PREMIÈRE PARTIE
I

Quand j'étais au collège – il y a de ceci trente ans et plus –, j'allais chaque année passer une partie de mes vacances chez un oncle de ma mère, lequel habitait une jolie maison de campagne dans la haute Provence, à quelques lieues de la frontière du Piémont. Cet oncle était un ancien bénédictin tout pétri de science et nourri d'in-folio ; on s'accordait à dire qu'il aurait été une des gloires de la savante congrégation de Saint-Maur, si la Révolution ne l'avait chassé de son couvent lorsqu'il achevait à peine son noviciat.

Dom Gérusac, comme on l'appelait encore dans la famille, n'avait guère que vingt-cinq ans lors de la promulgation du décret qui rompait ses vœux religieux ; mais il ne profita pas du bénéfice de cette loi pour rentrer dans le courant des choses humaines. Il n'essaya pas non plus de retourner à la vie monastique, et n'alla pas, comme la plupart des membres de l'ordre, reprendre dans quelque couvent d'Espagne ou d'Italie l'habit de saint Benoît. Quand l'orage révolutionnaire fut un peu apaisé, il réunit les débris de l'héritage paternel, et se réfugia sur un coin de terre qu'il appela Saint-Pierre-de-Corbie, en souvenir de la célèbre maison où il avait passé les premières années de sa studieuse jeunesse. Ce petit domaine était pour ainsi dire caché dans un pli des Alpes, sur le versant méridional de cette chaîne de montagnes qui va s'abaissant graduellement jusqu'à l'embouchure du Var. C'était un site tout à la fois sauvage et riant ; la maison, bâtie sur une petite colline, était dominée par d'immenses cônes rocheux aux pentes desquels croissaient quelques bouquets de chênes et une multitude d'arbrisseaux. On y arrivait par un chemin sinueux, bordé de saules et de peupliers d'Italie. Ces arbres formaient, des deux côtés, comme un clair rideau de feuillage, à travers lequel on apercevait des prairies, des vergers d'oliviers et des allées de vignes qui ressemblaient à de longs rubans verts de diverses nuances, déroulés sur un sol crayeux.

Ordinairement la diligence me déposait au bord de la grande route, à une bonne lieue de là, et je prenais un chemin de traverse où jamais cocher ni voiturier n'aurait osé lancer son équipage. J'avançais leste et content sur cette voie peu fréquentée ; j'étais ravi de m'en aller ainsi tout seul, mes hardes nouées dans un mouchoir et le bâton de voyageur à la main, comme si j'allais faire mon tour de France.

En approchant, je pressais encore le pas, et lorsque j'entrais enfin dans l'allée, je m'arrêtais un moment, regardant de tous côtés et reconnaissant, avec une joie inexprimable, chaque arbre, chaque banc de pierre, chaque petit ruisseau perdu dans l'herbe. C'était toujours le même tableau paisible et charmant : en haut, la maison avec sa façade blanche et son toit rouge,au-dessus duquel tournoyait un long jet de fumée ; plus bas, le jardin encore vert et fleuri comme au printemps ; à l'entour, le verger où les pommiers tout rouges et les pruniers tout violets ployaient sous le poids des fruits mûrs ; puis encore au-delà, les belles montagnes couronnées de chênes où l'on entendait le bêlement des troupeaux.

Le bon vieil oncle venait au-devant de moi les bras ouverts, s'informait avant tout si j'arrivais chargé de lauriers universitaires et ne manquait pas de me complimenter en latin quand je lui avais annoncé mes succès ; puis, remarquant que j'étais en nage, il se hâtait de me faire entrer dans le petit salon du rez-de-chaussée et d'appeler Manon, sa vieille servante, pour qu'elle me fît un verre de vin sucré et me débarrassât de mon bagage.

L'impression que faisait sur moi la vue de Manon était comme une compensation désagréable du ravissement que je venais d'éprouver en me retrouvant dans ce charmant séjour. C'était bien la plus laide créature que j'aie jamais envisagée ; elle avait je ne sais quoi de rechigné, de tristement vieux qui me causait une invincible répulsion. Quand j'étais un garçonnet de huit ou dix ans, je n'osais la regarder en face, et, plus tard, je ne la voyais jamais sans me rappeler involontairement les personnages de la légende infernale ; elle me faisait l'effet d'un vampire, d'une goule, avec sa longue taille raide, ses mains osseuses, son œil éraillé et les rides innombrables qui sillonnaient son front blême. C'était du reste une servante comme on n'en voit guère, active, exacte, soumise et silencieuse jusqu'à la taciturnité.

Mon oncle avait arrangé son intérieur avec la simplicité recherchée, le luxe commode et solide des anciennes maisons religieuses. Tout chez lui, hormis la vieille Marion, avait un aspect agréable et gai. L'ameublement du petit salon où il se tenait habituellement était d'une élégance modeste dont on ne découvrait que peu à peu les raffinements. Tout y était calculé pour la vie paisible, studieuse et contemplative. Les fauteuils douillets et profonds glissaient doucement sur leurs roulettes et venaient se ranger presque d'eux-mêmes autour de la cheminée, où dès le mois de septembre on allumait, vers le soir, un petit feu clair. Des vases du Japon, toujours garnis de fleurs, surmontaient les encoignures, et les boiseries peintes en gris encadraient quatre grandes toiles qui représentaient des paysages historiques. Une large porte toujours ouverte laissait apercevoir une seconde pièce dont les lambris étaient entièrement tapissés des trésors bibliographiques amassés par mon oncle. Là figuraient, en bel ordre, le bataillon profane des auteurs latins, la savante cohorte des bénédictins de Saint-Maur, et la foule des écrivains moins illustres qui se sont appliqués à l'étude de nos vieilles chroniques nationales. Quelques poètes modernes s'étaient égarés parmi ces gros in-folio, et leur reliure élégante brillait çà et là sur les rayons poudreux. Plusieurs tableaux dont mon oncle faisait grand cas et une suite très curieuse de vieilles estampes ornaient la salle à manger qui précédait le petit salon, et il y avait sur le modeste buffet de noyer quelques pièces d'argenterie d'un beau travail ; mais j'avoue que toutes ces raretés attiraient bien moins mon attention qu'une peinture fort médiocre que dom Gérusac avait jugé à propos de placer au-dessus du trumeau de la cheminée. C'était un pastel tant soit peu pâli par le temps et dont la bordure ovale était endommagée en plus d'un endroit. Il représentait une femme dans toute la splendeur de la jeunesse et de la plus éclatante beauté. Son ajustement était à peu près celui des bergères de Watteau ; un long corsage busqué et orné d'une échelle de rubans roses soutenait sa taille ronde et fine ; elle portait en guise de bracelet un large velours noir, noué autour de son beau bras nu jusqu'au coude, et ses cheveux poudrés étaient simplement rattachés avec des pompons d'un bleu pâle. Cette figure avait une expression souveraine attrayante ; les yeux bleus et légèrement saillants étaient pleins de flammes et de langueur ; la bouche, qui s'entrouvrait avec un vague sourire, laissait apercevoir des dents du plus pur émail et ressemblait à une fleur de grenade dans le calice de laquelle seraient tombés des jasmins.

Ma place à table était en face de la cheminée, et je ne pouvais lever la vue sans voir cette ravissante personne, qui de son côté semblait me regarder du haut de son cadre et me sourire avec une tendre langueur ; mais si mes yeux s'abaissaient, ils rencontraient inévitablement le visage sec et rechigné de Marion, qui debout derrière le fauteuil de dom Gérusac changeait nos assiettes et nous servait silencieusement à boire. Ce contraste me faisait toujours une certaine impression et augmentait, s'il est possible, l'espèce d'antipathie que m'inspirait la vieille servante. Peut-être me serais-je mieux habitué à sa sombre laideur, si je n'avais eu si souvent devant les yeux ce type idéal, cette fraîche et radieuse beauté. Quant à mon oncle, il avait pour certaines choses la simplicité d'un saint et l'indifférence d'un savant. Jamais, j'en suis convaincu, il n'avait pris garde à la figure de Marion. Un jour que je m'avisais de lui demander s'il se souvenait de l'avoir vue moins sèche et moins ridée, il réfléchit un peu et me répondit ingénument :

— Ma foi non ; est-ce que tu crois qu'elle est vieille ? Je n'ai jamais songé à lui demander son âge. Elle doit avoir une soixantaine d'années, comme moi.

Et comme je me récriais, il ajouta :

— Peut-être même est-elle plus jeune ; il y a des personnes qui sont ainsi vieilles avant le temps. Depuis dix ans qu'elle est à mon service, il me semble que je lui ai toujours vu la même figure. Du reste elle est active et robuste comme une jeune fille.

Dom Gérusac vivait tout à fait retiré du monde ; il n'était en correspondance qu'avec les sociétés savantes auxquelles il adressait ses travaux, et ne recevait guère que quelques membres de sa famille qui de loin en loin venaient le visiter. Un bon vieux prêtre appelé l'abbé Lambert était la seule personne qu'on rencontrât souvent sur le chemin de Saint-Pierre ; une fois la semaine, durant les vacances, je le voyais arriver, sa pauvre soutane retroussée dans les poches, son bréviaire sous le bras et son bâton de lambrusque à la main. C'était lui qui desservait la paroisse de Malepeire, sur les confins de laquelle était situé le domaine de mon oncle, et le digne homme était certainement le plus pauvre curé de France. Ses ouailles étaient dispersées sur un vaste territoire, couvert de bois, coupé par des vallées profondes et traversé par des torrents souvent infranchissables. Le village de Malepeire, situé à peu près au centre de la paroisse, n'avait guère qu'une centaine d'habitants ; mais, à en juger par ses murs d'enceinte et par les habitations qui s'écroulaient, la population avait dû être jadis plus considérable. L'église, dont la flèche gothique dominait encore tous les alentours, était un assez vaste édifice où l'on retrouvait les traces d'une ancienne splendeur ; de magnifiques vitraux décoraient le sanctuaire, et des sculptures mutilées, des cadres brisés, indiquaient la place où l'on voyait jadis des œuvres d'art.

Le village de Malepeire était situé à une lieue de Saint-Pierre, par-delà une haute montagne que nous gravissions tous les dimanches pour aller entendre la messe, car dom Gérusac ne se dispensait pas de ce devoir, bien qu'il eût renoncé depuis longtemps aux pratiques de la vie religieuse. Par un phénomène ordinaire dans les contrées alpestres, nous jouissions d'une température égale et douce sur le versant méridional de la montagne, tandis que de fréquents orages crevaient sur les terres hautes et que le froid se faisait sentir dans le reste de la paroisse. Aussi ne manquions-nous pas de prendre nos précautions avant de gravir ces plateaux élevés ; Marion partait la première, chargée de nos manteaux, et allait nous attendre à l'entrée d'une gorge qui coupait le sommet de la montagne, et où soufflait ordinairement un courant d'air glacé. La vieille servante avait en outre un panier passé au bras et une lourde besace sur l'épaule : c'étaient notre déjeuner et les aumônes de mon oncle qu'elle s'obstinait à transporter ainsi, au lieu de les placer en manière de porte-manteau sur le pacifique bourriquet que montait dom Gérusac.

Ordinairement nous faisions une petite halte en arrivant à la gorge dont je viens de parler. Cet endroit qu'on appelait le Pas de Malepeire avait un aspect sombre et sauvage qui me plaisait singulièrement. Le rocher, coupé par quelque convulsion du monde antédiluvien, présentait un écartement dont les parois étaient presque perpendiculaires, et sa double crête, profondément déchiquetée, se dessinait en noirs festons sur le ciel d'un bleu pâle. Le fond de cette fente prodigieuse était entièrement couvert d'une multitude de plantes et d'arbrisseaux dont les enlacements inextricables cachaient des abîmes. Le chemin était tracé entre le rocher stérile et ces masses de verdure sous lesquelles on entendait murmurer les eaux rapides d'un torrent. Une telle voie de communication était impraticable en hiver, quand la neige nivelait tous les accidents de terrain ; mais durant l'été on y marchait à l'ombre, sur un tapis de mousse et de gazon, en respirant les vives fraîcheurs qui s'élevaient des gouffres de verdure que côtoyait le sentier. Un immense bloc de rochers barrait l'entrée de ce défilé, et s'avançait comme un promontoire au-dessus des terrains bouleversés qui formaient le versant septentrional de la montagne. Au sommet de cette espèce d'arête, dont les pentes arides tombaient presque à pic sur le village, on apercevait les murailles à jour et les tours ruinées du château de Malepeire.

Lorsque nous arrivions à l'entrée de la gorge, Marion, qui nous attendait assise au pied des rochers, venait au-devant de nous pour aider dom Gérusac à mettre pied à terre ; ensuite elle déployait nos manteaux, les jetait silencieusement sur nos épaules, et poursuivait aussitôt son chemin en tirant le bourriquet par la bride.

— En vérité cette fille a les jambes de l'autruche, qui fait, dit-on, sept lieues à l'heure ! s'écriait mon bon oncle en la suivant du regard. La voilà déjà hors de vue…

« Tant mieux ! » disais-je en moi-même, car la figure de Marion me gâtait le paysage ; mon imagination se révoltait à l'aspect de cette bergère des Alpes en toilette du dimanche, avec sa grosse chaussure, son affreux chapeau de paille noire, relevé sur son vieux chignon, et son déshabillé d'indienne dont les manches coupées au coude laissaient à nu ses longs bras décharnés. Quand elle avait disparu, je suivais plus lentement le sentier ; mon imagination s'éveillait au milieu de ces agrestes solitudes, et je contemplais avec un vague enthousiasme le tableau qui s'offrait à mes regards lorsque j'atteignais l'extrémité de la gorge. J'étais alors en face du rocher à la cime duquel s'élevait jadis le château seigneurial ; au pied de ce bloc gigantesque, j'apercevais la petite église et les maisons du village irrégulièrement groupées à l'entour, et devant l'église une place assez vaste, ombragée par deux ormeaux, dont les troncs très rapprochés étaient soudés en quelque sorte, de manière à ne former qu'un seul arbre, le plus grand et le plus beau qu'il y eût dans toute la contrée. Par-delà le hameau s'ouvrait une immense perspective où l'œil ne saisissait aucun détail ; on eût dit que dans quelque convulsion de notre globe ces terrains bouleversés et mouvants s'étaient solidifiés tout à coup et avaient formé les vagues immobiles d'un océan de montagnes. Les ruines qui dominaient ce sévère paysage formaient une masse imposante où l'on retrouvait l'architecture de plusieurs époques. Dom Gérusac n'avait pas manqué de m'expliquer, en passant, le caractère de ces diverses constructions ; selon lui, la tour principale avait vu camper sur ce plateau les légions romaines ; le mur d'enceinte qui l'environnait datait des temps féodaux, tandis que la façade cantonnée de deux pavillons élégants était tout à fait moderne. Quoi qu'il en soit, toutes ces constructions, sans portes ni toitures, avaient un aspect également délabré.

Parfois j'avais interrogé mon oncle sur les anciens seigneurs de Malepeire ; mais le digne homme ne s'était pas occupé des traditions locales, et il me répondait en hochant la tête :

— C'est le chaos à débrouiller, que l'histoire de ces grandes familles. Pourtant les documents ne manquent pas, il y en a de très précieux dans le cartulaire de l'église de Saint-Maurin, lequel est en ma possession. Dernièrement j'ai jeté les yeux, par hasard, sur un titre qui fournit la preuve incontestable que Ferrand, septième baron de Malepeire, fut un des seize seigneurs provençaux qui passèrent en Terre Sainte avec Godefroy de Bouillon. Quelque jour j'entreprendrai une notice sur ce sujet, et je te promets de te la faire lire.

En attendant la chronique de ce Ferrand le Croisé, je tentai de me faire raconter par Marion l'histoire plus récente du pays. Un jour que nous montions à Malepeire, je la rejoignis à l'entrée de la gorge, et au lieu de l'éviter comme de coutume, je commençai résolument l'entretien :

— Voilà une belle matinée, lui dis-je en l'abordant ; je me sens léger comme un chamois, et j'ai marché si vite sans m'en apercevoir, que j'ai laissé mon oncle là-bas, là-bas. Voulez-vous me permettre de m'asseoir à côté de vous, pour l'attendre, ma chère Marion ?

Elle se rangea un peu pour me faire place, détourna la tête avec sa mauvaise grâce ordinaire, et se mit à fouiller et à arranger son panier, évidemment pour se dispenser de m'adresser la parole ; mais je repris aussitôt sans me déconcerter :

— Il y a bien des années déjà que vous faites ce chemin, ma chère Marion ; est-ce que vous ne commencez pas à le trouver un peu long et difficile pour vos pauvres jambes ?

— Non, monsieur, me répondit-elle avec cet accent bref et ce son de voix fêlé particulier aux vieilles femmes de méchante humeur.

Je ne me rebutai pas cependant.

— Avant la Révolution, il y avait là-haut un beau château, continuai-je en regardant les ruines. L'avez-vous vu en ce temps-là, Marion, du temps qu'il était encore habité par les anciens seigneurs ?

Comme elle ne répondait pas, j'ajoutai poliment :

— Vous deviez être bien jeune alors ?

— Si jeune, que je ne me rappelle rien de tout cela, fit-elle d'un ton rogue, et, ramassant la besace et le panier, elle alla au-devant de mon oncle.

Cette réponse me parut une coquetterie comique dans la bouche de Marion ; évidemment elle avait pour le moins l'âge de discrétion à l'époque où finissait l'Ancien Régime. Je questionnai non moins inutilement l'abbé Lambert ; le digne homme ne desservait la cure de Malepeire que depuis le rétablissement du culte. Les paysans n'étaient pas mieux au fait de l'histoire locale ; ils se souciaient fort peu de ce qui s'était passé autrefois, et la jeune génération ne savait pas, j'en suis convaincu, s'il y avait trente ans ou trente siècles que le château des barons de Malepeire avait été démoli. Une fois cependant que je m'étais arrêté sous l'ombrage, à la porte de l'église, un petit paysan dit en me montrant les ormeaux d'un air glorieux :

— N'est-ce pas, monsieur, que voilà deux beaux arbres, bien droits, bien feuillés ? Il y a pour le moins cinquante nids de pies dans les plus hautes branches. Je me suis laissé dire qu'on n'en trouverait pas de pareil dans toute la Provence et même encore plus loin.

— Ils ne me semblent pas très vieux, dis-je en considérant les branchages vigoureux dont les entrelacements formaient un impénétrable dôme de verdure.

— Eh ! eh ! qui sait ? reprit le petit paysan. Qui sait combien il y a d'années qu'ils ont été plantés et baptisés ?

— Baptisés ? m'écriai-je.

— Oui, monsieur ; celui de ce côté s'appelle monsieur le marquis et l'autre monsieur le baron.

— Et pourquoi, mon garçon ?

— Ah ! pourquoi ? fit-il en haussant les épaules d'un air insouciant, ma foi, je ne l'ai jamais entendu dire ; il y a si longtemps de cela, que personne n'en sait rien.

II

J'ai dit qu'il y avait dans la salle à manger de mon oncle un pastel qui captivait singulièrement mon attention ; cette peinture figurait au-dessus d'un antique miroir où l'on se voyait affreusement vert. Il y avait en outre, sur la cheminée, deux petites tasses de Sèvres enjolivées de chiffres et de guirlandes en miniature, deux vrais bijoux où Marion fourrait ses paquets d'allumettes. Je ne sais comment j'en étais venu à me figurer que le miroir, les tasses et le pastel avaient fait partie du même mobilier ; que l'original du portrait s'était regardé souvent dans la glace verdâtre et que ses lèvres purpurines avaient touché plus d'une fois le rebord des tasses de porcelaine. Cette idée s'étant emparée de mon imagination, je fus tourmenté d'une véhémente curiosité, et je formai une foule de conjectures, qui ressemblaient à des chapitres de roman. Peu à peu, un sentiment étrange, inouï, naquit de cette préoccupation. À force de contempler ce vieux portrait, dont le regard chargé de languissantes ardeurs semblait s'arrêter sur moi, j'en devins éperdument amoureux. J'éprouvais à son aspect les secrets transports où m'aurait jeté la présence d'une maîtresse vivante. Tous les objets qui décoraient la cheminée étaient devenus pour moi de mystérieuses reliques ; dans l'ingénuité de mon amour, je leur rendais une espèce de culte : j'avais jeté les allumettes de Marion, et chaque jour je mettais à la place les plus belles fleurs que je pouvais trouver dans le parterre. Tandis que dom Gérusac me croyait absorbé dans la lecture de ses in-folio, je rêvais, les coudes sur mon pupitre, et les emportements de ma passion allaient jusqu'à me rendre poète : je faisais des vers pour cette beauté qui n'existait qu'en peinture. Quand cette folie me prit, j'avais dix-sept ans et je venais de finir ma rhétorique. Au milieu de ces troubles intérieurs, je conservais assez d'empire sur moi-même pour dissimuler les émotions continuelles, l'amour bizarre, extravagant, auquel j'étais en proie ; l'idée seule qu'on pourrait le soupçonner me causait une mortelle honte. Ma curiosité était devenue un insupportable tourment d'esprit ; j'en étais venu aux suppositions chimériques ; je cherchais sans cesse l'origine et le nom de cette beauté fatale, qui s'était fait peindre, il y avait cent ans peut-être, pour le bonheur et le tourment de ma vie. Rien n'eût été plus simple que de chercher à éclaircir un tel fait, je n'avais qu'à interroger mon oncle ; mais ma tête se troublait à la seule idée de cette explication, je tremblais d'aborder ce sujet et de trahir par quelque signe involontaire ce qui se passait au fond de mon cœur… Un jour cependant que nous étions à table, le courage me vint tout à coup, je levai les yeux et m'écriai en feignant de rire :

— Eh ! eh ! mon cher oncle, vous avez-là un vieux miroir qui donne aux gens un visage de cire verte.

— C'est un bien joli meuble pourtant, répliqua dom Gérusac, le cadre est d'ébène incrusté d'argent et de nacre ; par malheur le couronnement a été brisé ; je suppose que c'étaient des armoiries avec supports et cimier. J'ai trouvé cela à D…, dans la boutique d'un fripier, le pastel et les tasses aussi ; le tout pêle-mêle avec de vieilles ferrailles.

Le cœur me battait, je repris d'une voix étranglée :

— Ces objets provenaient de quelque maison riche, pillée à la Révolution ?

— Très probablement, répondit mon oncle, mais je ne vois nul indice auquel je puisse reconnaître les possesseurs de ces vieilleries, comme vous appelez avec dédain, vous autres jeunes gens, tout ce qui n'est pas à la dernière mode.

Dom Gérusac s'était tourné pour considérer le dessus de sa cheminée, et il ajouta en me montrant le portrait :

— N'est-ce pas, Frédéric, que ce cadre aussi est charmant ?

— Le portrait ? Oh ! oui ! m'écriai-je.

— Eh ! non, répliqua dom Gérusac : c'est très effacé et d'un dessin détestable ; mais le cadre est un vrai chef-d'œuvre. Quelque jour je le ferai restaurer, et je donnerai ce portrait à Marion, afin qu'elle le cloue, dans sa chambre, à côté de celui du Juif errant.

Ce mot me donna le frisson ; je devins tout pâle, mais je n'osai demander à mon oncle cet objet de mes secrètes adorations, et je me résignai à le voir passer entre les mains de Marion, en songeant qu'il ne me serait pas impossible de le lui acheter.

Sur ces entrefaites, mon oncle reçut une nouvelle qui le combla de joie et bouleversa toute sa maison, ordinairement si réglée et si tranquille : un grand personnage, le marquis de Champaubert, ambassadeur près d'une cour étrangère, annonçait à dom Gérusac que, passant par Toulon, il se détournait de son chemin pour lui rendre visite et renouveler leur ancienne amitié.

Mon oncle assembla aussitôt son conseil privé, c'est-à-dire qu'il appela Marion et lui signifia la lettre qu'il venait de recevoir.

— Que tout le monde se mette à la besogne, lui dit-il ensuite ; faites préparer la chambre bleue par Babelou, et vous, mettez-vous à vos fourneaux. M. de Champaubert sera ici demain ; que tout soit prêt de bonne heure. Je vous recommande spécialement le dîner. Il y a des plats que vous réussissez en perfection, la tourte aux pigeons par exemple ; tâchez de nous en servir une ; donnez-nous aussi des œufs à la neige, un chapon au gros sel, enfin ce que vous pourrez imaginer de meilleur.

— Je ferai de mon mieux, répondit laconiquement Marion. Et, sans attendre de plus amples instructions, elle retourna à sa cuisine.

— Ce bon Maximin, que je serai heureux de le revoir ! me dit alors dom Gérusac. C'est mon plus ancien ami, nous avons commencé nos études ensemble chez les oratoriens ; mais j'étais prédestiné pour Saint-Maur, et deux ans après j'allais à la Chaise-Dieu. Champaubert obtint d'y venir avec moi. Il n'avait point d'attrait pour l'état religieux ; mais c'était un bon écolier, fort appliqué à l'étude des langues anciennes. Sa famille voulait qu'il fût d'Église ; mais la mort de son frère aîné l'ayant rendu fils unique, il rentra dans le monde, pour ainsi dire avant de l'avoir quitté. J'allais commencer mon noviciat quand il partit. C'était pour la fête de tous les saints ; il me semble le voir encore avec sa roupe gros bleu et son chapeau à l'américaine, prêt à monter à cheval et nous faisant ses adieux : quel air ! quelle bonne grâce ! quel beau cavalier !

— Il y a longtemps de cela ? dis-je étourdiment.

— Eh ! eh ! attends un peu, répondit mon oncle, c'était en 87, la seconde fête de Pâques ; il y a par conséquent trente-cinq ans passés. Depuis cette époque, je n'ai pas revu Champaubert, et je n'ai guère reçu de ses nouvelles que par les papiers publics. Dès le commencement de la Révolution, il avait émigré, et il n'est rentré qu'à la paix. Alors ses talents et sa fidélité ont eu leur récompense. Le roi l'a comblé d'honneurs et de biens ; il est pair de France, ambassadeur ; il a je ne sais combien de titres et de dignités : que Dieu le maintienne dans cette grande fortune ! Il en est digne.

L'idée de voir de près un si haut personnage, de lui être présenté, m'empêcha de dormir toute la nuit, et dès le matin je me mis en observation sur la terrasse, fort en peine de savoir comment le carrosse de Son Excellence se tirerait des ornières et des fondrières du chemin vicinal. La réception qu'on lui préparait ne me causait pas non plus un médiocre souci ; il me semblait qu'elle était tout à fait indigne de l'hôte que nous attendions. Je supposais que le marquis de Champaubert voyageait avec une suite nombreuse, et je me figurais l'effet que ferait notre vieille servante au milieu de tout ce monde-là ; la rougeur me montait au front quand je songeais qu'elle viendrait intrépidement, la serviette au bras, se placer derrière le fauteuil de son maître, et que de son affreuse main crochue elle verserait à boire à l'illustre convive de dom Gérusac.

Dans l'après-midi, Babelou, la petite servante qui aidait à la cuisine, parut à l'entrée de la terrasse et me cria de sa voix la plus perçante :

— Venez, monsieur Frédéric ; voilà ce monsieur qui arrive… il est là, dans l'allée.

— Et sa voiture ?… Par quel chemin a-t-elle donc passé ? dis-je tout étourdi. Elle aura versé dans quelque ravin !

— Sa voiture ! fit la Babelou en riant, sa voiture est comme celle de votre oncle ; elle passe aisément par toutes les routes où un âne peut poser ses quatre pieds.

En effet, M. l'ambassadeur venait d'arriver sur un petit baudet harnaché à la mode du pays, avec une bardelle sans étriers, et toute sa suite se réduisait à un paysan qui portait sa valise et chassait le baudet avec une branche de noisetier.

Le marquis mit lestement pied à terre et se jeta avec effusion au cou de mon oncle, qui pleurait de joie, le digne homme, et balbutiait en lui serrant les mains :

— Ah ! je ne m'attendais pas à une telle visite… Quel bonheur pour moi, monseigneur !…

— Qu'est-ce à dire, monseigneur ! interrompit le marquis en le prenant sous son bras. Appelle-moi Maximin, comme autrefois. Sais-tu, mon cher Thomas, que je t'ai tout de suite reconnu !

— Moi de même, répondit vivement mon oncle ; tu n'es pas changé vraiment.

— Eh ! eh ! il est pourtant tombé bien des neiges depuis que nous ne nous sommes vus ! fit le marquis en passant la main dans ses cheveux grisonnants.

— Si ta lettre m'était parvenue un jour plus tôt, je serais allé t'attendre à C…, reprit mon oncle. Tu dois avoir été bien embarrassé pour arriver jusqu'ici ?

— Pas le moins du monde, répondit Son Excellence. J'ai laissé tout simplement ma voiture sur la grande route, et je suis allé demander à la bastide la plus prochaine une monture et un paysan pour me conduire chez toi.

— Mais qui t'avait renseigné sur le chemin que tu devais prendre ? demanda encore mon oncle.

— Personne ; je connaissais ce pays déjà, répondit M. de Champaubert en parcourant la vallée et les montagnes du regard ; je suis venu ici autrefois.

— Après avoir quitté la Chaise-Dieu ?

— Environ deux ans après.

— Ah ! s'écria dom Gérusac étonné, d'où vient que je n'en ai rien su ?

Le marquis sourit d'un air presque triste et lui répondit en baissant la voix :

— Tu étais alors à Saint-Pierre-de-Corbie ; tu allais faire tes vœux ; il y avait des choses que je ne pouvais pas t'écrire.

— Est-il possible ? murmura mon pauvre oncle avec ingénuité.

Je me tenais à l'écart tout surpris et confondu, ne pouvant me persuader que j'avais devant les yeux un homme qui représentait le roi de France et adressait souvent la parole à des têtes couronnées. Au premier coup d'œil, on aurait pu le prendre pour un petit rentier. Son habit bleu croisé sur sa poitrine ne laissait pas passer le moindre bout de ruban, et toute sa toilette était d'une parfaite simplicité. Ses manières étaient aisées et naturelles, et sa physionomie exprimait une bonhomie mêlée de finesse. Pourtant il avait, à son insu peut-être, certains airs de tête imposants, et par moments une fierté, une assurance singulière brillait dans son regard. Sa figure était encore belle, et, chose étrange, il paraissait bien plus jeune que mon oncle. Celui-ci, dont la vie s'était écoulée dans les tranquilles labeurs de la science, avait déjà l'allure pesante d'un vieillard, tandis que l'homme du monde qui avait subi le rude choc des passions et suivi sa carrière à travers tant de vicissitudes marchait encore d'un pas ferme et viril.

Dom Gérusac m'appela et me présenta ; ce fut l'affaire d'un moment. Ensuite les deux amis entrèrent, bras dessus, bras dessous, dans la maison. Le marquis se dirigeait vers le jardin.

— Il fait trop chaud là-dehors, dit dom Gérusac en l'entraînant ; viens plutôt voir ma bibliothèque.

— Je le veux bien, répondit-il gaiement ; c'est là ton monde à toi, ta société, ta famille. Tu vas m'introduire dans l'illustre compagnie des auteurs anciens et modernes ; mais avant fais-moi donner à boire, je t'en prie, car j'ai grand-soif.

— Marion ! cria mon oncle en allant vers la porte de la cuisine.

Je crus qu'elle allait paraître, et j'attendais avec une anxiété comique l'effet qu'elle produirait sur le marquis ; par bonheur elle ne se montra pas : ce fut Babelou qui vint chargée d'un immense plateau où il y avait une bouteille de vin vieux, du sucre, une corbeille de fruits magnifiques et une assiette de petites pêches velues et d'un jaune orangé.

— C'est parfait ! dit M. de Champaubert en aidant lui-même Babelou à déposer le plateau sur la table encombrée de manuscrits et de bouquins. Cette petite a deviné que j'aime les pêches jaunes du pays, un petit fruit aigrelet qui n'a pas son pareil dans le reste du monde, je te le jure !

— Je le crois bien, répondit mon oncle en riant ; il y a longtemps que ce produit sauvage ne se trouve plus que dans nos pauvres montagnes.

— Viens çà, mon vieux camarade, reprit le marquis en montrant à dom Gérusac une place à côté de lui ; nous allons avoir bien des choses à nous raconter.

Mon oncle s'assit ; je lui demandai ses ordres à voix basse et me retirai discrètement en refermant la porte sur moi.

Un peu avant l'heure du dîner, Babelou vint me trouver dans la salle à manger :

— Jésus-Dieu ! comment allons-nous faire ? me dit-elle d'un air effaré. Marion a pris tant de peine depuis hier, que la voilà malade ; elle vient de s'aliter.

J'avoue que j'eus un mouvement de satisfaction.

— Eh bien ! tu feras le service à sa place, répondis-je à la fillette. Cours mettre ta plus belle robe avec un tablier blanc, et dis à Marion de se tenir tranquille dans son lit. Je vais avertir mon oncle.

Les deux amis avaient passé de la bibliothèque dans le jardin, et mon oncle promenait glorieusement le marquis à travers ses carrés de fleurs et de légumes. Celui-ci paraissait enchanté de tout ce qu'il voyait ; il s'extasiait avec une bonhomie charmante devant une belle plante d'œillet ou devant un chou colossal, et picorait le raisin des treilles comme un franc écolier. J'annonçai tout bas à mon oncle l'incident fâcheux survenu dans la maison ; l'excellent homme voulut aussitôt aller voir lui-même comment se trouvait Marion, et je restai seul avec M. de Champaubert, lequel, après avoir fait encore un tour dans le jardin, me dit familièrement :

— Mon jeune ami, je crois que nous ferons bien d'aller voir si le dîner est servi.

La salle à manger avait une porte-fenêtre qui donnait sur le parterre ; j'ouvris la persienne du dehors, et me rangeai pour donner le pas au marquis. Les rideaux étaient tirés ; un jour clair illuminait tous les détails de l'appartement, et la dorure des vieux cadres resplendissait sous les rayons du soleil couchant. Le marquis entra, fit quelques pas en regardant autour de lui, et s'arrêta tout à coup en face de la cheminée, les yeux fixés sur le pastel ; puis il se retourna et me dit vivement :

— Savez-vous d'où vient ce portrait ?

Je rougis jusqu'aux oreilles et balbutiai d'une voix troublée :

— Oui, monseigneur… mon oncle l'a acheté à D…, dans une boutique de bric-à-brac.

— Avec ce miroir et ces petites tasses ? reprit le marquis.

— Je crois que oui, monseigneur.

Dom Gérusac rentra en ce moment.

— Mon cher Maximin, excuse-moi, dit-il ; le service laissera peut-être quelque chose à désirer ; la moitié de mes gens me manque, c'est-à-dire que ma vieille servante est tombée malade tout à coup.

— Eh bien ! nous nous servirons nous-mêmes, répondit M. de Champaubert en se mettant à table ; crois-tu que pareille chose ne m'est jamais arrivée durant l'émigration ?

Heureusement Marion avait pu rester à ses fourneaux toute la journée et diriger son aide de camp, la petite Babelou ; le couvert était parfaitement dressé et le dîner excellent. J'avais en outre déterré dans un coin de la cave quelques bouteilles de vin vieux qui véritablement eussent été dignes de figurer sur la table d'un roi. Le marquis mangeait sobrement et vite, en continuant la conversation, tandis que mon oncle dînait comme d'habitude, avec un appétit calme et solide, qu'excitait encore la joie qu'il éprouvait d'avoir en face de lui un tel convive. Quant à moi, je ne touchais à rien : j'étais bouleversé. Les questions du marquis me prouvaient clairement qu'il avait reconnu cet adorable visage devant lequel j'étais en extase depuis six semaines, qu'il savait quelle était cette femme dont j'avais désespéré de connaître jamais le nom, qu'il pouvait me dire enfin la chose du monde que je désirais le plus ardemment savoir : mais comment oser l'interroger à mon tour ? comment aborder seulement un tel sujet de conversation ?

Tout à coup, pendant le dessert, à travers un entretien où s'entrecroisaient les questions politiques et les réminiscences du collège, mon oncle s'avisa de dire au marquis :

— Les grandes affaires ont absorbé toute ton existence ; tu n'as jamais songé à te marier ?

— Si fait, répondit-il en levant les yeux vers le pastel, j'ai dû épouser cette belle personne dont tu as là le portrait.

— Comment ! comment ! ce portrait anonyme ? s'écria dom Gérusac.

— C'est un étrange hasard, poursuivit M. de Champaubert ; je ne m'attendais certes pas à revoir aujourd'hui le bel objet de mon premier amour.

— Tu vas me raconter cette histoire, dit dom Gérusac ; puisque nous sommes en train de rappeler nos souvenirs de jeunesse, je suis bien aise que tu aies retrouvé ici celui-là.

Le marquis sourit avec amertume.

— Aujourd'hui, répondit-il, je peux en parler tranquillement, et, puisque tu le veux, je te raconterai cette époque de ma vie ; je la raconterai, non pour ton édification, mon sage ami, mais pour l'instruction de ce petit jeune homme, qui contemple ma fiancée d'un air troublé, comme si ces yeux de basilic eussent insinué leur poison jusqu'au fond de son âme.

À cette espèce d'apostrophe, je perdis tout à fait contenance ; il me sembla que le marquis lisait dans les plus secrets replis de mon cœur, et une petite toux convulsive fut ma seule réponse. Mon oncle ouvrit de grands yeux, vida son verre d'un trait et appuya ses deux mains sur la nappe, ce qui chez lui était le signe d'une profonde attention.

— Fais servir le café et renvoie Babelou, reprit le marquis ; nous resterons ici ; il faut que je te fasse cette histoire en face de ce portrait.

III

Le jour tombait ; j'allumai les bras de cheminée qui étaient aux côtés de la glace. Alors les bougies, illuminant de bas en haut le pastel, firent ressortir ses teintes affaiblies, et donnèrent un vague relief à cette ravissante figure, qui semblait se montrer en souriant à travers le verre opaque, comme les blondes têtes de Greuze derrière le rideau entrouvert d'une fenêtre.

Le marquis considéra un moment ce tableau d'un œil fixe, puis, comme s'il eût deviné ma violente et secrète curiosité, il dit en s'adressant à moi :

— Ce portrait est celui de Mlle de Malepeire, la fille unique du baron de Malepeire.

— Du dernier seigneur ? m'écriai-je, et elle demeurait dans le vieux château, là-haut sur la montagne ?…

— Oui, mon jeune ami ; c'est là que se sont passés tous les événements que je vais vous raconter, répondit le marquis.

Et après un silence il poursuivit, en se tournant vers dom Gérusac :

— Te rappelles-tu, mon cher Thomas, une lettre dans laquelle je t'annonçais que je quittais Paris pour faire un voyage dans le Midi de la France ?

— Oui, certes, je m'en souviens, répondit dom Gérusac ; c'est la dernière lettre que tu m'aies écrite, et, soit dit sans reproche, elle date d'avant la Révolution ; si je ne me trompe, elle est du mois d'août 1789.

— Tu es un homme incomparable pour la chronologie ! s'écria M. de Champaubert ; en effet, j'arrivai dans ces montagnes quelque temps après la fameuse nuit du 4 août ; mais d'abord il faut que je t'explique pourquoi j'avais fait ce voyage et comment les Champaubert, d'une ancienne maison de Normandie, étaient en relations avec les Malepeire de Provence. Il y a plus de cent ans, du temps des guerres avec le Piémont, le corps d'armée du maréchal de Tessé occupait cette frontière. Mon trisaïeul, Guillaume de Champaubert, servait dans le régiment d'Auvergne avec un gentilhomme du pays, le baron de Malepeire, lequel devint bientôt son ami et son frère d'armes. Ils étaient l'un et l'autre à la fleur de l'âge et mariés à deux jeunes femmes qui les avaient suivis jusque sur le théâtre de la guerre, c'est-à-dire qu'elles s'étaient retirées dans le château de Malepeire, qui était une forteresse imprenable. Il y eut plusieurs combats entre les Français et les Piémontais qui dévastaient le bas pays. Le marquis de Champaubert fut blessé dans une de ces rencontres ; l'action s'était passée à deux lieues d'ici seulement : sa jeune femme accourut jusque sur le champ de bataille et parvint à le faire transporter au château de Malepeire, où il mourut le lendemain. À quelque temps de là, le baron de Malepeire fut tué sous les murs de C… Après ce double malheur, les deux dames restèrent à Malepeire, enfermées par les neiges qui couvrent ces montagnes six mois de l'année, et elles y mirent au monde deux fils qui naquirent le même jour et furent baptisés ensemble à l'église du village. En mémoire de cet événement, on planta deux ormeaux auxquels on donna les noms des nouveau-nés. De mon temps, leur ombrage couvrait toute la place : existent-ils toujours ?

— Oui, monseigneur, répondis-je vivement, et même on les appelle encore le marquis et le baron, mais personne ne sait pourquoi.

— Les deux veuves passèrent ensemble l'année de leur deuil, continua M. de Champaubert. Plus tard, elles durent se séparer ; mais la conformité de leur destinée avait fait naître entre elles une amitié qui ne finit qu'avec leur vie, et elles élevèrent leurs fils dans les mêmes sentiments. Ceux-ci continuèrent et transmirent ces relations à leurs enfants. Quoiqu'on habitât en quelque sorte aux deux extrémités du royaume, on se faisait part réciproquement de tous les événements domestiques un peu importants, et on ne manquait pas de s'écrire pour les anniversaires. Le désir d'une alliance entre les deux familles existait chez elles par tradition ; mais la providence semblait vouloir ajourner éternellement ces projets et ces vœux : pendant trois générations, il n'y eut point de fille dans la maison de Champaubert, et celles qui naquirent dans la maison de Malepeire moururent toutes au berceau. J'avais entendu raconter tout cela dans mon enfance, autour du foyer ; je savais aussi que le dernier baron de Malepeire avait eu enfin une fille, et qu'elle était à peu près de mon âge. Je ne fus donc pas étonné lorsque, deux ans après que j'eus quitté la Chaise-Dieu, mon père m'annonça qu'il avait arrangé mon mariage avec Mlle de Malepeire.

« — Mon cher enfant, me dit-il, je crois que cette union réunit toutes les convenances. J'ai connu le baron de Malepeire lorsqu'il vint à Paris pour épouser Mlle d'Herbelay, la plus charmante personne du monde ; c'est un gentilhomme des temps anciens, un peu ignorant et simple d'esprit, mais loyal, plein d'honneur et de grandeur d'âme. La fortune est solide et suffisante. Quant au nom, il n'y a pas à s'enquérir, c'est un des plus beaux du nobiliaire de Provence. Je ne me suis pas informé de l'esprit et de la beauté de la demoiselle, tu verras ; je sais seulement qu'elle a près de vingt ans. »

« Mon père dit ceci avec un sourire qui me fit soupçonner qu'il me ménageait une agréable surprise, et qu'il savait que Mlle de Malepeire était d'une beauté accomplie. Vous voyez d'après ce portrait que je ne me trompais pas.

— C'est une jolie personne en effet, dit mon bon oncle en relevant ses gros sourcils de l'air d'un paysan qui s'efforcerait d'admirer une médaille antique ou un manuscrit en langue pali.

— J'arrivai ici aux derniers jours d'août, comme je vous le disais tantôt, continua M. de Champaubert. Depuis trois jours, je roulais dans une incommode chaise de poste sur la poussière des grands chemins, et je me rappelle encore la sensation de joie que j'éprouvai à l'aspect de ces montagnes verdoyantes et de ces fraîches vallées, où j'entendais de tous côtés le murmure des eaux. J'avais laissé ma chaise à C… Le chemin vicinal n'existait pas alors ; il n'y avait qu'un sentier pour les bêtes de somme. J'étais à cheval, et un muletier venait derrière moi avec mon bagage. Cet homme avait un peu voyagé, et il parlait français, quoiqu'il fût du pays. Il me nommait tous les hameaux que nous apercevions au loin, et me faisait des histoires sur chaque localité. Quand nous fûmes à l'entrée de la gorge qu'on appelle le Pas de Malepeire, il s'arrêta en me montrant une pierre plate qui fait saillie au bas du sentier. Peut-être cette espèce de siège subsiste-t-il encore ?

— Oui, certainement, dit mon oncle ; c'est là que Marion, ma vieille servante, se repose le dimanche quand nous allons à la messe.

— Je m'attendais à quelque histoire de voleur arrivée dans ce coupe-gorge, reprit M. de Champaubert ; mais le muletier me dit simplement :

— Tenez, monsieur, voilà l'endroit où la fille de monsieur le baron a été ressuscitée…

— Quelle fille ? m'écriai-je.

— Eh ! eh ! celle qui est encore pleine de vie et de santé, répondit-il. Figurez-vous, monsieur, qu'à l'âge de sept ans elle tomba malade et mourut comme ses autres frères et sœurs, qui depuis longtemps sont devant le bon Dieu. Elle mourut si bien, qu'on la mit dans la bière avec une couronne blanche sur la tête et le crucifix entre les mains ; ensuite on partit pour aller l'enterrer là-bas, dans une vieille chapelle où les seigneurs ont leur sépulture. Quand les filles qui portaient le corps arrivèrent ici, elles se sentirent fatiguées, et elles posèrent la bière sur cette pierre plate pour se reposer un peu. M. le curé ne récitait plus le Libera , chacun gardait le silence, et l'on n'entendait que le bruit de l'eau qui coule dans le ravin. Tout à coup une petite voix sortit de la bière ; l'enfant se releva et dit en cherchant des yeux le ruisseau : « J'ai bien soif ! »

» Tous les assistants eurent grand-peur en la voyant soulever son linceul ; mais M. le curé la prit dans ses bras et la reporta bien vivante à Mme la baronne. »

Cette histoire me donna le frisson. Je ne sais quelle folie troublait déjà mon cœur. Je m'étais habitué à ces pensées d'amour et de mariage, et je tremblai en apprenant que j'avais été si près de perdre ma fiancée inconnue. D'irrésistibles influences agissaient en ce moment sur mon imagination ; l'aspect de la nature me jetait dans une sorte de ravissement ; j'étais enivré par le sauvage parfum des plantes alpestres, par la solitude, par les bruits doux et confus qui s'élevaient du fond des bois, par l'air que je respirais.

Ce fut dans ces dispositions que j'arrivai à Malepeire.

Le château était à cette époque une vieille forteresse entourée de formidables murailles, flanquée de tours crénelées, sur laquelle on avait plaqué quelques constructions modernes. Une façade neuve masquait le pied du donjon, qui se dressait sur un rocher à pic, au bord d'un précipice ; des persiennes vertes garnissaient les fenêtres, et la plateforme avait été transformée en un petit parterre exposé à tous les vents. Mais ces embellissements ne changeaient rien au caractère primitif de la vieille enceinte féodale ; l'entrée principale était au nord, et de ce côté le château avait tout à fait conservé la physionomie sombre et guerrière des édifices du Moyen Âge. Un large fossé entourait le rempart, et la porte s'ouvrait entre deux tourelles encore munies de leurs fauconneaux. Le pont-levis existait tel qu'au temps des guerres de Provence, mais depuis nombre d'années on ne relevait plus cet engin, dont les planches solides formaient une sorte de passerelle, sans chaînes ni garde-fou.

Le soleil se couchait quand j'arrivai ; je mis pied à terre devant le pont-levis, et, jetant la bride de mon cheval au muletier, je m'avançai seul en cherchant des yeux quelqu'un à qui parler. Après avoir franchi un passage voûté, j'entrai dans une vaste cour, environnée de bâtiments très anciens, dont les fenêtres à croisillons étaient toutes fermées. Personne ne se montrait ; le plus profond silence régnait autour de moi ; on eût dit que le château était inhabité. Après avoir fait le tour de la cour d'honneur, je me hasardai à pousser une porte entrouverte, et je vis devant moi les premières marches d'un escalier en limaçon, et dans la muraille une niche où il y avait une image de la Vierge avec des bouquets à l'entour. Je montai presque à tâtons ; en arrivant au premier étage, je me trouvai à l'entrée d'une grande salle dont l'ameublement datait pour le moins du temps de la Ligue. Une lampe brûlait déjà au coin d'une table, et elle jetait une clarté suffisante pour que j'aperçusse d'un coup d'œil la tapisserie de Bergame, les fauteuils à grand dossier, les torchères de cuivre qui sortaient de la muraille, chargées d'énormes bougies de cire jaune, et la cheminée dont le vaste chambranle s'avançait comme un dais de pierre au-dessus du foyer. Cette salle paraissait servir d'antichambre à une seconde pièce, où j'entendis l'aigre fausset d'un petit chien qui, flairant sans doute un étranger, aboyait avec fureur. Au premier coup que je frappai pour annoncer ma présence, je vis accourir une grosse fille habillée de drap vert et coiffée d'un béguin de toile rousse, laquelle n'attendit pas que je me fusse nommé et courut vers la porte du fond en criant : « Mlle Boinet ! Mlle Boinet ! »

Une personne d'un certain âge, et dont le costume était celui d'une suivante de bonne maison, parut aussitôt et vint à moi en me faisant la révérence. Lorsque j'eus décliné mon nom, elle se prit à sourire discrètement comme pour me faire entendre qu'elle connaissait le motif de mon voyage, et me dit avec un accent parisien qui prouvait qu'elle était née non loin des tours de Notre-Dame :

— Monsieur, agréez mes très humbles services, je cours avertir Mme la baronne.

Un moment après, les deux battants de la porte s'ouvrirent, et la baronne elle-même vint au-devant de moi en disant :

— Monsieur de Champaubert, je vous fais mes excuses… Je suis on ne peut plus mortifiée que vous n'ayez trouvé personne en bas pour vous recevoir ; c'est qu'on ne vous attendait que demain.

Je m'excusai à mon tour d'arriver ainsi à l'improviste, et, la baronne m'ayant invité à entrer, je lui donnai la main pour la ramener dans son appartement. Quand j'eus franchi la porte qui séparait la grande salle du salon où Mme de Malepeire passait sa vie, je fus si frappé du contraste, que je m'arrêtai en disant :

— Ceci tient du prodige, madame la baronne ; vous avez transporté au sommet de cette montagne le salon d'un des beaux hôtels de Versailles ou du faubourg Saint-Germain !

— Eh ! oui monsieur, me répondit-elle en soupirant ; je suis venue à bout de m'arranger dans un coin de ce vieux château. Quand les rideaux sont baissés et les bougies allumées, je puis me croire encore à Paris ; mais si je mets la tête à la fenêtre, l'illusion n'est plus possible. Au lieu des jardins du Luxembourg, je vois là-dessous les toits du village, et de tous côtés les rochers, les bois et les montagnes. En vérité, j'ai été souvent tentée de dire ce que feu ma belle-mère, une Forbin-Mandols, qui venait d'épouser le père de M. le baron, écrivait en arrivant ici à son oncle le cardinal : « Me voici casée de manière à avoir les aigles sur le dos et à pouvoir prendre la lune avec les dents. »

Elle se mit à rire à ces mots et se renfonça dans sa bergère avec un geste nonchalant, après m'avoir montré un siège auprès d'elle et attiré sur ses genoux le carlin qui s'obstinait à japper sourdement contre moi. La baronne était une petite femme mince et fluette qui paraissait jeune au premier abord, quoiqu'elle fût sur le retour de l'âge. Sa toilette était un peu surannée, mais elle allait bien à ses traits mignards ; le rouge et la poudre lui donnaient l'éternelle fraîcheur d'un joli portrait de famille ; elle portait en grande dame l'incommode attirail d'une jupe à falbalas, étalée sur d'énormes poches de crin, et marchait avec une aisance incomparable dans des souliers à talons d'une hauteur prodigieuse. Je fis vaguement toutes ces remarques ; j'avais l'imagination trop préoccupée, le cœur trop profondément troublé, pour suivre une autre idée que celle qui m'absorbait. À chaque instant je prêtais l'oreille, et je regardais autour de moi, espérant que Mlle de Malepeire allait paraître, et n'osant m'informer d'elle ni prononcer seulement son nom.

— Le baron est à la chasse, comme d'habitude, reprit Mme de Malepeire, mais il ne tardera pas à rentrer ; en attendant, je vais vous faire servir ici quelques rafraîchissements ; un peu de vin, n'est-ce pas, avec une rôtie ? ou bien un verre d'eau sucrée ?

Je remerciai ; mais elle insista.

— Vous allez prendre du café avec moi, poursuivit-elle ; une tasse de café, cela ne se refuse jamais. Mademoiselle Boinet ! apportez le tête-à-tête, et sonnez pour avoir de l'eau bouillante.

La camériste poussa devant sa maîtresse un petit guéridon sur lequel elle plaça, entre deux bougies, un coffret de bois des îles. Mme de Malepeire ouvrit cette espèce d'écrin où étaient disposés, dans des compartiments de velours bleu, un sucrier, une cafetière et les deux tasses de porcelaine de Sèvres que voilà sur la cheminée…

— Ah ! murmurai-je en serrant mon front dans mes mains, je me l'étais toujours figuré !…

Le marquis me regarda, sourit légèrement et reprit :

— Quand le café fut prêt, Mme de Malepeire le versa elle-même dans les deux tasses et m'en présenta une ; ensuite elle dit en prenant l'autre :

— Mademoiselle Boinet, avertissez ma fille que je l'attends ; rien de plus, entendez-vous.

Je tressaillis et demeurai muet ; mon trouble fit sourire la baronne, et elle me dit avec une expression presque railleuse :

— Si vous étiez une fille, passe encore !

Et après un moment de silence elle ajouta d'un ton plus sérieux :

— Cette enfant ne s'attend pas à vous trouver ici. Ne vous étonnez pas si au premier abord elle ne vous fait pas l'accueil que vous méritez.

— Je ne mérite rien encore, dis-je vivement ; j'espère seulement, j'espère me rendre digne à ses yeux du bonheur qui m'est promis.

Presque au même instant Mlle de Malepeire entra par une porte opposée à celle qui s'ouvrait sur la grande salle. Je l'avais entendue venir d'un pas léger ; mais en m'apercevant elle s'arrêta brusquement, il me sembla même qu'elle était tentée de s'enfuir. Sa mère comprit apparemment cette hésitation, car elle se leva et l'amena par la main en me disant d'un ton enjoué :

— C'est ma fille, monsieur, une petite personne très sauvage ; la solitude où nous vivons l'a rendue ainsi, mais je crois qu'elle sera tout à fait aimable quand elle aura un peu vu le monde.

Je balbutiai un compliment auquel Mlle de Malepeire ne répondit que par une révérence ; puis elle s'assit le front sérieux, la contenance froide, presque hautaine. Évidemment cette humeur sauvage que sa mère tâchait d'excuser allait jusqu'à une réserve excessive, jusqu'à l'absence la plus complète du désir de plaire ; mais tel était le charme répandu sur toute sa personne, que malgré cette visible indifférence elle attirait irrésistiblement les cœurs. Le portrait que vous avez sous les yeux ne donne qu'une faible idée de cette belle créature ; quel pinceau aurait pu rendre la fraîcheur de son teint, les douces flammes de son regard, la langueur de son sourire ? Oui, elle était belle à miracle ; elle avait cet attrait invincible qui séduisit le premier homme, et qui aurait fasciné le serpent lui-même, s'il eût été pétri de notre argile mortelle. J'étais comme ébloui par tant de charmes ; le trouble de mon cœur était si grand, qu'il m'ôtait ma liberté d'esprit : en vérité, je dus paraître un sot pendant toute cette soirée, où je sentis pour la première fois que je devenais éperdument amoureux.

Mme de Malepeire prenait son café à petites gorgées, et faisait, elle seule, presque tous les frais de la conversation.

— Mon cher cœur, dit-elle en jetant un coup d'œil sur la toilette fort simple de sa fille, je ne vous aime pas ainsi en déshabillé d'indienne et en souliers plats. Pourquoi ce chignon bas et ces cheveux sans poudre ? On voit bien que ce n'est pas Mlle Boinet qui vous a coiffée aujourd'hui ; vous êtes à faire peur.

— En vérité, ma mère ! murmura Mlle de Malepeire en levant les yeux sur une glace qui se trouvait en face d'elle, et dans laquelle je contemplais moi-même depuis un quart d'heure ses beaux cheveux blonds négligemment bouclés et retenus par un peigne d'écaille, la transparence, l'éclat naturel de son teint et l'élégance de sa taille à peine serrée dans un corsage d'indienne bleue à grands ramages. Son regard ayant rencontré le mien dans la glace, elle détourna aussitôt la tête d'un air embarrassé plutôt que timide.

— Excusez le négligé de ma fille, continua Mme de Malepeire en s'adressant à moi ; elle ne savait pas que nous aurions un convive ce soir ; autrement elle se serait habillée pour le souper. Je voudrais bien qu'elle mît habituellement plus de recherche dans sa toilette, mais je ne puis la gagner sur ce point ; elle prétend qu'on ne peut marcher qu'avec une chaussure plate.

— Mademoiselle n'a pas tout à fait tort, répondis-je ; il me paraît très difficile de se tenir en équilibre avec une chaussure comme la vôtre, madame la baronne.

— Point du tout, répliqua-t-elle vivement, ce n'est qu'une habitude à prendre ; je ne saurais faire un pas hors de ma chambre avec mes mules de maroquin, et je me promène fort bien dans ces souliers mignons.

À ces mots, elle avança son petit pied enfermé dans cette chaussure extravagante qui ne permettait de poser sur le sol que le gros orteil, et fit sonner ses hauts talons de bois recouverts de canepin blanc.

— J'ai dansé avec des souliers pareils, ajouta-t-elle en soupirant ; c'était dans un ballet, à l'hôtel de Richelieu, où je figurais en habit de bergère ; il y a longtemps de cela.

Puis, passant sans transition de ces puérilités à des idées plus graves, elle reprit :

— C'est une terrible chose, monsieur, de vivre comme nous vivons ici, loin de toute compagnie et presque sans aucun commerce avec le monde ! Je ne me suis jamais accoutumée à cette espèce d'exil. Quand j'arrivai dans ce pays sauvage, il ne m'était jamais venu à l'esprit que j'y resterais toujours. Je prenais mon isolement et mon ennui en patience, parce que j'étais jeune ; il me semblait qu'ayant un si grand nombre d'années devant moi, il m'en resterait encore assez pour le monde, et je laissais sans effroi le temps s'écouler et ma jeunesse s'enfuir. M. le baron est la bonté, le complaisance même ; quoique nous n'ayons pas les mêmes goûts et que la vie qu'il mène ici lui convienne infiniment, il m'aurait volontiers ramenée à Paris. Chaque printemps et chaque automne il était question de ce voyage ; mais j'ai eu beaucoup d'enfants, et quand il aurait fallu partir, je me trouvais toujours empêchée. Si je n'étais parvenue à m'arranger, comme vous voyez, dans cet appartement, et si je n'avais eu près de moi cette pauvre Boinet, je crois que je serais morte de langueur et d'ennui.

— Par une faveur du ciel, il vous est resté un enfant, madame la baronne, dis-je timidement ; en vous occupant de l'éducation de mademoiselle votre fille, vous avez dû vous apercevoir bien moins de votre isolement.

— Il est vrai, répondit-elle en se penchant vers Mlle de Malepeire pour lui mettre dans les cheveux un nœud de ruban qu'elle venait de trouver sous sa main, cette petite personne ne m'a jamais quittée ; c'est moi qui lui ai appris à lire. J'ai voulu aussi lui enseigner un peu de musique et à jouer du clavecin, mais je n'ai guère réussi… Son éducation s'est faite un peu au hasard. Parmi les meubles que je fis venir de Paris, il se trouva une petite bibliothèque remplie de livres choisis par feu mon oncle, le bailli d'Herbelay, un philosophe, un savant, qui était lié avec tous les beaux esprits de ce siècle. Ma fille s'est emparée de tous ces ouvrages anciens ou modernes ; son plus grand plaisir est de les lire, bien qu'ils ne soient pas fort amusants. Aujourd'hui elle a passé tout l'après-midi en tête-à-tête avec un gros volume.

J'osai m'adresser à Mlle de Malepeire et lui demander quel était le livre qui l'intéressait si vivement.

—  L'Histoire philosophique des deux Indes , par M. l'abbé Raynal, me répondit-elle ; c'est un beau livre ; je suis fâchée seulement d'y trouver certains passages favorables aux jésuites.

— Vous avez pris parti contre eux ! dis-je alors ; vous êtes janséniste, mademoiselle ?

— Non, monsieur, répliqua-t-elle avec vivacité ; je ne suis rien du tout.

— Je suis charmée que ma fille aime la lecture ; c'est une grande ressource contre l'ennui, poursuivit la baronne en jouant avec sa tabatière ; quant à moi, je n'ai pas l'esprit capable d'application, et je ne puis souffrir les livres sérieux.

— Mais il y aurait peut-être ici d'autres moyens de distraction, dis-je, étonné de cette frivolité incurable ; si vous vouliez me permettre un conseil, madame la baronne, je vous engagerais à aller vous promener sur ces belles montagnes pastorales où il y a maintenant moins d'herbe que de fleurs ; assurément les plus beaux parterres n'offrent pas un si riant coup d'œil.

— Oui, c'est joli, dit-elle négligemment ; mais on n'arrive pas là comme dans les jardins de Versailles par un chemin tout uni, et pour gagner ces lieux champêtres il faut traverser je ne sais combien de précipices.

— Alors il faut chercher plus près, répondis-je ; à votre place, madame la baronne, j'essaierais de m'intéresser à ce qui se passe autour de moi ; je m'occuperais des détails de la vie rurale ; je descendrais au village, j'entrerais parfois dans les maisonnettes où demeurent les tenanciers…

— Pouah ! fit-elle en riant ; vous ne savez pas ce que vous me conseillez là ! Tous les dimanches à l'église, j'aperçois à distance ces bonnes gens, et je vous jure que cela suffit pour m'ôter l'envie de les voir de plus près.

Il me sembla qu'un éclair d'indignation brillait dans le regard de Mlle de Malepeire, et qu'en entendant ce propos elle avait fait un imperceptible mouvement comme pour s'éloigner de sa mère. Elle parut au contraire approuver tacitement mes paroles, et un instant après elle dit en tournant vers moi un front moins sévère :

— Il est donc vrai, monsieur, qu'on trouve sur nos montagnes pastorales de bien belles fleurs ?

— Les plus belles fleurs de nos jardins ! m'écriai-je ; il y a des pentes recouvertes d'immenses tapis de pensées bleuâtres, d'aconits au casque violet, et d'autres plantes rares et charmantes. Mais, mademoiselle, vous vous êtes souvent promenée, sans doute, dans cette partie du domaine de Malepeire ?

— Jamais, monsieur, répondit-elle froidement ; ma mère ne sort d'ici que pour aller à l'église, et elle ne permettrait point que je fisse un seul pas sans elle.

— Voici le baron, dit Mme de Malepeire en se tournant vers la fenêtre entrouverte ; il entre dans la cour.

En effet, on entendait de ce côté un certain fracas, et les aboiements des chiens. Presque aussitôt le parquet de la grande salle cria sous une lourde chaussure, et le baron parut la carnassière au dos et son fusil de chasse à la main. En vérité, si je l'avais rencontré ailleurs, je l'aurais pris pour un braconnier. Il jeta son chapeau sur la bergère, essuya son visage hâlé et m'embrassa cordialement en me demandant des nouvelles de mon père.

— Bonjour, ma femme, bonjour, ma fille, dit-il ensuite ; devinez le gibier que je vous apporte ?

— Gibier à poil ou gibier à plumes ? demanda Mlle de Malepeire en glissant la main dans la carnassière.

— L'un et l'autre, répondit le baron triomphalement ; j'ai là trois gélinottes blanches, deux bartavelles et deux levrauts qui m'ont fait courir toute la matinée ; je n'aurais pas eu celui-ci sans ce grand garçon qui a gagné le plat d'étain à la lutte l'an dernier.

— Pinatel ? demanda Mlle de Malepeire.

— Lui-même, répondit le baron en étalant sa chasse ; il s'est trouvé là avec son chien, un chien dont je donnerais bien dix écus, quoiqu'il ait l'air d'un blaireau. Ce lièvre avait reçu mon coup de fusil dans les reins, et il était allé tomber sous la barre de Piedfourcha, au fond d'un précipice. Mes chiens n'ont pas voulu descendre ; Léandre lui-même a refusé. Alors ce Pinatel s'est mis en quête avec son roquet, et il m'a rapporté la bête que voilà. Tiens ! tiens ! ajouta-t-il en achevant de vider sa carnassière, qu'est-ce que c'est que ce marmouset ?

— Voyons ! s'écrièrent les deux dames.

C'était une figure en buis, dans le genre des poupées de Nuremberg, grossièrement façonnée à la pointe du couteau.

— Que représente ce morceau de bois ? dit Mme de Malepeire en le regardant sans y toucher.

— Un chasseur, je pense, répondit le baron ; il a son fusil à la main.

— Vous vous trompez, mon père, c'est un berger qui garde les troupeaux, appuyé sur un bâton, interrompit Mlle de Malepeire en s'emparant de la figurine.

— Ma fille, mettez vos gants pour toucher à cela ! s'écria la baronne ; qui sait par quelles mains cette vilaine petite image a passé ? C'est quelque pâtre qui l'aura fabriquée dans une étable, assis sur la litière de ses moutons.

— Oui, probablement, répondit Mlle de Malepeire en serrant la figurine dans sa poche.

— C'est quelque image de saint que Choiset, mon garde-chasse, aura glissée au fond de ma carnassière pour me porter bonheur, dit naïvement le baron.

Puis il se débarrassa de sa bandoulière, jeta sa poire à poudre sur le guéridon, et s'enfonça dans la bergère en reposant ses coudes sur les carreaux de damas gris de perle. Mme de Malepeire, assise en face de lui, jouait avec son éventail et puisait de temps en temps une prise de tabac d'Espagne dans une petite boîte d'or bruni. Vous pouvez imaginer le contraste que formaient ces deux personnages : l'un avec sa grosse veste de drap bleu, ses guêtres de cuir qui lui allaient au-dessus des genoux, sa figure brûlée par le soleil, ses larges mains velues et sa stature colossale ; l'autre avec ses pompons, ses dentelles, sa taille menue, son air mignard et ses délicatesses de grande dame. Quant à moi, j'en étais stupéfait.

Le baron s'informa de ce qui se passait à la cour, comme nous disions encore, et naturellement la conversation roula sur les derniers événements. Le vieux gentilhomme ne comprenait pas la portée de ce qu'il appelait une audacieuse sédition, et il en parlait avec une indignation méprisante.

— Monsieur, nous n'avons rien à craindre, me dit-il avec force ; le roi est le maître ; il le prouvera quand il voudra ; d'un geste, d'un seul mot il écrasera les factieux.

— Qui sait ? murmura Mlle de Malepeire avec une expression singulière.

Je remarquai ce mouvement, et dès lors je pensai que la lecture de l 'Histoire philosophique des deux Indes avait porté ses fruits ; mais je considérai comme le rêve d'un esprit généreux cette tendance aux opinions nouvelles, et je ne m'inquiétai nullement des conséquences qu'elle pouvait avoir. On passa dans la grande salle pour souper. Sur un signe de la baronne, j'offris la main à Mlle de Malepeire et je pris place à ses côtés ; mais elle ne tourna plus les yeux vers moi, et quand je lui adressais la parole, elle me répondait d'un ton bref et avec une froideur marquée ; pourtant je voyais clairement qu'elle n'était ni attristée, ni mécontente ; je lui trouvais au contraire un air souriant et rêveur qui la faisait encore plus belle et achevait de me rendre fou.

Après le souper, on rentra dans le salon, qui était fort éclairé et arrangé comme si l'on eût attendu nombreuse compagnie. Les fauteuils, disposés en demi-cercle, faisaient face à la cheminée, dont le foyer était masqué par un écran brodé or et pourpre, avec l'écusson des Malepeire au milieu. Le clavecin était ouvert, et la table de jeu préparée devant la bergère. La baronne se mit au clavecin et joua une petite sonate facile en regardant au plafond et en balançant la tête d'un air vainqueur. Pendant cette musique, le baron s'était endormi profondément, et Mlle de Malepeire avait reculé peu à peu jusque dans l'embrasure d'une fenêtre dont les rideaux la cachaient à demi. Je la voyais ainsi de profil ; elle était debout, le front appuyé sur sa main, et regardait à travers les persiennes l'espace sombre au fond duquel deux ou trois points lumineux indiquaient l'emplacement du village et les maisons où la veillée durait encore.

— Voulez-vous faire une partie, monsieur ? me demanda la baronne en quittant le clavecin ; je vous propose un cent de piquet : c'était le jeu de prédilection du bailli d'Herbelay, et il y avait une chance surprenante. J'ai été son écolière ; mais il y a si longtemps, que je crains d'avoir oublié ses leçons.

La table de jeu était près de la fenêtre, et, en m'asseyant, je me trouvai placé de manière que le rideau seul me séparait de Mlle de Malepeire ; elle quitta alors la fenêtre et vint s'asseoir derrière sa mère.

— Vous ne jouez donc jamais, madame la baronne ? dis-je en mêlant les cartes.

— Au piquet ? Non, monsieur, répondit-elle. Le baron ne saurait tenir les yeux ouverts après souper. Quant à ma fille, elle n'a jamais pu apprendre à distinguer le roi de cœur du valet de carreau. N'ayant personne pour faire ma partie, je m'amuse quelquefois à la patience ; c'est une manière de tirer les cartes et de lire dans l'avenir.

— M'accorderez-vous une séance ? dis-je en plaisantant.

— Très volontiers ! s'écria-t-elle du même ton et en regardant sa fille ; nous consulterons les cartes pour savoir si c'est prochainement qu'un beau jeune homme brun deviendra l'époux d'une belle blonde.

Mlle de Malepeire rougit à cette allusion directe, et ses sourcils déliés se contractèrent légèrement. Un moment après, elle se leva en demandant à sa mère la permission de se retirer, et sortit après m'avoir fait une muette révérence.

— Ah ! madame, dis-je à la baronne, je crains bien que les cartes ne me fassent pas une réponse favorable !

— En ce cas, elles auront menti, répliqua-t-elle vivement et en me présentant le jeu. Coupez, mon gendre !

Nous fîmes cinq ou six parties de piquet. Mme de Malepeire était aux anges ; il lui semblait, disait-elle, qu'elle était allée en soirée à Paris.

Au premier coup de minuit, le baron s'éveilla et me dit en regardant la pendule :

— Vous devez être fatigué ; pardon de vous avoir gardé si tard ! C'est la faute de la baronne : elle m'a fait prendre l'habitude de veiller ainsi tous les soirs.

Selon les usages de l'antique hospitalité, le vieux gentilhomme marcha devant moi avec un flambeau pour me conduire lui-même à l'appartement qui m'était destiné. Avant de se retirer, il me serra la main en me disant d'un air attendri :

— Votre arrivée m'a comblé de joie : bonsoir, mon cher comte ; demain, à votre réveil, je vous parlerai.

Malgré les fatigues de la journée, je ne dormis pas beaucoup cette nuit-là. L'image de Mlle de Malepeire me poursuivait sous les rideaux de mon grand lit à quenouilles. Dès que je fermais les yeux, je la voyais en songe, et si je m'éveillais, ma pensée continuait ce rêve. Je me complaisais dans ce trouble, dans cette ivresse de mon propre cœur, et c'était avec une sorte de joie que je me sentais entraîné, vaincu, entièrement subjugué par un penchant plus fort que toutes les puissances de ma raison et de ma volonté. Cette fièvre d'esprit se dissipa pourtant avec les ténèbres. Le fantôme charmant qui m'obsédait disparut aux premiers rayons du jour, et je passai tout à coup d'un espoir exalté à un abattement mélancolique. J'étais dans cette disposition, lorsque le baron entra dans ma chambre le lendemain matin. Quoique l'horloge du château n'eût pas encore sonné sept heures, j'étais levé déjà. Le baron prit un siège, s'assit près de moi et me dit sans préambule :

— Mon cher comte, l'accueil que vous avez reçu ici suffit pour vous faire connaître nos dispositions à votre égard. Vous avez déjà gagné le cœur de la baronne : elle est enchantée de votre esprit, de votre figure, de vos manières. Quant à moi, je vous ai aimé à première vue, parce que vous ressemblez trait pour trait à votre père, qui est le plus honnête homme que j'aie jamais connu. À présent il faut à votre tour me faire connaître vos sentiments et me dire si notre fille n'a rien en sa personne qui vous déplaise, si vous la trouvez suffisamment belle et agréable.

— Ah ! monsieur, m'écriai-je, pouvez-vous en douter ? Elle me paraît d'une beauté sans égale, et je m'estimerai le plus heureux des hommes si j'obtiens sa main !

— En ce cas, reprit gaiement le baron, il ne nous reste plus qu'à rédiger le contrat et à fixer le jour de votre mariage.

— Ne prévoyez-vous aucun obstacle ? dis-je timidement.

— Quel obstacle ? fit-il étonné ; vous avez mon consentement et celui de la baronne.

Je serrai la main qu'il me tendait en signe de promesse, et après avoir ainsi accepté cet engagement d'honneur qui nous liait l'un et l'autre mieux qu'un contrat, je lui demandai comme une grâce de différer mon bonheur.

— Je vous en supplie, lui dis-je, ne déclarez pas encore à Mlle de Malepeire que vous avez agréé ma demande, accordez-moi quelques jours pour obtenir d'elle-même son consentement !

— Je n'ai rien à vous refuser, me répondit-il en riant. Faites votre cour, bel Amadis ; il faudrait que ma fille eût un cœur d'acier pour ne pas se rendre bientôt à vos vœux… Maintenant, ajouta-t-il, nous allons déjeuner, puis je vous ferai visiter le château ; nous en avons tout le temps : la baronne ne se lève qu'à midi, pour le dîner.

Le château de Malepeire ne doit plus être aujourd'hui qu'un monceau de ruines ; mais à cette époque, pas une pierre ne s'était détachée de ses vieux remparts, et il renfermait un mobilier précieux. La salle d'armes et les archives surtout contenaient des raretés d'une grande valeur. Je vis dans la tour du donjon des drapeaux rapportés de la première croisade par un des seigneurs de Malepeire : c'étaient des lambels de soie jaune attachés à une simple hampe de bois noir. Le baron s'arrêta devant ce trophée et me dit en le considérant :

— La loi qui abolirait les titres de noblesse ne saurait faire que ces vieilles bannières sarrasines ne fussent plus que de méprisables chiffons ; c'est comme nous : tant que notre race subsistera, elle restera noble de droit et de fait malgré les révolutions.

Je vous rapporte ces paroles du vieux gentilhomme pour vous donner une idée de ses principes et vous faire comprendre la terrible inflexibilité dont il fit preuve plus tard.

Un peu avant l'heure du dîner, la baronne m'envoya Mlle Boinet pour me prier de passer dans son appartement. Je la trouvai seule, à mon grand déplaisir.

— Monsieur, je vous souhaite le bonjour, dit-elle en me donnant gracieusement sa mitaine à baiser. Le baron vient de me toucher un mot de votre entretien de ce matin ; j'étais impatiente de vous voir pour vous dire combien j'ai été charmée de votre procédé. Cette délicatesse est d'un galant homme. Je vous approuve fort d'avoir voulu avant tout gagner le cœur de ma fille.

— J'essaierai, madame, dis-je en soupirant.

— Les occasions de faire votre cour ne vous manqueront pas, reprit la baronne. Pour commencer, je vous engage à descendre dans le parterre, où vous trouverez ma fille. Allez bien vite, c'est un quart d'heure de tête-à-tête que je vous ai ménagé.

Mlle de Malepeire marchait lentement à l'ombre d'une charmille qui bordait le parterre, et à l'extrémité de laquelle il y avait un berceau de verdure, si toutefois on peut appeler ainsi un treillis peint en vert céladon où serpentaient les rameaux chétifs de quelques plantes grimpantes. Je m'avançai, le cœur palpitant, dans une petite allée parallèle à la charmille ; mais telle était la préoccupation de Mlle de Malepeire, qu'elle ne s'aperçut pas de ma présence. Je la vis entrer dans le cabinet de verdure, et se rasseoir pensive sur le banc où elle avait laissé sa corbeille à ouvrage. Un instant elle resta la tête baissée, le front appuyé sur sa main, puis elle se mit à travailler à l'aiguille avec application. J'osai l'aborder alors. Elle s'était levée en m'apercevant. Je compris qu'elle allait s'éloigner, et je me hâtai de lui dire :

— Madame votre mère m'a permis de venir vous chercher. Ne me ferez-vous pas la faveur d'accepter ma main pour remonter au salon ?

Elle s'inclina avec un geste qui n'exprimait ni un consentement ni un refus, et continua son ouvrage sans lever les yeux sur moi. J'étais trop ému pour trouver le premier mot de ce que je voulais lui dire, et je gardais de mon côté un silence embarrassé qui devait lui paraître étrange. J'étais assis sur le banc, tout auprès d'elle, et j'avais pris par contenance le bout d'une large bande de taffetas bleu de ciel qu'elle était occupée à enjoliver avec des passementeries d'or et d'argent. Cette espèce de broderie était d'un goût fort médiocre, pourtant je me mis à la considérer comme si j'avais sous les yeux un chef-d'œuvre digne de toute mon admiration, et après l'avoir suffisamment regardée, je replaçai respectueusement le coin d'étoffe que je tenais devant Mlle de Malepeire, en lui demandant à qui elle destinait ce travail de ses mains.

— À celui qui le méritera, répondit-elle en l'étalant sur ses genoux pour voir l'effet d'une frange qu'elle venait de mettre au-dessus de la broderie.

— Est-il donc question d'un tournoi ? dis-je en plaisantant. En ce cas, mademoiselle, j'entrerai en lice pour disputer à tout venant le prix que vous destinez au vainqueur.

— Je ne crois pas, monsieur, fit-elle en souriant.

— Pourquoi donc, mademoiselle ? répliquai-je avec feu. Quand même il s'agirait de ma vie, je la risquerais volontiers pour moins que ceci, pour un ruban, une fleur qui vous aurait appartenu !

Elle me punit sur-le-champ de cette fadeur en détournant la tête d'un air effarouché.

— Je vous en supplie, ajoutai-je, dites-moi ce qu'il faut faire pour mériter une chose si précieuse à mes yeux.

— Il faut l'emporter sur une foule de concurrents, me répondit-elle d'un air de raillerie sournoise.

— Je l'emporterai ! m'écriai-je plein de confiance.

Elle sourit de nouveau et me dit tranquillement :

— Vous n'essaierez même pas.

— Qui m'en empêchera ? répliquai-je.

— C'est dimanche prochain la fête du pays, poursuivit-elle, toujours du même ton. Toute la jeunesse des environs y sera pour prendre part aux jeux. Dans l'après-midi, les hommes lutteront sur la place du village, et c'est le plus agile et le plus fort qui gagnera cette écharpe. Vous voyez bien, monsieur, que vous ne pouvez pas vous mesurer avec de tels concurrents, et que j'ai raison de dire qu'il ne vous prendra pas même l'envie de leur disputer le prix.

J'eus la faiblesse d'être confus et piqué de cette explication, et je répliquai aussitôt :

— Ainsi, mademoiselle, cette écharpe que vous avez brodée doit figurer à côté du plat d'étain qui est aussi le prix de la lutte, d'après ce que disait hier monsieur votre père ? Je trouve que c'est faire beaucoup d'honneur à cet ustensile de cabaret.

Je l'avais blessée à mon tour, et plus profondément que je ne pensais ; elle rougit, et me dit d'un air d'indignation, de secrète menace :

— Vous méprisez les amusements du peuple ! Votre orgueil dédaigne ces hommes laborieux et simples dont le travail vous nourrit ; mais patience, patience…

Ce n'était guère le moment de lui faire ma profession de foi philosophique et politique ; je lui répondis simplement :

— Soyez persuadée que je ne méprise ni ne dédaigne personne, pas même les plus humbles. Cependant j'ai, je vous l'avoue, des sympathies et des répugnances qui tiennent à mon éducation.

— À vos préjugés, murmura-t-elle.

Je ne relevai pas ce mot, qui aurait pu devenir le texte d'une discussion, et je me contentai d'ajouter :

— J'aime exclusivement, il est vrai, le monde dans lequel je vis, et, j'en suis convaincu, vous serez du même sentiment lorsque vous y aurez pris rang, à côté de vos pareilles, parmi les plus belles, les plus admirées, les plus honorées.

Elle secoua la tête, et dit sourdement :

— Jamais !

— Eh quoi ! m'écriai-je, n'avez-vous aucun désir de connaître cette société d'élite dont votre éducation vous a déjà donné une idée ? Ne voudriez-vous pas sortir de votre solitude, ne fût-ce que pour voir cette grande ville de Paris dont vous avez si souvent entendu parler ?

— Non, monsieur, me répondit-elle ; j'appréhende au contraire tout ce qui peut m'éloigner d'ici, et ce serait avec une douleur inexprimable que je quitterais nos pauvres montagnes.

Cette déclaration, articulée d'un ton net et ferme, ne me découragea pas : il était évident que si Mlle de Malepeire s'obstinait à passer sa vie au fond du vieux château où elle était née, son choix devait nécessairement tomber sur moi, ne fût-ce que faute d'autre prétendant. J'entrevoyais d'ailleurs dans l'avenir des orages qui menaçaient l'existence calme et brillante que j'aurais voulu lui assurer en l'emmenant, et l'idée de m'enfermer avec elle dans ce coin du monde ne m'épouvanta pas.

— Vous avez raison peut-être, lui dis-je après un silence ; vous avez raison de préférer à tout la tranquillité, la sécurité dont on jouit ici. Partout ailleurs votre vie pourrait être troublée par des événements dont aucune prévoyance humaine ne saurait vous garantir. Si la révolution ne s'arrête pas, qui sait, grand Dieu ! ce que deviendra le monde élégant, spirituel et poli dont je vous parlais tantôt ? Mieux vaudrait sans doute s'ensevelir dans la plus profonde retraite que d'assister à la décadence et à la dissolution de cette vieille société française à laquelle le nouveau régime a déjà porté de si terribles atteintes. Les rangs sont éclaircis, la noblesse émigre ou se disperse dans les provinces. En retournant à Paris, je trouverai peut-être bien des salons déserts, bien des maisons fermées. Dans ces prévisions, moi-même je me résignerais aisément à me retirer du monde et à vivre en simple gentilhomme campagnard.

— Vous, monsieur ? interrompit-elle brusquement. Eh ! le pourriez-vous ? Allez ! vous feriez comme ma mère, vous regretteriez éternellement les assemblées, les visites, le jeu, le bal, toutes les dissipations et tous les plaisirs auxquels vous êtes accoutumé.

— Il dépendrait de vous que je ne regrettasse rien, lui répondis-je avec un élan involontaire de tendresse et d'amoureux dévouement.

Elle recula jusqu'à l'autre extrémité du banc en haussant les épaules d'un certain air fier et revêche qui eût enlaidi toute autre femme, et qui par un diabolique prestige la rendait encore plus charmante. Puis, sans se soucier de ma présence et comme fatiguée de l'entretien, elle s'accouda contre le treillage et se mit à regarder la campagne à travers cette espèce de jalousie. Ce mouvement avait dérangé sa capeline de gaze, et, quoiqu'elle détournât la tête, je voyais à travers ses cheveux blonds l'adorable contour de son visage, sa tempe satinée et son cou de cygne, derrière lequel flottaient deux bouts de ruban noir. Il y eut un assez long silence, durant lequel je la regardais inquiet, soucieux et charmé, attendant qu'elle tournât de nouveau les yeux vers moi et n'osant lui adresser la parole. Elle n'avait pas changé d'attitude et semblait plongée dans une boudeuse rêverie. Tout à coup je la vis tressaillir et rougir ; on aurait pu compter à travers les plis raides de son fichu de mousseline les battements précipités de son cœur, et elle s'appuya tremblante contre le treillage, comme si elle se sentait près de succomber à l'excès de son émotion. Je m'étais levé avec un saisissement inexprimable, et, debout derrière elle, je regardai par-dessus son épaule pour tâcher de découvrir la cause d'un si grand trouble ; mais ce fut inutilement : personne ne passait sous les murs du château ; tout était muet et désert aux alentours, et, en jetant les yeux plus loin, je ne vis rien que des lavandières occupées à sécher leur linge près de la fontaine où mon muletier faisait boire ses bêtes de somme, et par-delà le village quelques paysans dispersés dans la campagne, quelques pauvres chevriers errant à la suite de leurs troupeaux vagabonds.

Tout cela ne dura qu'un moment : Mlle de Malepeire respira profondément, passa son mouchoir sur ses joues, dont la rougeur brûlante s'était déjà dissipée, et se retourna d'un air tranquille et fier, qui marquait bien qu'elle croyait que je n'avais rien vu. En effet, je restai dans le doute, ne sachant comment expliquer ce fait étrange, et tout près de croire que je m'étais trompé.

Un moment après, le premier coup de midi sonna et en même temps une cloche carillonna pour annoncer le dîner. Mlle de Malepeire s'était levée. J'allais lui offrir la main ; mais elle me devança sous prétexte de faire un bouquet dans le parterre. Je ne la rejoignis qu'à la porte de la salle ; alors elle me fit une révérence, posa le bout de ses doigts sur la manche de mon habit, et nous entrâmes ensemble.

Pendant le dîner, la conversation revint naturellement sur les affaires publiques et sur les événements qui s'étaient accomplis depuis quelques mois.

— Le contrecoup de ces désordres s'est fait sentir jusqu'ici, me dit le baron ; nos paysans sont animés d'un mauvais esprit, la jeunesse surtout. Une certaine agitation règne dans tout le pays, et les nouvelles politiques entretiennent cette effervescence.

— Les nouvelles politiques ! m'écriai-je. Eh ! comment parviennent-elles à ces braves gens ?

— Par des messagers nombreux et infatigables, me répondit le baron ; par ces artisans nomades qui parcourent les hameaux et les campagnes leur fonds de boutique sur le dos ; par ces hercules vagabonds dont l'unique métier est de hanter les foires et les fêtes de village pour faire assaut à la course et à la lutte. Les nouvelles qu'ils débitent se transmettent de proche en proche avec une inconcevable rapidité ; ce sont des agents de désordre qui ont déjà fait beaucoup de mal. Dernièrement, ils répandirent le bruit que l'assemblée avait décrété la démolition de toutes les habitations seigneuriales, depuis les châteaux forts munis de remparts jusqu'aux petits manoirs ayant colombier et garenne. Aussitôt les paysans remuèrent comme une fourmilière dans le bas pays, et ils marchèrent à l'assaut du château de Maussane, un beau château bâti à la moderne, et où l'on entrait de plain-pied, comme dans une salle de bal. Le lendemain un détachement du régiment de Bourgogne, cantonné à D…, arriva pour réprimer cette sédition ; mais tout était fini déjà : les paysans s'étaient dispersés après avoir dévasté, pillé et incendié le château.

— Le pays où l'on commet impunément de telles violences est un pays perdu, dis-je tristement.

— Les temps sont difficiles ; mais je suis tranquille sur l'issue des événements, ajouta le baron avec une imperturbable confiance ; ce n'est pas la première fois que les factions ont désolé le royaume, et nos pères savaient ce que c'est que les guerres civiles. Nous ferons comme eux ; nous défendrons notre foi, notre loi, notre droit. Ces vieilles murailles ont été assiégées plus d'une fois au temps de la Ligue ; mais les huguenots ne les ont jamais escaladées !

En sortant de table, le baron prit son fusil pour aller faire le tour de ses guérets, comme il disait en plaisantant ; c'était une promenade de trois lieues, et elle durait ordinairement jusqu'à la nuit close. Je restai donc en tête-à-tête avec la baronne, car Mlle de Malepeire avait disparu au moment où nous entrions dans le salon. J'avais pu la suivre des yeux ; elle s'était retirée dans un cabinet dont la porte était restée entrouverte, et lorsqu'elle marchait, je voyais son ombre se dessiner vaguement sur le parquet de chêne.

— Eh bien ! monsieur, avez-vous essayé de faire votre cour ? me demanda Mme de Malepeire en reprenant sa place dans la bergère.

— Hélas ! oui, madame, répondis-je ; mais je suis fort découragé.

— Bah ! fit-elle ; je ne vois pas pourquoi. Ma fille est, je le sais, d'un naturel peu sensible ; elle ne vous traitera pas favorablement d'abord, quoique au fond elle rende justice à votre mérite. Il vous faudra longtemps peut-être pour vous faire aimer de cette belle indifférente ; mais qu'importe ? Vous l'épouserez en attendant, je n'y vois aucun obstacle.

Le fait inexplicable qui m'avait inquiété le matin me revint à la mémoire, et je dis en hésitant :

— Mais si un autre, plus heureux, avait déjà touché son cœur ?

À cette supposition, la baronne leva les mains au ciel en s'écriant :

— Eh ! monsieur, il n'y a pas à dix lieues à la ronde un homme sur lequel une fille bien née puisse jeter les yeux : vous n'avez pas l'ombre d'un rival. Personne ne fréquente ici, car je ne compte pas quelques vieux gentilshommes du voisinage qui nous font parfois l'honneur d'accepter à dîner après avoir chassé avec le baron : c'est M. de la Tusette, coseigneur de Piedfourcha ; M. de Verdache, noble verrier ; M. de Cadarasse, ancien gruyer des forêts du roi, tous fort honnêtes gens et de bonne noblesse, j'en conviens, mais de très maussade compagnie.

Tandis que la baronne me rassurait ainsi, je regardais machinalement un cadre ovale du plus beau travail dans lequel figurait une méchante gravure anglaise dont le format n'était nullement approprié aux dimensions de cette magnifique bordure, et qui représentait l'héroïne de Richardson au moment où elle s'enfuit de la maison paternelle.

— Vous trouvez qu'on a fait trop d'honneur à cette estampe ? dit la baronne en changeant tout à coup de propos avec sa mobilité ordinaire ; je suis fort de votre avis, et pourtant c'est moi qui l'ai fait mettre là : vous allez voir si j'avais mes raisons. Figurez-vous, monsieur, que la première année de mon mariage il me prit un ennui si profond, que je faillis en mourir. Le baron cherchait sans cesse les moyens de me récréer. Ayant entendu dire qu'il y avait un peintre italien qui parcourait les châteaux en cherchant de l'ouvrage, il imagina de le mander pour lui faire faire mon portrait. En même temps il écrivit pour qu'on lui envoyât de Paris un beau cadre et une boîte de couleurs, car je n'aime que les portraits au pastel, et je ne voulais pas qu'on fît le mien d'une autre manière. L'Italien ne vint qu'au bout de deux ou trois mois. J'étais si amaigrie et si défaite, que je ne pouvais me soutenir ni faire un pas ; cependant, par complaisance pour le baron, je consentis à me faire peindre, mais dès la première séance il fallut y renoncer ; ma santé devint tout à fait mauvaise, et durant six semaines il me fut impossible de quitter le lit. La première fois que je sortis de ma chambre, le baron m'amena ici et me fit asseoir en face de ce cadre, en me disant d'un air satisfait :

« — Notre peintre italien n'a pas eu besoin de vous voir plus d'une fois pour se mettre à l'œuvre. Levez les yeux, mon cher cœur, et dites-moi si vous reconnaissez vos traits dans cette figure.

« Je jetai un cri : le maudit homme avait fait mon portrait à l'huile ; de plus il avait eu la belle imagination de m'habiller à la turque, à la romaine, que sais-je ? avec une draperie jaune en guise de corps de jupe, et une façon de turban sur mes cheveux sans poudre.

« — Ah ! monsieur, dis-je au baron, je ne saurais me souffrir ainsi, même en peinture, et avec votre permission je vais faire monter cette toile au garde-meuble.

« En effet, on l'y transporta aussitôt ; le cadre resta en place, et Boinet eut l'idée d'y mettre cette gravure. J'avais serré aussi la boîte de pastel, espérant que quelque autre peintre passerait par ici ; mais on ne voit plus venir de ces artistes forains, et me voilà remplacée définitivement par cette mijaurée de Clarisse Harlowe.

— Peut-être, madame la baronne, lui dis-je alors. Je sais un peu de dessin, et, si vous le permettez, j'essaierai de faire votre portrait.

— Non, non, je vous rends grâce ; il n'est plus temps, répondit-elle avec une vivacité mélancolique ; pour se faire peindre, il faut avoir vingt ans, comme ma fille : c'est son portrait que je voudrais voir dans ce cadre.

— Si elle le permet, je commencerai dès demain, dis-je, ravi de cette insinuation.

— Tout de suite ! s'écria la baronne. Il ne s'agit que de prévenir ma fille.

Et en même temps elle m'invita d'un signe de tête à la suivre dans le cabinet. Mlle de Malepeire lisait debout près d'une petite bibliothèque, celle du bonhomme d'Herbelay, sans doute. En nous voyant, elle jeta vivement son livre, mais sans essayer de le dérober à nos regards. Lorsque sa mère lui eut annoncé que j'allais commencer son portrait, elle ne manifesta ni satisfaction ni déplaisir, et répondit laconiquement, en relevant avec nonchalance les longs anneaux de sa chevelure :

— Me voilà prête.

— Non pas, non pas, mademoiselle ! s'écria la baronne. Je veux que vous soyez coiffée en nymphe, avec un œil de poudre sur vos cheveux. Vous mettrez aussi des rubans bleu céleste.

— Oui, ma mère, répondit-elle d'un air résigné.

— Passez dans votre chambre avec Boinet, continua la baronne ; tandis qu'elle vous coiffera, je ferai tout préparer ici.

Me trouvant seul un moment, j'eus la tentation de jeter les yeux sur le livre que lisait Mlle de Malepeire : c'était la Nouvelle Héloïse . Je me rappelai aussitôt cette phrase de la préface : « Celle qui osera lire une seule page de ce livre est une fille perdue. » Par bonheur, dis-je en moi-même, il n'y a point de Saint-Preux ici ! J'étais trop jeune et trop amoureux pour que cette découverte fit naître dans mon esprit de plus graves réflexions, et je remis le volume à sa place en regrettant seulement que le hasard l'eût fait tomber entre les mains de Mlle de Malepeire.

Comme toutes les personnes dont la vie est excessivement désœuvrée, la baronne était d'une activité singulière dans les rares occasions où elle trouvait à s'occuper de quelque chose. Elle présida elle-même à l'arrangement du cabinet, qu'elle transforma en une espèce d'atelier de peinture où elle fit apporter la boîte de couleurs, les feuilles de vélin et tous les accessoires qui jadis avaient dû servir à l'artiste italien ; Mlle de Malepeire, habillée et pomponnée comme l'avait ordonné sa mère, assistait d'un air indifférent à tous ces préparatifs. Quand ils furent terminés, elle fit remarquer à la baronne que déjà le jour baissait, et que je n'aurais pas le temps d'esquisser son portrait.

— Vous avez raison, ma fille, dit celle-ci, d'autant plus que c'est l'heure du goûter ; sonnez, je vous prie, pour que Boinet fasse servir les gâteaux et le fruit.

On dressa un petit couvert dans le salon, et l'on apporta le goûter. Ce que la baronne appelait le fruit consistait en une assiette de ces mauvaises petites pêches jaunes dont je me suis régalé cet après-midi avec un plaisir sans pareil. Mlle Boinet les prit l'une après l'autre au bout d'une fourchette, les pela avec une lame d'argent et les accommoda au vin et au sucre. La baronne m'en servit quelques quartiers de sa main, et me dit en soupirant :

— C'est le seul fruit qui mûrisse ici.

— Je le trouve délicieux, lui répondis-je sans flatterie.

— Vous êtes bien honnête ! s'écria-t-elle. Il ne serait pas mangeable, si Boinet n'avait le talent de lui faire perdre son âpreté en l'accommodant au vin de Malvoisie. Dans la saison, elle me prépare aussi des cerneaux. C'est une fille incomparable : elle fait toutes choses avec de petites manières propres et adroites qui me rendent ses services extrêmement agréables. J'aurais voulu la marier avec quelque villageois qu'elle serait peut-être parvenue à façonner un peu et dont j'aurais fait un valet de chambre ; mais elle n'a jamais pu se résoudre à épouser un de ces rustres !

— Eh ! madame, c'eût été trop d'honneur pour elle ! dit Mlle de Malepeire avec animation. Ces rustres sont des hommes libres, et elle est de condition servile !

— Ah ! Ciel ! Que signifient ces grands mots ? fit dédaigneusement la baronne. Où avez-vous pris ces sottises-là, ma fille ? Sachez que par son savoir-vivre et ses sentiments, Mlle Boinet s'est depuis longtemps élevée au-dessus de cet état que vous qualifiez de condition servile. Sachez encore qu'elle aurait réellement dérogé en s'alliant à son inférieur sous le rapport de l'intelligence et de l'éducation, en épousant un de ces paysans stupides et malappris que vous appelez des hommes libres.

À cette espèce de leçon, Mlle de Malepeire rougit vivement et baissa la tête avec un mouvement de confusion, de sourde colère.

Je m'étonnai qu'une simple contradiction la jetât dans un trouble d'esprit si violent ; mais ma pensée n'alla pas plus loin. Pourtant j'aurais dû comprendre dès lors quels abîmes mettait entre nous l'espèce d'éducation qu'elle s'était faite en secret. J'aurais dû m'effrayer davantage des sentiments, des convictions qu'elle manifestait parfois, et prévoir jusqu'où ils l'entraîneraient. Oui, il fallait partir alors et renoncer pour toujours à cette fille odieuse et charmante. Peut-être l'aurais-je sauvée ainsi d'un grand malheur… Mais je restai, et sa destinée s'accomplit…

SECONDE PARTIE
IV

Le marquis s'interrompit à ces mots, et, levant les yeux vers le pastel, il considéra avec une attention mélancolique la ravissante figure qui semblait l'écouter en souriant, puis il reprit :

— Je m'installai dans mon atelier improvisé, et en trois ou quatre jours je peignis ce portrait…

— Et tu le signas de tes initiales ! s'écria dom Gérusac. Il y a un M et un C au bas du châssis, contre la bordure.

— Comment ! Tu avais examiné ce portrait anonyme avec autant d'attention ! répliqua le marquis ; pourtant ce n'est pas un chef-d'œuvre.

— Non pas précisément, murmura mon bon oncle avec sa naïveté ordinaire.

— Mais il était d'une ressemblance parfaite, continua M. de Champaubert, et naturellement on le trouva admirable. Je te fais grâce, mon cher Thomas, de ce qui se passa dans mon pauvre cœur affolé pendant ces quatre jours où je ne détournai pour ainsi dire pas mes regards de ce visage dont je reproduisais amoureusement toutes les beautés. Les séances duraient plusieurs heures, car la baronne était dans une impatience inexprimable de voir mon œuvre terminée. Dès son lever, elle passait dans le cabinet où j'étais déjà, et faisait prévenir sa fille. Celle-ci paraissait aussitôt, habillée et coiffée comme vous la voyez là. Elle entrait lentement, s'asseyait à distance, en se redressant dans son corps de jupe baleiné et en arrêtant sur moi un regard superbe ; elle croisait ses beaux bras et demeurait immobile dans l'attitude que je lui avais imposée. Je prenais alors mes crayons, et la baronne lui disait avec une impatience comique : « Souriez, ma fille, souriez donc ! » Malgré cette injonction, elle restait sérieuse et fière, mais bientôt sa physionomie changeait à son insu ; sa tête charmante s'inclinait avec une nonchalance involontaire, et elle tombait dans une muette rêverie dont je me gardais bien de la distraire, car elle redonnait à ses traits leur expression naturelle ; une douce flamme s'allumait alors dans ses yeux limpides, et par moments elle me regardait, sans le vouloir, avec le sourire divin que j'ai mis sur les lèvres de ce portrait. Deux ou trois fois, durant ces longues séances, je restai seul avec elle un instant. Sa contenance changeait alors : elle détournait les yeux d'un air de réserve glacée, comme pour me faire comprendre que je lui déplairais si j'osais rompre ce silence ; mais j'étais si passionnément épris, si follement obstiné dans mes espérances, que toutes ces marques d'indifférence et de dédain ne me rebutèrent pas. Je persistais à croire que ma tendresse et mes soins toucheraient enfin cette altière personne, et j'en vins à concevoir la pensée de l'épouser en attendant, comme disait la baronne.

Le baron ignorait que je faisais le portrait de sa fille ; c'était une surprise que Mme de Malepeire lui préparait avec toute la discrétion dont elle était capable. Il n'avait pas été difficile de lui cacher ce petit secret ; tandis que je travaillais, il était à la chasse, et le soir il ne songeait pas à s'informer de ce que j'avais fait dans la journée.

Lorsque mon chef-d'œuvre fut terminé, je l'ajustai dans le cadre et le plaçai moi-même dans le salon, en face de la bergère où le baron sommeillait l'après-souper.

Le même jour, au coucher du soleil, Mme de Malepeire fit fermer les fenêtres et allumer le lustre suspendu au plafond, ainsi que toutes les bougies qui garnissaient les bras des cheminées. Mlle Boinet avait dépouillé le parterre pour former avec des guirlandes de feuillage un chiffre colossal qu'elle attacha au-dessus du cadre ; c'étaient deux M entrelacés et surmontés d'une couronne héraldique : l'ingénieuse personne s'était souvenue que je m'appelle Maximin.

— L'idée est charmante, s'écria la baronne avec intention ; ma fille, regardez donc ce chiffre !…

— C'est le mien, interrompit celle-ci comme pour protester contre l'interprétation de sa mère ; ce double M signifie Marie de Malepeire.

Le baron rentrait en ce moment ; sa femme alla au-devant de lui et l'amena triomphante jusqu'à la porte du salon.

— Ah ! fit-il en apercevant le portrait de sa fille, voilà un beau tableau ! Quelle ressemblance ! C'est admirable !

La baronne jouit un instant de sa surprise ; ensuite elle lui dit en souriant :

— Vous ne demandez pas le nom du peintre ?

— C'est juste, ma mie ; je lui dois de grands remerciements, répondit-il avec bonhomie.

— Le voilà ! s'écria la baronne en me prenant par la main pour m'amener devant lui. Sa modestie l'empêchait de se montrer.

Le vieux gentilhomme m'embrassa avec effusion et me dit d'un air de gaieté attendrie :

— Nous faisons un échange, je vous donne le modèle, et vous me laissez le portrait.

En même temps il se tourna vers Mlle de Malepeire en faisant le geste de lui demander sa main pour la mettre dans la mienne, mais elle recula en baissant les yeux, et se réfugia derrière sa mère.

— Vous avez ma promesse, ajouta le baron d'un ton plus sérieux, cela suffit.

Le même soir, au souper, le baron dit à sa femme :

— Vous n'avez pas oublié, ma mie, que c'est demain la Saint-Lazare, la fête du pays ?

— J'avoue que je n'y songeais guère, répondit-elle négligemment.

— Il est déjà venu beaucoup de monde, reprit le baron ; au retour de la chasse, j'ai vu de loin défiler les bohémiens, les maquignons, les colporteurs et autres gagne-deniers qui ont coutume de camper dès la veille sur le pré de foire. Les gens du bas pays montent aussi en foule : demain, quand tous les villageois des environs seront arrivés, cela va faire un grand concours de peuple. Autrefois, ajouta-t-il en s'adressant à moi, autrefois c'était la coutume que la femme ou la fille du seigneur ouvrît le bal avec un des garçons du pays ; la baronne avait aboli cet usage, mais l'an dernier ma fille l'a fait revivre ; elle a dansé, comme sa grand-mère et son arrière-grand-mère, avec les paysans. Cette année, les choses ne se passeront pas ainsi : demain, nous ne descendrons au village que pour la messe paroissiale…

— Comment, mon père, interrompit Mlle de Malepeire visiblement contrariée, nous n'assisterons pas aux jeux ?

— Non, ma fille, répondit-il avec décision ; les temps sont changés, et vous ne pouvez reparaître en un lieu où l'on ne vous rendrait peut-être pas les respects qu'on vous doit.

— N'allez-vous point regretter ce bal champêtre et cette réunion villageoise ! ajouta la baronne d'un air de reproche indulgent. Les beaux danseurs, ma foi ! Une troupe de rustres encore tout échauffés et ruisselants de sueur, habillés comme au cœur de l'hiver, d'une veste de ratine verte, avec des culottes courtes du même tissu et des gros bas de laine dans leurs gros souliers ferrés.

— Eh ! ma mère, qu'importe l'habit ? s'écria Mlle de Malepeire avec une indignation contenue. Il n'y a que cela de grossier chez ces hommes… La simplicité de leurs manières est préférable peut-être aux raffinements de notre politesse, et, malgré ces différences qui vous choquent, on peut souffrir volontiers leur compagnie…

— En plein air, je ne dis pas ! répliqua la baronne avec un petit éclat de rire.

Je me rappelai en ce moment l'écharpe de taffetas bleu de ciel, et je dis étourdiment au baron :

— Le vainqueur à la lutte ne recevra donc pas le prix d'honneur des mains de Mlle de Malepeire ?

— Il viendra le chercher ici, après les jeux, répondit le vieux gentilhomme. La baronne le recevra en bas, dans la salle verte, lui et son cortège ; c'est une faveur qui ne tire pas à conséquence.

Là-dessus il se leva, et donna la main à Mme de Malepeire pour passer dans le salon. Je restai en arrière un instant avec Mlle de Malepeire.

— Demain, lui dis-je à demi-voix et en tremblant, demain madame votre mère vous parlera de ce qui a été résolu… Mon bonheur dépend de votre réponse, car je ne serai pas heureux si je n'obtiens votre libre consentement…

Elle recula d'un pas et murmura en me regardant fixement :

— Quoi ! Si tôt !

— Pardonnez, pardonnez-moi ! lui répondis-je tout éperdu. L'excès de mon amour me justifie…

— Vous m'épouseriez malgré moi ? reprit-elle froidement.

Je ne lui répondis que par un signe de tête et en la regardant d'un air passionné et désespéré.

— Ah ! Vous iriez jusque-là ! fit-elle révoltée. Eh bien ! nous verrons !…

Le lendemain matin, de bonne heure, Mlle Boinet vint m'avertir qu'on allait se rendre à l'église. Je trouvai la baronne habillée comme pour la messe du roi, avec une robe de satin des Indes et trois grandes plumes blanches dans sa coiffure. Mlle de Malepeire s'était parée aussi ; elle avait mis un déshabillé de taffetas rayé et un petit chapeau de paille orné de longs rubans qui flottaient sur ses épaules. Quand je m'approchai pour la saluer, elle se tourna vers moi et me rendit mon salut d'un air indifférent et distrait qui me pétrifia : je m'attendais à lui trouver un visage moins tranquille. La baronne me fit un signe d'intelligence :

— Je ne lui ai parlé de rien, me dit-elle à voix basse ; il sera toujours temps. Partons.

Le chemin qui conduisait au village était un véritable escalier taillé dans le roc. Mme de Malepeire fit le trajet en chaise à porteurs ; le baron conduisait sa fille, et j'allais avec eux. Toute la maison suivait, c'est-à-dire une douzaine de valets et de servantes, en tête desquels marchaient Mlle Boinet et Choiset, le garde-chasse.

Il y avait foule devant l'église ; les villageois, endimanchés, formaient des groupes bruyants autour des deux arbres jumeaux qui ombrageaient la place. Plus loin, dans l'espèce de boulingrin naturel qu'on appelait le pré de foire, la presse n'était pas moins grande. Je remarquai que la plupart des jeunes paysans portaient à la boutonnière ou au chapeau un bout de ruban aux couleurs nationales, comme on disait alors. Quand le baron et sa famille parurent, tous les regards se tournèrent vers eux, et il y eut un moment de silence. Les groupes s'écartaient lentement pour nous laisser passer. Quelques vieillards mettaient la main à leur chapeau, mais le plus grand nombre se dispensait de cette marque de respect. Malgré l'atteinte récemment portée aux prérogatives de la noblesse, le banc seigneurial existait encore dans la vieille église paroissiale. C'était une admirable boiserie en chêne ; le dossier, très élevé et surmonté d'un dais, était surchargé de sculptures du plus beau travail, et l'on voyait sur chaque panneau l'écusson des Malepeire, ainsi que leur fière devise en langue provençale : Fuero un degun  ! (Hormis un seul, personne !) En entrant dans la nef, j'aperçus contre un des piliers un tableau en broderie qui me frappa : c'était un ex-voto. Malgré l'insuffisance des moyens d'exécution, on reconnaissait aisément le site et les personnages : une procession funèbre faisait halte au Pas de Malepeire ; le cercueil était sur le premier plan, au pied d'un rocher, et le prêtre étendait les mains vers le ciel en regardant la jeune morte qui venait de soulever son suaire. Mme de Malepeire s'aperçut que j'avais les yeux fixés sur cette œuvre naïve, et elle me dit en regardant sa fille avec un mouvement spontané de sensibilité et de tendresse :

— Ils allaient me l'enterrer vivante !

— Dieu vous l'a rendue par un miracle, lui répondis-je, ému de cet élan involontaire, et c'est sans doute en action de grâces que vous avez fait faire ce tableau ?…

— C'est moi qui l'ai brodé de ma main, interrompit-elle ; j'y ai travaillé un an.

Le baron alla s'asseoir au banc seigneurial, entre sa femme et sa fille, et, me montrant une place vide à côté de cette dernière, il m'invita à la prendre. Tous les gens de la maison s'agenouillèrent un peu plus bas, au bord du tapis de pied étendu sur les dalles. Nous formions ainsi un groupe isolé entre le sanctuaire et la nef principale où se pressaient les villageois et les paysans. Notre présence avait causé une certaine agitation parmi cette foule. Quand la baronne avait traversé l'église avec un maintien souriant et superbe, en faisant onduler les plumes de sa coiffure et sonner ses hauts talons, tous les visages s'étaient tournés vers elle avec une expression de curiosité malveillante, et dès que nous eûmes pris place au banc seigneurial, l'hostilité devint plus manifeste. Malgré la sainteté du lieu, quelques murmures se firent entendre. À cette démonstration inattendue, Mme de Malepeire, qui lisait tranquillement dans son livre d'heures, releva la tête d'un air surpris, en disant à sa fille :

— Qu'est-ce qu'ils veulent donc ?

— Que tous prient Dieu au même rang, répondit-elle exaltée.

Le baron s'était retourné, pâle, la tête haute, et en promenant autour de lui un regard irrité. Heureusement cette situation ne se prolongea pas : le prêtre parut avec ses acolytes, et lorsqu'il fut devant l'autel, les assistants s'agenouillèrent en silence au bas de l'église. Quelques-uns cependant s'étaient avancés en bon ordre jusqu'au sanctuaire ; là, ils se mirent en rang, et après avoir fait une génuflexion, ils restèrent debout en face du banc seigneurial.

— C'est leur droit, me dit le baron à voix basse. De temps immémorial, l' abbat ou prince de la jeunesse et ses compagnons occupent cette place le jour de la fête.

Le prince de la jeunesse et sa suite portaient un brin de verdure au chapeau et une façon d'écharpe nouée en sautoir pardessus cette grosse veste de ratine qui révoltait si fort la baronne. C'étaient de robustes paysans au teint hâlé, aux formes athlétiques. L' abbat surtout offrait un magnifique type de la force matérielle ; il était d'une stature colossale, et ses traits corrects rappelaient la belle tête obtuse du gladiateur antique. Le costume de cet homme différait un peu de celui des gens du pays ; des guêtres de cuir jaune remplaçaient les bas de laine, et une jaquette d'étoffe rayée, la veste de gros drap vert. Je remarquai vaguement tout cela ; j'étais distrait par une inquiétude qui augmentait à mesure que je voyais approcher le moment de la publication des bans de mariage, et j'attendais, dans une agitation inexprimable, l'accomplissement de cette formalité. La baronne était sûre de tout, malgré le silence qu'elle avait gardé avec sa fille, et de temps en temps elle tournait les yeux vers moi, comme pour m'encourager et me féliciter de mon bonheur. Enfin le prêtre s'avança jusqu'à la sainte table, un papier à la main, et lut à haute voix, au milieu du plus profond silence : « Il y a promesse de mariage entre très haut et très excellent seigneur Maximin de Monville, comte de Champaubert, et très haute et très excellente demoiselle Madeleine-Marie de Malepeire, etc. »

Une rumeur s'éleva dans la nef : c'étaient ces qualifications et ces titres nobiliaires qui excitaient l'indignation des assistants ; mais cette manifestation cessa aussitôt. Je regardai avec anxiété Mlle de Malepeire : elle n'avait pas changé de contenance, seulement elle était très pâle, et le léger tremblement de ses mains décelait le trouble qu'elle s'efforçait de réprimer.

— Remettez-vous, ma fille, lui dit affectueusement la baronne ; il n'y a pas sujet de s'étonner et encore moins de s'affliger.

— Je suis tranquille, madame, répondit-elle d'une voix altérée et en détournant la tête.

Je ne remarquai rien de plus, je ne vis rien ; pourtant il se passa en ce moment des choses qui auraient dû m'éclairer et me faire connaître que j'avais un rival. À l'issue de la messe, le baron me dit en se rangeant pour me donner le pas :

— À présent que votre mariage a été proclamé à cri public, passez devant, monsieur le comte, et donnez la main à votre fiancée.

Je m'approchai le cœur palpitant ; Mlle de Malepeire mit sans hésiter sa main dans la mienne, et nous traversâmes ainsi l'église. Déjà la foule s'était écoulée et elle nous attendait dehors. La petite bande en tête de laquelle était l' abbat s'avança, et celui-ci, tirant son chapeau, s'adressa au baron en langue provençale.

— Que dit-il ? demanda Mme de Malepeire à l'oreille de sa fille.

— Il nous prie d'assister aux jeux, répondit-elle froidement.

— À distance, je le veux bien, répliqua la baronne. J'ai déjà ordonné qu'on mît des sièges dans le parterre, le long du parapet ; de cet endroit, on a le spectacle de tout ce qui se fait ici comme si l'on y était. Il faut toutefois inviter ce grand garçon et ses amis à monter au château pour boire un verre de vin et recevoir la belle écharpe que vous avez pris la peine de broder. C'est inutile que je leur dise cela en français ; ils ne me comprendraient pas. Parlez, vous, ma mignonne, et expliquez-leur la chose en provençal.

— C'est fait déjà, répondit-elle, mon père vient de leur annoncer que vous les recevriez ce soir.

— Sortons bien vite de cette cohue, s'écria la baronne en rentrant dans sa chaise à porteurs ; nous allons être suffoqués…

En effet, nous étions pressés et coudoyés d'une manière incommode ; la foule devenait presque insolente ; elle nous barrait le passage en se précipitant en tumulte au-devant de nous. Pourtant il n'y avait encore aucun cri, aucune manifestation inquiétante.

— Je vais marcher le premier, me dit le baron ; conduisez ma fille.

Je passai le bras de Mlle de Malepeire sous le mien, afin de la guider à travers cette multitude importune ; mais elle se dégagea brusquement, et, se retournant vers l' abbat comme pour se mettre sous sa protection, elle lui dit :

— Pinatel, passez devant nous !…

Le colosse obéit ; il fendit la presse en heurtant et repoussant tous ceux qui se trouvaient devant lui et nous ouvrit ainsi un passage. Quand nous fûmes hors de la place, il fit volte-face sans mot dire et alla rejoindre ses compagnons.

On reprit en silence le chemin du château ; Mlle de Malepeire nous devançait tous, et le baron marchait près de moi d'un air sombre et agité.

— Vous avez vu, me dit-il enfin, vous avez vu les dispositions de ces gens-là !… Vous avez failli être insulté… Qui sait jusqu'où tout ceci peut aller ?… Il faudra bien que le roi avise, sinon sa noblesse est exposée à un conflit avec les paysans… En attendant, je vais prendre des mesures pour notre sûreté ; nous ne descendrons plus au village.

— Je suis tout à fait de cet avis, interrompit la baronne en avançant la tête hors de sa chaise ; nous resterons chez nous et nous marierons notre fille dans la chapelle du château. Savez-vous, monsieur, que Boinet a entendu dire derrière elle que dans toutes les autres paroisses on avait renversé le banc seigneurial !… Vous serez obligé peut-être de faire enlever le vôtre…

— Jamais ! s'écria-t-il. J'ai renoncé sans hésiter aux droits utiles : les censives, champarts, banalités, pesages, reliefs, lods et ventes, tout a été aboli ; mais je n'abandonnerai pas ainsi les droits honorifiques, et la violence seule pourra m'en dépouiller.

En rentrant au château, j'essayai de parler à Mlle de Malepeire ; mais elle mit une obstination et une adresse singulières à éviter cet entretien. Dans l'après-midi cependant je parvins à la retenir au moment où nous descendions dans le parterre, et je lui dis d'un ton pénétré :

— Ah ! mademoiselle, vous ne me pardonnez donc pas mon bonheur !… Que faut-il faire, hélas ! pour vous toucher ?… Comment me rendre digne de votre choix ?… Si vous saviez l'excès de mon amour, votre cœur ne serait peut-être pas si lent à se décider !…

Et comme elle pressait le pas sans me répondre j'ajoutai :

— Souffrez que je vous parle de mes sentiments ; vous le pouvez sans manquer à aucun devoir, maintenant que vous voyez en moi un fiancé…

— Dites un épouseur ! interrompit-elle avec un accent de raillerie amère.

Je me rappelai la Nouvelle Héloïse et cette lettre où la sensuelle et pédante fille du baron d'Étange qualifie ainsi les deux prétendants qu'elle dédaigne ; un nouveau soupçon traversa ma pensée, et je m'écriai, transporté d'une vague et furieuse jalousie :

— Quel est donc le Saint-Preux auquel vous me sacrifiez ainsi ?

— Bientôt vous le saurez ! me répondit-elle hardiment ; et, sans ajouter un mot, elle se hâta de gagner le parterre.

J'avoue que la pensée de renoncer à elle ne se présenta même pas à mon esprit ; je l'aimais d'un amour trop violent et trop égoïste pour ne pas la disputer même à un rival heureux, et j'en vins subitement à envisager sans frayeur et sans scrupule un mariage forcé. La passion qui m'animait n'admettait ni ménagements ni retards. Je résolus de parler le soir même au baron : il n'y avait qu'à dresser le contrat de mariage dès le lendemain, et dans trois jours je pouvais épouser Mlle de Malepeire. Je formais toutes ces résolutions et tous ces plans assis contre le parapet, à côté de la baronne, et regardant de là ce qui se passait sur la place du village. Le spectacle était assez confus : il n'y avait presque plus personne sur le pré de foire, et la foule se pressait tumultueusement autour d'une enceinte formée avec des cordes et des pieux fichés dans le sol. À l'une des extrémités de cette espèce de lice s'élevait un mât au haut duquel un plat d'étain bien fourbi reluisait comme un gigantesque miroir aux alouettes, et à l'extrémité opposée un tambour et une vielle formaient l'orchestre le plus discordant qu'il soit donné à des oreilles humaines d'entendre. Mlle de Malepeire, assise près de sa mère, ne détournait pas les yeux de cette scène. Je l'observais avec un sentiment inexprimable de tendresse, de douleur, de sombre jalousie ; elle affectait une attitude calme et assurée, mais sa physionomie, l'éclat fiévreux de son teint trahissaient ses secrètes agitations.

— Regardez donc, monsieur, me dit la baronne, les jeux vont commencer.

Deux hommes à peu près nus entrèrent en lice et s'appréhendèrent mutuellement au corps ; l'un fut bientôt terrassé et se retira en silence ; l'autre resta debout et attendit un autre adversaire, lequel resta maître du champ de bataille à son tour et fut ensuite vaincu par un nouveau champion. Pendant une heure, les lutteurs se succédèrent ainsi au milieu de l'arène et se roulèrent dans la poussière les uns après les autres, aux cris de la foule qui les accueillait avec des applaudissements ou des huées selon qu'ils avaient bien ou mal fait.

Dès les premières passes de ce tournoi, la baronne s'était retournée en me disant avec un léger bâillement :

— Il faut convenir que c'est un peu monotone, d'autant plus qu'on sait d'avance quel sera le vainqueur. L'abbat finira par les terrasser tous, comme l'an dernier.

— C'est un garçon d'une force prodigieuse et un fin braconnier, ajouta le baron ; s'il avait été du pays, je lui aurais offert la survivance de Choiset, et quelque petite exploitation dans mes bois pour le faire subsister en attendant.

Un moment après Mme de Malepeire reprit :

— Décidément, c'est fastidieux ce combat à coups de poing ; faisons un tour dans le parterre.

J'ai déjà dit, je crois, que le parterre était un terre-plein soutenu par le rempart et entouré de maigres charmilles entre lesquelles s'égaraient de petits sentiers bordés de buis. Ce jardin de Babylone en miniature s'étendait devant la façade moderne du château, laquelle s'appuyait sur d'anciennes constructions restaurées et rajeunies par une teinte uniforme de badigeon. À l'un des angles de ce corps de logis qu'occupait tout entier l'appartement de la baronne, il y avait une tourelle qui faisait saillie hors du rempart et dominait des précipices dont les profondeurs verdoyantes étaient au niveau de la plaine. Anciennement cette petite tour s'appelait la guette , et lorsque le pays n'était pas tranquille, une sentinelle était apostée dans la logette pratiquée au sommet pour signaler l'approche des bandes ennemies. À une époque plus récente, la logette du guetteur avait été remplacée par un toit d'ardoise, et l'on avait percé à la hauteur du premier étage une large fenêtre dont le balcon de pierre était suspendu au-dessus d'un gouffre tapissé de ronces et de mousses noirâtres. La chambre de Mlle de Malepeire était dans cette vieille tour. La baronne s'arrêta, et dit en me montrant le balcon du bout de sa petite canne à pomme d'or :

— Je ne puis regarder par cette fenêtre sans avoir le vertige. Ma fille a les nerfs moins sensibles : souvent le soir je l'ai trouvée rêvant au clair de lune, les coudes appuyés sur le bord de ce nid d'hirondelles.

J'avançai la tête par-dessus le parapet pour mesurer de l'œil la prodigieuse hauteur du mur, et je murmurai rassuré :

— Assurément, s'il y avait ici quelque Lindor, il ne pourrait venir chanter sous le balcon de Rosine.

Un peu avant le coucher du soleil, des acclamations plus bruyantes s'élevèrent sur la place, et l'on vit disparaître le disque de métal qui brillait au haut du mât.

— C'est fini, dit la baronne en regardant à travers les branches de son éventail, le vainqueur est couronné ; le voilà qui traverse la place, son plat d'étain à la main et suivi de son cortège ; ils vont venir ici. Rentrons.

Le jour tombait rapidement ; mais les villageois avaient allumé des branches de bois résineux qu'ils tenaient à la main en guise de flambeaux, et dont les clartés vives et tremblotantes formaient une illumination mobile de l'effet le plus singulier. On apercevait, des fenêtres du salon, les groupes qui parcouraient le village au son du tambour, en chantant des refrains patriotiques, et la bande bien moins nombreuse des filles et des garçons qui sautillaient en cadence sur le pré de foire.

Un moment après, Choiset, le garde-chasse, arriva.

— Voici l' abbat , dit-il précipitamment ; il y a beaucoup de monde avec lui. Je viens prendre les ordres de monsieur le baron.

— Tu ne laisseras entrer que lui et ses douze gardes d'honneur, répondit le vieux gentilhomme, et si les autres font mine de vouloir forcer le passage, tu exécuteras mes ordres.

— Allons, dit gaiement la baronne, allons donner audience à ces galants bergers. Votre main, monsieur le baron… ma fille, suivez-nous…

Mlle de Malepeire s'avança en tenant l'écharpe bleue déployée ; il me sembla qu'elle était pâle et que ses mains tremblaient. Tous trois descendirent ; je ne les suivis pas : cette espèce de cérémonie me déplaisait, et je ne voulais pas assister à la remise de l'écharpe. Je restai donc seul dans le salon, debout contre une des fenêtres et regardant machinalement devant moi. Le ciel était sans clair de lune et sans étoiles ; l'obscurité la plus profonde régnait dans le parterre, et le vent du soir bourdonnait tristement entre les charmilles. J'appuyai mon front sur mes mains et me pris à rêver douloureusement, à m'attendrir et me repentir de mes résolutions implacables. L'espèce d'aveu que m'avait fait spontanément Mlle de Malepeire m'avait d'abord jeté dans des transports de jalousie qui dans leurs effets ressemblaient à la haine ; puis, à force de commenter ce mot cruel sorti de sa bouche, je commençai à me persuader qu'il ne fallait pas y croire, que c'était une défaite, une vaine menace, un mensonge, et que je n'avais point de rival. Cette certitude acquise, j'excusai tout, je pardonnai les froideurs, les dédains qui me faisaient mourir. J'étais prêt à tomber aux genoux de cette fille altière pour lui dire que je l'adorerais toujours ainsi, sans récompense, si c'était sa volonté, son caprice… Tandis que je m'abandonnais à ces alternatives de courroux et d'attendrissement, j'entrevis une ombre qui passait sous la fenêtre lentement, en rasant le mur, comme quelqu'un qui cherche à tâtons une porte, une issue quelconque. Quoique le fait en soi n'eût rien que de fort simple, je suivis des yeux un moment cette forme vague ; mais il faisait si sombre, qu'elle disparut sans que je pusse me rendre compte du chemin qu'elle avait pris. Un instant après, le petit chien de la baronne se releva en grondant sourdement. Je me retournai. La porte du cabinet qui m'avait servi d'atelier était entrouverte, et il me sembla qu'un pas furtif faisait craquer le parquet. Cette perception fut si nette et si vive que je m'écriai :

— Qui va là ?…

On ne répondit pas ; alors je pris un flambeau et j'entrai dans le cabinet. Le chien me suivit en aboyant entre mes jambes. Il n'y avait personne, absolument personne, mais la porte du fond venait de se refermer à moitié, poussée sans doute par le vent. Cette porte était celle d'un couloir qui aboutissait à la tourelle : je marchai devant moi en élevant le flambeau, et j'entrai dans la chambre de Mlle de Malepeire. C'était une petite pièce sans angles ni recoins ; je la parcourus d'un seul coup d'œil. Il n'y avait point d'autre issue que la porte au seuil de laquelle le petit chien s'était arrêté tout hérissé et en jappant avec fureur. Le lit, sans pavillon, était garni simplement d'une couverture blanche. Un grand rideau de brocatelle était tiré devant la fenêtre, et sur la cheminée qui faisait face à la porte il y avait une antique glace au pied de laquelle je remarquai cette vilaine petite figure, sculptée au couteau, que le baron avait trouvée au fond de sa carnassière. Cet examen ne dura qu'une demi-minute ; je ressortis en tirant la porte derrière moi, et je regagnai le salon sans tenir compte des fureurs du carlin, qui s'enrouait à aboyer dans le couloir.

Presque aussitôt la baronne remonta avec sa fille.

— Je suis anéantie ! s'écria-t-elle en tombant dans sa bergère. Mademoiselle Boinet, vite, vite, donnez-moi ma boite de senteur ; j'ai tant ri que j'en suis suffoquée…

— La réception a donc été fort plaisante ? m'écriai-je.

— Eh ! eh ! vous allez voir ! répondit la bonne dame saisie d'un nouvel accès de gaieté. Figurez-vous que l' abbat et son cortège nous attendaient dans la salle verte, chapeau bas et avec une contenance respectueuse, comme il convient. Quand ma fille s'est avancée, ce grand garçon s'est mis à genoux le plus galamment du monde pour recevoir l'écharpe qu'elle lui a passée en sautoir, tandis que les autres applaudissaient avec un bruit effroyable. Enfin le silence s'est rétabli. Alors l' abbat s'est relevé et m'a débité un petit discours pendant lequel je l'ai regardé : c'est un géant que cet homme-là ; il m'a semblé que mon panache n'arrivait pas à la hauteur de son coude. Quand il a eu fini sa harangue, je me suis tournée vers le baron, qui me donnait la main, et je lui ai dit à haute voix :

« — Monsieur, je vous prie de témoigner à ce jeune homme toute ma reconnaissance : ne sachant pas la langue du pays, je n'ai pu comprendre son discours ; mais je n'en suis pas moins charmée de ses sentiments.

« — Eh ! madame, il vous a parlé en français ! » s'est écrié le baron.

« À cette explication, le rire m'a gagnée, et j'ai été un quart d'heure à me remettre derrière mon éventail. Les choses se sont d'ailleurs très bien passées ; on a versé libéralement le vin et le ratafia à ces braves gens ; ils ont bu je ne sais combien de fois à notre santé, et se sont retirés fort contents, à ce que je présume. »

Le baron entra un instant après.

— Il y a une infinité de monde là-bas sur le chemin, dit-il à sa femme ; tous ces gens-là ont l'air de monter ici, mais à coup sûr ils n'y entreront pas, et nous pourrons dormir tranquilles cette nuit : je viens de faire relever le pont-levis.

— Nous voilà donc tous prisonniers ! répondit la baronne en plaisantant ; personne ne peut plus entrer ni sortir sans votre permission.

On passa immédiatement à table. Mlle de Malepeire avait une physionomie animée et distraite : elle prenait part à la conversation d'un air de vivacité qui me frappa ; je ne l'avais jamais vue ainsi, et j'observai avec une secrète inquiétude l'effort qu'elle faisait pour paraître naturelle et tranquille.

Aussitôt après le souper, elle se retira en prétextant les fatigues de la journée. Le baron s'assoupit au coin de la bergère, et je commençai avec Mme de Malepeire une de ces parties de cartes qu'elle prolongeait volontiers jusqu'à minuit.

Vers onze heures, Mlle Boinet entra tout effarée.

— Je ne sais ce qui se passe, dit-elle ; il y a un grand tumulte là dehors. D'ici l'on n'entend rien ; mais si monsieur le baron descendait dans la cour, il démêlerait bien d'où vient tout ce bruit.

— C'est peut-être une sérénade qu'on vient nous donner, dit Mme de Malepeire en mêlant tranquillement les cartes.

— Je vais voir ! s'écria le baron réveillé en sursaut. Restez, Champaubert : ce n'est pas la peine d'interrompre votre partie.

Il nous quittait à peine, lorsque nous entendîmes la grosse cloche de l'église sonner à toute volée.

— C'est le tocsin ! m'écriai-je.

— Le feu aura pris quelque part, me répondit la baronne ; ce malheur est fréquent ici, les maisons étant construites en bois et recouvertes de paille. Les jours de réjouissance publique, il y a presque toujours quelque commencement d'incendie, parce que chacun fait grand feu dans sa cheminée, afin de régaler ses commensaux de fritures à l'huile de noix.

— En ce cas, on devrait apercevoir les flammes d'ici, lui dis-je en me levant pour aller regarder par la fenêtre.

Les plus profondes ténèbres couvraient le ciel et la terre ; l'atmosphère était lourde ; on eût dit qu'un orage se formait sur ces plateaux élevés. Il était impossible de reconnaître l'emplacement du village autrement que par les sons lugubres qui s'élevaient de ce côté, et l'on ne distinguait rien à travers les ombres opaques de la nuit qu'une multitude de points lumineux qui se mouvaient dans la même direction. C'étaient les torches de résine que portaient les paysans, et évidemment une troupe nombreuse se dirigeait vers le château. J'observais toutes ces choses avec une certaine anxiété, lorsque le baron rentra précipitamment dans le salon. Il avait à la main un de ces lourds fusils dont on se servait autrefois dans les sièges.

— C'est une sédition, une attaque à main armée, nous dit-il avec un sang-froid mêlé de colère : ils sont peut-être quatre ou cinq cents criant et hurlant au bord du fossé, en face de la porte…

— Que veulent-ils donc ? fit la baronne sans trop s'émouvoir.

— Qui le sait ? répliqua le baron ; Choiset a paru au guichet pour leur parler, mais ils ont jeté des clameurs encore plus furieuses... Au lieu d'exposer leurs griefs s'ils en ont, ils ne cessent de crier : l' abbat  ! l' abbat  ! comme si nous l'avions retenu prisonnier... Quelques-uns ont des fusils, mais le plus grand nombre n'est armé que de pioches et de socs de charrues… Il n'y a pas de danger qu'ils nous prennent ainsi d'assaut… Je ne crains qu'une chose, c'est qu'ils aient l'idée d'entrer de ce côté-ci par la poterne.

— Est-ce que la chose est possible, monsieur ? demanda la baronne avec un commencement d'inquiétude.

Il fit un signe de tête affirmatif et s'écria avec une imprécation :

— Mais je me charge, moi, de défendre ce passage ; le premier qui se présentera, je le tue comme un chien, et tous ainsi l'un après l'autre tant qu'il en viendra !

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit la baronne en levant les mains au ciel, et ma fille !

— Vous allez l'amener ici, répondit le baron ; c'est du balcon de sa chambre que je vais observer les abords de la poterne.

— N'avez-vous point d'ordres à me donner ? lui demandai-je alors.

— Venez avec moi, me répondit-il brièvement.

La baronne prit un flambeau ; nous la suivîmes dans le cabinet qui précédait la chambre de sa fille.

— Elle dort déjà depuis longtemps, et sa porte est fermée, dit-elle en tirant une clé de sa poche ; mais j'ai mon passe-partout : bien souvent il m'arrive d'entrer ainsi un moment pour la regarder dormir.

Elle passa dans le couloir ; au même instant, une vive bouffée d'air fit vaciller la bougie qu'elle venait de laisser sur la table et frôler les rideaux tirés devant les fenêtres.

— Qui donc a ouvert ce passage ? s'écria le baron en se retournant étonné et en regardant un des panneaux de la boiserie relevé à moitié ; c'est une issue secrète condamnée depuis longtemps.

— Elle aboutit dans le parterre ? demandai-je, entrevoyant la coïncidence de ce fait avec celui qui m'avait frappé.

La baronne venait d'ouvrir la porte de la chambre ; elle entra, et jeta un grand cri : il y avait un homme chez sa fille… et cet homme, c'était l' abbat  !

Mlle de Malepeire, debout et les bras étendus, semblait vouloir faire un rempart de son corps à ce géant, qui était resté immobile et comme pétrifié au milieu de la chambre.

— Sauve-toi ! sauve-toi ! cria-t-elle en lui montrant la porte d'un geste énergique.

Je m'élançai pour lui barrer le passage ; en même temps le baron tira son coup de fusil. La balle passa dans les cheveux de l' abbat et alla frapper le cadre de la glace, là, vers le haut où vous voyez cette échancrure…

V

— J'avais toujours pensé que c'était quelque projectile qui avait fait tout ce dommage ! murmura dom Gérusac en frappant sur sa tabatière.

— C'est elle que son père devait tuer ! dis-je transporté d'une secrète fureur.

— Tout ce que je viens de vous dire s'était accompli en moins d'une minute, poursuivit M. de Champaubert. L'abbat eut la présence d'esprit de s'élancer aussitôt dans le couloir ; il nous passa littéralement sur le corps et s'échappa… Je me relevai saisi de vertige ; j'étais comme un homme qui a roulé dans un précipice et dont les facultés sont momentanément suspendues. En vérité je ne sais comment j'ai pu me rappeler la scène dont je fus alors le muet témoin. Quand l'abbat eut disparu, il y eut un moment de silence. La baronne s'était laissée aller sur un siège en cachant sa figure dans son mouchoir. Mlle de Malepeire s'appuyait d'une main contre la cheminée ; elle était très pâle, mais elle ne baissait ni la tête, ni le regard.

— Cet homme était entré ici par ruse ? lui dit enfin le baron d'une voix rauque.

— Non, monsieur, répondit-elle intrépidement ; le moment est venu de tout avouer… de déclarer tous les sentiments de mon cœur… Je vais le faire avec courage…

Son audace faiblit pourtant, et ce fut d'un ton moins assuré, en baissant involontairement les yeux, qu'elle ajouta :

— J'ai donné mon cœur et mon amour à un homme qui selon les idées du monde n'est pas mon égal…

— Ce paysan… vous l'aimez ? interrompit violemment le baron.

— Oui, répondit-elle, et rien ne peut nous séparer… nous sommes unis… il est mon amant… je suis à lui…

— Elle ment ! elle ment ! ne la croyez pas ! s'écria la baronne en sortant tout à coup de sa stupeur et en se jetant entre le père et la fille. Ceci est un moment de délire, de folie… Est-ce que c'est possible ce qu'elle dit là ?… Comment cela serait-il arrivé… elle ne m'a jamais quittée, jamais… quand aurait-elle été séduite ?… Allez ! elle a menti… elle ne connaît seulement pas cet homme.

— J'ai dit la vérité ! répondit Mlle de Malepeire en levant les yeux au ciel avec un mouvement étrange d'enthousiasme et de passion. J'ai aimé ce jeune homme parce qu'il possède toutes les vertus de son humble condition, la simplicité, la bonne foi, l'austérité des mœurs… Oui, je l'aime ! continua-t-elle en s'exaltant. La pauvreté ne m'épouvante pas avec lui… Ses bras robustes sont habitués au travail ; je partagerai le pain qu'il gagne laborieusement… Quand je l'ai fait entrer ici ce soir, c'était pour lui dire que j'avais résolu de m'enfuir avec lui cette nuit même… C'est la violence qu'on veut me faire qui m'a poussée à cette extrémité… C'est pour me soustraire à l'affreux malheur d'être mariée malgré moi que je l'ai appelé à mon secours… que je me suis mise sous sa sauvegarde…

— Elle est folle !… ma pauvre enfant est folle ! s'écria la baronne en se tordant les bras de désespoir.

Le baron se tourna vers moi et me dit avec un sang-froid plus effrayant que les éclats de la plus terrible colère :

— Je tuerai ce misérable !

— Et alors qui me rendra l'honneur ? s'écria Mlle de Malepeire avec une sauvage énergie. Qui fera d'une fille coupable une honnête femme ?…

Le vieux gentilhomme leva la main en faisant le geste de la frapper au visage, comme pour y laisser la marque d'une flétrissure éternelle ; mais il ne la toucha pas.

— Va, je consens qu'il t'épouse ! lui dit-il. Va, suis-le… tu n'es plus ma fille… je te chasse et te renie… Maudit soit l'instant où tu es née !… Maudite soit l'heure où Dieu te retira de ton cercueil !… Maudite soit la vie qui t'attend dans ce monde et dans l'autre !…

— Vous me pardonnerez un jour !… murmura Mlle de Malepeire en courbant la tête.

C'est le dernier mot que j'ai entendu sortir de sa bouche. Le baron étendit la main vers moi comme pour chercher un soutien.

— Venez, me dit-il.

Avant de sortir, je tournai encore les yeux vers elle ; c'est la dernière fois que je l'ai vue…

Quelle nuit ! Tout était brisé en moi, et je trouvais une funeste consolation à faire saigner la mortelle blessure de mon cœur. Je m'exagérais, si c'était possible, les mépris dont Mlle de Malepeire avait payé ma tendresse et la passion insensée à laquelle elle venait de tout sacrifier. Dans l'excès de mon indignation et de mon désespoir, j'aurais dépassé peut-être les vengeances de son père ; s'il m'eût été donné en ce moment de disposer de sa destinée, peut-être aurais-je un crime à me reprocher : mon amour était trop grand pour n'être pas implacable…

Le baron m'avait suivi dans ma chambre. Sa douleur était sombre et silencieuse ; il se promenait machinalement à grands pas, et parfois s'approchait de la fenêtre comme pour respirer. On n'entendait plus rien au-dehors : évidemment quelque circonstance inattendue avait calmé l'effervescence populaire, et les paysans n'assiégeaient plus la porte du château. Vers minuit, Choiset entra avec un visage interdit et consterné.

— Que monsieur me pardonne cette liberté, dit-il en hésitant ; je viens l'avertir… madame la baronne s'est trouvée mal… nous l'avons relevée comme morte ; à présent elle a un peu repris connaissance, et elle vient de passer dans sa chambre…

— Seule ? demanda le baron.

— Avec Mlle Boinet, répondit le vieux garde-chasse d'une voix altérée et en détournant la tête.

Nous descendîmes. En nous apercevant, la baronne se jeta au-devant de son mari avec des sanglots convulsifs.

— Elle est partie !… Je n'ai pu la retenir !… s'écria-t-elle. Mais je ne l'abandonnerai pas ainsi… Monsieur, vous aurez compassion de cette pauvre égarée… vous me permettrez de la suivre… c'est mon droit… il faut que je l'arrache à ce misérable ravisseur… Le moment viendra où elle aura horreur de sa faute… alors je l'emmènerai… j'irai la cacher au fond de quelque couvent, je m'y enfermerai avec elle… La religion nous enseigne à être miséricordieux… selon sa sainte doctrine, les plus grands crimes peuvent être rachetés par un long repentir…

— Le repentir efface le crime devant Dieu ! interrompit durement le baron. Mais le déshonneur reste devant le monde !… Nous sommes d'un sang et d'un rang à ne point l'oublier.

La pauvre femme insista encore longtemps avec une douleur véhémente et des accents qui me faisaient frissonner, parce qu'ils exprimaient les déchirements de mon propre cœur. Le baron fut inflexible.

— Rien ne saurait laver notre honte, ni nous soustraire à cet affront, disait-il ; à présent il faut que cette malheureuse épouse son amant…

Le reste de la nuit s'écoula ainsi, et le jour nous retrouva tous trois à la même place, pâles, brisés, anéantis. Soit que la passion eût déjà consumé les forces de mon être, soit que durant ces dernières et terribles scènes j'eusse le plus souffert, je tombai tout à coup dans un état d'abattement et de souffrance physique dont ceux qui m'entouraient s'alarmèrent vivement. Le mal s'aggrava avec une rapidité effrayante, et le lendemain j'étais en danger de mort. Je n'ai gardé qu'un souvenir confus de ce qui se passa alors autour de moi ; je me rappelle seulement que dans les hallucinations de la fièvre je croyais être un jeune enfant dont l'existence vient de s'éteindre ; il me semblait qu'on me mettait au cercueil et qu'on m'emportait avec des chants funèbres, puis que la lugubre procession s'arrêtait au Pas de Malepeire, et qu'alors, écartant mon suaire, je revoyais la clarté des cieux. Cette scène de ma mort et de ma résurrection se renouvelait sans cesse dans mon imagination troublée, et je passais alternativement d'un anéantissement complet à une véhémente agitation. Enfin la vie triompha dans une de ces crises suprêmes ; un jour mes yeux ne se refermèrent pas, je me relevai comme le Lazare, et ma vue affaiblie s'arrêta sur une femme assise à mon chevet. C'était Mme de Malepeire ; mais je ne la reconnus pas d'abord parce qu'elle n'avait plus son fard ni ses mouches. Le baron était là aussi. Tous deux étaient restés autour de mon lit nuit et jour, et certainement c'est à leurs soins que je dus la vie. Ma maladie avait duré six semaines, et plusieurs fois le médecin qu'on avait fait venir de D… avait déclaré que je ne vivrais pas jusqu'au lendemain. Ce médecin était un petit vieillard observateur et sagace ; il ne s'était pas trompé sur la cause de mon mal, et dès que je commençai à recouvrer la mémoire et le sentiment de ma situation, il dit devant moi à Mme de Malepeire :

— L'air de ces montagnes est trop vif pour un convalescent. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que l'hiver dure ici huit mois de l'année, et que très prochainement la neige aura rendu les chemins impraticables. Mon opinion est que M. de Champaubert doit se hâter de partir ; malgré son état de faiblesse, il supportera le voyage, j'en réponds ; s'il ne peut aller à cheval, eh bien ! nous l'emmènerons en litière…

Je m'agitai avec un faible gémissement ; le mouvement que je venais de faire pour me relever avait excédé mes forces, et mes idées recommençaient à se troubler.

— Oui, docteur, murmurai-je, vous m'accompagnerez… nous nous reposerons sur la neige, au Pas de Malepeire… et on m'y laissera…

— Non, non ; vous irez plus loin, interrompit le docteur ; vous irez trouver votre père, qui vous attend.

— Mon père, dis-je, attendri à ce souvenir, sait-il que je suis malade ?… A-t-on de ses nouvelles ?…

Mme de Malepeire regarda le docteur avec un mouvement d'inquiétude et comme si elle eût hésité à me répondre.

— Dites-lui tout, madame, s'écria celui-ci ; parlez-lui de la lettre qu'a reçue M. le baron…

— Quelques lignes seulement, dit-elle en se penchant vers moi ; c'est votre père qui écrit ; il est en bonne santé et en sûreté, grâce au ciel ! mais il est arrivé d'horribles choses…

Le baron entrait en ce moment ; ce fut lui qui me raconta les funestes journées des 5 et 6 octobre. Mon père avait pris part à tous ces événements ; après avoir couru les plus grands dangers en accompagnant à Paris la famille royale, il était rentré chez lui pour quelques heures, et dès le lendemain il s'exilait volontairement, il émigrait : c'était à Turin que je devais aller le retrouver.

Le médecin avait espéré que ces fatales nouvelles feraient diversion à l'idée fixe qui me tuait ; en effet, la secousse morale que je venais d'éprouver détourna ma pensée de mes propres souffrances, et me donna une soudaine énergie. Je me relevai et m'accoudai sur mon oreiller pour entendre lire les papiers publics que le baron avait reçus en même temps que la lettre de mon père. La relation des horribles scènes dont ils donnaient tous les détails absorba entièrement mon attention. Pendant un quart d'heure, j'oubliai où j'étais et ce que la passion avait fait de moi : j'oubliai Mlle de Malepeire ; mais avant que le baron eût achevé sa lecture, mes yeux s'arrêtèrent, par malheur, sur une petite branche qui verdoyait à travers les vitres de la fenêtre. C'était un brin de pervenche que Mlle de Malepeire avait mis un après-midi à son corsage, et dont je m'étais emparé lorsqu'elle l'avait jeté tout flétri et brisé dans un coin du salon. Cette chétive brindille avait pris racine, et ses petites feuilles d'un vert tendre commençaient à ramper au bord du vase où je l'avais mise comme une plante précieuse. À cette vue, ma tête brûlante s'affaissa sur l'oreiller, et je tombai dans une amère rêverie ; le baron lisait toujours, mais ce n'était plus ce que j'entendais qui allumait dans mes veines une fièvre d'indignation et de douleur. Le vieux médecin s'aperçut de cette prompte rechute :

— Allons, monsieur, me dit-il brusquement ; il faut partir demain !

Le même soir, la baronne se trouva seule un moment à mon chevet. Je ne sais avec quelle expression je la regardai alors, en songeant à celle que je ne voulais plus nommer ; mais la pauvre femme fondit en larmes et me dit à voix basse :

— Je la pleure comme si elle était morte !…

Il n'y eut pas d'autre explication entre nous ; la blessure que j'avais dans le cœur était si vive et si profonde, que je redoutais d'éveiller en moi de nouvelles douleurs en y touchant : il me semblait qu'il y avait des choses que je ne pourrais entendre dire sans mourir.

Vers minuit, le baron et sa femme se retirèrent après m'avoir serré affectueusement la main. Mlle Boinet rôda encore un instant autour de moi, et vint me donner le bonsoir d'un air attristé qui ne lui était pas ordinaire.

— À demain, lui dis-je machinalement. Elle mit son mouchoir sur ses yeux et sortit sans me répondre.

Je restai seul avec la servante qui me veillait cette nuit-là. Jusqu'alors le baron avait couché dans ma chambre, ne se fiant qu'à lui-même pour les soins qu'exigeait ma triste situation. La bonne grosse fille s'installa près de mon lit, les mains croisées sous son fichu, et, comme elle s'aperçut que je ne dormais pas, elle commença dans son patois une espèce de monologue inintelligible pour moi. Il me sembla pourtant qu'elle déplorait mon prochain départ et celui de ses maîtres. Ce bourdonnement nasillard finit par m'assoupir ; mes yeux fatigués et brûlants se fermèrent, et pour la première fois depuis bien longtemps je dormis plusieurs heures de suite d'un profond sommeil.

Lorsque je m'éveillai le lendemain, il faisait grand jour, et les joyeuses clartés du soleil levant pénétraient de toutes parts dans ma chambre, dont la porte et la fenêtre étaient grandes ouvertes. Déjà le médecin était près de mon lit.

— Allons ! allons ! me dit-il gaiement, vous voilà mieux ; il faut profiter de cette journée splendide ; nous partons dans une heure.

Je me laissai habiller comme un enfant, et, prenant le bras de l'excellent homme, j'essayai de faire quelques pas ; mais j'étais si affaibli, que je ne pus aller jusqu'à la porte.

— Ne vous découragez pas, dit-il en me ramenant vers mon fauteuil ; je vous ai fait préparer une bonne litière, garnie de bons rideaux ; vous y serez à merveille. Elle est au pied de l'escalier ; si vous ne pouvez pas marcher jusque-là, on vous y portera.

— Je veux d'abord aller prendre congé du baron et de Mme la baronne, lui dis-je avec une douloureuse émotion.

— Ils vous ont épargné ces pénibles adieux, répondit-il ; c'eût été un surcroît d'attendrissement et de chagrin que vous n'êtes guère en état de supporter. Depuis plusieurs jours, tout était prêt pour leur départ ; ils n'attendaient que le moment où vous seriez hors de danger, et cette nuit même ils ont quitté le château.

— Pour longtemps ? demandai-je tout saisi à cette nouvelle.

— Pour toujours peut-être, répondit tristement le médecin ; ils émigrent.

On me coucha presque défaillant dans la litière, et je me laissai emporter comme une chose inerte, sans demander où l'on me conduisait, sans jeter un dernier regard derrière moi. Le médecin m'accompagnait à cheval. Quand nous fûmes au Pas de Malepeire, il mit pied à terre et entrouvrit le rideau de la litière. Le grand air m'avait ranimé ; je relevai la tête et parcourus des yeux ce mélancolique paysage : l'ombre des rochers s'allongeait déjà jusqu'aux confins de la gorge, le torrent bouillonnait dans ses gouffres profonds, et les feuilles jaunies tombaient le long du sentier. Une mésange sautillait sur la pierre où l'on avait déposé jadis le cercueil de Mlle de Malepeire, et son petit cri joyeux se mêlait au sourd fracas des eaux. À cette vue, je cachai mon visage dans mon mouchoir avec un gémissement.

Le docteur se pencha vers moi.

— Comment vous trouvez-vous ? me demanda-t-il inquiet.

Je serrai sa main, qui cherchait la mienne, et lui fis signe de refermer le rideau : l'aspect de ces lieux me donnait le vertige ; une horrible tentation troublait mon cerveau : j'éprouvais un désir irrésistible de me précipiter dans ces abîmes et de me reposer pour toujours sous les eaux froides du torrent. Ce délire cessa lorsque, arrivé sur l'autre versant de la montagne, je sentis un air plus doux souffler sur mon visage, et le soleil du Midi réchauffer mes membres engourdis. C'est ainsi que je quittai ces lieux, où j'avais épuisé en quelques jours tout ce que le cœur humain peut éprouver de sentiments enivrants et de mortelles douleurs.

Huit jours plus tard, j'arrivai à Turin, où je retrouvai mon père. Le médecin m'avait accompagné jusque-là ; mais il dut repartir sur-le-champ pour sa petite ville. Cette séparation m'affligea sensiblement ; je m'étais attaché à lui comme à un vieil ami dont la science et la discrète pénétration m'avaient efficacement secouru, et auquel je devais de n'avoir pas succombé à mes souffrances. Un autre motif bizarre, inouï, et que je m'avouais à peine, me faisait aussi regretter sa présence : il connaissait celle qui avait laissé dans mon cœur un impérissable souvenir, et il aurait pu me parler d'elle. Au moment où nous allions nous quitter, j'eus un lâche retour de passion, de douloureuse tendresse, et je lui dis d'une voix étouffée en l'emmenant à l'écart :

— Qui sait ce que cette malheureuse fille est devenue ?… Informez-vous de sa situation, je vous en supplie… Peut-être s'est-elle repentie et a-t-elle quitté cet homme… Les siens l'ont reniée et abandonnée… Personne ne viendrait à son secours, quand même elle aurait horreur de sa faute… Cette idée me met au désespoir… Je donnerais mon sang pour la sauver, pour l'arracher à ce misérable…

Le médecin me regarda d'un air de commisération et me répondit laconiquement :

— Croyez-moi, oubliez-la… Que vous importe son bonheur ou son malheur ? Elle a le sort qu'elle a choisi !…

Mon père ne m'interrogea pas, et je ne lui parlai de rien ; par une sorte d'accord tacite, nous évitions tout ce qui aurait pu rappeler le funeste projet d'alliance qui m'avait conduit chez le baron, ou faire allusion à mon séjour au château de Malepeire.

Une fois cependant mon père rompit ce silence. C'était vers la fin de 92, et nous venions d'arriver à Ostende. Il y avait alors dans cette ville un grand nombre d'émigrés qui se disposaient, comme moi, à passer en Angleterre ; mais je n'essayai pas de les rencontrer, et, tandis que mon père allait à la recherche de quelques anciens amis, je restai seul à l'auberge. Je me rappelle que la nuit approchait, et que, saisi d'une inexprimable mélancolie, je regardais à travers les vitres de ma chambre la neige qui tombait lentement et s'amoncelait sur la toiture des maisons voisines, dont les hauts pignons formaient de grandes dentelures noires sur le ciel d'un gris pâle. Mon père entra avec un visage triste et s'assit près du feu sans parler. Je me rapprochai, inquiet : à cette époque, on vivait dans des appréhensions continuelles, en formant de sinistres conjectures que l'événement dépassait toujours.

— Y a-t-il des nouvelles de France ? demandai-je en tremblant.

Mon père fit un geste négatif et me dit d'une voix altérée :

— Je viens d'apprendre la mort d'un de mes vieux amis… Vous l'avez connu, mon fils, et quoique vos relations aient fini dans des circonstances douloureuses, je crois que vous serez sensible à cet événement…

— Le baron de Malepeire est mort !… m'écriai-je.

— Il a été frappé subitement ces jours derniers, répondit mon père ; depuis quelques mois, il vivait ici dans une sorte de dénuement…

— Et Mme de Malepeire ? lui demandai-je. Elle l'avait suivi ? Vous l'avez vue ?…

Il secoua la tête d'un air navré.

— Morte aussi ! m'écriai-je.

— Elle a succombé depuis longtemps ; c'est le chagrin qui l'a tuée, dit sourdement mon père ; le baron n'avait personne autour de lui à ses derniers moments, personne qu'une pauvre fille de chambre de sa femme qui, pendant ces derniers temps, travaillait pour le faire vivre. Je l'ai cherchée quand j'ai su tout cela, j'aurais voulu lui faire quelque bien ; mais elle est partie, elle est retournée en France.

Il y eut un long silence. Enfin je dis à mon père :

— Mlle de Malepeire… sait-on ce qu'elle est devenue ?…

Il hésita un moment à me répondre, puis il dit avec un accent profond :

— La famille de Malepeire est éteinte maintenant.

Depuis ce jour, je ne prononçai plus le nom de Mlle de Malepeire, et mon père put croire que je l'avais oubliée. Pourtant ce souvenir a vécu en moi pendant toutes les années de ma jeunesse, et, j'ose à peine le dire, dans mon âge mûr il a été un obstacle à d'autres engagements. Aujourd'hui même ce n'a pas été sans trouble que je me suis retrouvé en face de ce portrait… Oui, à cette vue, mon pauvre vieux cœur a tressailli comme autrefois… Hélas ! c'est la plus belle et la plus lamentable page de ma vie qui tout à coup s'est rouverte devant moi…

VI

Le marquis s'accouda sur la table en soupirant et se versa un verre de vin d'Espagne qu'il but d'un seul trait.

— Réellement, tu as été très malheureux dans ta première inclination ! s'écria dom Gérusac, qui avait saisi à grand-peine toute cette métaphysique amoureuse.

Quant à moi, le cœur gonflé d'une jalouse indignation, je ne détournais pas mes regards du portrait de Mlle de Malepeire, et quand le marquis cessa de parler, je murmurai avec une rage méprisante :

— Cet abbat qu'elle a tant aimé doit être aujourd'hui un vieux paysan effroyablement ridé, voûté et déguenillé ; j'aurais plaisir à le voir maintenant.

Pendant le récit de M. de Champaubert, Babelou avait entrouvert deux ou trois fois la porte ; quand il eut fini, elle se glissa derrière le fauteuil de mon oncle et lui parla à voix basse ; c'était pour lui annoncer que M. le curé venait demander la couchée, comme cela lui était arrivé quelquefois.

— Qu'il soit le bienvenu ! s'écria dom Gérusac en se levant. Où donc est-il ?

— Dans la cuisine, répondit Babelou ; il sèche sa soutane, qui est toute trempée, car il a fait une bonne averse tantôt.

En effet, la pluie ruisselait encore contre les vitres, et quoique la soirée ne fut pas avancée, la température s'était sensiblement refroidie.

— Jette une brassée de sarments dans la cheminée ; nous sommes tous transis, reprit dom Gérusac ; ensuite tu nous feras encore du café. Souviens-toi que M. le curé l'aime bien chaud. Mon cher Maximin, ajouta-t-il, tu vas me permettre de te présenter l'abbé Lambert, un digne homme qui dessert depuis quinze ans la cure de Malepeire.

— Je le verrai avec plaisir ! répondit vivement le marquis.

Et tandis que mon oncle allait chercher ce nouvel hôte, il ajouta en s'adressant à moi :

— M. le curé ne doit pas ignorer entièrement de quelle manière les Malepeire ont disparu de ce monde ; il aura entendu parler des malheurs de cette maison. Ne l'avez-vous jamais questionné ?

— Si fait, monseigneur, répondis-je en rougissant ; mais il a paru ne rien savoir à ce sujet. Peut-être est-ce par esprit de charité et pour mettre en oubli le déshonneur de Mlle de Malepeire.

L'abbé Lambert entra, conduit par mon oncle. Sa vieille soutane était encore tout humide, et les traces que ses gros souliers laissaient sur le parquet témoignaient de la longue course qu'il venait de faire à pied, dans des chemins inondés d'une boue argileuse, mais il n'était pas préoccupé le moins du monde de son pauvre costume, et ce fut sans embarras comme sans hardiesse qu'il salua le grand personnage assis à notre foyer. Celui-ci accueillit le pauvre curé de campagne avec les égards qu'il aurait eus pour une éminence : il lui fit place à ses côtés et aviva lui-même la flamme des sarments, afin qu'il pût achever de sécher sa chaussure rapiécée.

— Mon cher pasteur, je bénis le ciel qui a dispersé votre troupeau jusque dans cette vallée ! dit dom Gérusac en plaisantant. Nous n'aurions pas eu votre visite ce soir, si vous n'étiez venu dans ces environs pour quelqu'une de vos ouailles.

— Il est vrai, répondit-il avec une expression de tristesse qui me frappa ; j'ai été appelé pour des choses concernant mon ministère. Le cas était pressant, et j'aurais pu arriver trop tard. Il y a loin de Malepeire ici, et par ce temps d'orage on rencontre à chaque pas des torrents qui vous barrent le chemin.

Lorsque l'abbé Lambert eut séché ses habits et pris une tasse de café, le marquis commença à l'interroger discrètement sur l'époque à laquelle il était arrivé dans la contrée et sur les souvenirs qu'il avait pu recueillir concernant les anciens seigneurs. On eût dit que l'abbé Lambert pénétrait l'intérêt que M. de Champaubert apportait dans ces investigations, car il alla en quelque sorte au-devant de questions plus directes, et répondit avec une gravité triste :

— Quand je vins ici il y a près de seize ans, la famille de Malepeire était presque oubliée, on ne parlait même plus du déplorable événement qui avait entaché l'honneur de cette maison…

— Pourtant vous en avez eu connaissance ? s'écria le marquis. Vous avez entendu parler de la fille unique du dernier baron, de Mlle de Malepeire ?

Le bon vieux prêtre leva les yeux et les mains au ciel.

— Que Dieu fasse miséricorde à celle que vous venez de nommer, dit-il d'un ton pénétré. Pardonnez-lui aussi l'outrage dont elle se rendit coupable envers vous ; elle l'a expié par de grandes souffrances.

— Vous l'avez connue ? Vous savez où elle a fini sa misérable vie ? interrompit M. de Champaubert avec agitation.

— C'est une histoire sinistre, murmura l'abbé Lambert en hochant la tête, comme s'il hésitait tout à coup à rappeler ce souvenir.

Mais le marquis insista, et alors il dit :

— Je ne croyais pas que je raconterais ici et en telle compagnie la vie de cette pécheresse. Dieu, dont les desseins sont impénétrables, a amené cette rencontre.

Et, après s'être recueilli un instant, il reprit :

— À l'époque où Mlle de Malepeire s'enfuit du château, je desservais la cure de Saint-C…, un petit village de la basse Provence, dans le diocèse d'Aix. C'est en cet endroit que demeurait la famille de François Pinatel, celui qu'on avait surnommé l' abbat parce que dans toutes les fêtes patronales il était le chef de la jeunesse. Ces Pinatel étaient des paysans de vieille souche, cultivant un petit bien qu'ils possédaient de père en fils depuis deux ou trois cents ans. La mère, une honnête femme, bonne ménagère, âpre au gain et au travail, gouvernait la maison. Elle avait déjà marié son fils aîné, et vivait en très bon accord avec sa bru, qui avait apporté en dot un lopin de terre valant un millier d'écus. Un jour, la brave femme m'apporta une lettre à son adresse. Personne chez elle ne connaissait une seule lettre de l'alphabet, elle venait me prier de la lui lire. Cette lettre lui annonçait que son second fils, François Pinatel, avait épousé Mlle de Malepeire…

— Elle devint sa femme ! s'écria le marquis avec un mouvement d'indignation. Voilà pourquoi la baronne me disait qu'elle pleurait sa fille comme si elle était morte !

Mais, se remettant aussitôt, il ajouta :

— Poursuivez, je vous en prie, monsieur le curé.

— Oui, c'en était fait, reprit celui-ci avec un soupir, c'en était fait pour son malheur et pour celui de ce jeune homme. Le mariage avait eu lieu avec le consentement par écrit du baron, nonobstant le défaut des autres formalités : on avait eu hâte de faire cesser le scandale. Les nouveaux époux étaient partis immédiatement, et ils allaient arriver à Saint-C…

La veuve Pinatel ne fut nullement éblouie de cette alliance. Avec son gros bon sens et sa finesse de paysanne, elle devina sur-le-champ dans quelles circonstances son fils avait pu obtenir la main d'une fille noble, d'une riche héritière, et elle apprécia nettement les conséquences probables de cette union. Elle me pria de lui lire une seconde fois cette lettre, ensuite elle me dit d'un air soucieux :

— Tout ce qui reluit n'est pas d'or. Il est clair que les parents n'ont pas donné volontiers leur consentement, et qu'ils ne veulent plus voir leur fille, puisque son mari me l'amène. Il n'a pas été question de lui donner une dot, à ce que je vois, et toutes ses soumissions ne l'empêcheront peut-être pas d'être déshéritée. De toute manière, c'est un mariage qui ne nous convient pas. Qu'allons-nous faire au logis de cette demoiselle ?… Qu'elle ne s'imagine pas que nous serons là pour la servir ! Et puis, quelle figure fera-t-elle au milieu de nous avec ses robes à la mode ? On se moquera d'elle dans le village, et je n'oserai seulement pas l'envoyer à la fontaine. Qu'est-ce qu'on dit encore dans cette lettre ? Qu'elle est d'une beauté extraordinaire ? Ça doit être un homme savant qui a écrit ce passage, car je ne l'ai pas bien compris.

Le maître d'école auquel François Pinatel s'était adressé pour faire faire sa lettre avait une teinture des auteurs profanes, et ce pauvre pédant comparait Mlle de Malepeire à la mère des amours. Cette expression figurée alarmait fort la veuve Pinatel, et j'eus grand-peine à lui faire comprendre que ce n'était là qu'une façon de parler.

— N'importe ! reprit-elle en manière de corollaire, l'aîné ne sera pas content du mariage de son frère ; il trouvera qu'on m'a manqué en se passant de mon consentement.

Évidemment ce dernier grief était le plus considérable à ses yeux ; elle le regardait comme une offense impardonnable, et il faut bien convenir que, au point de vue des convenances humaines, sa susceptibilité était juste et naturelle. J'essayai toutefois de lui faire envisager le mariage de son fils sous un autre aspect, et d'éveiller dans son cœur les sentiments chrétiens qui lui commandaient d'aimer l'étrangère que la providence amenait dans sa famille ; mais cette femme, quoique fort honnête selon le monde, n'avait aucune des vertus naturelles aux âmes religieuses, et mes paroles ne la touchèrent pas.

Sur ces entrefaites, je fus appelé par monseigneur d'Aix pour un travail commencé l'année précédente, et que Sa Grandeur voulait me faire terminer sous ses yeux. Mon absence dura deux mois, et les fêtes de Noël approchaient quand je retournai dans ma paroisse. J'arrivai vers le soir, après avoir fait une partie de la route à pied, et comme une pluie froide commençait à tomber, je me dirigeai vers le logis des Pinatel, lequel se trouvait presque au bord du chemin, à un quart de lieue du village.

Ce logis était une grande masure dont les murs n'avaient jamais été crépis, et qui n'avait, à proprement parler, ni côtés ni façade. Les fenêtres percées au hasard n'avaient jamais eu ni vitres ni volets, et la porte d'entrée donnait sur une espèce de cour embarrassée de décombres, de tas de broussailles et de monceaux de fumier. Pas un arbre devant la maison, pas un carré de jardin à l'entour ; l'été, un soleil dévorant dardait sur le toit, et transformait l'intérieur en une fournaise, et l'hiver, le mistral glacé soufflait sans obstacle entre les ais pourris des vieux contrevents. Il faisait très sombre, et je traversais la cour en sondant le terrain avec mon bâton, lorsque j'entendis devant moi quelqu'un qui s'écriait :

— François ! c'est toi enfin !

J'approchai en me nommant ; alors la personne qui avait parlé se retourna brusquement vers la maison et disparut dans l'obscurité, sans me répondre. Je poussai la porte, qui était entrouverte, et après avoir traversé l'écurie, j'entrai dans la chambre où se tenait ordinairement la famille. C'était une pièce assez grande, mais si sombre et si enfumée, qu'on ne s'y reconnaissait pas tout d'abord. Le lit de la mère Pinatel était dans un coin, caché sous des rideaux de sergette jaune. Sa grande armoire de noyer, toujours fermée à clé, faisait face à deux ou trois planches sur lesquelles il y avait la vaisselle et les ustensiles de cuisine. Les plats d'étain gagnés par l' abbat tapissaient la muraille, où étaient accrochées en outre une partie des provisions du ménage.

En ce moment, toute la famille était réunie autour de la table sur laquelle il y avait un grand tas de blé qu'il s'agissait de trier grain à grain pour en ôter la nielle qui rend le pain mauvais. L'opération s'accomplissait à la lueur d'une lampe fumeuse, et chacun se livrait avec une activité sans pareille à ce travail de fourmi. Lorsque je parus, la veuve Pinatel se leva en s'écriant :

— Excusez, monsieur le curé, vous avez traversé l'étable sans lumière ! C'est que nous ne vous avons pas entendu venir. La porte est donc ouverte ?

— Il y a quelqu'un dans la cour, lui répondis-je ; votre nouvelle bru, je crois. Elle attend son mari.

La mère Pinatel haussa les épaules, et l'aîné dit entre ses dents :

— En ce cas, elle risque de passer la nuit là dehors.

— Est-ce que François est allé dans la montagne ? demandai-je, pensant qu'il avait pu retourner à Malepeire, où de grands dégâts avaient été commis après le départ du baron ; on disait même que les paysans avaient pillé le château et brûlé une partie des bâtiments.

— Qu'irait-il faire là-haut ? me répondit la veuve Pinatel. Il a pris un autre chemin. Que voulez-vous, monsieur le curé, c'est un garçon qui ne reste pas volontiers chez lui ; il est allé se divertir un peu à la foire d'Apt.

Je m'assis à la place d'honneur, sous le manteau de la cheminée. Il y avait un petit feu produit par deux tisons qui brûlaient bout à bout, et quoique l'heure du souper fût passée, une énorme marmite de fonte bouillottait encore dans les cendres. La politesse des paysans provençaux consiste à faire tous les frais de la conversation, de manière à ce que leur interlocuteur n'ait jamais la peine de leur répondre.

L'aîné des Pinatel prit la parole et commença à discourir sur la sécheresse qui avait contrarié les semailles et sur la grosseur extraordinaire de deux porcs gras qu'il avait vendus à la dernière foire de Saint-C… Tandis qu'il me donnait toutes sortes de détails à ce sujet, sa jeune belle-sœur entra sans bruit et vint s'asseoir à l'autre coin de la cheminée. Elle était trempée par la pluie et toute transie de froid.

— Belle-fille, ne laissez plus la porte ouverte quand vous sortirez le soir, lui dit aigrement la veuve Pinatel.

— Comment rentrerai-je, si je la ferme derrière moi ? répliqua-t-elle à demi-voix et d'un air irrité.

On ne fit plus attention à elle ; l'aîné continua l'histoire de ses semailles et de la vente de ses cochons ; les autres frères Pinatel parlèrent à leur tour, et une discussion s'engagea entre eux sur la taille et le poids des deux bêtes. Pendant ce colloque, je considérais la jeune femme avec beaucoup de curiosité et de compassion. Elle était habillée, comme la mère Pinatel, d'une jupe de droguet brun, et sa coiffe d'indienne, attachée sous le menton, cachait tout à fait ses cheveux. La blancheur de son teint était si excessive et si unie, qu'on eût dit qu'elle avait un visage de marbre. Elle attisait le feu en grelottant sous ses vêtements mouillés et en baissant la tête, comme si elle craignait que je lui adressasse la parole. Voyant cela, je ne lui dis rien, et même j'évitai de la regarder ; mais je jetai dans la cheminée quelques bûches qui se trouvaient près de moi, et j'écartai un peu la marmite, afin qu'elle pût mettre les pieds sur la cendre. Quand elle se fut réchauffée, elle croisa les bras et s'appuya contre la muraille, en fermant les yeux, comme quelqu'un qui sommeille, accablé de fatigue. La pluie tombait toujours, et je restai fort avant dans la soirée. Durant tout ce temps, la jeune femme ne fit pas un mouvement et ne rouvrit pas une seule fois les yeux. Au moment où j'allais me retirer enfin, pensant que ce mauvais temps durerait toute la nuit, on siffla dans la cour, et le chien du logis courut à la porte en remuant la queue.

— C'est lui ! s'écria la jeune femme en se levant en sursaut et en se précipitant au-devant de son mari.

Les autres restèrent assis autour de la table, et la mère Pinatel murmura, en jetant un coup d'œil à la place que venait de quitter sa belle-fille :

— Pourvu qu'elle ait tenu la soupe chaude !…

Un instant après, l' abbat entra, et dit d'un air jovial en jetant dans un coin son bâton et son gros manteau de cadis :

— Bonsoir à tous. Monsieur le curé, comment vous portez-vous ? Et vous, mère, ça va-t-il comme vous voulez ?

— Il faut toujours dire que oui, répondit-elle ; et toi, mon fils, comment te portes-tu ?

— Pas mal, mais je serai mieux tantôt, fit-il avec un gros rire et en passant la main sur son estomac.

— Tu n'as pas soupé ! s'écria la veuve Pinatel. Alors mets-toi là.

Elle se rangea pour lui faire place autour de la table, et ajouta en se tournant vers la jeune femme :

— Belle-fille, servez votre mari.

Celle-ci obéit, et alla chercher un gros pain bis qu'elle mit devant l' abbat avec une écuellée de bouillon aux légumes. Par malheur, cette soupe était froide, ce qui mit l' abbat de mauvaise humeur et la mère Pinatel en colère :

— Jésus-Dieu ! Que faisiez-vous donc là ? dit-elle à la jeune femme. Ça fait rire de voir une personne de votre âge qui ne peut pas seulement apprendre à mettre une marmite au feu ! Par bonheur, tout le monde ne vous ressemble pas dans la maison, ajouta-t-elle après avoir regardé d'un air affectueux la bru de son choix ; quand l'aîné revient chez lui, il trouve toujours sa femme au travail et quelque chose qui cuit pour son souper dans un coin de la cheminée. Prenez exemple de votre belle-sœur, si vous voulez être une bonne ménagère.

— Tant que François ne se plaint pas, vous n'avez rien à me dire, répondit-elle avec arrogance.

Je me hâtai d'intervenir et de déclarer que c'était ma faute, si l' abbat mangeait sa soupe froide, puisque j'avais pris sur moi de déranger la marmite.

— François m'excusera, ajoutai-je ; une autre fois je serai plus avisé.

— Certainement il n'y a pas de quoi se fâcher, dit-il alors aux deux femmes ; la soupe ne me semble pas mauvaise, ainsi tout va pour le mieux : n'en parlons plus. Savez-vous que la foire n'a pas été des meilleures ! Il n'y avait ni marchands ni chalands, ni personne qui eût un écu de six francs dans sa poche. Puis hier le temps a tourné au froid ; il est tombé beaucoup de neige sur le Luberon, et il a fallu s'en revenir par des chemins où les chiens ne voulaient pas passer. Je me suis mis de la boue jusqu'à la cheville et j'ai les pieds comme des glaçons…

— Mets vite un peu de cendre chaude dans tes souliers, interrompit la mère Pinatel avec sollicitude, il n'y a rien de tel pour sécher la froidure.

— Tiens, ma femme, dit l' abbat en ôtant sa grosse chaussure ferrée dont le cuir disparaissait sous son épaisse croûte de boue congelée, tiens, arrange-moi cela.

Elle essuya la boue sans proférer un mot, mit dans les souliers une pelletée de cendres et les rapporta à son mari.

En la voyant si déchue et si cruellement punie de sa faute, je me dis qu'elle se jetterait infailliblement dans les bras de la religion, qui seule pouvait la soutenir et la fortifier contre les longues épreuves qui l'attendaient, et je m'en allai convaincu que c'était une âme gagnée à Dieu. Pourtant le dimanche suivant elle ne parut pas à l'église, et même pour les fêtes de Noël elle ne remplit pas ses devoirs religieux. Quoique les Pinatel ne fussent certes pas des chrétiens fervents, les femmes assistaient assez régulièrement aux offices. Je demandai à la veuve Pinatel pourquoi je ne voyais pas sa bru avec elle, et ce qu'elle faisait à la maison.

— Rien, comme à l'ordinaire, me répondit cette femme ; elle est au coin de la cheminée, les bras croisés, les pieds dans les cendres, et si le feu prenait à ses jupons, je crois, Dieu me pardonne ! qu'elle n'allongerait pas la main pour l'éteindre.

C'était mon usage de visiter les familles de ma paroisse une ou deux fois par mois, selon le besoin qu'elles avaient des secours spirituels, et à moins de circonstances extraordinaires, je ne me départais pas de cette règle. J'attendis donc une quinzaine de jours pour retourner chez les Pinatel. Cette fois je trouvai la jeune femme seule ; elle était assise au soleil devant la porte, son chapeau de paysanne avancé sur les yeux, de manière qu'elle ne m'aperçut qu'au moment où je fus à trois pas d'elle. Il me sembla que ma présence lui causait une surprise peu agréable ; elle se leva brusquement et me dit en provençal :

— Il n'y a personne à la maison ; tout le monde est aux champs depuis ce matin.

— Si cela ne vous dérange pas, je me reposerai un moment, lui répondis-je en français.

Apparemment elle s'était figuré que je ne connaissais pas son origine, car elle rougit un peu et parut s'étonner que je ne lui parlasse pas en provençal, comme à la famille Pinatel. Pourtant elle reprit bientôt son assurance et me répondit aussi en français avec l'air et l'accent qu'elle devait avoir dans le salon de sa mère :

— Voulez-vous, monsieur, me faire l'honneur d'entrer dans la maison ?

Je la remerciai, et nous restâmes dehors, assis sur un banc contre la muraille. Le temps était d'une sérénité admirable ; les passereaux sautillaient joyeusement sur les broussailles, et les petites reines-marguerites blanches commençaient à s'ouvrir le long des endroits abrités.

— Quelle belle journée ! dis-je à la jeune femme. Ce soleil clair et brillant est comme un regard d'amour que Dieu jette sur ses créatures. L'âme la plus affligée se relève et se console sous les rayons bienfaisants qui réjouissent toute la nature et raniment la vie universelle. Rendons grâce au Seigneur ! Loué soit le Seigneur tout-puissant qui veille sur nous !

Elle ne me répondit pas ; mais elle me regarda de l'air hostile et railleur que les personnes sans religion affectent toujours de prendre avec les gens de notre état qui essaient d'éveiller dans leur âme la foi, la reconnaissance, l'amour de Dieu. J'avais essuyé plus d'une fois ces marques d'une aversion dédaigneuse ; mais c'était de la part d'hommes animés de l'intolérance philosophique, ou bien j'avais été en butte aux sarcasmes de ces fanfarons d'impiété qui faisaient gloire d'insulter l'habit que je porte. La malveillance de cette jeune femme me causa un pénible étonnement. Je continuai pourtant à l'entretenir de la grandeur de la religion et des consolations infinies que donne la pratique des vertus chrétiennes. Mes paroles n'eurent pas l'effet que j'espérais ; elles réveillèrent au contraire dans son esprit des idées que je ne lui soupçonnais pas ; elle se mit à discuter et à dogmatiser avec véhémence, en exposant ses doctrines et en tâchant de réfuter les principes et les croyances qu'enseignent les livres saints. Je fus confondu de trouver dans une personne aussi jeune des opinions si audacieuses et si vaines, tant d'opiniâtreté dans le doute et de passion dans l'incrédulité. C'était un esprit raisonneur et superbe qui s'exaltait aisément, et un cœur stérile que rien ne touchait ni ne pouvait émouvoir. Elle était dépourvue de ce que les gens du monde appellent la sensibilité, la tendresse ; mais elle avait en revanche une imagination fougueuse et remplie d'un faux enthousiasme. Je pus comprendre en l'écoutant de quels écarts elle avait été capable et par quels entraînements elle était descendue au point où je la voyais ; j'étais jeune alors : je n'avais pas encore sondé tous les abîmes que renferme la conscience humaine, et je fus si effrayé de l'état de cette pauvre âme, que je me mis à prier pour elle avec ardeur et à demander au Seigneur de dissiper, par un miracle de Sa grâce, tant de misère et d'orgueil. Comme je me taisais en implorant la miséricorde divine au fond de mon cœur, la jeune femme crut m'avoir humilié et réduit au silence.

— La discussion est fermée, me dit-elle presque gaiement ; parlons d'autre chose.

Je pouvais lui donner d'utiles conseils en ce qui touchait sa position, et je n'hésitai pas à lui dire comment elle devait agir pour rendre plus faciles et plus doux ses rapports avec sa nouvelle famille ; mais elle ne me laissa pas achever.

— Je sais à quoi m'en tenir, me dit-elle tranquillement ; ces gens-là me haïssent, et rien ne saurait changer leurs sentiments envers moi : j'avoue que ces sentiments sont réciproques. Il faut pourtant que nous nous supportions mutuellement jusqu'au jour où la veuve Pinatel pourra compter à son fils la somme qui lui revient de l'héritage paternel, trente louis, pas davantage ; mais avec cela nous pourrons prendre une petite ferme que nous exploiterons. Mon mari s'en est déjà occupé, et il a trouvé quelque chose qui nous conviendrait parfaitement, un bien d'émigré dont le propriétaire ne reviendra pas de longtemps peut-être… Malheureusement il faut attendre jusqu'à la Saint-Michel prochaine, encore près d'un an ; mais j'aurai patience.

L'exécution de ce projet me parut difficile et je risquai quelques observations :

— Vous n'êtes pas habituée au travail, dis-je à la jeune femme ; quels que soient votre courage et votre bonne volonté, vous vous ferez difficilement à une vie si laborieuse et si rude. D'ailleurs votre mari ne vous secondera pas aussi bien que vous le croyez peut-être ; il n'a jamais labouré ni pioché la terre comme ses frères…

— Tranchons le mot, il est fainéant, interrompit-elle sans s'émouvoir ; je lui connais ce vice-là et d'autres encore ; il est ivrogne et joueur. C'est sa mère qu'il faut en accuser ; elle a souffert que dès sa première jeunesse il courût les marchés et les foires, où il ne hante que des maquignons, des bohémiens, tous gens vicieux et débauchés. Aujourd'hui même elle autorise ses fréquentes absences et l'aide à trouver des prétextes pour s'éloigner de moi. Quand nous serons seuls, chez nous, il ne pourra pas me quitter ainsi ; je saurai bien le retenir ; il cessera de fréquenter les cabarets ; il mènera la vie laborieuse et tranquille à laquelle l'homme est destiné sur cette terre, il remplira enfin ses devoirs de chef de famille et de citoyen.

La charité chrétienne m'obligeait au silence ; mais quiconque connaissait François Pinatel savait qu'il ne gagnerait jamais sa vie en travaillant à la terre, et qu'il n'était capable que des exercices où il pouvait faire parade de sa force prodigieuse. Il manquait d'ailleurs des qualités essentielles à un paysan, la patience, la volonté tenace, la sagacité un peu défiante et surtout l'esprit d'économie. C'était un homme borné, d'un naturel facile et jovial, mais prompt à la tentation et violent par accès. Sa mère, dont il était malgré tout l'enfant de prédilection, l'avait bien jugé ; elle s'était bien gardée jusqu'alors de lui abandonner sa petite part d'héritage, et lorsque cette espèce d'enfant prodigue rentrait au logis, il y trouvait toujours son morceau de pain et son écuellée de soupe. J'aurais vainement tenté de faire comprendre à la jeune femme l'espèce de tutelle dont son mari avait besoin et qu'elle était incapable d'exercer ; je l'engageai seulement à ne rien entreprendre sans les conseils de sa belle-mère, et je me retirai contristé de n'avoir pu l'éclairer ni sur les périls de son âme immortelle, ni même sur ce qui touchait à ses intérêts temporels.

VII

Quelques jours après, je quittai Saint-C… ; monseigneur d'Aix m'avait désigné pour d'autres fonctions, et la providence remettait à un nouveau pasteur ma famille spirituelle. Nous touchions aux jours sinistres de la Révolution, l'Église était divisée par le schisme, et la persécution commençait contre ceux qui refusaient d'adhérer à la constitution civile du clergé. Pendant plusieurs mois, je parcourus le diocèse avec la mission de relever le courage des faibles et d'éclairer les irrésolus. En finissant ma tournée, je me rendis à S… ; nous étions alors aux derniers jours de septembre, et il y avait près d'un an que j'avais quitté ma paroisse. S… est un gros bourg situé à deux lieues seulement de Saint-C… J'arrivai la veille de la foire, qui est une des plus considérables de toute la contrée et où il y a toujours une grande affluence. C'est en même temps un marché et une fête qui durent trois jours. Les sujets de tentation et de perdition ne manquent pas en de telles assemblées ; on y joue gros jeu, on y conclut de grandes affaires, et les gens qui font métier de duper le prochain y abondent. Le lendemain matin, en sortant de la maison curiale où j'étais logé, je rencontrai l' abbat . Il était tout habillé de neuf et s'en allait d'un air important du côté du champ de foire. Je l'abordai pour lui demander des nouvelles de sa famille.

— Ils allaient tous bien quand je suis parti, me répondit-il ; la mère est toujours la même, droite comme une lance, et aussi alerte qu'une fille de quinze ans. Ma femme ne se porte pas mal non plus, mais elle est maigrelette.

— Est-ce que vous êtes venu seul ? lui demandai-je encore.

— L'aîné devait m'accompagner, mais il y a eu des empêchements, me répondit-il. Je vous dirai, monsieur le curé, que j'ai bien des affaires sur les bras. Je me suis décidé à prendre une ferme ; trois cents carterées de terre d'un seul tenant. Il faut du monde pour cultiver un bien comme celui-là. J'ai déjà loué un bouvier, un berger et un valet de charrue ; à présent, je vais acheter une paire de bœufs, un cheval et une centaine de brebis, et puis il faudra songer à mettre du blé au grenier en attendant la récolte.

— Tout cela va vous coûter gros, lui dis-je.

Il frappa sur sa ceinture de cuir pour faire sonner les écus qu'elle contenait, et me répondit en baissant la voix :

— Il y a là-dedans sept cents livres que ma mère m'a apportées dans son tablier au moment où je me mettais en route.

Là-dessus nous nous séparâmes. Une heure plus tard environ, comme je traversais la place, je le vis entrer dans l'espèce de café où se réunissaient ordinairement les fermiers aisés, les riches maquignons, et à peu près tous ceux qui venaient avec de l'argent à la foire. Je savais qu'on y jouait, et même gros jeu ; mais je ne soupçonnai pas que François Pinatel s'aventurât en telle compagnie, et fût tenté de faire la partie de vendôme. D'habitude il se tenait avec les jeunes gens, et je pensai que ses affaires terminées il irait avec eux lutter ou tirer à la cible. L'après-midi, j'allai lire mon bréviaire dans les vergers d'oliviers qui avoisinent le bourg, et la journée était assez avancée lorsque je revins de ma promenade. Au coin de la place, je rencontrai encore l' abbat  ; il était sans chapeau, ce qui, chez un paysan, est la marque du plus grand désordre d'esprit, et il marchait çà et là, sans prendre garde aux passants qu'il coudoyait. En m'apercevant, il vint droit à moi et me dit avec précipitation :

— Monsieur le curé, pouvez-vous me prêter un écu de six francs ?

— Je n'ai qu'un petit écu ; il est à votre service, lui répondis-je, mais auparavant vous allez me dire ce qui vous est arrivé.

Et, prenant son bras, je l'entraînai loin de la foule, dans un endroit écarté où personne ne pouvait nous entendre. Il se laissa emmener comme un enfant, et ne répondit rien d'abord aux questions pressantes que je lui adressais ; puis, sortant tout à coup de son abattement, il m'avoua, avec des imprécations effroyables et des transports de douleur, qu'il avait perdu à la Vendôme tout l'argent qu'il possédait.

Ce n'était pas le moment de lui représenter l'énormité de sa faute et de l'exciter au repentir. J'essayai de calmer son désespoir ; mais c'était une de ces natures violentes et incapables de raisonnement qui ne s'apaisent que d'elles-mêmes ; à chaque instant il répétait :

— Ma mère !… que dira ma mère !… J'aime mieux mourir que de reparaître devant elle !… La mort ne me fait pas peur… C'est sitôt fait de se jeter la tête la première dans un puits…

Je frémissais en songeant qu'il était capable d'un tel crime, et que, s'il était abandonné à lui-même, rien ne le retiendrait, ni l'idée de la justice de Dieu, ni la crainte des châtiments éternels. Au milieu de ces emportements, il avait des instants de faiblesse ; alors il s'asseyait, le visage caché dans ses mains, et se prenait à gémir et à pleurer comme une femme. Je profitai d'une de ces alternatives pour lui dire avec autorité :

— Écoutez-moi, mon cher Pinatel ; vous n'avez qu'un parti à prendre, c'est de retourner sur l'heure à Saint-C…, d'aller vous jeter aux genoux de votre mère et de lui tout avouer.

— Non, non, s'écria-t-il, je ne reparaîtrai jamais à la maison… Je m'en irai, et personne n'entendra plus parler de moi.

— Relevez-vous, continuai-je, relevez-vous et venez ; je vous accompagne.

Il refusa plus faiblement, puis il céda, et nous nous mîmes en route. Tout en cheminant, je lui remontrai combien il avait jusqu'alors manqué à ses devoirs envers Dieu et envers sa famille, et lui parlai de la conduite par laquelle il pourrait expier ses fautes. Il m'écouta docilement ; mais je n'eus pas en ce moment la consolation d'entendre une parole de vrai repentir sortir de sa bouche. Cependant sa tête se calma peu à peu, et son insouciance et sa légèreté naturelles reprirent le dessus. Avant que nous fussions à moitié chemin, il avait recouvré assez de liberté d'esprit pour me raconter en détail la catastrophe qu'il venait d'essuyer.

— Il faut que je vous confesse la chose sincèrement, me dit-il avec un soupir ; j'avais envie d'une chaîne d'or pour ma femme, c'est ce qui a été cause de tout. Une chaîne d'or, ça ne coûte pas moins de trois louis ; l'aîné en a donné une à sa femme quand ils se sont mariés. J'étais peiné de n'avoir pas pu faire le même cadeau à la mienne. Pour que vous sachiez la vérité, je dois vous dire que c'est la mère qui n'a pas voulu entendre raison là-dessus. Ce n'est pas qu'elle favorise l'aîné, Dieu me garde de le croire ! mais elle a ses idées. Trois femmes dans une maison, c'est comme trois noix dans un sac. Celle de l'aîné est jalouse de la mienne, parce que dans le village on ne l'appelle que la belle paysanne. D'un autre côté, ma femme est mortifiée lorsqu'elle voit le dimanche sa belle-sœur qui a l'air de la narguer avec ses dorures…

— Je ne pense pas que votre femme fasse attention à cela, interrompis-je afin de couper court à cette digression, qui menaçait d'être longue.

— Si fait, si fait, répliqua-t-il. Pour en revenir, je voulais avoir une chaîne d'or, et, tout compte fait, j'avais juste l'argent qu'il me fallait pour acheter le bétail et quelques sacs de blé. Alors l'idée m'est venue de risquer un écu de six francs à la vendôme pour voir si j'aurais de la chance. Je suis entré de sang-froid, avec mon écu dans la main ; j'étais bien résolu à ne perdre que celui-là. C'était Nicolas Fidelier qui taillait ; les louis d'or foisonnaient devant lui. J'ai joué mes six francs, par malheur j'ai gagné ; alors j'ai mis trois louis à la fois et j'ai perdu. La paire de bœufs était entamée ; j'ai tiré encore trois louis et j'ai encore perdu. Le sang me montait à la tête ; je me dis en moi-même que ça va tourner, et j'avance six louis ; je perds : la paire de bœufs y avait passé. Alors je mets un louis sur la ranganelle pour voir ; c'est la carte du banquier qui sort, je gagne… Quelqu'un derrière moi dit que ça va me porter bonheur et que le banquier est en mauvaise veine assurément, parce qu'il a croisé son petit doigt avec son pouce. Cela me donne bon courage et je joue sans compter ; je perds encore cette fois : il y avait dix-sept louis. J'aurais dû m'arrêter ; il me restait cent écus : avec cela, je pouvais acheter le troupeau et un peu de blé ; mais l'idée que j'avais loué le bouvier et le valet de charrue m'en a empêché. J'ai encore joué et j'ai tout perdu, tout jusqu'à ma dernière pièce de douze sols, jusqu'à mon dernier liard. Et par malheur j'ai eu du crédit ; Jean-Paul, un de nos voisins, m'a prêté quatre écus de six francs dont je lui suis redevable. Vous avez bien fait de ne pas me remettre votre petit écu, il y aurait passé comme tout le reste : ce matin, j'avais rencontré un chien noir qui courait après une poule ; j'aurais dû connaître à cela qu'aujourd'hui il m'arriverait malheur.

Je voulus le reprendre et lui faire honte de cette superstition ; mais il s'opiniâtra et me dit avec vivacité :

— C'est comme il y a deux ans, lorsque j'allai à Malepeire la première fois, j'aurais bien fait de rebrousser chemin. Figurez-vous qu'en sortant de la maison je vis un corbeau qui passait pas plus haut que le toit de notre poulailler. Si ma mère avait su cela, elle ne m'aurait pas laissé partir, la pauvre femme. Ce n'est pas que je me repente de ce qui est arrivé ; mais j'aurais pu mieux faire. Vous êtes un brave homme, monsieur le curé, et je vous parle à cœur ouvert. En vérité, un paysan qui épouse une demoiselle amène chez lui les sept péchés capitaux en personne.

— Pouvez-vous parler ainsi !… m'écriai-je avec indignation.

— J'ai dit sept, c'est trop ; ôtez-en deux ou trois, me répondit-il flegmatiquement.

— Taisez-vous, malheureux ! lui dis-je alors. C'est vous qui avez séduit cette jeune fille, c'est vous qui l'avez perdue…

— Non pas, non pas, interrompit-il ; aussi vrai que je dois mourir un jour, je ne l'ai pas recherchée, ni sollicitée. La première fois que j'allai à Malepeire pour la Saint-Lazare, il y a deux ans de cela, elle assistait aux jeux. Après la lutte, il y eut le bal et je fus son danseur ; c'était beaucoup d'honneur pour moi, mais en vérité j'aurais mieux aimé aller avec quelques garçons de mes amis qui avaient fait la partie de manger ensemble un civet de lapin. Elle me parla d'un air aimable ; je lui répondis de mon mieux, comme c'était mon devoir, et en me quittant elle me dit d'un certain air des choses auxquelles je ne m'attendais pas. Je restai à Malepeire parce qu'elle le voulut. Ça serait trop long de vous raconter comment elle me donnait des rendez-vous. Allez ! il n'y avait pas de mal ; elle était dans le parterre, là-haut, sur la terrasse du château, et moi là-bas, au pied d'un arbre, à la sortie du village ; nous nous regardions ainsi de loin en nous parlant par signes. Quelquefois j'allais la nuit sous sa fenêtre, et elle me jetait des bouts de rubans ; vous voyez que c'étaient des enfantillages. Qui m'aurait dit que cela finirait par un mariage devant l'Église !… C'était ce qu'elle voulait, et elle en est venue à bout, cette mauvaise tête !… Enfin, patience ! quelque jour peut-être les parents pardonneront…

Cependant nous approchions de Saint-C… ; quand nous fûmes en vue de la maison, l' abbat ralentit le pas et commença à trembler et à se repentir d'être venu :

— C'est plus fort que moi, me dit-il ; je n'oserai jamais aborder ma mère et lui déclarer ce que j'ai fait… Je préférerais mourir…

— Eh bien ! j'entrerai seul d'abord, lui répondis-je en le retenant ; je préparerai votre famille à apprendre ce déplorable événement.

— Oui, monsieur le curé, me dit-il subitement décidé, vous direz la chose à ma mère devant tout le monde. Voyez-vous, je ne crains que le premier moment ; quand il sera passé, je paraîtrai. Demandez bien excuse pour moi à ma mère… Dites-lui qu'il faut qu'elle me pardonne.

— Et votre femme, votre malheureuse femme ? interrompis-je d'un ton de reproche.

— Oh ! celle-là, je sais bien qu'elle me pardonnera, fit-il avec confiance.

Nous allâmes ensemble jusqu'à la porte. L' abbat resta dehors, et j'entrai en lui recommandant de ne pas s'éloigner. Toute la famille était réunie pour le souper et avait pris place autour de la table. Apparemment mon visage exprimait la peine d'esprit où j'étais, car la mère Pinatel s'écria en me voyant :

— Seigneur Dieu ! serait-il arrivé quelque malheur ?… Que venez-vous m'annoncer, monsieur le curé ?…

Je l'engageai à se calmer et à se soumettre en tout aux volontés de la divine providence, car en effet j'avais une mauvaise nouvelle à lui annoncer.

— C'est de François que vous parlez ; tous les autres sont ici, dit-elle en tremblant de tous ses membres. Mon enfant ! mon pauvre enfant !…

La jeune femme s'était rapprochée de moi en silence ; l'anxiété était peinte sur son visage, mais elle ne pleurait pas.

— Mon fils ! dites-moi ce qu'est devenu mon fils ! cria la mère Pinatel avec désespoir.

— Vous allez le voir dans un moment, lui répondis-je ; il est vivant et bien portant, mais il lui est arrivé un très grand malheur.

Là-dessus je lui racontai ce qui s'était passé, et je lui exprimai vivement le repentir de son fils, en ajoutant que c'étaient le chagrin et la honte dont son cœur était rempli qui l'empêchaient de reparaître en sa présence. Elle m'écouta sans proférer un mot, et ensuite elle dit en levant les mains au ciel :

— Dieu soit loué ! J'avais cru qu'il était arrivé un plus grand malheur, que mon pauvre enfant était mort… Qu'il vienne, monsieur le curé, je ne lui reprocherai rien. L'argent qu'il a perdu était à lui : c'est fâcheux qu'il en ait fait un mauvais usage ; mais personne n'a le droit de lui chercher querelle là-dessus.

L' abbat s'était glissé dans l'étable ; en entendant sa mère parler ainsi, il entra et se jeta à son cou tout transporté de reconnaissance.

— Va, mon pauvre Choi, ne t'inquiète pas, lui dit-elle avec un peu d'ostentation d'amour maternel et de générosité ; il y aura toujours du pain pour toi à la maison !

Ses frères lui tendirent la main et se serrèrent pour lui faire place à table. Sa femme seule était restée à l'écart et ne lui disait rien. Elle était assise dans un coin de la chambre, la tête baissée, les mains étendues sur ses genoux. Il s'approcha d'elle et se mit à lui parler à voix basse, comme pour l'apaiser ; mais elle l'écouta d'un air sombre, sans relever la tête, ni lui répondre un seul mot. Il redoubla ses instances, et fit le geste de la forcer doucement à le regarder. Alors elle éclata :

— Laisse-moi ! lui dit-elle à haute voix et en se relevant furieuse. Tu n'es qu'un misérable, indigne de ce que j'ai fait pour toi… Crois-tu que je veuille partager le pain dont ta famille te fait l'aumône !… Non, non… Puisque tu n'as pas voulu sortir d'ici avec moi, je m'en irai seule… Je te laisserai sur le fumier où tu es né, lâche fainéant !…

Elle ne continua pas ; l' abbat , blême de colère, leva la main, et elle recula en jetant un cri sourd. Aussitôt tout le monde se précipita entre eux ; la mère Pinatel courut à son fils et le retint à bras-le-corps. J'allai vers la jeune femme, qui, droite et le dos appuyé contre la muraille, regardait devant elle d'un œil fixe : une de ses joues était livide, et l'autre d'un rouge empourpré.

— Il m'a frappée ! me dit-elle avec une expression effrayante.

Ensuite, sans m'écouter, sans rien ajouter, sans regarder personne, elle sortit de la chambre, et nous l'entendîmes monter l'escalier en proférant des imprécations.

— Retiens ta langue ! lui cria l' abbat , sinon !…

— Laisse-la maintenant, dit la mère Pinatel en le forçant à s'asseoir ; ne te mets pas dans ton tort ; elle t'insultait, tu l'as corrigée ; c'est fini là : il faut vous réconcilier, et tâcher de faire bon ménage.

— Nous verrons ça ! murmura-t-il. Savez-vous que si vous m'aviez parlé ainsi, je vous aurais peut-être manqué de respect, à vous qui êtes ma mère !…

Il se faisait tard cependant, et je devais retourner à S… le soir même. L'aîné voulut m'accompagner, disant qu'il avait affaire à la foire le lendemain. Au moment où nous partions, la mère Pinatel eut comme un pressentiment. Elle se tourna vers l' abbat , et lui dit d'un air inquiet :

— Tu devrais t'en aller aussi coucher à S… ; ta femme est très animée contre toi ; si tu lui parles à présent, il s'ensuivra peut-être quelque chose de pire que ce qui s'est passé tantôt.

— Est-ce que j'ai peur d'elle ! répliqua-t-il presque blessé. Laissez, laissez, ma mère ! elle ne m'insultera pas deux fois !…

Nous partîmes, le temps était calme, et la lune dans son plein éclairait notre route. Avant de m'éloigner, je tournai encore une fois les yeux vers la maison, en priant Dieu pour l'âme rebelle et désolée que j'y laissais... Hélas ! j'aurais dû prier pour celui qui était si près de paraître devant sa justice.

VIII

À ces mots, l'abbé Lambert soupira profondément, et, pour la seconde fois, il parut hésiter à poursuivre cette histoire étrange.

— Je vous en supplie, achevez, lui dit le marquis d'une voix altérée.

— Eh bien ! voici, reprit-il ; le lendemain matin, en me rendant à l'église, je vis de loin, sur la grand-route, un piéton qui venait très vite du côté de Saint-C… Cet homme me reconnut, et il me cria en passant : « Il y a eu un meurtre chez les Pinatel… Cette nuit, la belle paysanne a tué son mari… Je vais à Aix avertir la justice. »

En entendant ces paroles, M. de Champaubert se couvrit le visage de ses deux mains avec un gémissement. J'avais frémi jusqu'au fond de l'âme et détourné les yeux comme si la coupable elle-même était devant moi.

— Voilà, certes, une très méchante femme ! s'écria mon oncle.

— Je me décidai aussitôt, poursuivit le vieux prêtre ; au lieu de me rendre à l'église, je pris le chemin de Saint-C… Avant d'arriver, je rencontrai un homme qui confirma l'affreuse nouvelle que m'avait donnée le messager.

— C'est la belle paysanne qui a fait le crime, ce n'est pas douteux, me dit-il ; hier soir, elle s'était querellée avec son mari ; pourtant ils se sont couchés comme à l'ordinaire, et de toute la nuit on n'a rien entendu. Ce matin, au petit jour, la femme de l'aîné s'est levée pour faire le pain ; en passant devant leur chambre, le pied lui a glissé, et elle a vu que c'était parce qu'il y avait du sang qui coulait par-dessous la porte. Alors elle a crié et appelé au secours. Les deux jeunes Pinatel étaient déjà sur pied pour aller à la vigne ; ils sont montés aussitôt, et ils ont trouvé leur frère assassiné dans son lit… Selon toute apparence, il a été surpris au milieu de son premier sommeil, car il n'a pas remué… Tantôt, quand je suis parti, il respirait encore, mais on s'attendait à le voir passer d'un moment à l'autre…

— Et cette femme ? lui demandai-je en tremblant.

— On ne sait pas où elle est ; on la cherche, me répondit-il. Elle aura pris la fuite à travers champs, car on a trouvé la porte du logis ouverte… Mais elle ne peut pas s'échapper, tous les gens du village sont à sa poursuite pour venger l' abbat .

Je pressai le pas, en demandant à Dieu, avec des larmes, d'arriver à temps pour disposer ce malheureux à paraître devant Lui. Quand j'approchai de la maison, j'entendis des cris et des sanglots qui me firent frémir ; je crus que tout était fini. La chambre d'en bas était pleine de gens accourus de tout le voisinage, car les Pinatel tenaient un certain rang dans le pays. On me dit que l' abbat n'avait pas repris connaissance, mais qu'il vivait encore. Je montai à tâtons l'espèce d'échelle qui servait d'escalier, et j'entrai dans une petite pièce où le jour ne pénétrait que par une lucarne. Toute la famille était là, réunie autour de l' abbat , qui était étendu dans l'attitude d'un homme endormi. Un drap blanc jeté sur le lit le couvrait entièrement et ne laissait voir que son visage incliné sur l'oreiller. Sa mère, penchée sur lui, le regardait avec des transports de douleur inexprimables, et par moments elle lui parlait, comme si elle espérait qu'il pût l'entendre. En me voyant, elle s'écria :

— Hier, vous l'avez ramené plein de vie, et maintenant il va mourir… Elle l'a égorgé comme un pauvre agneau, cette louve !…

— Je viens lui porter secours ! dis-je d'un cœur plein de foi.

J'allai m'agenouiller de l'autre côté du lit ; il me semblait que l' abbat avait fait un mouvement et entrouvert les yeux. Le médecin arriva en ce moment ; il souleva un peu le drap, et après s'être assuré que le pouls battait encore, il se baissa pour écouter la respiration presque insensible du mourant ; ensuite il vint près de moi, et me regarda en secouant la tête.

— N'y a-t-il donc aucun espoir ? lui demandai-je à voix basse.

— Aucun, me répondit-il ; le malheureux n'a plus que quelques minutes à vivre. Sans la force prodigieuse de son organisme, tout serait fini déjà ; mais la vie est lente à se retirer d'un corps si jeune et si vigoureux.

Je me rapprochai de l' abbat , et me penchai sur lui en cherchant sa main. Alors je m'aperçus avec horreur qu'il était baigné dans son sang.

— Mon fils, mon cher fils, lui dis-je, si vous voulez que Dieu vous pardonne, priez-le de cœur avec moi. Priez pour votre femme et pardonnez-lui votre mort, vous n'avez qu'un instant ; mais un instant peut racheter toutes les fautes de votre vie… M'entendez-vous, mon cher fils ?… Voulez-vous pardonner ?

Il ne put me répondre, mais j'eus l'indicible consolation de sentir sa main serrer faiblement la mienne. Ensuite ses paupières s'entrouvrirent ; il regarda sa mère, et un moment après il rendit à Dieu son âme repentante et sauvée…

Le même jour, en retournant à S…, j'appris que la coupable venait d'être arrêtée et conduite dans les prisons d'Aix. Il n'était pas en mon pouvoir de lui porter les secours spirituels dont elle avait un si grand besoin, parce que l'autorité civile ne permettait qu'aux prêtres assermentés l'entrée des cachots. Dans l'impossibilité de pénétrer jusqu'à elle, je lui écrivis tout ce que la charité chrétienne me suggéra pour sa consolation et son salut, et j'eus le bonheur de lui faire parvenir ma lettre.

Aux époques de troubles et de discordes civiles, la justice humaine frappe pour ainsi dire sans bruit les grands criminels ; ce fut ainsi que cette malheureuse échappa à une affreuse célébrité. Après avoir langui en prison plus d'une année, elle comparut devant les tribunaux qui avaient succédé aux cours de parlement, et elle fut obscurément jugée et condamnée selon les nouvelles lois ; elle fut condamnée à être flétrie par la main du bourreau et à passer dans une maison de réclusion le reste de ses jours. Je n'étais plus en France alors ; la persécution m'avait forcé à me réfugier dans les États de l'Église, et lorsque j'appris cet arrêt, il avait reçu son exécution depuis longtemps.

À mon retour de l'émigration, cette affaire était presque oubliée. On me dit seulement que la belle paysanne, comme on l'appelait encore, subissait sa peine à Embrun, et que la mère Pinatel était morte de chagrin, parce que les juges n'avaient pas envoyé sa belle-fille à l'échafaud.

— Et depuis lors vous n'avez eu aucune nouvelle de cette malheureuse femme ? s'écria le marquis.

L'abbé Lambert hésita un moment comme si quelque scrupule l'eût arrêté au milieu de ses révélations. Enfin il répondit brièvement :

— Plus tard j'ai su qu'elle avait mérité sa grâce, et qu'elle était sortie de prison. Sa situation était encore affreuse cependant : la misère et la réprobation universelle, voilà ce qu'elle allait retrouver dans le monde. Quelqu'un qui savait par quel repentir elle avait expié son crime l'aida à cacher ce qu'elle avait été, et lui procura les moyens de gagner humblement sa vie.

— Je vous en conjure, monsieur le curé, informez-vous d'elle encore, dit M. de Champaubert d'une voix émue ; ensuite vous me ferez connaître sa situation : mon intention est que désormais elle ait des moyens d'existence assurés et que ses derniers jours soient tranquilles.

L'abbé Lambert s'inclina et répondit simplement :

— Je tâcherai, monsieur le marquis.

— Est-il possible que pendant si longtemps j'aie eu sous les yeux, sans m'en douter, l'héroïne d'une si lugubre histoire ! murmura dom Gérusac en regardant le portrait. Mon cher abbé, vous auriez bien dû me l'apprendre.

Celui-ci leva les yeux d'un air étonné.

— C'est Mlle de Malepeire, m'écriai-je, ne l'avez-vous pas reconnue ?

Il secoua la tête et répondit tristement :

— Non, en vérité ; quand je l'ai vue pour la première fois, elle n'avait plus ce visage frais et riant ; elle ne ressemblait pas à cette peinture.

Il y eut un silence ; les sarments pétillaient dans l'âtre et jetaient une flamme vive qui remplaçait la clarté des bougies, presque entièrement consumées. Au-dehors, la pluie avait cessé, et le vent d'automne bourdonnait tristement entre les persiennes. Le marquis se leva quand la pendule sonna minuit. Il devait partir le lendemain de très bonne heure, et il était convenu que nous l'accompagnerions jusqu'à la grand-route. Avant de se retirer, il serra la main de l'abbé Lambert et lui dit à demi-voix, en mettant sa bourse sur le coin de la cheminée :

— Ceci est pour vos pauvres, monsieur le curé ; chaque année je renouvellerai mon offrande.

Je ne fermai pas les yeux cette nuit-là, et M. de Champaubert ne dormit pas non plus ; longtemps après minuit, je l'entendais encore se promener dans sa chambre. Nous pensions tous deux à cette belle et sinistre créature qui avait été son premier amour, et dont mon cœur naïf s'était épris trente-cinq ans plus tard. J'en étais toujours éperdument amoureux ; sa funeste destinée lui donnait un sombre prestige qui exaltait mon imagination ; son forfait même m'inspirait un sentiment étrange d'admiration et d'horreur ; je trouvais que l' abbat méritait mille fois la mort pour avoir levé la main sur elle, et qu'elle s'était vengée avec une résolution digne de sa race. Le souvenir de ce triste rival excitait en moi une jalousie, une fureur inexprimables : malgré sa déplorable fin, il avait été trop heureux selon moi, et volontiers j'aurais payé son bonheur du même prix que lui. Ces pensées allumaient la fièvre dans mon sang ; je comptais les heures, impatient de revoir le jour ; sans cesse le même fantôme passait devant mes yeux fermés, tantôt souriant, tantôt morne et versant des larmes. Pourtant je dormais d'un sommeil profond lorsque dom Gérusac m'appela le lendemain matin.

Le marquis était prêt déjà, et nous partîmes.

Les rayons du doux soleil d'automne baignaient toute la vallée, dont aucune gelée précoce n'avait encore jauni la fraîche végétation ; le frileux rouge-gorge gazouillait dans les longues haies d'aubépine, et quelques beaux papillons voltigeaient autour des romarins fleuris ; mais au-dessus de cette zone, où soufflaient les tièdes courants qui viennent des plages de la Méditerranée, s'élevaient les crêtes des montagnes, déjà couvertes de leur manteau de neige.

Avant d'arriver au grand chemin, le marquis se retourna une dernière fois pour contempler ce paysage. Ses regards s'arrêtèrent sur les deux pics, séparés par une anfractuosité profonde, qui dominent le versant méridional, et il murmura en soupirant :

— Voilà le Pas de Malepeire !

Un moment après, nous atteignîmes la grande route où les voitures attendaient. M. de Champaubert me tendit la main et m'assura vivement de sa bienveillance ; puis il se tourna vers dom Gérusac et lui dit d'une voix attendrie :

— À présent que nous nous sommes retrouvés, il m'en coûte de te quitter encore, mon vieil ami !

— Pourtant nous avons été bien tristes ! murmura mon bon oncle avec un grand soupir. C'est ce maudit pastel qui en est cause…

Les deux amis s'embrassèrent ; l'ambassadeur monta vivement dans sa berline et, se penchant à la portière, il nous fit encore un signe d'adieu. Une minute plus tard, les voitures disparaissaient au loin, à travers des flots de poussière, et nous étions seuls au bord du chemin, suivant des yeux le tourbillon blanchâtre qui fuyait rapidement vers l'horizon.

Le premier soin de dom Gérusac en rentrant chez lui fut d'appeler Babelou et de lui ordonner de monter au grenier l'objet de mon idolâtrie ; puis il me dit tranquillement :

— La vue de cette abominable femme aurait troublé mes repas ; en dînant, je me serais toujours rappelé ses aventures. D'ailleurs c'est une vraie croûte que ce portrait. J'en suis fâché pour Champaubert ; mais le bras est d'un dessin très incorrect, et le raccourci du petit doigt tout à fait manqué. Somme toute, c'est un pitoyable tableau, et j'aurais certes bien fait d'en débarrasser plus tôt le trumeau de ma cheminée.

Je ne protestai pas contre cette exécution ; je ne voulus pas non plus demander à mon oncle cette peinture, à laquelle j'attachais un si grand prix et dont il faisait si peu de cas : j'aurais craint de trahir ma secrète folie en manifestant le désir de la posséder ; mais je résolus de m'en emparer furtivement et de l'emporter avec moi. Il n'y avait pas de temps à perdre pour effectuer cette espèce d'enlèvement : les vacances finissaient, et je devais partir le surlendemain. La chose ne présentait pas de grandes difficultés ; il s'agissait simplement de s'introduire dans le grenier, situé au troisième étage, d'en tirer le précieux cadre et de le confier à quelque petit paysan qui, moyennant une récompense honnête, se chargerait de le porter jusqu'à l'endroit où j'allais d'habitude attendre la diligence. Avant de me mettre à la recherche du confident et du complice dont je ne pouvais me passer dans cette entreprise, je dis insidieusement à Babelou :

— Comment as-tu fait, ma pauvre petite, pour porter là-haut ce vieux portrait et le traîner jusqu'au fond du grenier ?

— Je l'ai planté derrière la porte, le visage tourné contre la muraille, me répondit-elle ; vraiment j'ai bien autre chose à faire que de lui trouver une place au milieu de toutes les vieilleries qu'il y a là-haut.

— Mon oncle tient sous clé toutes ces antiquailles ? demandai-je d'un air indifférent.

— Oui, il croit cela ! fit-elle en haussant les épaules. Mais comme on entre là-dedans tous les jours, pour une chose ou pour une autre, la clé reste accrochée à côté de la porte.

Je m'en allai satisfait de ces renseignements, et je passai presque toute la journée dehors, mon fusil au bras, sous prétexte de chasser, mais en réalité pour tâcher de rencontrer un garçon du voisinage qui me semblât capable de remplir le rôle que je lui destinais… Je finis par trouver ce jeune drôle et, après m'être assuré de sa discrétion au moyen d'une pièce de cinq francs, je lui donnai rendez-vous pour le soir même, entre onze heures et minuit, au bout de l'allée. Il devait venir muni de deux claies d'osier entre lesquelles je comptais faire voyager la chère image, qui désormais ne devait plus me quitter. Ces dispositions arrêtées, je rentrai prêt à tenter l'aventure.

Il était tard déjà ; le jour baissait rapidement, et un silence mélancolique régnait autour de moi. En entrant dans la maison, je ne trouvai personne ; la lampe était allumée dans le petit salon, et les chiens dormaient sur les fauteuils. Je pensai que mon oncle travaillait dans la bibliothèque, la tête enfoncée dans ses in-folio, et que Babelou était occupée à la cuisine. L'occasion me parut tout à fait favorable ; je montai l'escalier, le cœur palpitant, la tête en feu comme un ravisseur prêt à saisir sa proie. J'ai déjà dit que le grenier était au troisième étage. Comme j'arrivais au haut de l'escalier, je me trouvai face à face avec dom Gérusac, qui, sa lampe de travail à la main et ses lunettes relevées sur le front, sortait d'une chambre donnant sur le palier. Il était tout affligé et consterné.

— La pauvre Marion est au plus mal, me dit-il ; l'abbé Lambert vient de lui administrer les derniers sacrements ; elle peut passer d'un instant à l'autre.

— Quel malheur ! m'écriai-je avec un véritable désespoir.

La chambre de Marion était à côté du grenier ; les deux portes se touchaient, et je n'avais aucune chance d'exécuter mon projet sans être aperçu par ceux qui environnaient la mourante. Mon bon oncle, me voyant ainsi tout bouleversé, passa mon bras sous le sien, et me força à redescendre avec lui. Nous trouvâmes Babelou qui pleurait au pied de l'escalier.

— La pauvre fille a été trop courageuse, nous dit-elle ; hier elle était déjà bien mal, mais elle serait morte devant ses fourneaux plutôt que de s'aller coucher avant que le dîner fût prêt… Pourtant elle a connu son danger. Tandis que je servais à table, elle a dit à la Goton, qui était auprès d'elle, qu'il fallait aller au plus vite chercher M. le curé… C'est pour cela qu'il est venu par cette grosse pluie à neuf heures du soir… Ce matin, elle allait mieux cependant. Pour la réjouir, je lui ai porté les étrennes de M. le marquis, deux belles pièces de quarante francs, et je lui en ai donné une… Elle m'a dit qu'elle ne se sentait presque plus de mal ; mais ça n'a pas duré, et la voilà à l'article de la mort…

Nous entrâmes dans le salon ; une demi-heure après, l'abbé Lambert vint nous retrouver, et il nous annonça que tout était fini.

La mort presque subite de Marion était un de ces événements domestiques qui désorganisent momentanément le ménage d'un célibataire. Mon pauvre oncle était consterné, et il ne cessait de répéter :

— C'était une bien honnête fille… Pendant les dix ou douze années qu'elle a été à mon service, elle ne m'a pas donné un sujet de plainte… Je la remplacerai difficilement…

Quant à moi, je calculais l'heure à laquelle le corps serait enlevé et le temps que j'aurais encore devant moi pour enlever Mlle de Malepeire.

— Qui donc hérite de cette pauvre fille ? dit tout à coup mon oncle. J'ai entre les mains ses gages de toute l'année ; elle possédait aussi quelques économies. Tout cela appartient à ses parents, si elle en a. Il faudrait s'informer…

L'abbé Lambert secoua la tête ; il était assis devant la table et occupé à rédiger une note pour faire dresser l'acte de décès. Quand il eut fini, il mit, sans rien dire, le papier sous les yeux de dom Gérusac. Celui-ci se rejeta en arrière avec un geste de stupeur, en regardant le trumeau de la cheminée. Je me rapprochai machinalement et je lus par-dessus son épaule : « Aujourd'hui 12 octobre 18… est décédée, à Saint-Pierre-de-Corbie, Madeleine Marie de Malepeire, veuve de François Pinatel, etc. »

— Oh ! Manon !… C'était elle ! m'écriai-je avec un mouvement d'horreur.

L'abbé Lambert et mon oncle étaient appuyés contre la table, les mains jointes ; je crois qu'ils priaient. Babelou sanglotait derrière la porte. Je m'assis au coin de la cheminée, la tête dans mes mains, et je restai là toute la soirée, humilié, confondu, anéanti. Vers minuit, je regagnai ma chambre. Un instant après, j'entendis sous la fenêtre quelqu'un qui m'appelait à voix basse. J'entrouvris la persienne : c'était mon confident, qui, impatienté de m'attendre inutilement au bout de l'allée, venait me rappeler qu'il était là.

— Eh bien ! monsieur Frédéric, dit-il en se haussant sur la pointe des pieds, je viens le chercher, ce tableau. Est-ce que vous ne pourriez pas le descendre par la fenêtre ?

— Je ne l'ai pas et j'y renonce ! lui répondis-je avec une imprécation. Va-t'en !

Quinze ans plus tard, après la mort de dom Gérusac, qui m'avait institué son légataire universel, je retrouvai Mlle de Malepeire encore à la même place, derrière la porte du grenier. Les souris l'avaient un peu rongée, et le petit doigt qui choquait tant mon bon oncle avait disparu. Je fis restaurer ce joli pastel, et aujourd'hui il figure honorablement dans ma collection de portraits.


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TextGrid Repository (2022). French Novel Corpus (ELTeC-fra). Mademoiselle de Malepeire. Mademoiselle de Malepeire. European Literary Text Collection (ELTeC). ELTeC conversion. https://hdl.handle.net/21.T11991/0000-001B-D395-C