près d'eux, j'ai couru à Auteuil. Ils sont absents ; on m'a envoyé à votre maison, où j'ai eu votre adresse : chez madame Hogarth. Or, comme je ne voulais pas aller chez votre mère, et désirant voir mon fils, j'étais donc bien forcé de recourir à vous.

Catherine, atterrée par son émotion, l'écoutait toute tremblante.

-- Ah ! murmura-t-elle, M. Lorrain vous avait écrit ?

-- Oui, en m'apprenant votre vie de travail, et vos leçons. Seulement, j'ignorais que vous fussiez maintenant ici.

Voyant qu'elle gardait le silence.

-- Oh ! ne craignez rien, reprit-il. Je m'empresse de vous dire que, si l'on n'y sait rien de votre séparation, vous n'avez rien à craindre de ma venue. Il suffira que nous convenions de la façon dont je verrai l'enfant... Où est-il ?...

Elle comprenait l'erreur grâce à laquelle son mari ne la croyait pas là chez elle.

Dans le désordre de ses pensées, de ses terreurs, elle entrevit, dans cette méprise, le moyen peut-être de se sauver, en conjurant d'abord le péril le plus pressant.

-- Il est chez ma mère ! répondit vivement Catherine.

-- Qui, je conçois qu'il vous soit difficile de l'avoir avec vous, reprit Surville. En ce cas, je pourrais le faire prendre. A moins que vous ne préfériez me l'envoyer...

-- Oui, cela vaudrait mieux ! se hâta de répondre Catherine. La bonne le conduira chez vous.

-- Quand ?

-- Demain., aujourd'hui même, si vous le voulez, ajouta-t-elle avec empressement.

-- J'en serai très heureux, si cela vous est possible, reprit-il ; car je ne fais que traverser Paris, et je repars demain pour Londres.

-- Ah !. dit-elle.

Et une lueur d'espoir lui revint tout à coup.

-- Je retarderais pourtant, si cela était pour vous une trop grande gêne...

-- Non, non ! s'empressa-t-elle de répondre ; et, dans une heure, je le ferai conduire chez vous.

-- Alors, voici mon adresse, et je vais rentrer l'attendre...

En disant ces mots, il avait tiré un carnet pour lui donner sa carte, qu'elle prit d'une main tremblante. Puis, cet arrangement résolu, et comme ayant tout dit, il se leva pour se retirer.

Comme au début de cette froide scène, ils restèrent encore un moment embarrassés, n'osant presque se regarder.

Depuis deux ans qu'elle ne l'avait vu, Catherine le trouvait si changé, que son cœur se serrait. Grand, mince, avec la tournure dégagée d'un homme d'action énergique, le front large et intelligent ; ses traits réguliers et empreints d'une certaine douceur mâle, semblaient avoir supporté de rudes souffrances. Bien qu'il n'eût pas trente ans, elle remarqua qu'il avait quelques cheveux gris.

-- Alors, répéta-t-il comme pour secouer la gêne qui les glaçait tous deux, je vais attendre l'enfant.

-- Oui, j'irai moi-même, chez ma mère, pour qu'on vous l'envoie sur-le-champ.

-- Merci ! dit-il en s'inclinant.

Elle ne put lui répondre que par un signe de tête.

Il marcha alors vers la porte ; mais, près de sortir, comme elle le reconduisait, il s'arrêta, hésitant à parler.

-- Ah ! je voulais vous dire aussi, ajouta-t-il enfin, puisque... nous nous sommes rencontrés... je serais très... contrarié, si, ayant la charge de l'enfant vous aviez à vous inquiéter... ou à souffrir peut-être, par suite de l'insuffisance de vos ressources. En ce cas, je pense que vous n'hésiteriez pas à vous adresser à moi.

-- Je n'ai besoin de rien, balbutia-t-elle en courbant la tête.

-- Alors... vons êtes heureuse, ici ?... reprit-il. Votre situation vous plaît ?..

-- Oui, merci ! répondit-elle avec effort.

XXXVII

Victor Surville parti, Catherine tomba sur un divan atterrée, consternée, presque sans comprendre qu'il fût possible qu'une pareille chose arrivât.

Son mari de retour, la retrouvant avec un hôtel, des chevaux, étonnant. le monde par un luxe fou... C'était à n'y pas croire... qu'allait-il penser ?.

Qu'allait-il conclure, en apprenant que cette mistress Hogarth, chez qui sans doute il la supposait gouvernante, c'était elle-même ?

Mais à quel titre alors était-elle là ?... Comment expliquer même qu'elle pût y vivre avec son enfant ? D'où cet argent, cette incroyable fortune ?...

Ce fut un épouvantable écroulement de tous les sophismes qui lui cachaient le réel de cette « aventureuse destinée », sur laquelle elle avait réussi à s'abuser jusqu'alors comme une véritable folle, en se payant de faux-fuyants de consciences et d'illusions insensées.

A cette heure, le seul fait brutal se dressait dans sa crudité horrible, et, cette fois, avec une lucidité effrayante, elle comprit tout...

« Maîtresse de Cambrelu qui la payait, elle était fille entretenue !... »

A cet éclair de raison, un mouvement de désespoir la saisit. Ce fut comme une déroute de tous ses leurres. Un cri lamentable sortit de sa poitrine, elle n'eut plus qu'une pensée : quitter cette maison, se cacher n'importe où...

Si son mari allait revenir !...

Cinq minutes plus tard, Catherine était dans les Champs-Élysées fuyant, presque égarée. Elle prit un fiacre, pour courir chez sa mère chercher son enfant, qu'il lui fallait faire conduire chez son père.

A peine dans la voiture, elle fondit en larmes. Les regrets, la honte, les remords, cet amour enfin, toujours gardé au plus profond de son cœur, et qu'elle avait cru vainement étouffer dans l'étourdissement de sa vie folle, tout l'accablait à la fois !...

Le malheureux ! comme il avait souffert !

Elle le revoyait, dans cette scène étrange où ils venaient de se retrouver tous deux, après leurs deux années de séparation, tremblants, glacés, écrasés par le souvenir.

Dix fois, pendant qu'il lui parlait, devinant l'émotion dans sa voix, dans sa parole hésitante, elle avait eu l'envie de tomber à ses pieds, d'embrasser ses genoux.

Eh quoi, était-ce tout ? Était-ce donc fini ?

Il l'avait dit, il allait repartir. Elle ne le reverrait plus.

Si elle osait pourtant essayer de le revoir ?...

Mais, à cette pensée, le rappel lancinant de ce qu'elle était devenue la terrifia.

Quoi ! tombée si bas, songer encore à implorer un pardon ?.. Quand, à ce moment, peut-être, par quelque hasard fatal il savait déjà tout !..

Comme la plupart des femmes qui, presque toutes, s'abusent et se leurrent si aisément sur leurs fautes, jusqu'à ce que le coup de foudre les réveille, et que l'évidence du danger leur crève les yeux, Catherine se débattait épouvantée devant la vision nette et brutale des choses. Perdue dans son inconscience, elle n'avait rien prévu d'un retour de son mari, la retrouvant au comble de cette scandaleuse fortune, et forcé de regarder dans sa vie...

Mon Dieu ! si seulement il était revenu trois mois plus tôt !

Alors, il lui souvint de ce temps passé chez les Lorrain, de ce temps où elle était si fière de sa vie d'honnête femme.

Elle se rappela que, plusieurs fois, Antoinette lui avait parlé de son mari. qu'ils avaient instruit sans doute de sa conduite, de sa misère, de ses efforts, pour rester digne de lui, en élevant son enfant.

Qui sait ?... ils étaient informés peut-être de son retour prochain !...

Malheureuse !... Elle n'avait rien compris !...

A peine sauvée de la plus ignoble chute, relevée, soutenue, protégée, dans l'entraînement de son incroyable démence, elle avait tout détruit. Acharnée à sa perte, aveugle, encore plus que faible, se laissant prendre, comme toujours, par ce désœuvrement d'esprit qui la livrait inconsciente à la moindre fantaisie qui traversait son imagination de folle. Elle en était venue là.

Trois mois !... Trois mois lui avaient suffi, pour accomplir un pareil désastre !...

Et qu'allait-elle faire maintenant ?...

Sous les yeux de son mari, rester dans ce train de luxe, maîtresse de Cambrelu ?.

Mais il allait tout apprendre de la Buveuse de perles !... et de cette notoriété infamante dont elle l'éclaboussait !...

Sous l'éclat de cette honte et de ce scandale sur son nom déjà presque célèbre, répandu dans un monde où il marquait, pouvait-il même demeurer à Paris, exposé à la rencontrer sur ses pas, exerçant ce métier de fille ?.

Mais, à moins d'être le lâche que certes il n'était guère, il allait la tuer comme une créature infâme !...

Quoi ! abusé sans doute par les lettres de Lorrain, la croyant dans une humble condition, courageusement acceptée pour gagner sa vie, il était venu dans cet hôtel...

Et elle ne lui avait pas crié : « Va-t'en ! va-t'en !... »

Et son fils, dont il venait s'informer, pouvait-il même le lui laisser ?. Ce pauvre enfant qui mangeait ce pain souillé, qu'elle osait faire vivre auprès de l'homme qui la payait !..

C'était horrible, , et elle n'y avait jamais songé... son cœur se souleva de dégoût contre elle-même. Mais, à cette heure, comment mentir, comment tromper ?

Tout à coup, une autre épouvante la saisit, comme elle arrivait rue de Lancry.

Au moment de tenir la promesse qu'elle avait faite d'envoyer l'enfant chez son père, cette pensée lui vint que la domestique, ou son fils même, allaient parler.

Il était impossible que Surville ne fît pas mille questions à l'enfant sur la vie qu'il menait, sur ses jeux, sur les soins ou les tendresses dont il devait être l'objet.

Le pauvre petit, lui-même, allait tout révéler, tout trahir.

Ce dernier coup l'anéantit. De réflexion en réflexion, au milieu des éclairs de raison qui traversaient les ténèbres où elle se voyait engloutie, lui montrant à chaque pas quelque effondrement plus horrible, arrivée à ce simple fait, auquel devait fatalement aboutir son esprit en délire, un froid mortel lui glaça le cœur.

Elle se représenta ce malheureux, palpitant de la triste joie de revoir enfin son fils et le couvrant de baisers... Puis l'enfant, en son babil, lui disant tout...

Elle tressaillit au plus profond de son être... Une souleur de désespoir l'accabla.

Acculée à ce péril, cette fois impossible à conjurer, prise alors d'un accès de terreur, elle ne vit plus de salut pour elle que dans la fuite. Prendre son enfant, courir à son hôtel, ramasser ce qu'elle avait d'argent, et disparaître le soir même, en se sauvant assez loin pour que son mari ne pût retrouver sa trace.

Mais il était imprudent d'avertir même sa mère.

Arrivée chez les Bonnard, sans dire un mot de l'événement de ce retour qui eût soulevé d'interminables discussions, et peut-être entravé ses projets, elle prétexta des courses à faire qui ne lui permettaient d'entrer que pour reprendre la bonne et son fils ; puis, elle repartit aussitôt, donnant au cocher son adresse de la rue Jean-Goujon.

XXXVIII

Cependant, une fois dans la voiture, à mesure que ses idées se faisaient plus lucides, pour l'exécution de cette fuite résolue, la pensée que son mari attendait son fils, lui revint à l'esprit.

Si, maintenant, ne le voyant pas venir, il allait s'inquiéter, prendre peur, ou croire à quelque accident ?

S'il allait retourner chez elle, interroger, s'informer près des gens... la surprendre avant son départ.

Mais elle songea bientôt que cette dernière crainte était vaine. En supposant même qu'il n'attendit chez lui qu'une heure, cette heure, pour elle, était plus que suffisante. Elle n'avait qu'à s'arrêter à la porte de son hôtel, y entrer et en ressortir à l'instant.

Seulement, ici, se dressa devant elle une autre pensée terrifiante... Mais, demain, que va-t-il advenir  ?...

Sa disparition brusque n'aura-t-elle pas précisément pour effet d'amener cet éclat, cette découverte qu'elle redoutait ?...

Ne saura-t-il pas tout, en retournant chez elle ?. Ne cherchera-t-il pas son enfant, enlevé, ravi par elle ?.

Où allait-elle s'enfuir, se cacher... ?

Et puis ensuite ?...

Elle s'aperçut soudain que, après toutes les réflexions de son esprit de folle, ne songeant qu'à cette fuite qui la sauvait pour un jour, elle en arrivait tout à coup face à face avec un danger plus horrible...

Pouvait-elle donc s'imaginer qu'on ne la retrouverait pas ?...

Elle se vit, alors, plus indigne et plus méprisable encore, n'ayant obtenu pour résultat que d'ajouter à toutes ses misérables fautes cette action lâche d'avoir tenté de voler son enfant, à ce malheureux qui avait déjà tant souffert par elle. Et elle traînait à cette heure son nom dans la boue !...

Il est des gouffres dont on ne comprend l'horreur que lorsqu'on gît au fond. Catherine se débattait saisie de vertige sous l'implacable châtiment qui planait toujours sur sa tête. De quelque côté qu'elle essayât d'y échapper, elle se heurtait éperdue à quelque plus grand désastre...

A bout de raison, de calculs, de projets fous, épouvantée de voir que rien ne pouvait plus la sauver, elle regarda son enfant assis près d'elle ; puis, pour dernière résolution, se condamnant sans pitié, et comprenant que tout était fini pour elle, elle décida de se tuer.

Une fois cette nouvelle détermination fixée dans son esprit, il sembla à Catherine qu'elle était délivrée d'une obsession.

Expier d'un seul coup n'était-ce pas du moins se montrer encore digne d'un pardon, et se relever d'une façon éclatante à tous les yeux ?...

Cette fin dénouait si bien tout, qu'elle s'étonna de n'y avoir pas songé plus tôt.

Alors, changeant subitement les indignes projets qu'elle avait arrêtés, elle n'eut plus que la pensée d'agir noblement dans l'exécution de ce qu'il lui restait à accomplir.

Avant de mourir, il lui fallait rendre son enfant à son mari, le laisser en ses mains ; après quoi, elle irait à son logement d'Auleuil et, de là, écrirait à sa mère.

On la retrouverait morte le lendemain.

Elle donna aussitôt l'ordre au cocher d'aller avenue de Villiers, à l'adresse de Victor Surville.

-- Tiens, nous n'allons pas chez nous, maman ? dit l'enfant.

-- Non, mon chéri ! répondit-elle en essayant d'assurer sa voix ; mais tu vas être bien content, je te mène voir ton père, qui est revenu.

-- Ah !... pourquoi donc ne vient-il pas demeurer avec nous ?.

Et il se mit à questionner avec cette insistance des enfants. Le pauvre petit ne pouvait avoir aucun souvenir de son père. Quand il apprit qu'il allait rester là, sans elle, il voulut à toute force qu'elle ne le quittât pas. La malheureuse ne savait que répondre pour détourner ces interrogations pressantes.

A la fin, il lui vint cette idée étrange de lui céder.

Qu'avait-elle à craindre, après tout, en amenant son enfant elle-même ?... N'était-ce pas, au contraire, le moyen le plus sûr d'empêcher toute révélation jusqu'à l'heure où, du moins, sa mort appellerait sur elle la pitié. Elle présente, la domestique ne parlerait pas... Qui sait même, Surville repartant le lendemain, si elle ne réussirait pas à lui cacher pour jamais son terrible secret ?...

Au fond de son cœur agité, la pensée de revoir encore une fois son mari la tenait comme une obsession. Il y avait dans cette joie amère une sorte de consolation suprême. Elle se disait qu'après ce triste bonheur, le dernier pour elle, elle aurait plus de courage pour la fin.

En ce désordre de sa raison qui lui échappait, ne sachant plus où se prendre, du milieu de sa détresse, Catherine s'abandonna. Lasse de luttes, il lui venait déjà des imaginations folles... Elle se jetait à ses genoux, lui jurait de reprendre une vie honnête... Il lui pardonnait...

XXXIX

Elle arriva avenue de Villiers. C'était une de ces hautes maisons neuves de style sérieux, où le luxe de bon goût s'allie au confortable moderne.

Le concierge ayant indiqué le second étage, lorsque Catherine se trouva devant la porte et qu'elle eut fait sonner le timbre, il lui sembla qu'elle recevait au cœur un coup mortel. Elle crut qu'elle allait tomber.

En entendant des pas pressés, elle songea à s'enfuir ; mais, au même instant, la porte s'ouvrit, et son mari était sur le seuil.

En l'apercevant, Surville eut un mouvement de surprise tout aussitôt réprimé. Puis, s'inclinant sans dire un mot, il la fit entrer. Elle le suivit, tenant l'enfant par la main, à travers un petit salon où la domestique resta, et elle pénétra enfin dans une grande pièce arrangée en cabinet de travail.

-- J'habite, pour ces deux jours, chez un ami absent, dit-il, comme elle regardait autour d'elle.

Il avait enlevé son fils dans ses bras et le couvrait de baisers... Catherine accablée d'émotion se tenait debout, sans oser s'approcher.

-- J'ai voulu vous l'amener moi-même, balbutia-t-elle enfin d'une voix à peine intelligible ; pardonnez-moi si..

-- Mon Dieu ! comme vous êtes pâle ! s'écria Surville.

-- Ce n'est rien ! Je suis un peu souffrante. répondit-elle.

Comme chez elle, quelques heures auparavant, le même embarras pesait sur eux ; mais, cette fois, l'enfant faisait diversion.

-- Embrasse ton papa qui est revenu, reprit-elle, pour dire quelque chose.

Surville prit sur ses genoux le pauvre petit, qui le regardait d'un air un peu étonné, mais qui s'apprivoisa bientôt sous les caresses que son père lui prodiguait en le questionnant.

Catherine les regardait, sentant son cœur se serrer.

-- Tu vas venir demeurer avec nous, n'est-ce pas ? dit l'enfant à son père au bout d'un instant.

-- Non, mon pauvre chéri, je ne peux pas, parce que je repars ; mais, plus tard, tu viendras ici tous les jours, si ta maman peut t'envoyer, répondit Surville.

Catherine répondit par une -- promesse, et, grâce à ce sujet d'entretien, à l'abri duquel ils pouvaient se parler, peu à peu se dissipa la gêne qui les étreignait.

Ce lien commun de leur fils entre eux était propice à des questions timides d'abord sur eux-mêmes.

Il osa s'informer de la position de Catherine.

-- les-vous heureuse au moins, dans cette famille où vous êtes ? lui demanda-t-il enfin.

Rassurée par cette interrogation qui témoignait définitivement de l'ignorance complète de ce qu'elle était devenue, elle s'enhardit, certaine au moins de ce dernier moment, pendant lequel elle pouvait encore garder la triste joie de n'être pas maudite.

Elle répondit en éludant de façon à ne rien trahir.

-- Et vous ?... se hasarda-t-elle à demander, pour détourner le danger des explications trop précises devant l'enfant.

-- Moi, je suis venu en Europe pour un mois, dit-il.

-- Vous repartez ?...

-- Oui, demain, pour Londres. C'est là surtout le but de mon voyage.

-- Ah !

-- J'ai de très grandes affaires là-bas, qui réclament ma présence, et je ne puis guère rester longtemps éloigné, répondit-il d'un ton de regret.

Il se fit un nouveau silence. Catherine venait de songer tout à coup que, durant ce séjour si limité, il serait peut-être encore possible de sauver à son mari cette horrible découverte qu'elle risquait de brusquer par sa mort.

Avec son inconcevable faiblesse de raison, qui la portait toujours aux extrêmes, elle entrevit presque un moyen de salut.

Justement, l'avant-veille, son parrain avait soulevé le projet d'un voyage à Nice. Elle pouvait s'éloigner, disparaître, en ayant l'air de subir les exigences de la situation à laquelle elle était attachée.

L'hôtel fermé, averti d'un départ, Surville ne s'y présenterait plus...

-- En ce cas, vous êtes tout à fait fixé en Amérique ?... reprit-elle anxieuse, en suivant sa réflexion.

-- Oh ! oui... Et il est même probable que je n'en reviendrai que dans une douzaine d'années !...

N'osant trop l'interroger, elle se prépara aussitôt, à tout hasard, un prétexte d'absence de Paris à très courte échéance... pour suivre mistress Hogarth...

Qu'avait-elle à craindre en recourant à ce dernier mensonge ?... N'était-elle pas déjà perdue ?...

-- Ah ! dit-il. Et vous partiriez aussi bientôt ?...

-- Dans deux ou trois jours, peut-être, répondit-elle en rougissant.

Il demeura un instant pensif. Puis, montrant l'enfant resté sur ses genoux :

-- J'avais pensé garder l'enfant à dîner avec moi, reprit-il.

Catherine n'avait pas prévu ce très naturel désir. La peur la ressaisit...

Surville s'aperçut qu'elle hésitait à répondre.

-- Il y a sans doute là une gêne pour vous, dit-il.

-- Oui, c'est vrai, je n'avais pas pensé.

-- Mais, ajouta-t-il en hésitant, puisque vous êtes venue..., si vous êtes libre, vous pourriez rester avec lui pour le remmener.

-- Oh ! oui, maman, s'écria l'enfant, dînons ici !

Catherine eut un battement de cœur. Passer cette dernière soirée ainsi, retrouver une ombre de son bonheur détruit !...

Elle accepta.

Un quart d'heure après, une table était apportée toute servie. Assise en face de son mari, l'enfant entre elle et lui, il semblait à Catherine qu'elle faisait un étrange rêve et que le passé n'existait plus. L'enfant joyeux dissipait, par son babil et ses rires, la froide gêne qui les oppressait tous deux, et les forçait à se joindre à ses ravissements leur créant des obligations continues de se parler, de se répondre presque familièrement. Plusieurs fois même, sans y prendre garde, Surville s'était oublié à dire toi à Catherine : il se reprenait aussitôt ; mais il en restait un trouble entre eux qui les rappochait, malgré leurs affectations de réserve.

Au dessert, le domestique ayant été renvoyé, sans s'en apercevoir, Catherine, revenant d'instinct aux habitudes d'un autre temps, servit l'enfant et son mari, et ce ne fut qu'au bout d'un instant qu'elle eut conscience de ce qu'elle faisait.

Et alors, tout à coup, comme elle tendait une assiette de fruits, sa main devint si tremblante, qu'elle s'arrêta, et, rencontrant le regard de Surville sur le sien, ses yeux se noyèrent si subitement d'un flot amer, que deux grosses larmes coulèrent sur ses joues.

-- Tu pleures, maman ! s'écria l'enfant se précipitant sur elle.

-- Non, non, mon chéri, répondit-elle vivement en le serrant dans ses bras. Ce n'est rien, ce n'est rien !

Cet incident imprévu ayant ramené soudain la tristesse et l'embarras de leur situation, Surville et Catherine restèrent encore une fois silencieux ; mais, hélas ! le silence même n'accusait que plus inexorablement l'agitation de leurs pensées, et il en arrivait que ni l'un ni l'autre n'essayaient plus de le rompre.

Pour comble de gêne, l'enfant, une fois consolé sur les genoux de sa mère, pris de fatigue et de sommeil, ne leur apportait même plus cette diversion qui les avait aidés jusqu'alors, et le moment venait de se quitter...

A la fin, Surville, faisant un effort pour secouer l'oppression si lourde qui planait sur cette étrange scène de leur vie brisée, osa reprendre la parole :

-- Le pauvre petit s'endort, dit-il, il faudrait le rentrer.

Catherine eut un tressaillement brusque, mais, le réprimant aussitôt :

-- Oui, vous avez raison, répondit-elle doucement. Il se couche moins tard ordinairement.

Accablée par son émotion, elle fit un grand soupir :

-- Eh bien, je vais m'en aller, reprit-elle en essayant en vain d'affermir sa voix.

-- Mais je ne vous renvoie pas, Catherine ! se hâta-t-il d'ajouter. Je voulais dire, sa bonne étant là, qu'elle pourrait le remmener. Si vous n'étiez pas forcée de rentrer vous-même. Puisque vous voilà, nous causerions de ce que vous auriez peut-être à me demander pour lui.

-- Vous voulez bien que je reste encore ? dit-elle avec un regard si ému et si résigné, qu'il éprouva une sorte de pitié, à ce mot plein d'une humilité navrante.

-- Je pense qu'il vaudrait mieux régler entre nous les choses de l'avenir, répondit-il en détournant les yeux.

L'enfant remis dans les bras de la bonne qui partit, ils restèrent seuls.

XL

Les premiers instants du tête-à-tête furent d'abord si poignants, que, de nouveau, ni Surville ni Catherine ne semblèrent savoir que dire.

Elle, affaissée sur un divan, dans une attitude qui trahissait son agitation profonde ; lui, debout, n'osant entamer cet entretien offert par lui.

Il parut s'armer de courage, et, prenant un siège, il s'assit.

-- Je ne voudrais pas froisser votre susceptibilité, Catherine, dit-il enfin, et, si Lorrain avait été à Paris, des arrangements auraient été bien plus faciles entre nous. Voulez-vous me répondre en toute franchise ?.

-- Oh ! je vous le promets !

-- Eh bien, je vous avoue que, en arrivant ici, j'ignorais absolument qu'un changement était survenu dans vos conditions d'existence. Non pas que je songe à vous adresser un reproche d'avoir accepté les moyens de vivre où vous les trouviez, puisque vous étiez réduite à ne pouvoir sans doute pas faire autrement. Je comprends enfin que, ne pouvant, chez cette madame Hogarth, garder avec vous notre enfant, vous vous soyez vue forcée de le remettre aux soins de votre mère.

-- Mon Dieu ! murmura Catherine accablée et n'osant répondre.

-- Encore une fois, ne prenez pas cela pour un reproche ! ajouta-t-il vivement, Je ne songe ici qu'à vous plaindre. Seulement, pardonnez-moi de vous le dire, vous savez que. votre mère et son mari ne sont guère les guides qu'il faudrait.

-- Oh ! il ne restera pas avec eux, je vous le jure ! dit-elle en joignant les mains.

-- Bien, reprit Sur ville ; mais encore faut-il que vous puissiez subvenir au nécessaire, pour que vous l'éleviez vous-même. C'est pourquoi. j'ai désiré cette explication. afin de vous dire que je compte vous aider, de façon que ni lui, ni vous, vous n'ayez rien à craindre de la gêne, et que vous soyez assez libre de votre temps, pour n'être pas privée de l'avoir près de vous. C'est mon devoir, d'ailleurs, de régler notre séparation, en assurant votre vie à tous deux...

Tandis qu'il parlait, Catherine le regardait, remuée jusqu'au fond de l'âme.

-- Mon Dieu ! répéta-t-elle suivant sa propre pensée, que vous êtes bon !.. et comme je vous ai fait souffrir !.

-- Tout cela est passé, reprit-il avec un soupir. Ce qu'il faut maintenant, entre nous... c'est de l'oubli, des deux parts.

Depuis qu'elle était là, Catherine avait été dix fois sur le point de demander grâce et pardon... A ce mot généreux, elle se sentit si déchue, qu'elle n'osa lui répondre.

-- Quant à l'avenir, ajouta-t-il presque aussitôt, comme pour ne point laisser s'appesantir les tristes rappels, il nous sera facile du moins de l'alléger, pour vous et pour notre fils. En partant pour l'Amérique, mes ressources étant fort limitées, je n'avais à disposer que du tiers de ce que j'allais gagner ; ce qui était, je le sais, bien peu, quand je vous laissais la charge de notre enfant. Mais, aujourd'hui, les choses ont changé. Je considère comme mon devoir, je vous le répète, d'assurer votre vie. Et c'est aussi mon droit, puisque vous portez mon nom. Je souffrirais à l'idée de vous savoir dans une condition, si honorable qu'elle soit, dont la dépendance n'est pas faite pour vous. Et, laissez-moi le dire aussi, j'en serais un peu humilié pour moi-même et pour mon fils. Cela doit vous paraître juste, n'est-ce pas ?...

Catherine baissait la tête, muette, atterrée.

Voyant qu'elle ne répondait pas :

-- Enfin, reprit Surville d'une voix un peu tremblante, ma position me permet aujourd'hui de vous venir complètement en aide, sans que vous soyez plus jamais contrainte de recourir à vos leçons... Vous comprenez donc qu'il nous est nécessaire de fixer ce qu'il vous faut. Notre ami Lorrain, alors, serait chargé de mes instructions.

A ce langage'si simple et qui lui allait droit au cœur comme une lame acérée, Catherine, éperdue, sans force à la fin contre le déchirement de son âme, éclata tout à coup en sanglots, et, se précipitant à genoux :

-- Ah ! pardon, pardon ! cria-t-elle en saisissant les mains de sou mari, qu'elle baigna de ses larmes.

Cette explosion longtemps contenue amenait Catherine au paroxysme de sa douleur. La honte de ce mensonge, le remords, le désespoir, l'écrasaient à la fin. Elle ne pouvait plus se taire. Elle voulait tout dire.

Surville, en la voyant à ses pieds, eut une sorte de mouvement de pitié.

-- Catherine. dit-il, essayant doucement de la relever.

Elle se débattait.

-- Non, non !... Laisse-moi là ! reprit-elle presque en délire. Ne me parle plus. C'est trop, c'est trop ! Je suis une misérable !... Une infâme ! Je ne mérite pas ta pitié !... Tiens, tue-moi ! Tue-moi ! Ah ! si tu savais !...

A ce mot, il eut comme une explosion trop longtemps contenue :

-- Mais je sais tout, malheureuse enfant !... s'écria-t-il, la prenant à son tour par les deux mains pour la forcer de l'entendre. Oui, tout !.. Ton courage, ta constance et ta résignation dans la misère, et tes efforts et ton travail pour élever notre enfant !...

-- Que dis-tu ? s'écria-t-elle.

-- Mais tu ne comprends donc pas que je t'aime toujours ?... que je ne suis revenu que pour te pardonner si tu m'aimais encore !... Pour te reprendre, t'emmener ?

-- Mon Dieu ! murmura-t-elle affolée par ces mots effrayants.

-- Quoi ! tu n'as pas compris, poursuivit-il, éperdu comme elle, que j'ai tout su par Lorrain ?... Ta vie de souffrances, de privations, de luttes et de regrets !... Tu n'as donc pas senti que, là-bas, tout seul, je souffrais comme toi, te pleurant.

-- Ah ! mon Dieu !. répétait Catherine. Et tu me demandes si je t'aime !...

-- Non ! non !.. je ne te le demande plus !.. Ma chère femme regrettée, adorée !. reprit-il avec un indicible accent de tendresse. Et tu veux que je te tue ?... Mais c'est moi que j'aurais tué, si, en te retrouvant, pauvre folle, je n'avais pas compris, moi, du premier regard, que Lorrain m'avait dit vrai, et que tu m'aimais toujours !... Voyons, dis à ton tour, me suis-je trompé ?

-- Oh ! non, non !... Cela, je te le jure, s'écria-t-elle en se jetant désespérément dans ses bras, je t'aime, je t'aime !

Elle avait peur maintenant pour lui.

-- Oui, je te crois, va ! reprit-il, la tenant toujours à genoux, la tête pressée contre sa poitrine, comme un enfant que l'on console.

-- Allons, c'est fini ! Ne pleure plus !... je t'aime ! je t'aime ! je t'aime ! ajouta-t-il, marquant chacun de ces mots par des baisers sur son front, sur ses yeux, sur ses lèvres.

Catherine s'abandonnait, l'esprit perdu comme dans un accès de vertige qui lui faisait tout oublier. Elle ne voyait plus que lui. Ce malheureux abusé, revenant pour lui tendre la main !... et qui lui parlait de se tuer !...

A bout de force et d'émotions, le passé avait disparu. Elle ne songeait plus à se débattre. Qu'importaient le lendemain, l'avenir, sa vie ou sa mort à elle, en ce moment de flammes, de transports et de tendresses affolées ?

-- Ah ! laisse-moi là, à tes pieds, dit-elle, lorsque, ayant essuyé ses larmes, il eut desserré son étreinte. Laisse-moi, que je te regarde, que je remplisse mon cœur.. C'est toi !... c'est toi, mon Dieu !. Tu es revenu !

-- Et nous ne nous quitterons plus, n'est-ce pas ? ajouta-t-il en souriant. Tu me restes... Je ne te rends plus à ta madame Hogarth. Tu iras demain lui faire tes adieux... Et nous partons pour l'Angleterre !

-- Oh ! oui, emmène-moi ! s'écria-t-elle entrevoyant déjà le salut, plus encore pour lui que pour elle.

XLI

Ces péripéties étranges s'étaient précipitées d'une façon si foudroyante pour Catherine, l'emportant comme dans un tourbillon de tempête, sans réflexions, sans pensées, sans raison, qu'elle se réveilla le lendemain chez son mari, sans presque avoir eu conscience d'elle-même ; le fait annulant tout, remords, scrupules, terreurs, projets sinistres, invocations à la pitié.

L'entraînement insurmontable de la passion, plus fort que sa volonté, avait amené ce dénouement inouï. Tombée, déchue, souillée, craignant de le tuer par cette horrible révélation qui lui était montée aux lèvres, impuissante enfin contre son propre cœur, elle se retrouvait là, près de lui, leur séparation annulée.

Avec son inconscience et son absence de sens moral, la. première pensée qui lui vint fut tout à ce bonheur effrayant.

Comme elle allait l'aimer, se dévouer à sa vie !

Avec quelle joie elle allait le suivre, le soutenir dans sa lutte. dût-elle avec lui travailler de ses mains !...

La nature de la femme a de singulières facultés d'oubli, et la pauvre Catherine était sincère. Se reprenant naïvement à ces jours passés près des Lorrain, dont le témoignage avait ramené Surville ; effaçant d'un seul coup ces erreurs de folle, accomplies depuis lors, et maintenant réprouvées par sa conversion sincère ; avec cette inconséquence qui était le fond de son caractère elle ne songeait plus qu'à se rendre digne, en épouse austère, de cette réconciliation inespérée.

Mais il fallait, avant tout, préserver son mari de la fatale découverte de l'horrible situation qu'il ignorait.

Il était peut-être possible à cette heure d'ensevelir à tout jamais sa triste faute ; Ils allaient partir pour Londres.

Une fois là, elle saurait l'empêcher de revenir à Paris.

Après le déjeuner qui fut pour eux comme une ivresse, ils arrangèrent leurs projets.

-- Veux-tu que je t'accompagne chez madame Hogarth, pour t'aider à ce dégagement si brusque ?... . lui dit-il gaiement.

-- Non, je préfère aller seule, répondit-elle, ne pouvant s'empêcher de rougir.

-- Eh bien, prends une voiture, et cours !... Je t'attends, je t'attends, je t'attends ! ajouta-t-i. en la couvrant encore de baisers par-dessus son voile.

Catherine avait déjà tout combiné. Il fallait paraître contrainte à cette démarche nécessaire, grâce à laquelle elle confirmait son mari dans une méprise qui l'avait sauvée.

Pour ne point remettre le pied rue Jean-Goujon, elle se rendit bien vite à Auteuil. Son parrain seul pouvait l'aider, la conseiller... Il fallait surtout qu'il allât reprendre son enfant.

Par bonheur, elle le trouva encore, comme il allait partir, agité d'un très grand émoi.

-- Comment ! c'est toi ! s'écria-t-il en l'apercevant. Ah çà ! mais que se passe-t-il ?. Chauvin sort d'ici, toute ta maison est en révolution... Tu n'y as pas reparu depuis hier.

-- Mon mari est revenu !... répondit-elle au premier mot.

Le vicomte lit un geste de stupeur, et, laissant tomber ses bras d'un air accablé :

-- Patatras !... dit-il, il ne manquait plus que cela !

Catherine lui eut bientôt tout raconté. En apprenant la réconciliation si imprévue des époux, il eut encore un plus grand effarement.

-- En voilà bien d'une autre ! reprit-il. Et tu es sûre qu'il ne sait rien ?...

-- Rien ! répliqua-t-elle.

-- Eh bien, ma fille, tu as une fière chance !.. Et, en tout cas, c'est raide !... Alors, qu'est-ce que tu vas faire ?

-- Nous partons pour Londres à deux heures. Maintenant, je vous en prie, sauvez-moi, sauvez-le !... Il se tuerait s'il apprenait tout !

A l'attitude consternée du vicomte, il eût été difficile de conjecturer s'il se réjouissait ou se désolait d'une aussi étonnante nouvelle.

A son tour, il apprit à Catherine ce qui s'était passé à son hôtel. Par un heureux hasard, la bonne qui avait ramené l'enfant, connaissant peu Paris, n'avait jamais pu se rappeler le nom de l'avenue de Villiers, ni rien su dire de la maison où elle avait laissé sa maîtresse. D'où était résultée l'impossibilité de toute recherche. Rien n'étant à craindre de ce côté, il était donc possible que Catherine disparût tout à coup, sans laisser de traces.

Quel que fût le sentiment du vicomte sur ce qui pouvait s'ensuivre d'une aussi scabreuse aventure, et bien qu'il comprît qu'il perdait à cette affaire ce dernier regain de grande vie qui reflorissait ses vieux ans, il aimait trop au fond sa filleule pour ne point faire transiger son égoïsme avec ses principes de gentilhomme : il prit galamment son parti.

-- Que le bon Dieu te bénisse ! Voilà qu'il faut maintenant que je t'escamote comme une muscade. Comme c'est commode ! Enfin, l'important d'abord, c'est que tu partes avec ton mari, sans qu'il puisse faire quelque mauvaise rencontre qui le renseigne. Tu vas le rejoindre tout de suite et ne pas le quitter. Moi, dans une heure, je t'amènerai l'enfant. que je vais aller reprendre là-bas. Je couvrirai l'affaire pour laisser croire à tes gens que tu rentreras dîner ce soir... Quant à toi, avec Victor : attention à ta langue, pas un mot, pas d'histoires, ne cherche pas surtout à vouloir rien expliquer, tu te vendrais !... Dis seulement que mistress Hogarth a été très bonne pour toi, que tu lui as tout confié et qu'elle a pris part au bonheur qui t'arrive... Est-ce bien compris ?

-- Oui ! répondit Catherine.

-- Bon !.. là-dessus, je surviendrai. Je connais mistress Hogarth, c'est moi qui t'ai placée chez elle... Attention encore de me laisser parler, de dire en tout comme moi, aussi pour les Lorrain.

-- Oui, oui. je vous le promets ! s'écria Catherine. Ah ! je savais bien que vous me sauveriez !

-- Heu ! heu ! reprit le vicomte, tout ça veut encore du tirage et dépend de ta tenue. L'important, sache-le bien, puisque les choses en sont là, c'est que tu t'arranges de façon à ne pas revenir à Paris, et de partir de Londres pour l'Amérique au plus tôt... -- T'a-t-il dit combien de temps lui prendra son affaire ?.. demanda-t-il par surcroît.

-- Huit jours au plus !

-- Alors, cela peut marcher !... Pendant ce temps-là, moi, je guetterai les Lorrain, qui reviennent cette semaine. Car c'est d'eux que ton mari pourrait tout apprendre. Je les verrai aussitôt qu'ils arriveront... Je leur dirai toute l'affaire, et, devant le fait de votre réconciliation accomplie, ils comprendront la nécessité de ne jamais souffler mot de tes frasques. D'autre part, pas un mot à ta mère... Pars sans qu'elle se doute de rien... Je me charge de lui annoncer moi-même que tu t'es fait enlever par ton mari. Ça sera drôle !

-- Oh ! mon bon parrain ! exclama Catherine se reprenant tout à coup à l'espoir, quel bonheur je vous devrai ! Et qu'aurais-je fait sans vous ?

-- Oui, oui, tu me cajoles, en me plantant là !.. Enfin, ma fille, si tu t'en tires, tâche cette fois de ne plus gâcher !... Car il ne faut pas te le dissimuler, vois-tu... pour le pauvre Victor, c'est raide !... -- Ah ! à propos, reprit-il pensant à tout, il te faut un bagage ! J'ai la clef de ton logement d'ici... Cours, en passant, prendre les vieilles nippes d'autrefois que tu y as laissées, pour toi et pour le petit.

XLII

Moins d'une heure après son départ, Catherine, complètement délivrée de toutes ses angoisses, revenait chez son mari, rapportant sa pauvre défroque de maîtresse de piano.

-- Ah ! te voilà !... s'écria Surville, je ne vivais déjà plus !

-- Oui, me voilà !... répondit- elle en se jetant dans ses bras. J'ai tout fini, je suis libre, toute à toi, toute à toi !... Ah ! que je t'aime !

-- Eh bien, tu pleures ?...

-- Oui, oui, c'est de bonheur, c'est de joie !.. Mais, toi aussi, te voilà des larmes...

-- Ma foi, chère ange, mêlons-les ! exclama-t-il en resserrant leur étreinte.

Et les pleurs se tarirent aussitôt, dans un de ces éclats de rire ineffables comme en ont seuls les amants.

-- Mais, et monsieur notre fils ?... reprit-il au bout d'un instant.

-- Mon parrain s'est chargé de l'amener. Il va venir.

-- Bon !

Quelques minutes plus tard, le vicomte, branlant sur ses jambes, arrivait avec l'enfant.

Bien que connaissant à fond les légèretés de ce viveur, en somme pas plus mauvais qu'un autre, Surville l'avait vu souvent pendant son temps de ménage, l'accueillant volontiers pour son esprit original.

A cette heure, toute de cœur et d'effusion, il fut naturellement le bienvenu, comme un rappel des jours si longtemps regrettés.

Plus remué qu'il ne l'eût voulu peut-être, le vieux roué joua carrément son rôle. Victor était trop heureux, pour ne point abonder de confiance dans toutes les réelles habiletés dont il ne pouvait suspecter la fourbe.

De son air le plus dégagé, tout en fêtant gaiement cette réconciliation charmante « qu'il avait d'ailleurs, disait il, toujours prévue », le parrain plaça incidemment les regrets de son amie, mistress Hogarth, « inconsolable de perdre Catherine, qu'elle aimait déjà en vérité comme une sœur ». Il parla avec aplomb des amis Lorrain..., « qu'il allait surprendre à leur retour, en leur racontant cette grande nouvelle d'un bonheur qui, en définitive, était certainement leur œuvre. »

-- Oh ! oui, oui ! s'écria naïvement Catherine, onbliant tout, et saisissant la main de son mari.

On se réjouit en famille ; après quoi, on se disposa à partir par l'express de deux heures.

Le vicomte voulut les accompagner au chemin de fer.

Au moment où Victor Surville prenait les tickets, et courait faire inscrire leurs bagages, Catherine, qui marchait comme dans un songe, était restée seule avec son parrain.

-- Vite, lui dit-il, un dernier mot ! Te voilà en route, il n'y a plus rien à craindre... J'ai tout arrangé là-bas pour un jour, en disant que tu es restée, hier, près d'une amie mourante. et que tu rentreras ce soir... La craque est simplette ; mais, pour l'instant, c'est tout ce qu'il faut. Demain, tu auras disparu, évanouie dans l'air... Personne au monde ne saura où tu es... pas même les Lorrain, dont je me charge. Quant à ta mère, pour prévenir ses sottises, je vais lui raconter tout simplement, sans plus, qu'elle aura de tes nouvelles par moi... Garde-toi donc de lui écrire ! Elle ne doit découvrir le pot aux roses que lorsque tu seras .en Amérique. Je lui composerai un bouquet de cette heureuse escapade... D'ici là, du reste, comme je me trouve un peu en fonds, j'irai peut-être te dire adieu à Londres. Là-dessus, ma pauvre linotte, comme dit Victor, attention à ne plus démolir !...

-- Oh ! cette fois !... répondit-elle !

-- Bah ! cette fois comme les autres !... Tu n'as pas de tête, ma fille, et ta diable d'imagination t'emporte. Il y a beaucoup de femmes comme ça... Tu es le type de l'inconscience, voilà tout... C'est plus commode pour faire tout ce qu'on veut. seulement, il arrive toujours un moment où ça se paye... Maintenant, surtout, tiens ta langue. Pas d'histoires.

-- Je vous le promets !... dit-elle en l'embrassant.

Surville revenait.

Une fois en chemin de fer, Catherine respira, comme échappée au principal danger.

Afin de voyager seuls, elle et lui, avec l'enfant, Victor avait retenu un coupé.

Ce voyage était un enchantement.

Après une séparation de deux années si pleines de désespoir, tout était bonheur et joie pour eux ; ils se regardaient, s'écoutaient, retrouvant l'un chez l'autre quelque rappel effacé, un tour de phrase, une inflexion, ou quelque geste familier d'autrefois. Ou bien, ils s'étudiaient curieusement dans les changements survenus. Il la trouvait plus posée, plus sérieuse, disait-il, sans qu'elle eût rien perdu de cette grâce jeune qui était son irrésistible charme.

Après de si longs jours d'une commune souffrance, éprouvée si loin l'un de l'autre, ce renouveau de leur amour les plongeait dans une inexprimable ivresse.

Et puis, c'était l'enfant, entre eux, riant, babillant, questionnant, allant d'une portière à l'autre. Il y avait dans tout cela une intensité de sensations toutes vives qu'ils n'avaient jamais connues. Catherine était toute fière et toute attendrie de voir Victor dans son rôle de père, qu'il semblait jouer un peu surpris de lui-même, en retrouvant ce petit être qu'il avait quitté au berceau, et qui causait avec lui, sur ses genoux, fixant sur ses yeux ce grand regard tout pareil à celui de sa mère.

A la station d'Amiens, Surville proposa de descendre, pour aller au buffet.

Par prudence, Catherine refusa. Mais il fallait faire goûter l'enfant.

-- Emmène-le, dit-elle à son mari déjà sur le quai.

En les voyant s'éloigner tous deux gaiement, lui, tenant son fils par la main, elle ressentit un si profond élan de tendresse, qu'il lui sembla que son âme planait dans le ciel.

-- Quel rêve, quel rêve, mon Dieu ! se dit-elle.

Mais, tout à coup, elle demeura glacée.

A quelques pas, deux jeunes gens en élégants costumes de voyage s'étaient brusquement arrêtés à sa vue. Elle les reconnut : c'étaient deux des principaux familiers de ses réceptions... Ils avaient plusieurs fois dîné chez elle.

Leurs regards ayant rencontré le sien, ils la saluèrent avec un sourire... Elle reçut un coup au cœur, et se prit à trembler qu'ils ne s'appruchassent pour lui parler. Elle détourna bien vite la tête...

Par bonheur, Victor et l'enfant revenaient ; elle leur cria de se hâter.

-- Nous t'apportons des gâteaux, dit son mari.

Le train repartit, Catherine encore une fois se rassura.

Vers minuit, ils étaient à Londres.

XLIII

La maison à laquelle Surville était attaché en Amérique, ayant un siège à Londres, y avait aussi une installation permanente pour les directeurs qui venaient à tour de rôle, selon les nécessités de leurs immenses affaires.

Une voiture les attendait à la gare.

Ils y montèrent, laissant un domestique aux bagages.

Un quart d'heure après, par un horrible temps de brume et de brouillard, ils arrivaient à Kentsington.

-- Nous voilà chez nous, dit Victor, comme ils entraient dans un superbe cottage, tout près du Muséum.

-- Quoi ! demanda Catherine, qui s'était attendue à descendre dans quelque hôtel, c'est ici que nous allons demeurer ?...

-- C'est la première des surprises que je te ménageais, répondit-il en riant.

-- Oh ! le méchant, qui m'a laissé croire pendant toute la route que j'allais être logée au hasard !

-- Bah ! tu en verras bien d'autres, ma chère adorée, reprit-il doucement radieux.

La demeure, d'un charmant aspect, avait ce luxe large et confortable du goût britannique.

Les ordres ayant été donnés, les gens avertis, tout était prêt pour les recevoir.

-- Mais c'est un conte de fée ! dit-elle lorsqu'il l'eut conduite dans une jolie chambre, où un feu flambait.

Une maid accorte et jeune, qui lui offrit ses services pour réparer le désordre du voyage, se chargea de coucher l'enfant.

-- Dépêche-toi ! lui dit Surville en la laissant, le souper nous attend.

Catherine continuait à marcher dans un rêve.

Un quart d'heure après, elle descendait rejoindre son mari dans un joli dining-room, fleuri, bien clos, tandis que, au dehors, le grésil battait sur les vitres.

Une table était toute dressée, chargée de victuailles froides et de pâtés de gibier. Au milieu, un grand somavar chauffait, accompagné d'un riche service à thé en vermeil.

A l'émerveillement de Catherine, Surville riait d'un air ravi. Ayant congédié les gens, il la fit asseoir près de lui.

-- Eh bien, comment trouves-tu ta maison ? lui demanda-t-il délibérément.

-- Mais qu'est-ce que tout cela veut dire ? exclama-t-elle. Je vais d'éblouissement en éblouissement. Quelle vie es-tu donc venu m'apporter ?

-- Ne t'effraye pas, reprit-il en souriant, ce train que tu vois représente tout simplement dans la Compagnie cent mille francs de frais généraux pour Londres. Et j'en prends ma part, voilà tout.

-- Mon Dieu ! ajouta-t-elle tout émue, quel malheur !... Moi, qui espérais me dévouer...

-- Mon pauvre ange ! dit-il en saisissant sa main, te dévouer. Ah ! il s'agit bien de cela maintenant !..

-- Mais tu es donc riche ? reprit-elle presque tristement, avec son grand regard étonné.

Il riait.

-- Allons, viens là, continua-t-il en l'attirant doucement sur son cœur comme pour la protéger, et tiens-toi bien !. Oui, nous sommes riches, très riches. Eh ! bien, voilà que tu trembles ?. Est-ce qu'il ne me fallait pas une fortune, pour notre enfant et pour toi ?

-- Ah ! Victor ! Victor !. s'écria-t-elle.

-- Allons, du calme, reprit-il. Cette joie-là ne doit pas te faire peur. Écoute notre histoire.

Et, la gardant embrassée, il lui raconta ce bonheur inouï, dû à leur séparation et qui tenait en trois mots.

Envoyé à Chicago par Lorrain dans une. immense usine, après une année d'études et de travaux, il avait eu la bonne fortune d'inventer un procédé nouveau de fabrication, qui triplait le produit déjà très considérable d'une industrie de premier ordre.

Par un de ces coups de chance, qui ne sont point rares au sérieux pays des dollars, la Compagnie très puissante, à laquelle il était attaché, avait adopté aussitôt sa découverte, avec cette hardiesse américaine qui ne recule jamais devant les capitaux d'une entreprise. Elle l'avait en outre nommé directeur en chef, en l'intéressant dans les résultats qu'il avait apportés. Ce qui lui constituait déjà, de ce seul fait, une fabuleuse fortune.

-- Tu vois comme je suis un grand homme, ajouta-t-il gentiment en achevant son histoire, et comme te voilà, toi-même, une très importante personne !... Or, ma chérie, comme en toute cette affaire, hors d'Amérique, notre brevet, en outre, m'appartient, nous sommes à Londres, pour signer un contrat... par lequel nous le vendons deux millions !

-- Traître, traître !.. s'écria-t-elle tout à coup. Et tu m'as enlevée, en me cachant tout cela !.

-- Bats-moi ! dit-il en riant. J'avais peur que, me revoyant si différent d'autrefois, tu ne voulusses plus d'un tel mari !

-- Ange ! exclama-t-elle, en se jetant à son cou, tu as toutes les grâces de cœur... Et me voilà forcée de ne plus t'adorer qu'à genoux !

L'ivresse de Catherine tenait du délire. Elle s'abandonnait à cette prodigieuse aventure, pouvant à peine se reconnaître et se retrouver, au milieu des assauts de ce bonheur presque effrayant, qui avait surgi si soudainement dans sa vie. Elle en était comme accablée... Et, par instant, elle ne pouvait s'empêcher de trembler. Il lui semblait à peine possible qu'une créature mortelle pût supporter pareille félicité sans en mourir.

Sauvée ! elle était sauvée... loin de tous ces périls de honte qui l'avaient courbée sous tant d'épouvantables terreurs... Elle était à Londres avec son enfant, son mari... sans que nul pût la reconnaître.

Parfois encore, cependant, malgré ses joies, malgré son esprit mobile toujours si prêt à l'illusion, quelque morsure au cœur la surprenait tout à coup, au milieu de cette inconcevable quiétude. Grand Dieu !. Si, de Paris, l'on avait suivi ses traces ?... Si sa mère, ou si Cambrelu, informés de cette fuite à Londres, survenaient à l'improviste ?...

Une lettre de son parrain, adressée poste restante, la soulagea enfin de ses plus vives craintes. Et, pour surcroit d'espérance, Surville étant enchauté de ne point retourner à Paris, leur départ direct de Londres pour New-York, fixé à huit jours, était absolument décidé.

Au bout d'une semaine pourtant, elle put se recueillir dans cet étonnant renoucment d'existence succédant à tant de troubles et de tourments. Après leur vie restreinte d'autrefois, ce nouveau train de ménage recommençant en pleine richesse, avait des grâces de chaque heure, et des émois charmants. Il fallait les voir, le matin, combinant leur journée, leurs achats.

Catherine voulait être économe, ils se querellaient pour un cadeau qu'il voulait lui offrir.

-- Je veux, je veux, je veux ! disait-il en lui prenant la tête, et lui fermant la bouche par un baiser. Je suis le maître, peut-être !

-- Oh ! oui, et même le tyran ! ajoutait-elle avec une jolie moue de victime qui les faisait rire aux larmes.

Puis ils partaient dans leur voiture, pour faire leurs courses, en amoureux, bravant le froid, emmitouflés dans des fourrures... Il lui décrivait l'installation déjà préparée pour elle à Chicago, aux bords du lac Michigan, lui racontait la vie qu'ils allaient mener, parlait des amis, du monde qu'elle allait trouver là-bas en arrivant.

Ils faisaient alors mille projets...

XLIV

Une des plus étranges inconséquences du caractère de bien des femmes, nous l'avons déjà dit, c'est cette surprenante faculté d'oubli de leurs plus tristes erreurs dans le passé ! le plus généralement dépourvues, par leur faiblesse même, des réelles notions de l'honneur, leur nature légère n'en reçoit que très superficiellement l'empreinte.

Toujours prêtes à s'illusionner sur elles-mêmes, ce seul fait qu'une chute est ignorée, suffit le plus souvent à l'apaisement de leur conscience. L'impunité les couvrant, leur imagination facile se paye de compromis, après lesquels il ne reste plus que le souvenir de l'égarement d'un instant. et la nécessité d'un secret,

Revenue de tant d'alarmes, Catherine en était là.

En pleine félicité, ces trois mois passés rue Jean-Goujon lui semblaient si loin déjà !...

Sa misère et son abandon n'avaient-ils pas été d'ailleurs la seule cause de cette abominable faute, hélas ! si cruellement expiée... Mais, pourtant encore, même au milieu de ses plus vives expansions avec son mari, cette pensée lancinante lui revenait parfois : s'il allait tout apprendre ?...

Enfin, un jour, le comte Aymar de Trédec arriva, lui apportant l'assurance que toute menace présente était du moins éloignée.

Bien que la disparition de la belle mistress Hogarth eût fait événement pour quelques intimes, le subtil parrain l'avait aisément expliquée par un voyage subit, nécessité par une affaire de famille...

Avec Cambrelu, accablé, sous ce" nouveau coup, d'une affreuse rechute de désespoir, il s'en était tiré en lui confiant, sous le sceau du plus grand mystère, que Catherine, surprise par l'arrivée de son mari, qui était tombé à l'hôtel, avait perdu la tête.

« Redoutant un duel fatal pour lui, tremblant pour ses propres jours... Ne songeant enfin qu'à se cacher avec son enfant, qu'elle craignait de se voir arracher..., elle avait fui, sans même avoir le temps de prévenir sa mère, et le chargeant de supplier son tuteur de ne point chercher à découvrir-l'asile secret où elle allait attendre qu'il fussent tous deux hors de péril... »

Le marchand de guano n'était pas brave. Chauvin et les gens lui ayant confirmé la réalité de cette visite de Victor ; à la suite d'une pareille confidence, ne faisant ni une ni deux, il avait quitté Paris le jour même, pour courir se mettre en sûreté dans son château de La Tremblaie.

Quant à Ida, de crédulité' moins facile, en apprenant cette histoire, et pénétrant du premier coup une nouvelle bêtise de sa fille, qui la ruinait, elle ne décolérait plus...

Par bonheur, ne sachant rien de ce qu'était devenue « la malheureuse », il lui était impossible d'intervenir.

L'arrivée du parrain fut encore une occasion de reconfort pour Catherine. Le départ, déjà fixé à trois jours de là, sous cette protection habile autant que dévouée, il était presque impossible à cette heure qu'un malheur pût l'atteindre.

Elle se voyait déjà sur le navire, avec son mari et son enfant, à jamais affranchie de ses horribles transes...

Libre, sauvée !

Ah ! comme elle allait racheter les égarements de son existence de folle !.

Comme elle allait le payer en bonheur pour effacer du moins ce dernier mensonge odieux d'oser lui revenir avilie !

Enfin, le jour du départ se leva...

Dès le matin, tous les préparatifs achevés, les bagages avaient été expédiés à la gare de Southampton.

XLV

Après déjeuner, dans le parloir du cottage. Surville, Catherine et le vicomte achevaient le café, en attendant l'heure. Le parrain ne devait les quitter qu'à leur embarquement.

La voiture était déjà rangée au bas du perron, lorsqu'un domestique entra, apportant la correspondance et les journaux du matin.

-- Oh ! je lirai tout cela en route ! dit Surville.

Il prenait le paquet, sur le plateau, pour le mettre dans sa poche, quand son regard tombant sur une adresse, il s'arrêta.

-- Tiens ! s'écria-t-il, des nouvelles de ce bon Lorrain, qui me reviennent d'Amérique !... D'après le timbre, elles sont datées d'un mois. Voyons vite ce qu'il dit.

Et, déchirant l'enveloppe, il en avait retiré la lettre qu'il parcourait machinalement, quand, à quelque étrange nouvelle sans doute, il fit un brusque geste d'effarement, et devint si pâle, qu'on eût dit qu'il se sentait foudroyé.

-- Mon Dieu ! s'écria-t-il.

Catherine, saisie d'un serrement de cœur affreux, regarda son parrain, frappé comme elle d'un pressentiment terrible.

Surville, près de la fenêtre, dévorait des yeux les lignes tracées par Lorrain. Un silence effrayant s'était fait tout à coup entre eux, et ses doigts crispés étaient si tremblants qu'on entendait le bruissement du papier.

Lorsqu'il eut achevé, passant machinalement sa main sur son front, il se retourna, rigide, l'œil sombre, presque hagard, les traits contractés par la plus horrible douleur, et, muet, il regarda sa femme.

-- Victor !... s'écria-t-elle éperdue.

-- Mais vous êtes donc la plus infâme des créatures !... dit-il froidement.

-- Pardon !... pardon !... gémit-elle d'un ton suppliant.

Il lui tendit la lettre de Lorrain.

-- Ainsi, reprit-il, de ce même calme concentré, mille fois plus effrayant que la colère ; ainsi, c'est vous qui étiez à la fois la fameuse « Buveuse de Perles », et cette riche mi stress Hogarth, qui n'était qu'une fille !. Et vous n'avez pas craint d'amener, chez moi, notre enfant que vous mêliez à cette vie !... Et vous avez osé redevenir ma femme... Et vous êtes là !...

-- Ah !... pardon ! répéta Catherine écrasée. J'ai été folle... La misère m'aperdue... Je t'aimais... En te revoyant, j'ai tremblé de te laisser apprendre mon malheur !...

-- Vous appelez votre malheur cette vie publique de prostituée, si éclatante, que le pauvre Lorrain me la dénonce en me demandant pardon de m'avoir trompé ?... Lui, qui me rappelait, en se portant garant pour vous !...

-- Oui, oui, s'écria la malheureuse, affolée sous ce terrible coup, je suis une infâme ! J'ai été lâche !... J'ai eu peur pour toi !

-- Peur pour moi ?... reprit-t-il, avec l'accent d'un impitoyable mépris. Étant ce que vous êtes devenue ?... Oh ! c'était bien inutile ! Des misérables de votre sorte, on se contente de les renvoyer au ruisseau !

-- Victor, mon ami..., hasarda le vicomte.

-- Ah ! taisez-vous, vous ! s'écria Surville avec éclat ; car, en tout cela, vous êtes encore plus indigne qu'elle !

-- Moi ?...

-- Eh ! sans doute, vous !... Quoi ! vous l'avez aidée ! Pour me la. faire ramasser dans cette boue !... me laissant ignorer que j'allais devenir, aux yeux de tous, un lâche et un vil coquin ! un mari complice, venant récolter le produit de sa femme, sous le lit d'un Cambrelu !

-- Non, non, sur mon honneur, je vous le jure, répondit Trédec vivement, je n'ai su votre retour et votre réconciliation que trop tard !

-- Trop tard ?. reprit Surville, quand vous êtes venu le lendemain !... Et vous ne m'avez pas crié qu'il me suffisait de payer la nuit de cette drôlesse, et de la rejeter dans la rue, en gardant mon enfant ?... Et vous m'avez menti comme elle, comme cette malheureuse, qui ne sait même pas encore à quel point tout cela était ignoble ?... Et vous alliez me laisser partir, l'emmenant, et me déshonorant... à ne jamais plus oser me montrer parmi les honnêtes gens, lorsque je reviendrais !... C'était ma vie perdue, mon nom marqué pour toujours d'une note d'infamie, dont je ne pouvais plus jamais me laver ! Quoi ! vous vous êtes fait complice de ce bon coup pour elle... Et vous avez joué ce rôle indigne d'un homme d'honneur !

Sous ces accusations accablantes, le frappant une à une, Trédec était devenu vert.

A ce moment, sa rouerie s'évanouissait.

-- Sacrebleu ! s'écria-t-il, avec un mouvement de rage contre lui-même, vous êtes heureux que j'aie mérité ces paroles-là... vous !

Catherine assistait à ces reproches, affaissée, consternée, égarée.

-- Allons, Catherine, ajouta le vicomte d'une voix mal assurée, il n'y a rien à répondre, ni plus rien à faire ici, qu'à courber le dos.

Catherine sentait que tout s'effondrait de sa vie.

Elle attendait le dernier mot qui allait la tuer.

A ce moment, l'enfant, prêt au départ, entrait à l'étourdie, avec un livre d'images pour la route, qu'il courut montrer à son père.

Un silence se fit subitement, rompant cette scène implacable et brutale. La présence de ce petit être donnait une intensité si effrayante aux conclusions de cet horrible débat, que tous trois demeurèrent glacés.

-- Partons-nous, papa ? dit l'enfant ravi d'un voyage.

-- Oui, mon chéri, répondit Surville en souriant. Nous allons partir, comme deux hommes, tous les deux, dans la voiture... Ta mère ira de son côté avec son parrain...

XLVI

Trois jours après, à Paris, l'hôtel de la rue Jean-Goujon était en gala. On y célébrait par un grand dîner le retour de la « Buveuse de perles » revenue de voyage.

Une vingtaine de convives choisis parmi les marquants de la grande vie, une demi-douzaine d'artistes et de gens de lettres célèbres, deux reporters de journaux importants...

Par une originalité charmante, et pour faire mieux fête à ce petit cercle intime, Catherine avait revêtu en cette mémorable circonstance le merveilleux costume de la Cléopâtre de son portrait ; et, resplendissante, présidait aux joies du festin.

Sa tête fine, ceinte du pschent surmonté d'un ibis d'émeraudes, de diamants et de rubis ; avec ses airs de nymphe, elle semblait être descendue de son Olympe pour marcher parmi les mortels. Son péplum léger, drapé de l'épaule gauche sous son aisselle droite, laissait à nu son bras poli aux attaches divines. Le blanc, la pourpre et l'or sobre de sa chlamyde rehaussaient cette idéale fraîcheur de son teint, ce jour-là un peu plus mat et d'une pâleur de gardénia. Ses grands yeux noirs, langoureusement cernés de bistre, aux regards à la fois ingénus et profonds, avaient une animation étrange et très rare dans cette indolence un peu hautaine de fille de lord, qui exaltait la fierté d'Ida.

En face d'elle, à la place du maître de maison, le vicomte de Trédec, son parrain, faisait les honneurs avec sa belle désinvolture, et surtout ce cachet de suprême élégance toujours juste, dont il savait empreindre ses moindres gestes, du moment qu'il était assis.

A la droite de mistress Hogarth-Cléopâtre, exultant, mais ne pouvant comprendre pourquoi on l'appelait Antoine, l'heureux Cambrelu, qui venait d'être encore plus durement cahoté cette fois par les traverses d'une passion pour lui si pleine d'orages, renaissait de nouveau à la vie. Pourtant, bien que sorti de la peur d'une péripétie tragique, que la brusque arrivée du mari avait un instant déchaînée sur sa tête, et malgré le séjour fortifiant de la campagne, pendant les deux semaines qu'il s'était tenu caché, de trop terribles transes l'avaient encore maigri... Par bonheur, la nouvelle certaine de l'embarquement de Surville et de l'enfant pour l'Amérique, attestée par le vicomte Aymar, et le retour de Catherine, l'avaient réconforté soudain.

Les somptuosités folles de ce grand train, l'éclat des lumières, le ton relevé des convives, qui tous étaient quelqu'un par l'esprit, les façons ou le talent, donnaient à la fête l'enjouement fantaisiste de bonne compagnie de ce certain monde supérieur et charmant ne vivant qu'entre soi, et qui ne compte guère à Paris qu'un millier d'élus.

Déjà les têtes étaient montées, et les propos s'échangeaient, les mots partaient, vifs, ailés comme des flèches, empreints de cet humour original et délibéré qui descend volontiers des hauteurs de l'esthétique au coq-à-l'âne réussi...

Un Parnassien, qui limait un sonnet, demandait une rime riche à mistress Hogarth.

-- Cléopâtre ! lui cria très sérieusement Cambrelu.

Ce fut une véritable allégresse. On l'applaudit à tout rompre. Il se rengorgea.

Le courant de gaieté était lancé.

. Catherine, en ses habits pompeux, jouait son rôle à ravir, à la fois à chacun et à tous, en généreuse souveraine, avec ses allures de déesse, d'un charme si étrange. Vibrante, animée... Par instants, les éclats de son joli rire sonore, un peu nerveux peut-être, s'élevaient en notes joyeuses... Paraissant grisée de bonheur, on eût dit que, ce soir-là, elle eût résolu de faire sauter sa cornette bjasonnée de fille de lord par-dessus les moulins.

A côté d'elle, Cambrelu jubilait, sentimental. les yeux tout ronds, la bouche ouverte dans son expression béate. Il trônait enfin dans sa gloire et dans ses millions ; crevant d'orgueil, touchant au septième ciel des marchands de guano, il commençait même à devenir un peu tendre.

A un moment, il se pencha vers l'oreille de Catherine, et, tout bas :

-- Mon chéri, dit-il suppliant, j'espère que ce soir, enfin, tu ne me renverras pas. Elle le regarda avec un audacieux sourire, et, lui répondant tout haut :

-- N'êtes-vous pas mon seigneur et mon maître, ô Antoine ! et ne me payez-vous pas !... Sur les bords du Cydnus, ce soir.... j'irai t'attendre.

Cette témérité de riposte produisit un inénarrable effet.

-- Méchante, et vous aussi vous m'appelez Antoine, à cause de la Tentation. Mais je n'ai pas son compagnon !... ajouta-t-il finement.

-- Tout beau, Cambrelu, s'écria Brémont le peintre, ne pas médire de l'animal !.. On ne sait jamais ce qu'on deviendra !.. Horace, lui-même s'intitulait : Epicuri de grege porcum !

-- Tout homme a dans le cœur un cochon qui sommeille ;

Mais à la voix du sens, l'animal se réveille.

déclama le Parnassien, d'un air rêveur.

-- Une couronne de roses à Antoine-Cambrelu ! dit une voix.

En un clin d'œil, les fleurs d'un surtout furent tressées, et Catherine, de ses mains, orna le chef dénudé du marchand de guano ravi.

Dès cette heure, il se voyait enfin l'amant en titre et déclaré de la belle mistress Hogarth. Un million de plus, tombant par hasard dans sa caisse, ne lui eût certes point causé pareille joie.

Bientôt on s'égara dans les toasts.

Le vicomte commença courtoisement le feu en faveur de X., le sculpteur, qui allait faire le buste de Catherine, et dont une grande œuvre, toute récente, venait d'avoir un immense succès.

On but à la mode anglaise, avec les trois hourras,

Le Parnassien lut le fameux sonnet si connu depuis :

Si Cléopâtre avait eu tes grands yeux

.....................

Ce fut un délire.

Avec une adorable crânerie, du bout de ses doigts, mistress Hogarth fit voler un baiser à travers la table, pour récompenser son poète.

Le dernier toast enfin fut porté, par le charmant prince de C..., « à la Buveuse de perles ».

Catherine se leva, souriante, et, avec sa grâce bizarre de bacchante enivrée, prenant sa  coupe à demi pleine d'une neige de champagne rosé, elle jeta ces mots de sa voix d'or :

-- A vous tous, amis et compagnons de mes heures de gloire, au plaisir, à la fête, . aux. cocottes, aux millions !...

-- Bravo ! brava ! cria-t-on.

-- Silence, silence, laissez achever ! Elle est superbe !

Catherine, alors, les dominant tous, arracha d'un coup brusque son splendide collier, dont les trois rangs de perles s'égrenèrent sur la table et sur le tapis ; elle en prit une, et, campée comme dans son portrait, elle continua :

-- A vous tous, je bois ces perles, à l'amour, au bonheur, à ma mère. qui m'a faite si belle.

Puis, se tournant vers le marchand de guano, et fixant sur lui son grand regard sombre, avec un accent étrange :

-- A Cambrelu !. dit-elle.

De son geste de reine, elle but.

La coupe avait à peine touché ses lèvres, qu'elle tomba foudroyée.

On se précipita. Elle était morte.

.....................

-- Ce doit être de l'aconitine, dit le docteur F... Victor Surville a fait de très beaux travaux sur cette substance, avec Lorrain.

Cambrelu effaré, effondré, se jeta dans les bras du vicomte de Trédec.

-- Fichez-moi la paix, vous ! dit le parrain en le repoussant d'un mouvement si véhément, qu'il flageola lui-même sur ses jambes.

-- Décidé, ajouta-t-il, avec un soupir triste, la pauvre linotte n'était pas faite pour ça !

Ce fut l'oraison funèbre de la BUVEUSE DE PERLES.

FIN

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TextGrid Repository (2022). French Novel Corpus (ELTeC-fra). La Buveuse de perles. La Buveuse de perles. European Literary Text Collection (ELTeC). ELTeC conversion. https://hdl.handle.net/21.T11991/0000-001B-D2FD-9