COMTESSE DASH.

LE CHATEAU

DE PINON.

I

PARIS DESESSART, ÉDITEUR,

22, RUE DES CRANDS-AUGUSTINS.

M DCCC XLIV.

A Madame La Vicomtesse de Courval

I
L'HÔTELLERIE

À la fin du mois d'octobre 1672, un lourd carrosse, traîné par quatre chevaux assez maigres et très fatigués, parcourait, vers les sept heures du soir, la rue Saint-Honoré ; le cocher et le laquais qui suivait s'arrêtaient à chaque nouvelle enseigne d'hôtellerie, et continuaient leur marche lorsqu'on avait répondu à leurs questions. Enfin, à l'auberge de Saint-Gabriel, après un colloque long avec le maître de la maison, l'équipage entra dans la cour, et la porte se referma, au grand désappointement des curieux.

Cette voiture renfermait d'abord un vieux seigneur en habit de voyage dont l'air insignifiant cherchait à prendre de l'importance ; puis une jeune fille et sa suivante. Toutes deux sautèrent à terre avec la vivacité de leur âge.

— On va donner une chambre à madame, dit [l'hôtelière], et on placera monsieur auprès des seigneurs de Lameth, ainsi qu'ils en ont envoyé l'ordre.

La jeune dame monta, sans répondre, les degrés qui la conduisirent aux étages supérieurs, sa fille de chambre derrière elle. On les introduisit dans une grande pièce noire, donnant sur la cour, avec des rideaux de serge verte et une tenture à personnages. L'aspect de cet appartement fit pousser un gros soupir aux étrangères. La maîtresse se laissa tomber dans un fauteuil, sans ôter ni sa mante ni ses coiffes. Lorsqu'on eut fait du feu, et qu'on les laissa seules :

— Eh bien ! Louison, dit la jeune personne, que te semble de ce lieu-ci ?

— Je le trouve abominable, mademoiselle. Il ne doit pas y faire clair en plein midi, et il y règne une odeur de renfermé qui fait mal au cœur.

— Aller choisir dans Paris un trou comme celui-là ! il n'y a que M. de Bussy capable d'une chose semblable.

— C'est tout à fait dans leur plan, mademoiselle.

— Que veux-tu dire par là ?

— Ce que j'ai tardé à vous apprendre, dans la crainte de vous faire de la peine, et parce que j'ai cru qu'ils n'auraient pas le courage d'y persister.

— Et quoi donc ?

— A présent qu'ils exécutent leurs menaces, je m'en vais tout vous révéler. Il y a un mois, M. le comte se promenait à Sissone, dans le grand verger, avec M. le comte de Bussy-Lameth le père. J'étais à cueillir des raisins, cachée derrière la treille, j'eus peur qu'ils ne me vissent, car M. le comte m'aurait grondée ; je me gardai bien de me montrer. Ils vinrent juste s'asseoir sur le banc en face de la tonnelle, et j'entendis toute leur conversation. D'abord je n'écoutai pas, mais ils prononcèrent le nom de mademoiselle, je pensai que cela pourrait lui être utile, et je prêtai l'oreille.

— Oui, monsieur, disait M. le comte, ma fille veut aller à la cour, et il me faudra lui accorder cette grâce, c'est une condition qu'elle met à son mariage, et vous connaissez Henriette, elle ne cédera pas.

— Je connais Henriette et je vous connais, monsieur, elle est forte et vous êtes faible ; vous ne savez pas avoir une volonté, vous avez fait de cette enfant un despote auquel vous obéissez au lieu de la faire obéir. Vous ne soupçonnez pas les conséquences de cette éducation. J'ai deviné ce caractère, moi, que le bonheur de mon fils a placé près d'elle en avant-garde, et (je demande bien pardon à mademoiselle de ce que je vais dire, mais ce n'est pas moi qui parle) Henriette est ambitieuse, elle est passionnée, elle est vaine surtout. Je ne sais pas si elle aimera mon fils, ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle ne l'aime pas. Il serait donc dangereux de la conduire à la cour, où sa beauté lui attirera des hommages empressés ; elle ne voudra plus en sortir. Cependant, si vous avez du caractère, nous pouvons tourner cette difficulté en parlant au plus impérieux de tous ses penchants, à l'orgueil.

— Comment cela ? dit M. le comte.

— Châtelaine de Pinon, comtesse de Lameth, elle mènera un train de princesse, elle aura la plus belle position de la province ; à la cour, elle sera comme tout le monde, moins que tout lé monde, et elle sera humiliée. Vous n'avez pas une grande fortune, monsieur, vous avez plusieurs enfants, il vous est donc bien difficile de lui donner à Paris tous les plaisirs auxquels elle s'attend, surtout de la placer aussi haut que le voudrait sa fierté. Cédez à son désir, elle se lassera bien vite et elle demandera elle-même à revenir en Picardie.

— Mais, reprit M. votre père, si elle rencontrait à la cour quelque godelureau qui lui tournât la tête, comment nous y prendrions-nous pour l'empêcher de faire une folie ?

— Cette supposition n'est pas admissible , interrompit M. de Bussy-Lameth, nous avons votre parole, vous êtes gentilhomme, mademoiselle de Roucy sait trop ce qu'elle doit à son nom pour vous y faire manquer.

— Nous irons donc à Paris ?

— Sans doute ; aux conditions que je vous ai posées, ce voyage ne peut être que favorable.

— Comme elle va être contente !

— Vous voilà toujours le même, uniquement occupé du plaisir que vous ferez à Henriette, au lieu de penser aux choses sérieuses.

Et il a fait à M. votre père un sermon sur sa faiblesse, sur sa tendresse aveugle pour vous, ajoutant qu'il gâterait votre avenir, qu'il dérangerait tous les plans, et mille discours de ce genre. M. le comte l'a assuré qu'il serait ferme, qu'il ne se laisserait pas séduire, ils se sont levés et ils sont rentrés au château. Le soir, notre départ à été annoncé, je n'en sais pas davantage.

Mademoiselle de Roucy avait écouté sa suivante la tète appuyée, les yeux sur les charbons et dans l'attitude d'une réflexion profonde.

— Ah ! c'est là leur projet, dit-elle lentement et comme une personne qui cherche à deviner une énigme ; ils veulent m'humilier pour me faire accepter comme un bienfait la main de M. de Lameth. Eh bien ! continua-t-elle en se levant résolument, je ne me laisserai pas jouer ainsi, et ils n'en sont pas où ils croient. Mon bon père a raison, je trouverai quelque godelureau qui me tournera la tête, ou à qui je la tournerai, et nous verrons. Je ne suis point faite pour leur province, je dois rester à la cour, de brillantes destinées m'y attendent. Je serai aimée d'un homme de sang royal, la bohémienne de Sissone me l'a prédit l'année dernière, tu le sais bien... Quant à la fin moins favorable de l'oracle, je la changerai, cela dépend de moi. Ah ! M. de Bussy, M. de Bussy, vous verrez que je suis aussi fine que vous !

En parlant ainsi, elle se promenait dans la chambre, faisant des gestes animés et avec tous ses signes d'une émotion vive. Son coqueluchon, tombé sur les épaules, laissait voir son admirable visage encadré par les boucles de ses cheveux blonds qu'elle rejetait souvent en arrière d'un mouvement gracieux et prompt tout à la fois. Il y avait dans sa physionomie une expression intraduisible de dédain et de colère ; elle semblait avoir totalement oublié la présence de Louison. Celle-ci la rappela à elle-même, en lui demandant si elle ne voulait pas souper.

— On nous servira sans doute dans de l'étain , répliqua la jeune fille, cette auberge est le commencement de la leçon, c'est égal, va demander à M. le comte de Roucy ses ordres pour le repas, et tâche de savoir si nous jouirons de l'aimable société des comtes de Lameth.

La suivante sortit ; pendant ce temps, mademoiselle de Roucy s'approcha du miroir cassé suspendu au-dessus de la cheminée, et se mit à raccommoder sa toilette. Elle sourit malgré elle en voyant ses traits charmants illuminer, pour ainsi dire, cette glace antique et ne put se défendre d'un mouvement de vanité à l'aspect de ses yeux noirs bordés de cils d'ébène, et surmontés de deux sourcils arrondis par l'amour, de sa bouche semblable à une cerise, et de son teint, nuancé des couleurs les plus suaves. Puis elle admira sa belle taille, si richement dessinée par son corset de damas noir ; sa main et son pied mignons ; et, faisant quelques pas en arrière, elle se sentit reine du monde par ses charmes et par sa volonté.

Louison rentra.

— Réjouissez-vous, mademoiselle, s'écria-t-elle en riant, vous aurez l'honneur d'une compagnie magnifique. On soupera dans cette chambré, et MM. de Bussy attendent chez M. le comte votre bon plaisir.

— Je m'en doutais ; Aussi vois, Louison, comme je me suis faite belle !

— Eh ; ! pour plaire à qui ? mon Dieu !

—A qui ? à mon prétendu apparemment. Je ne veux pas qu'il en réchappé. Ah ! ils s'imaginent que je les laisserai arranger ma destinée sans m'occuper de la diriger ! cela leur plaît à dire. Il me plaît à moi de rendre le jeune comte de Lameth, amoureux fou de sa fiancée ; il me plaît de lui apprendre par avancé le métier de mari, puisqu'ils ont décidé qu'il sera le mien ; chacun use de ses armes, nous verrons qui se lassera le premier.

L'entrée des servantes, qui venaient dresser le couvert, interrompit ce propos. Henriette regarda d'un air de mépris le gros linge et la poterie commune qu'elles étalèrent.

— N'y a-t-il donc pas d'autre porcelaine que celle-là à Paris ? demanda-t-elle.

— Oh ! si, madame, il y en a de toute dotée, dans les grandes maisons, répliqua une des filles.

— Cette auberge-ci reçoit-elle beaucoup de gens de qualité ?

— Presque jamais, madame. Ce sont des bourgeois et des marchands de province, que nous voyons le plus souvent.

— C'est bon ! Quand le souper sera servi vous avertirez MM. les comtes de Bussy-Lameth, et M. le comte de Roucy qu'ils peuvent venir se mettre à table.

Henriette appuya avec une sorte d'emphase sur ces titres pompeux, et sa voix trahissait une nuance de moquerie bien prononcée.

Elle continua à se promener en attendant les convives ; on ouvrit enfin la porte et ils parurent sur le seuil.

Celui qui marchait en tête, le comte de Roucy , était un homme d'une soixantaine d'années, faible et maladif. Ses traits insignifiants, sa petite taille, ses manières peu élégantes le destinaient à passer inaperçu. Il portait néanmoins dans toute sa personne un air de bienveillance qui prévenait en sa faveur. Ce devait être nécessairement un bon homme et rien de plus.

Derrière lui marchait un vieillard de plus de soixante-dix ans. Sa physionomie hautaine, son immense perruque brune, ses sourcils grisonnants froncés et rapprochés l'un de l'autre, son teint rouge et ses yeux perçants annonçaient un homme d'un caractère violent et presque mauvais. Il avait près de six pieds et se tenait tellement droit qu'il semblait défier les années. C'était le comte de Bussy-Lameth.

Enfin à quelque distance se tenait avec une sorte de respect, un jeune seigneur dont la ressemblance frappante avec le comte de Bussy-Lameth, le faisait reconnaître pour son fils. Il était comme lui, d'une taille remarquablement noble et élevée. Il avait la même expression de regard, modifiée par la jeunesse, et était beau sans être agréable. On devait le remarquer malgré soi, pour ainsi dire, cependant une sorte de répulsion inexplicable ôtait à l'instant le désir de le connaître davantage.

Tous les deux saluèrent profondément Henriette que son père embrassa au front.

— Que vous êtes belle ! ma fille, s'écria-t-il d'un air joyeux, vous nous faites regretter de ne pas avoir de plus nombreux admirateurs à vous offrir.

—Je n'en désire point d'autres, répondit-elle avec une révérence toute de grâce, je suis très contente de ce qui m'est accordé.

Le comte de Lameth remercia par un salut plus profond encore et en rougissant beaucoup.

— Vous trouvez-vous bien dans votre chambre , continua M. de Roucy, et que pensez-vous de notre établissement ?

— Il me parait tout à fait commode. Quelle différence de cette hôtellerie, avec nos vilaines auberges de province ! Comme tout y est propre et avenant en comparaison !

Les deux vieillards se regardèrent étonnés.

— C'est comme notre équipage de voyage. On avait je crois choisi un carrosse du temps de mon grand-père, et les rosses les plus étiques de l'écurie. J'en étais honteuse en quittant Sissone. Eh bien ! je ne sais pas quelle en est la cause, mais en entrant dans Paris, j'ai trouvé tout cela superbe. Il y à dans cette atmosphère quelque chose d'enivrant, le reflet de ses merveilles embellit tout, jusqu'à ce plat d'étain qui me fait vite oublier nos plats d'argent ciselé.

— Cependant, mademoiselle, reprit le comte de Bussy-Lameth, à Sissone, à Pinon, quand vous en serez la maîtresse, vous trouverez les jouissances du luxe et de la fortune, vous aurez des laquais, des pages, vous serez entourée de respects. Ici il faudra vous contenter de Louison Beaupré pour tout domestique, il faudra vous résoudre à passer inaperçue au milieu de la foule.

— Louison me sert à merveille, Monsieur, et quant à passer inaperçue, cela m'est parfaitement égal, d'ailleurs...

Elle s'arrêta en faisant une petite moue coquette, qui laissait deviner la certitude d'être remarquée à Paris comme en province.

— D'ailleurs ? répéta le comte de Roucy.

— Eh bien ! mon père, à Sissone, à Pinon, je m'ennuierais, et ici je m'amuserai.

— Voilà un vrai argument de jeune fille, dit en riant, le père, si facile à séduire.

— A mon sens il est très dangereux, car il peut mener loin, répliqua sentencieusement M. de Bussy-Lameth. Vous êtes donc décidée à être contente de tout à Paris ?

— De tout ! — même de vous, ajouta-t-elle malignement.

— Vous vous soumettrez aux privations ?

— Sans doute.

— Vous irez à la cour sans diamants, sans perles, sans dentelles ?

— J'irai.

—Dans le vieux carrosse de votre grand père, traîné par ces rosses efflanquées ?

— J'irai.

— Avec Louison Beaupré et Champagne pour toute suite ?

— Cela m'est égal.

— Eh bien ! mademoiselle, voici votre ordre de présentation. Madame la marquise d'Heudicourt, ma parente, vous mènera dimanche à Versailles, et vous présentera à Leurs Majestés. Madame a promis de vous admettre au nombre de ses filles d'honneur, et j'espère que vous serez reçue de façon à vous satisfaire.

— Vraiment tout cela est certain ! mon bon père ? s'écria-t-elle avec l'étourderie de son âge, oubliant déjà le rôle qu'elle s'était imposé ; vous me prêterez les diamants de ma mère pour ce jour-là.

— Je le voudrais de tout mon cœur ma chère enfant ; mais je les ai confiés à M. Chardu, notre notaire à Laon, qui m'a avancé la somme nécessaire à notre voyage, sans cela nous n'aurions pas pu venir ici.

La physionomie d'Henriette se rembrunit ; puis reprenant toute sa gaîté, elle s'écria d'un air de coquetterie, en jetant un regard à son prétendu, qui n'avait pas dit une parole, et qui ne se lassait pas de la contempler :

— Je friserai mes cheveux et je tâcherai d'avoir bonne mine ; c'est assez pour une fille de mon âge.

Le comte de Roucy secoua la tête en lançant un coup-d'œil à M. de Bussy-Lameth. Celui-ci ne se déconcerta point.

— Permettez-moi, mademoiselle, de vous faire une observation paternelle, et ne m'en veuillez pas de ma franchise. Ne vous laissez point enivrer par les séductions. Rappelez-vous toujours que vous êtes accordée avec un brave gentilhomme qui ne cédera jamais ses droits sur vous ; rappelez-vous qu'une belle existence vous attend dans notre château, que vous y commanderez en souveraine, et le jour où vous serez lasse des grandeurs d'emprunt, le jour où il ne vous plaira plus de servir votre maîtresse et de vous soumettre à ses caprices, venez régner à Pinon, vous y trouverez non-seulement les diamants de la feue comtesse de Roucy, mais encore tous ceux de notre maison, et nous serons fiers d'orner tant de beauté. Il y eut un moment de silence. Il reprit :

— Et si plus tard vous voulez prendre votre revanche à la cour, soyez sans inquiétude, la comtesse de Bussy-Lameth n'aura rien à envier à personne.

— Je vous remercie, monsieur, répondit-elle froidement.

Le souper était fini ; ils se retirèrent

— Bon Dieu ! mademoiselle, s'écria Louison, monsieur votre prétendu vous a tellement mangée des yeux pendant toute la soirée, qu'il n'a pu ni parler ni toucher à quoi que ce soit ; il n'a pas même bu un verre de vin.

— Tu as vu cela, Louison ? J'ai donc bien rempli mon devoir de fiancée !

Et quelque chose de diabolique brillait dans les yeux de mademoiselle de Roucy, lorsqu'elle prononça ces mots en souriant.

II
LA PRÉSENTATION.

Le grand jour était arrivé. Dès le matin, Henriette, se mit à sa toilette et commença à se parer.

— Louison, dit-elle, retiens bien ceci : Il faut que mademoiselle de Roucy, qui va être présentée ce matin en simple robe de gros de Tours blanc, sans bijoux, sans points de Hongrie, ni de Venise, soit remarquée de toute la Cour. Arrange-toi donc de manière à empêcher le moindre pli à mes cheveux et à mon corsage, que mes boucles soient tombantes et gracieuses, que cette branche de houx avec ses graines rouges, qui formera toute ma coiffure, soit placé artistement en arrière. Je l'ai apportée du bois de Sissone, et je ne m'attendais guère qu'elle paraîtrait devant le roi de France. Ce sont les diamants de ma couronne à moi.

Lorsqu'elle fut prête et que madame d'Heudicourt vint la prendre dans son carrosse, son père et MM. de Lameth reculèrent de surprise en la voyant si belle.

— Hélas ! monsieur, dit le jeune homme à l'oreille de son père, on la remarquera toujours !

— Comme vous voilà fraîche et jolie, mademoiselle, s'écria la marquise à son aspect ; je vais ce matin être bien questionnée.

Pendant tout le voyage, Henriette fut distraite et préoccupée. La nouveauté du spectacle, la beauté de la route, les équipages qui se croisaient autour d'elle, lui causaient une sorte d'étourdissement. Lorsqu'elle aperçut le château de Versailles, lorsqu'elle descendit de carrosse, lorsqu'elle monta cet escalier de marbre, encombré de tout ce que la France avait de beau, de vaillant, de noble, elle sentit son cœur battre, et elle jura en elle-même de ne plus quitter ce séjour enchanteur.

Bonne de Pons, marquise d'Heudicourt, était une des femmes les mieux placée à la Cour. Liée d'amitié avec madame de Montespan, admise à l'intimité du roi et de sa favorite, elle était de leurs parties de chasse et de jeu, on la considérait en un mot, comme une puissance. Aussitôt qu'elle parut, les flatteurs l'entourèrent. Elle fut saluée par mille compliments, et chacun lui demanda le nom de sa charmante compagne. La simplicité étrange de son costume, dont sa beauté était plus parée que d'une couronne, attirait tous les regards. Quand le roi parut, il fit le tour de la galerie, saluant les femmes, leur parlant selon le degré de faveur où elles étaient classées. En passant devant madame d'Heudicourt, il s'approcha d'elle et lui adressa quelques phrases bienveillantes. Ses yeux tombèrent sur Henriette, rouge d'émotion, et plus belle que madame de Montespan elle-même.

— Quelle est cette charmante personne ? demanda-t-il.

— Sire, c'est mademoiselle de Roucy de Sissone ; Madame a daigné l'admettre parmi ses filles. Sa famille a toujours servi le Roi dans les armées.

Le roi regarda longtemps Henriette.

— Je serai charmé de rencontrer Mademoiselle chez Madame, dit-il enfin, et il continua sa marche en retournant souvent la tête.

Il n'en fallut pas davantage pour apporter à Henriette un succès furieux. Dès que le roi entra au conseil, on se dispersa dans les salons, et ce fut à qui approcherait de la merveille du jour. Madame d'Heudicourt ne pouvait suffire à lui nommer les gens de qualité qui réclamaient cette faveur. Elle ne s'en montra point embarrassée, répondit à toutes les questions qu'on lui adressa, à tous les compliments qu'elle reçut, comme si elle n'eût fait que cela toute sa vie.

Madame de Montespan, inquiète et jalouse de cette nouvelle rivalité, voulut savoir si son esprit ressemblait à son visage. L'altière jeune fille ne baissa pas son regard en rencontrant celui de la favorite. Elle se sentait son égale en beauté, et elle la surpassait en jeunesse.

— Mademoiselle arrive de province ? dit-elle.

— Oui, madame.

— Et quand comptez-vous y retourner ?

— Est-ce qu'à la Cour il y a un lendemain ? On m'a toujours répété qu'il n'y fallait pas penser.

— Il faut s'occuper du passé et surtout du présent, c'est le Dieu des courtisans, mademoiselle.

— Je vous remercie, madame, de cette leçon politique, je ne l'oublierai pas.

Madame de Montespan se mordit les lèvres et comprit qu'elle avait affaire à forte partie.

— Cette jeune fille a un aplomb singulier pour son âge, dit-elle en se retirant, elle ira loin.

Les gens qui se rappelaient mademoiselle de Tonnay-Charente, avant son mariage avec M. de Montespan, pensèrent que la marquise devait s'y connaître.

Mademoiselle de Roucy fut présentée à Madame, qui lui fit son compliment de ses triomphes, en ajoutant :

— Prenez-garde, Mademoiselle, prenez-garde, la tête tourne vite à Versailles, et on s'en repent, ajouta la princesse en lui montrant madame de la Vallière, pâle et dolente dans un coin du sallon.

Henriette chercha parmi les seigneurs à apercevoir son père et les comtes de Lameth, elle les découvrit bientôt debout près d'une colonne et assez désorientés. Elle compara sa propre assurance à leur timidité gauche, et son orgueil s'en applaudit.

— Ces gens-là ne sont pas faits pour moi, pensa-t-elle, voyez un peu la belle figure que fait là mon futur mari avec son justaucorps vert pomme ! il a l'air d'un paysan Picard.

De ce jour mademoiselle de Roucy commença son service de fille d'honneur. Madame, seconde femme de Monsieur, duc d'Orléans, et frère de Louis XIV, était une princesse d'un esprit juste et droit, avec des formes allemandes et une franchise qui dégénérait souvent en brusquerie.

Elle aimait que ses filles conservassent des dehors modestes, et prétendait qu'elle n'aurait pas souffert comme la première Madame, les assiduités du roi près de mademoiselle de la Vallière. Aussi lorsqu'elle était présente, ces demoiselles prenaient des airs graves, fort peu en harmonie avec leurs habitudes.

Henriette s'accoutuma sur-le-champ à cette existence. Ses compagnes, qui toutes enviaient sa beauté, la raillaient quelquefois de l'excessive simplicité de sa toilette. Elles lui détaillaient leur richesse, leur élégance, il s'élevait dans son cœur une révolte douloureuse contre son père et surtout contre M. de Lameth, qui l'avaient exposée à ces humiliations, mais elle n'en laissa jamais rien paraître. Elle plaisantait sur elle-même de la meilleure grâce du monde.

— Voyez-vous, Mesdemoiselles, disait-elle, vous serez bien magnifiques aux fêtes qu'on donnera à carnaval. Eh bien ! moi je ne porterai que ma branche de houx. Eussé-je tous les diamants de la couronne, je ne m'en parerais pas. Peut-être aurai-je comme vous l'honneur de donner une devise pour le Carrousel, et ce sera celle-ci : Qui s'y frotte s'y pique.

Un matin les filles de Madame étaient réunies dans leur chambre, elles travaillaient en causant, elles riaient et passaient en revue les personnages un peu connus de la cour.

— Qui de vous, mesdemoiselles, a vu le colonel du régiment de Navarre, demanda mademoiselle de Hautefort.

Personne ne répondit.

— Eh bien ! je suis la plus heureuse, continua-t-elle, j'étais près de Madame, lorsqu'il a fait sa visite d'arrivée.

— Et qui est-il ? demanda mademoiselle de Pons.

— Vous savez donc bien mal votre nobiliaire si vous ignorez que c'est messire Charles Amanireux, marquis d'Albret, chevalier, sire de Pons, prince de Mortagne, comte de Mossant, baron de Vorray de Gerderé, et autres lieux, neveu de M. le maréchal d'Albret, et parent, du côté des femmes, de notre glorieux roi Henri IV.

— J'espère que voilà une généalogie, s'écria en riant aux éclats mademoiselle de la Mothe, et laquelle de vous, mesdemoiselles, aspire à partager ces titres pompeux ?

— Ajoutez, s'il vous plaît, que le marquis est jeune, qu'il est beau à miracles, et d'une élégance qui passe toute idée, ajouta mademoiselle de Hautefort. Il était ce matin chez Madame, d'un air à faire retourner toutes les filles d'honneur.

— Lui connaît-on un sentiment ?

— Non pas, jusqu'ici. Il a uniquement vécu pour la gloire. Madame en faisait un éloge brillant, et louait surtout son indifférence. Elle l'a appelé mon cousin, en disant que la parenté à laquelle elle tenait le plus était celle de Henri IV, et que tout ce qui venait de lui était en vénération pour elle. Elle a dit même qu'elle ne consultait pas le foi pour ces sortes de choses dans ses particuliers.

— Et nous trouverons ce beau colonel à la fête de demain ? interrompit Henriette toute pensive.

— Sans doute, et c'est à lui qu'il faut donner la branche de houx.

— Pourquoi pas ? si cela me plaît.

— Il est certain que personne ne vous en empêche.

— Rochefort, vous ne pensez pas à ces deux gardes du corps établis près d'Henriette, qui ne lui parlent jamais, qui la couvent du regard, comme on regarde un enfant qui essaye ses premiers pas, reprit mademoiselle de Cossé, croyez-vous qu'ils laisseront approcher le loup ravissant de leur jeune et timide brebis ?

Toutes ces jeunes filles se mirent à rire.

— Qui est ou plutôt qui sont, ces gardiens de la pomme d'or du jardin des Hespérides ? continua mademoiselle de Pons. Qui sont-ils, Roucy, dites-nous cela entre nous.

—Tout bonnement messieurs de Bussy-Lameth, propriétaires du château de Pinon, à quelques lieues de Sissone.

— Et c'est en qualité de voisins qu'ils vous gardent ainsi ? c'est bien généreux de leur part !

— Ils me font peur, répondit mademoiselle de Rochefort, et je ne voudrais pas les avoir, comme Henriette, en manière de défenseurs. Enfin on peut aimer quelquefois à être attaquée, ne fut-ce que pour apprendre à triompher.

— Enfin, Mesdemoiselles, il est bien arrêté que demain au bal, chacune d'entre nous respectera M. d'Albret, comme livré aux séductions de mademoiselle de Roucy, nous ne nous permettrons pas la plus petite œillade à ce mari-là, jusqu'à ce qu'il nous soit démontré que notre champion a échoué et que c'est à nous de venger notre honneur, s'écria mademoiselle de Pons.

— J'accepte le défi, répliqua vivement Henriette, vous serez mes témoins.

— Nous le voulons, crièrent-elles toutes en chœur.

- Malgré tout nous voilà bien folles ! et si madame de Navailles nous entendait, elle répéterait partout que les filles de Madame sont coquettes, frivoles, et qu'à force de vouloir chercher des maris, elles n'en trouveront jamais , dit mademoiselle de Cossé avec une mine de béate.

— N'importe ! j'ai consenti à tout. Cependant il me vient un scrupule : si le marquis ne me plaît pas, suis-je tenue à l'épouser ?

— Cela vous est permis, répliqua mademoiselle de Rochefort avec une gravité comique, mais cela ne vous est pas ordonné.

— Mesdemoiselles, vous envoyez à la boucherie ce charmant colonel de Navarre, interrompit mademoiselle de La Mothe. Le gardien d'Henriette ne souffrira pas qu'elle en épouse un autre, et cette grande figure rouge est capable de tout.

— Croyez-vous ? demanda Henriette en tressaillant.

— Elle a déjà peur !

— Oh ! c'est que l'on m'a prédit des choses si étranges !

— Ne songeons plus à cela, voici l'heure du dîner de Madame, rendons-nous à notre service, reprit mademoiselle de Cossé. Demain nous aurons un beau sujet d'examen durant le bal.

Et elles se séparèrent.

Henriette rentra seule dans sa chambre, et pour la première fois de sa vie elle réfléchit sérieusement.

Elle ne pouvait se dissimuler que ses propos avaient été plus que légers, et que si son père, ou M. de Bussy-Lameth en étaient informés, elle serait sévèrement grondée, elle eut un instant l'idée de ne pas paraître à la fête, de se faire malade et d'éviter ainsi l'imprudente gageure qu'elle avait risquée ; l'amour-propre, le désir de s'amuser un moment la retinrent.

— Et si je ne réussissais pas ! pensa-t-elle. Oh !

Un sourire de triomphe erra sur ses lèvres, elle n'osait pas se mentir à elle-même.

Madame la désigna pour l'accompagner, et ses irrésolutions se trouvèrent fixées. Il ne lui était pas possible de refuser à moins d'une maladie, et son frais visage démentait toute crainte de ce genre. Elle remit donc sa robe de gros de Tours, sa branche de houx, et pourtant elle était encore la plus belle. La fête parut magnifique. Le Roi dansa avec madame de Montespan et avec mademoiselle de Lavallière. Celle-ci avait peine à retenir ses pleurs, et ce supplice officiel lui était odieux. La pitié de ce que l'on aime est le plus grand des maux, après son ingratitude.

Mademoiselle de Roucy ne quitta pas sa place derrière Madame, jusqu'au moment où celle-ci se leva pour passer dans la salle de Diane. Le cortège nombreux de la princesse fut divisé par la foule, et Henriette resta bientôt seule au coin d'une porte, assez éloignée de ses compagnes. A côté d'elle deux jeunes seigneurs se tenaient debout et causaient, l'un était le marquis de Lafarre, l'autre lui était inconnu.

— Quoi donc ? disait Lafarre, vous êtes demeuré en route pour si peu de chose ?

— Ce n'est pas peu de chose à mon sens qu'une femme dévouée, répondait l'étranger, je n'ai pas osé l'abandonner ainsi.

— Et l'aimiez-vous donc ?

— Je crois que oui, cependant je ne suis pas malheureux de son absence.

— Alors cela n'est pas dangereux.

— Je ne suis pas de votre avis, et je pense que ce souvenir ne s'effacera pas.

En ce moment, il se retourna et se trouva en face d'Henriette. Ils rougirent tous les deux en même temps.

Le jeune homme avait un justaucorps gris perlé avec des hauts-de-chausses pareils, ses nœuds et ses crevés couleur de rose, ses dentelles, ses canons, son linge de la plus fine batiste, ce je ne sais quoi d'indéfinissable qui trahit l'excessive élégance, firent souvenir Henriette du colonel de Navarre, elle le regarda encore une fois.

Sa beauté noble et mâle n'était point au-dessus de l'éloge qu'en avait fait mademoiselle de Rochefort. Sa tournure pleine de souplesse et de grâces ne ressemblait à rien de ce qu'elle avait rencontré jusque-là. Elle rougit encore, car elle sentit qu'elle avait à présent grand'peur de perdre sa gageure.

— Au nom de Dieu ! quelle est cette charmante personne ? dit M. d'Albret à l'oreille du marquis de Lafarre.

Leurs pensées se rencontrèrent ainsi pour la première fois.

Mademoiselle de Roucy sentit enfin qu'il fallait retourner à sa place ; lorsqu'elle chercha autour d'elle, elle trouva deux personnes qui la regardaient avec des yeux étincelants, le marquis d'Albret et le comte de Bussy-Lameth. Il lui prit un frisson glacial, et elle se hâta de se perdre dans la foule.

Deux heures après, Madame alla s'asseoir près du roi. Sa majesté manda le marquis d'Albret, pour l'interroger sur une danse étrangère qu'il avait apprise en Allemagne et dont on disait des merveilles.

— Vous nous la montrerez un de ces jours chez madame de Montespan, ajouta le roi.

— Je suis trop heureux d'obéir à Sa Majesté, cependant je ne puis pas exécuter ce pas sans une danseuse.

— Choisissez-en une.

— Le Roi et Madame, me donnent-ils la permission de demander celle que je désirerai obtenir ?

— Sans doute, mais prenez garde, vous vous ferez bien des ennemies !

— Cherchez parmi mes filles d'honneur, continua Madame ; je saurai bien maintenir celles qui se plaindraient.

Le regard du marquis se promena longtemps sur ce groupe de jeunes visages, qui tous cherchaient à lui plaire et à attirer son suffrage. Il s'avança enfin vers Henriette.

— Mademoiselle, lui dit-il, avec un léger tremblement dans la voix, le Roi et Madame, m'ont autorisé, me refuserez-vous ?

Henriette fit une grande révérence, et remercia par un geste plein de modestie et de dignité.

— Il n'est pas maladroit, murmura le roi, il ne prend que la belle Picarde .

— Henriette, disait tout bas mademoiselle de Rochefort, vous avez magnifiquement gagné votre pari et je le proclamerai demain dans notre appartement. Mais silence ! le roi se retire, il vous faut suivre Madame, et n'ayez pas la contenance trop fière, si vous ne voulez pas qu'elle vous retienne une heure pour vous prêcher.

La fête arriva à sa fin. Henriette, retirée dans sa petite chambre, ne dormit pas une minute, l'image du marquis d'Albret était sans cesse devant elle.

— C'est ainsi qu'il me faudrait un époux, soupirait-elle.

Aussitôt la promesse de son père ; ses engagements, l'impossibilité de les rompre, et surtout la crainte du comte de Bussy-Lameth lui revenaient à la mémoire et sa tristesse n'avait pas de bornes. Le matin de ce jour, elle se leva découragée, pensive, sans espoir et sans énergie. Elle n'écouta point les plaisanteries de ses compagnes et leur répondit encore moins ; elle ne causait qu'avec ses pensées. Sur le midi on lui apporta une lettre. Elle l'ouvrit indifféremment, mais après en avoir regardé la signature, son cœur battit à briser sa poitrine ; elle était du marquis d'Albret. Cette lettre contenait ces mots :

« Mademoiselle —,

Le Roi, et son Altesse Royale Madame, ayant désiré de me voir danser un pas moscovite avec une personne de la cour, et m'ayant permis de choisir parmi les filles de son Altesse Royale celle à qui je demanderais de vouloir bien me faire l'honneur de figurer avec moi, j'ose espérer que vous ne me refuserez pas le bonheur d'être votre cavalier. Si vous daignez y consentir, nous nous réunirons chez madame la marquise d'Heudicourt, pour arranger les entrées et les passes qui devront être exécutées par nous. Croyez bien, Mademoiselle, à toute «ma reconnaissance, pour un semblable bien fait, car on ne saurait être, plus passionnément que je le suis, Votre très humble et très obéissant esclave,

Le marquisD'ALBRET. »

— Comme Henriette a rougi ! s'écria mademoiselle de Rochefort.

— C'est quelque billet doux, répliqua mademoiselle de Pons.

— Et du colonel de Navarre encore ! reprit mademoiselle de Cossé.

— Faut-il vous le montrer, Mesdemoiselles ?

Vous verrez que rien n'est plus simple. Un arrangement à prendre pour ce pas étranger, qu'il me faudra danser devant le roi, ce qui ne ne m'amuse guère. Lisez plutôt.

Le plus passionné de vos esclaves. Voilà qui m'éclaire, dit mademoiselle de la Mothe.

— Oh ! mon Dieu ! cela ne signifie rien, continua Henriette. M. de Benserade, M. Voiture, et tous les beaux esprits, ne s'écrivent pas autrement entre eux.

— Alors vous voulez donc avoir perdu la gageure ? ajouta mademoiselle de Rochefort.

— Ni perdue, ni gagnée ; c'était une folie, qu'il n'en soit plus question, répondit mademoiselle de Roucy.

— Mesdemoiselles, cria follement mademoiselle de Pons Henriette devient mystérieuse. Je crois que M. d'Albret a plus gagné encore à cette gageure, que notre compagne elle-même.

— Allons donc, ma chère, minauda Henriette, je ne sais ce que vous entendez par là. Je vais chez madame d'Heudicourt. Il me faut apprendre cette ennuyeuse entrée ; en vérité, j'en suis excédée d'avance.

Et légère comme un oiseau, elle courut mettre ses coiffes pour se rendre chez la marquise. M. d'Albret l'y attendait déjà. Ils se firent un profond salut, qui aurait montré leur embarras d'une lieue. Chacun se regarda, et madame d'Heudicourt dit à l'oreille de madame la princesse de Tarente près de laquelle elle était assise.

— On marie cette enfant à mon cousin de Lameth, ne vaudrait-il pas mieux cent fois la donner à ce joli marquis que voilà ? Je ne puis y rien faire à cause de ma parenté ; mais j'ai idée qu'il arrivera quelque chose de tout ceci.

— Voulez-vous que j'en parle à Madame ? répliqua la princesse.

— Gardez-vous-en bien ! Madame ferait un grand bruit, et vous ne sauriez plus comment la faire taire. Laissons aller les choses.

Pendant ce temps les jeunes gens répétaient leurs figures sous l'inspection d'un maître à danser qui jouait du violon ; ils ne se parlaient pas, ils se regardaient à peine, et cependant leur cœur battait bien fort.

— Mademoiselle, dit madame d'Heudicourt lorsqu'ils eurent terminé, vous reviendrez demain, n'est-ce pas ? Surtout n'amenez pas ma nièce de Pons, qui nous troublerait, car elle ne sait pas se tenir tranquille. Votre suivante va vous ramener à la chambre des filles. Je suis bien à l'étroit dans ce petit salon, mais enfin à ce château de Versailles, lorsque Sa Majesté accorde un logement, il faut s'y arranger à merveille.

Henriette, de retour chez elle, n'écouta ni les questions, ni les quolibets de ses compagnes. Elle se mit à rêver seule dans un coin, elle se rappela jusqu'aux moindres gestes du charmant colonel, elle se demanda mille fois si elle était assez belle pour lui plaire ; son miroir lui répondit. Plusieurs jours se passèrent ainsi, elle le voyait chaque matin, elle le rencontrait chaque soir chez le roi ou chez Madame ; jamais il n'avait été aussi assidu à faire sa cour. Pourtant pas un mot d'amour n'avait été prononcé entre eux ; la timidité du marquis, fondée sur sa passion profonde, surpassait encore celle d'Henriette, plus orgueilleuse que tendre.

Le pas moscovite fut dansé avec toute la grâce possible devant le roi, chez madame de Montespan. Louis XIV trouva mademoiselle de Roucy adorable, il lui fit un compliment dans des termes plus galants qu'il n'en avait l'habitude. Madame de Montespan s'en aperçut, et ne vit pas d'autre moyen de parer à une infidélité, que de raconter au monarque tout un roman sur l'amour du marquis et de la belle Picarde. Madame d'Heudicourt lui avait fait part de ses soupçons, il n'en fallait pas davantage pour fournir un thème à l'imagination de la favorite. De ce moment, le roi ne regarda plus Henriette, car l'ombre d'une rivalité, même passée, lui était odieuse.

On célébrait alors les fêtes de la paix. La jeunesse avait demandé un carrousel. Louis XIV, passionné pour cet exercice, l'accorda sur-le-champ. Ce furent de tous côtés des préparatifs immenses ; chaque femme orna son chevalier d'une écharpe et d'une devise, M. d'Albret s'approcha un soir de mademoiselle de Roucy, au moment où elle était seule près d'une fenêtre.

— Mademoiselle, lui dit-il, il n'est pas un homme de qualité devant jouter au carrousel qui n'ait un emblème et une couleur. Jusqu'ici je n'ai pas osé en choisir une, voulez-vous bien me donner votre goût ?

— Vraiment, Monsieur, je suis bien ignorante de ces sortes de choses.

— Que penseriez-vous d'une branche de houx, avec cette phrase : Qui s'y frotte s'y pique ?

Henriette sentit qu'elle avait été trahie par une de ses compagnes.

— Je trouverais cela très bien choisi pour un combattant, et surtout pour un vainqueur.

Et elle se retira vers madame de Ludre qui l'appelait.

C'était alors le temps des jeux de mots, des concetti, et il fallait, pour être une personne spirituelle, savoir deviner les énigmes. M. d'Albret comprit très bien celle-ci, et jura qu'à tout prix il serait vainqueur.

Je n'entreprendrai point la description d'un de ces carrousels si fameux auxquels Louis XIV prit part toute sa première jeunesse, à l'époque de ses poétiques amours avec madame de La Vallière. Au moment où se passe ce récit, entièrement subjugué par madame de Montespan, qui n'avait ni cœur ni imagination, et à laquelle on ne pouvait accorder qu'un des esprits les plus brillants et les plus délicieux qui fut jamais, il se renferma dans sa grandeur et se contenta d'être juge. L'honneur fut pour le marquis d'Albret, commandant le quadrille des Maures et portant pour cimier à son casque la branche de houx en émeraudes, avec les grains en corail. La richesse de son costume, la beauté de son visage et de sa taille, l'adresse qu'il déploya dans les différents exercices, faisaient l'objet de toutes les conversations. En même temps on exaltait jusqu'aux nues les charmes de mademoiselle de Roucy, à laquelle ses hommages s'adressaient bien visiblement, et qui ne paraissait pas les repousser loin d'elle.

Le comte de Roucy était retourné à Sissone, mais MM. de Bussy-Lameth restèrent à Paris.

Tous les deux assistaient au triomphe du marquis d'Albret, et il est impossible de rendre leur colère lorsqu'ils entendirent parler de l'amour qu'il portait à Henriette. Le soir du carrousel, au jeu du roi, belle d'orgueil et de passion, elle s'enivrait de l'encens dont elle était entourée, lorsque la figure pâle de son fiancé parut à côté d'elle.

— Mademoiselle, lui dit-il, me sera-t-il permis de vous faire mon compliment sur le succès qu'ont obtenu aujourd'hui vos couleurs ?

Elle s'inclina sans répondre.

— J'avais osé espérer que vous n'oublieriez pas les promesses que j'ai reçues, et que vous ne me feriez pas l'injure de douter de moi.

— Je n'en doute pas, Monsieur.

— Alors pourquoi me jeter un défi aussi insultant que de permettre à un autre de se parer de vos dons ? Croyez-vous donc que je puisse supporter cette audace insolente ?

— Allons donc ! répliqua-t-elle à demi effrayée, une simple galanterie de cour.

— Mon père vous en a prévenue, Mademoiselle, cette cour que vous préférez à tout n'est faite ni pour lui ni pour moi.

— C'est-à-dire que vous n'êtes pas faits pour elle !

Le jeune comte pâlit encore, regarda un instant Henriette et se retira sans ajouter un mot.

Cette conversation, à voix basse, n'avait été entendue de personne. Henriette en resta [atterrée] ; un pressentiment lui disait qu'elle ferait le malheur de sa vie en blessant ce jeune homme auquel on l'avait attachée depuis son enfance ; mais sa fierté se révoltait à l'idée du moindre ménagement.

— Qu'importe ! s'écria-t-elle, je ne puis consentir à être traitée ainsi, ils ploieront ou je les briserai. Ne doivent-ils pas être à mes genoux ? que sont-ils donc, eux, pauvres gentilshommes de campagne, malgré leur fortune et leur noblesse, auprès de la femme choisie par le beau marquis d'Albret ?

La lutte entre toutes les passions des différents personnages s'engagea dès ce jour, ardente, impétueuse, incessante. Hélas ! notre cœur est leur champ de bataille, et le triomphe coûte cher au vainqueur !

III
UN ASTRE ÉCLIPSÉ,

Quinze jours s'écoulèrent. Mademoiselle de Roucy sentait s'accroître dans son cœur son amour pour le marquis, mais rien dans sa conduite ne l'avait trahie. Elle se montrait coquette , impérieuse, jamais tendre ni empressée. On annonça vers cette époque un voyage à Fontainebleau. Madame de Montespan, par calcul sans doute, donnait de l'ombrage au roi contre le duc de Lauzun. Le roi ne daigna pas s'en montrer jaloux , mais il résolut de s'en venger. Un matin chez la reine, la marquise était présente avec quelques femmes de son intimité.

— Votre protégée reste-t-elle chez Madame ? dit le roi à madame d'Heudicourt.

— Oui, Sire, du moins jusqu'à présent rien ne s'y oppose.

— Les filles de Madame sont des écervelées, assez mal conduites et encore plus mal surveillées. Elles reçoivent des jeunes seigneurs dans leurs chambres ; Madame, tout en s'en plaignant sans cesse, ne donne pas les ordres nécessaires pour corriger ces abus.

— Que faire alors, Sire ?

— Je m'intéresse à cette jeune fille, continua le monarque, et pour qu'elle soit en sûreté, pour que sa vertu soit à l'abri de tout danger, j'ai envie de la donner à la reine. Sous la garde de madame de Navailles il n'y a rien à craindre.

La reine regarda un instant le roi avant de répondre. Son premier mouvement fut la crainte d'approcher d'elle une autre rivale, et de se préparer ainsi un supplice nouveau, mais ses yeux tombèrent sur madame de Montespan, elle devina la colère à laquelle elle était en proie, et le désir de la tourmenter fut plus fort que son inquiétude. La douce Marie-Thérèse ne fut jamais outrée que contre cette favorite, elle supporta les autres, parce qu'elles lui rendaient les respects dûs à son rang et à sa vertu, mais il lui fut impossible de s'accoutumer à la domination impérieuse de la marquise.

— J'accepte volontiers ce présent, si toutefois Madame veut bien me le faire,répliqua la reine, et je recommanderai à madame de Navailles une sollicitude toute particulière pour cette belle Picarde.

— La reine sait qu'on peut tromper madame de Navailles, reprit madame de Montespan, faisant allusion aux amours du roi et de mademoiselle de la Vallière.

—Hélas ! Madame, je sais qu'on peut tromper tout le monde, mais on ne trompe ni Dieu ni sa conscience.

A la suite de cet entretien, il fut donc signifié à mademoiselle de Roucy qu'elle allait passer chez la reine. Ce fut un étonnement général parmi ses compagnes, elles ne pouvaient s'en taire, surtout en apprenant que le roi l'avait arrangé ainsi.

— C'est bien autre chose vraiment que M. d'Albret, disait mademoiselle de Pons,le roi !

— Cela va faire une seconde La Vallière, répliqua mademoiselle de Rochefort.

— Cela n'ira même pas jusque-là, madame de Montespan ne le permettra pas,continua mademoiselle de la Mothe.

— Oui, Mademoiselle, reprit Henriette, entrée sans qu'on l'entendit, vous voulez dire sans doute quelque chose dans le genre de votre cousine, mademoiselle de la Mothe-Houdancourt, une faveur de trois semaines. Soyez tranquille, ma bonne amie, rien de tout cela n'arrivera. Je serai fille de la reine au lieu d'être fille de Madame, et voilà tout. Madame la duchesse de Navailles me tourmentera jour et nuit, ce sera la seule différence. Je préférerais rester ici, mais il n'y a pas moyen de refuser.

Henriette emporta chez la reine sa préoccupation de tous les instants. Son imagination s'exaltait à la pensée d'être marquise d'Albret, d'obtenir des honneurs, des richesses, de passer sa vie à cette cour brillante où tout lui semblait si magnifique et si délicieux. Quand, à côté de cela, la Picardie,Laon., Pinon, Sissone, les références de province, madame la baillie et madame l'élue lui revenaient en mémoire, c'était pour maudire les promesses de son père, et pour jurer qu'elle ne consentirait jamais à se sacrifier ainsi. Elle trouvait aussi le marquis d'Albret mieux fait et plus élégant que M. de Bussy-Lameth. Son amour-propre était plus flatté par l'un que par l'autre ; pour le cœur, je le dis à regret, celui d'Henriette était problématique.

Le voyage de Fontainebleau eut lieu sur ces entrefaites, il fut décidé que la Cour y passerait un mois. L'espèce d'attention factice accordée par le roi à mademoiselle de Roucy cessa dès que madame de Montespan, avertie par cette fausse alerte, eut sacrifié le duc de Lauzun. Mais Louis XIV conserva cette sorte d'épouvantail en cas de récidive. Ni le roi ni la marquise n'oublièrent leurs rivaux d'un jour ; Lauzun l'expia à Pignerol, et Henriette comme on le verra plus tard.

Le séjour de la Cour de France dans le vieux château de François Ier fut marqué par des fêtes presque champêtres, c'est-à-dire par des chasses, des courses dans la forêt et des parties de cheval. Rien n'était plus galant que tous ces équipages, et Henriette trouva le moyen d'y briller, malgré la simplicité dans laquelle on s'obstinait à l'entretenir. Elle avait surtout un habit de chasse de drap vert qui lui donnait un air si conquérant qu'elle ne pouvait répondre à tous les compliments dont elle était entourée.

L'amour du marquis augmentait chaque jour, il en perdait la tête ; il ne quittait pas sa belle maîtresse. MM. de Bussy-Lameth étaient retournés en Picardie, de sorte que rien ne lui portait ombrage et ne gênait leurs entrevues. Un matin, ils suivaient la chasse à côté l'un de l'autre, à cheval, par un beau temps et dans une de ces admirables allées qui ressemblent à un jardin. M.d'Albret s'enivrait du poison répandu dans les regards d'Henriette, et celle-ci, qui s'en apercevait à merveille , l'excitait encore par le manège de la plus adroite coquetterie. Tantôt elle poussait son cheval, tantôt elle l'arrêtait brusquement et le faisait cabrer sous elle. Le marquis de venait pâle et se suspendait à la bride. Enfin, une fois, le docile animal, lassé d'être tourmenté ainsi, fit un saut en arrière et manqua de la renverser. Elle eut peur, jeta un cri et étendit la main vers le marquis, en l'appelant à son aide. Lorsqu'ils furent revenus de cette frayeur, ils se trouvaient très loin du reste de la compagnie, et pour ainsi dire seuls sous une voûte de feuillage.

— Quel bonheur de passer ainsi sa vie, belle Henriette ! et que ne donnerais-je pas pour me promener avec vous, chez moi, sans contrainte et pouvant vous nommer tout haut ma dame et maîtresse !

— Ce serait beaucoup d'honneur pour moi, Monsieur !

— De l'honneur ! de l'honneur ! est-ce cela que je vous demande ? Vous ne m'aimez pas, mademoiselle, puisque vous me parlez ainsi ?

— Je ne vous ai jamais dit que je vous aimais, répondit-elle en baissant les yeux.

— Non ! mais je l'ai quelquefois espéré en vous voyant écouter doucement mes propos et mon amour. Vous savez trop votre empire sur moi pour douter un instant qu'un mot de vous ne me jette à vos pieds. Prononcez-le, et moi, et tout ce que j'ai, tout ce que je suis, est à vous !

— Vous connaissez ma position, Monsieur ; vous savez que je ne suis pas libre ;ma main est promise.

— Au moins, votre cœur ne l'est pas ?

— Si, répliqua-t-elle avec un sourire dé coquetterie ineffable.

— Il est promis, votre cœur ? Vous aimez quelqu'un ? reprit-il en tremblant.

— Hélas ! oui, je ne l'ai avoué à personne ; je voudrais me le cacher à moi-même ; mon cœur parle plus haut que moi.

— Et.... c'est votre prétendu ?

—Ce n'est pas celui — de mon père, — c'est le mien.

— Et qui est-il ? Nommez-le. Nommez ce mortel trop heureux.

— Je me suis promis de ne le lui dire que s'il le devinait.

— Oh ! mon Dieu ! que dois-je croire ? Cela est-il vrai ?

— Vous le savez mieux que moi. Il sauta à bas de son cheval et vint baiser le bout de son pied.

— Monsieur ! marquis ! que faites-vous ?

— Je vous consacre ma vie, je me prosterne devant vous.

— Oh ! monsieur, cela sera-t-il ainsi quand nous nous promènerons ensemble dans vos domaines, et que je vous appellerai tout haut mon maître et seigneur ?

— Cela sera toute ma vie ; peut-il en être autrement ?

—Vous me jurez donc de m'adorer toujours ?

— Oh ! toujours ! toujours !

— Et moi je vous aimerai de même. Il faut donc vaincre les obstacles qui nous séparent, et pour cela nous avons besoin d'abord d'une fermeté inébranlable.

— Comptez sur moi.

— Si nous n'avions à combattre que mon père, rien ne serait plus facile, il me préfère à tout en ce monde ; mais nous avons MM. de Lameth ; ils persuaderont à mon père que c'est se déshonorer que de manquer à sa parole.

— Comment faire alors ?

— Je ne sais.

— Un seul moyen nous est offert ; je défierai M. de Lameth fils, nous nous battrons, et je le tuerai.

— Ne me parlez pas ainsi : ne mettez pas de sang entre nous, s'écria-t-elle en pâlissant.

— Que devenir, mon Dieu ! Si je vous perds, je meurs.

— Et moi aussi ; mais je ne veux pas que nous soyons séparés, et j'ai une volonté de fer, entendez-vous, Monsieur, jusqu'à ce que mon mari la brise.

— Je la bénis au contraire.

— Il faut, oui, c'est cela, il faut obtenir du roi qu'il me demande pour vous à mon père, qu'il lui donne ordre, s'il le faut, de nous unir.

— Le roi ne le fera pas.

—Pourquoi non ? il m'a montré tant de bontés !

— Cette bonté n'ira pas jusqu'à vous marier à un homme de votre choix.

— Alors, je résisterai à mon père. Je me ferai tuer plutôt que de céder... et nous attendrons.

— Attendre ! oh ! cela m'est impossible.

— Je suis seule ici, mes Argus se sont ennuyés de notre brillante vie, ils sont rentrés dans leur tanière. Nous pourrons alors nous voir souvent ; d'ici là, le ciel viendra peut-être à notre secours.

Hélas ! ainsi est la jeunesse ; pour elle l'avenir est dans le lendemain, même lorsqu'il s'agit d'une passion qui souvent n'en a pas.

— Oh ! oui, nous nous verrons, nous nous verrons chaque jour. Ne pouvez-vous vous échapper quelques instants pour me rejoindre dans cette belle forêt, il me semble que là, je jouis mieux de notre réunion.

— Madame de Navailles est bien sévère ; pourtant j'essaierai.

En ce moment, ils rejoignaient la châsse, on ne s'était pas aperçu de leur absence. Henriette se rapprocha de ses compagnes, parmi lesquelles elle n'avait point d'intimité, personne ne la questionna. Le soir, au cercle, elle resta tout le temps derrière la reine, au-dessous des dames du palais, ayant à ses côtés mademoiselle Charlotte d'Albret fille du maréchal et cousine germaine du marquis. Cette jeune fille n'était point jolie, elle avait quelque chose de parfaitement distingué dans les manières et une grande douceur dans le visage. Une sorte de répulsion l'éloignait de mademoiselle de Roucy ; c'était comme un instinct de jalousie. Elles s'examinaient sans se parler ; le marquis s'en aperçut et en fit le lendemain l'observation à Henriette.

— Je ne suis pas maîtresse de ce sentiment, lui répondit-elle, je ne puis m'empêcher de croire que cette jeune fille vous est destinée. Tout le monde ledit ici, et elle-même semble le penser, comment voulez-vous donc que je l'aime ?

Tous les matins Henriette sortait avec Louison Beaupré de la chambre des filles,sous prétexte d'aller voir la marquise d'Heudicourt. Elle avait étudié le château, et en avait facilement découvert les escaliers dérobés et les entrées secrètes. Elle descendait dans le parc, et là, près d'un massif de platanes,cachée par les branches, elle retrouvait le marquis avec lequel elle restait autant de temps que cela lui était possible. Ces entrevues toutes innocentes,augmentaient leur amour mutuel ; elles furent découvertes par madame de Navailles, qui, sur-le-champ, défendit à Henriette de sortir de l'appartement des filles, sous quelque prétexte que ce fut, à moins que ce ne soit pour son service.

M. d'Albret l'attendit deux fois au rendez-vous, et son inquiétude ne connut plus de bornes lorsqu'il ne la vit point le soir au jeu. Il demanda à sa cousine ce qu'elle était devenue, sans penser au mal qu'en ressentirait mademoiselle d'Albret.

— On dit qu'elle a été courir je ne sais où dans la forêt, et que madame de Navailles l'a sévèrement grondée, et comme c'est une orgueilleuse, elle a refusé de quitter le lit sous prétexte qu'elle était malade, mais pour ne pas montrer ses yeux rouges. Je n'en sais pas davantage, je ne connais pas cette demoiselle,ajouta Charlotte d'un air de dédain.

Il fallut se contenter de cette réponse, et trois jours de suite elle ne parut pas. Remploya tous les moyens pour lui faire parvenir un billet. Elle lui répondit en deux lignes qu'elle était prisonnière et qu'elle ne sortait pas de sa chambre. Il lui vint alors dans la pensée que jadis le roi et M. de Lauzun étaient entrés par les toits chez mademoiselle de Lavallière, et que peut-être il lui serait possible de tenter la même entreprise.

Sans réfléchir au danger, suivi de son valet de chambre, il commença son périlleux voyage sur les plombs du château. Malheureusement il fut aperçu, on donna l'éveil, et il lui fallut renoncer à son projet, avant sa complète exécution. Le lendemain on interrogea Henriette, elle nia tout. La reine fut instruite, le roi s'en informa, en quelques heures tout le palais retentit de cette aventure.

— Eh bien ! dit le roi, il faut les marier !

— M. de Roucy n'y consentira jamais, répondit madame d'Heudicourt ; il a engagé sa parole à M. de Bussy-Lameth, qui ne la lui rendra pas.

— Cependant la jeune fille est compromise. d'Albret doit la demander en mariage ;s'il est refusé, le tort ne sera plus de son côté.

— Votre Majesté rendra le maréchal d'Albret bien malheureux, lui qui destinait le marquis à mademoiselle sa fille, répliqua madame de Richelieu.

— Il trouvera un autre gendre. Il s'agit ici de l'honneur d'une fille de la reine. On lui doit réparation avant tout, je le veux.

Cette conversation fut rapportée à Henriette et lui causa une grande joie. Elle ne pouvait croire que son père se refusât au désir du roi, déjà elle formait mille châteaux en Espagne, lorsqu'elle vit entrer dans sa chambre le comte de Roucy et le comte de Bussy-Lameth le père. La foudre tombant à ses pieds ne l'eut pas plus effrayée. Elle se leva interdite, et les salua, sans savoir ce qu'elle faisait.

— Je viens vous chercher, ma fille, dit M. de Roucy d'une voix tremblante ; vous êtes restée assez longtemps dans cette cour maudite pouf votre honneur.

— Vous venez me chercher, Monsieur ! s'écria-t-elle.

— Oui, Mademoiselle, et, malgré les bruits injurieux répandus sur votre compte,nous ne reprenons pas notre parole ; mon fils vous attend pour vous donner son nom, dit le comte de Bussy.

— Je vous remercie, Monsieur, répliqua Henriette qui, après le premier moment de surprise, avait repris toute sa hauteur ; je ne vous demande point une pareille grâce, et vous trouverez bon que je la refuse.

— Vous refusez, Mademoiselle, interrompit son père, vous refusez un honneur auquel vous n'oseriez pas prétendre !

— Je vous répète, Monsieur, que je ne veux ni grâce ni honneur ; mademoiselle de Roucy n'en reçoit de personne, elle en accorde.

— Toujours la même, Henriette, toujours fière et indomptable, même à présent où vous ne devriez pas lever les yeux après un pareil éclat.

— Mais enfin, Monsieur, qu'y a-t-il ? un homme d'un haut rang, qui réunit toutes les convenances, me demande ma main, je la lui accorde parce qu'il me plaît. Vous aviez arrangé, dès mon enfance et sans me consulter, que j'épouserais M. de Lameth ; vous tiendrez votre parole comme il vous conviendra, ce qu'il y a de certain, c'est que je ne manquerai pas à la mienne.

Pendant qu'elle parlait ainsi, le comte de Bussy-Lameth se promenait dans la chambre avec tous les signes d'une agitation extrême. Enfin, il croisa ses bras et s'arrêta droit devant elle. — Si c'était moi qui aie reçu la promesse de votre père, je la lui rendrais sur-le-champ, car je ne consentirais jamais à unir mon sort à celui d'une femme qui me haïrait ; mais mon malheureux fils vous aime au point d'en perdre la raison, si vous passiez en d'autres bras. Je ne renoncerai donc pas à un droit qui tient à la vie de mon enfant, et je vous prie, Mademoiselle, de nous suivre de bonne grâce, autrement il nous sera facile d'obtenir un ordre auquel il faudra bien vous soumettre.

— Mais le roi veut que j'épouse le marquis, il l'a dit, j'en suis sûre.

— Sa Majesté a entendu monsieur votre père et l'a autorisé à tout faire pour briser votre insistance.

— Je n'ai donc plus d'espoir qu'en moi-même ; eh bien ! je ne m'abandonnerai pas.

— Vous le voyez, Monsieur, dit le comte de Lameth à M. de Roucy, voilà la suite de votre faiblesse.

—Oh ! elle partira, je vous en réponds.

— Je partirai, car je n'ai pas la force ; mais j'ai d'autres armes, et nous verrons. Je proteste d'avance contre toute démarche qui compromettrait ma liberté.

— Tenez-vous prête, demain dès le lever du soleil nous nous mettrons en route.

— J'y consens, mon père, pour ne pas vous désobéir ; mais je n'épouserai jamais que l'homme choisi par moi-même, je tous prie dé ne pas l'oublier.

— Vous obéirez à mes ordres.

—Encore un mot, Monsieur : je pars demain, je ne reviendrai plus à la cour, sans doute, permettez-moi de descendre ce soir au cercle, c'est pour la dernière fois.

Deux larmes roulèrent dans ses yeux en disant ces mots, elle les renferma.

— J'y consens, se hâta de dire M. de Roucy, pour ôter à son compagnon le temps de l'interrompre.

M. de Bussy haussa les épaules, leva les yeux au ciel et marcha vers la porte.

— Dites bien un éternel adieu à ces folies et à ces orgueilleux projets, car je jure sur mon épée que vous n'en entendrez plus parler.

Il sortit, M. de Roucy allait le suivre, sa fille l'arrêta par le bras.

- Monsieur, dit-elle, tous avez entendu ce que tient de dire cet homme, prenez-y gardé, vous me sacrifiez en me livrant à sa tyrannie, vous en répondrez devant Dieu.

Le comte, interdit de ces deux apostrophes, écarta Henriette d'un geste et se jeta dans le corridor sans répondre.

Le soir elle parut au Cercle dans l'éclat d'une beauté embellie de tout le charme d'une mélancolie profonde. Chacun la regarda, elle ne chercha qu'un regard, tout en recueillant les autres. Le marquis était en face d'elle. Sa tristesse lui apprit qu'il n'ignorait rien, et qu'il ne se résignait pas à son sort. Il s'approcha d'elle lorsque les parties furent engagées.

- Vous partez, lui dit-il bien bas, on vous enlève, et je suis condamné à le voir sans m'y opposer, sous peine de vous compromettre.

Recevez ici mon serment de n'appartenir qu'à vous, de passer mes jours dans les regrets jusqu'à ce que vous soyez rendue à mon amour. Dites-moi maintenant que, vous aussi, vous me serez fidèle, que rien ne nous séparera, que vous résisterez à tout pour vous conserver à moi, dites-le et je ne crains plus rien.

— Je vous dis que je vous aime, répondit-elle avec une passion concentrée dans son regard, tant elle craignait d'élever la voix au milieu des indifférents dont ils étaient entourés. Je pars, je vous écrirai, nous nous reverrons, ou je serai morte.

Ils se quittèrent ; madame d'Heudicourt s'approcha d'eux.

— Venez, mademoiselle, dit-elle, madame de Montespan désire vous dire un mot.

Mademoiselle de Roucy suivit sa conductrice jusqu'à une table où la favorite jouait avec le marquis de Dangeau, Langlée et M. de Richelieu.

— Nous vous perdons, mademoiselle, dit-elle entre deux cartes, et en ramassant une pile d'or étalée devant elle en manière de jetons. Vous êtes heureuse de retourner dans votre pays, de vivre en paix dans votre famille. Recevez-en mon compliment, ajouta-t-elle d'un air qui affectait d'être distrait. N'est-ce pas là ce que vous désiriez ?

— Elle désirait rester à la cour, répondit madame d'Heudicourt en montrant l'air triste d'Henriette.

— J'ai donc bien mal compris, car j'ai cru vous rendre service en demandant pour vous à la reine la permission de partir ; en vérité, je vous croyais le mal du pays.

— Vous avez pris, madame, bien des soins dont je vous remercie, mais je sais que je les acquitte tous par mon départ. Vous me devez plus que vous ne pensez, et puissiez-vous ne jamais l'apprendre !

Fière de ce trait porté dans le sein de son ennemie, elle n'attendit pas de réponse, fit une profonde révérence et se retira.

IV
AIMÉE JUSQU'À LA MORT,

Pendant toute la durée du voyage Henriette resta appuyée dans le fond du carrosse, sans prononcer une parole ; elle ne répondit point aux questions de ses compagnons, et ils finirent par ne plus lui en adresser. Ils causaient entre eux de choses indifférentes, de la route, des auberges, de la guerre, pas un mot de mariage ni de la cour. Ils arrivèrent ainsi à Sissone les frères d'Henriette vinrent au-devant d'elle. Elle les embrassa du bout des lèvres, et apercevant le jeune comte de Bussy-Lameth qui se tenait derrière eux, elle remonta dans son appartement, en annonçant qu'elle ne reviendrait pas souper.

Le lendemain, aussitôt son réveil, elle vit entrer son père, qui s'assit auprès de son lit, après lui avoir adressé un froid bonjour.

— Vous voilà de bien bonne heure chez moi, Monsieur, lui dit-elle.

— Je voudrais vous parler, ma fille, et ne point être dérangé. Louison,laissez-nous.

Louison sortit.

— Je n'ai pas besoin de vous rappeler les motifs qui m'ont décidé à vous ramener à Sissone, vous les connaissez comme moi.

— Oui, mon père.

— Vous savez que votre mariage avec le comte de Lameth a toujours été l'objet de mes vœux les plus chers ?

— Oui, Monsieur.

— Et vous comprenez que le moment est venu d'exécuter mes promesses. Vous allez avoir vingt ans, Henriette, pensez-y.

— Oui, Monsieur, je sais que dans un an je serai majeure.

— Vous ne songez donc pas aux suites de tous ces événements ? Les seigneurs de Lameth veulent bien ne pas ajouter foi aux calomnies répandues contre vous, et ne pas retirer leur parole , d'autres ne seraient pas aussi généreux.

— Ce ne sont point des calomnies, c'est une vérité. J'ai donné ma foi à M. le marquis d'Albret, et je n'appartiendrai qu'à lui, tant qu'il sera vivant.

— Vous réfléchirez, Mademoiselle.

— Je n'ai pas besoin de réfléchir. Vous le voyez, Monsieur, je ne vous prie pas,je n'essaie pas d'employer l'ascendant que j'ai eu sur vous autrefois : c'est vous montrer assez que mon parti est irrévocable.

— Eh bien ! ma fille, si votre orgueil ne veut pas ployer jusqu'à prier votre père, si vous vous croyez assez forte sans mon appui, je ne fléchirai pas non plus. Vous épouserez M. de Lameth, ou vous n'épouserez personne.

— Je resterai fille.

— Vous ne sortirez pas de votre appartement , où je vous ferai garder à vue.

— J'y consens d'autant plus volontiers que j'allais vous en faire la demande, je ne puis revoir le comte de Lameth.

— Et ce ne sera pas Louison Beaupré qui vous gardera, je choisirai une autre personne.

— Comme vous voudrez.

— Et vous ne recevrez ni n'écrirez aucune lettre.

— Cela m'est égal.

— Vous êtes décidée ?

— Absolument.

— Adieu, Mademoiselle, je reviendrai de temps en temps savoir si vous êtes moins fière.

Le comte de Roucy faisait comme tous les gens faibles révoltés contre leur tyran, il se croyait le maître et il ne trouvait pas de chaînes assez lourdes à imposer à sa fille. Aussitôt qu'il fut sorti de la chambre, Henriette se précipita vers la porte, mit le verrou, et prenant une plume, elle écrivit :

« On me défend de vous revoir, on veut que je donne ma main à cet odieux comte, soyez sans inquiétude, je l'ai dit à mon père, tant que vous serez au monde aucun autre ne recevra ma foi. Je ne crains ni persécutions ni menaces, et ma famille se lassera plutôt de me persécuter, que moi de souffrir pour me conserver à vous. Écrivez-moi : adressez la lettre à Louison Beaupré, elle m'arrivera tôt ou tard. Adieu, je suis prête à tout, j'attends et je vous aime.

HENRIETTE DE ROUCY. »

Elle appela Louison, lui remit ce billet, se fit habiller et attendit, ainsi qu'elle venait de l'écrire. Sur le midi on lui apporta à dîner, une vieille femme de charge de M. de Lameth le père, mariée à son sommelier, nommé Joguet parut à la suite. Elle fît une profonde révérence et dit qu'elle était envoyée près de mademoiselle, de la part de M. son père, qu'elle devait coucher dans sa chambre et ne pas la quitter un instant.

— C'est bien, répondit Henriette, sans observations.

La vieille femme s'assit près de la croisée, et tricota.

— Vous ne me servirez pas, il m'est donc permis de garder Louison.

— Mademoiselle Louison peut rester, seulement elle ne parlera pas à Mademoiselle à voix basse, elle ne lui remettra rien que je ne l'aie d'abord examiné, enfin elle se bornera à son service de fille de chambre.

— Très bien. Voilà un système d'espionnage parfaitement organisé. Tu as entendu,Louison, nous nous conformerons à cet ordre. Cela ennuiera mon père, avant trois jours. Patience et courage, mon enfant, il y a une fin à tout.

Et elle se mit gaîment à sa tapisserie.

Henriette avait raison. Le comte de Roucy se fatigua de sa rigueur. Il chassa toute la journée, pour tuer le temps, mais à son retour le château de Sissone lui paraissait d'une tristesse affreuse. Les repas n'avaient plus de gaîté, les jardins privés de la folâtre et gracieuse jeune fille, lui semblaient déserts. Il commença à regretter sa sévérité, et il aurait été lui-même ouvrir la porte de sa prison, si le comte de Bussi ne fut arrivé à son secours. Il apprit avec surprise que la captive ne fléchissait point, qu'elle prenait au contraire les choses le plus philosophiquement possible, et surtout qu'elle ne cherchait pas à s'occuper du dehors.

— Elle est plus dangereuse encore que je ne le croyais, dit-il. Oh ! s'il ne s'agissait pas de la vie de mon fils, avec quel empressement je vous rendrais votre parole, car il ne sera jamais heureux avec une telle femme.

— Il l'aime donc bien ?

— Il en a la tête tournée, et qui plus est le cœur rempli. L'idée de la perdre lui donne des vertiges, et je ne sais vraiment pas ce qu'il deviendrait dans le cas où elle persisterait à le refuser. Mon fils m'est plus cher que tout, je n'ai aimé que lui au monde, l'affliger, c'est me tuer ; ses larmes tombent sur mon cœur, et rien ne me coûtera pour le rendre heureux. Il le sera à sa manière, car je ne crois pas qu'il puisse l'être raisonnablement. Je resterai là, il est vrai, et je veillerai pour lui.

Il y avait dans la physionomie de M. de Lameth en prononçant ces mots, quelque chose de sombre et de résolu, qui aurait fait trembler Henriette si elle eut été présente.

— Que faire maintenant avec ma fille ? dit M. de Roucy.

— La laisser dans sa chambre jusqu'à ce qu'elle se lasse.

— Elle ne cédera pas ; d'ailleurs je me punis autant qu'elle en m'en séparant.

— Allez la voir, comme pour savoir si elle n'est pas plus docile.

— J'ai peur de céder à ses larmes.

— Soyez tranquille, elle ne pleurera pas, elle a trop d'orgueil pour cela.

— J'essayerai donc, peut-être ma vue produira-t-elle l'effet que nous désirons.

— Votre vue ? Vous connaissez bien mal votre fille ! Madame Joguet est près d'elle ?

— Toujours, elle ne l'a pas quittée. Je monte et je vous rendrai compte de ma visite.

Lorsque Henriette vit monter son père, elle se leva et lui fit une grande révérence, comme à un étranger de distinction.

— Eh bien ! lui dit-il, comment trouvez vous la vie que vous menez ?

— Je m'y résigne, Monsieur, puisque je ne puis la changer que contre une autre mille fois plus cruelle.

— Vous êtes donc toujours aussi obstinée ?

— Je suis toujours aussi fidèle à mon serment.

— Oh ! ma fille ! ma fille ! vous me faites bien du mal !

— Mon bon père, si vous étiez délivré des influences étrangères qui vous conduisent nous serions trop heureux. Je vous aime tant, répliqua-t-elle en lui baisant la main.

— C'est vous qui troublez notre existence avec vos chimères. Vous savez, depuis votre enfance, que vous êtes promise à M. de Lameth, vous vous y étiez décidée,vous n'aviez point songé à vous en défendre. Et ce maudit voyage !...

— Vous vous trompez, mon père, je n'ai jamais consenti à épouser M. de Lameth. Je me suis tue, mais j'ai toujours compté sur l'avenir pour rompre ce mariage.

— Cependant, quoi de plus convenable ? N'a-t-il pas tout ce que vous pouvez désirer ? Naissance, beauté, fortune, jeunesse. Vous serez avec lui la première dame du pays, et c'est bien quelque chose.

— Je ne l'aime pas, mon père.

— Vous préférez donc le couvent ?

— Cent fois !

— Eh bien ! vous irez, puisque rien ne vous touche, ni mes ordres, ni mes prières.

— Je suis prête à partir.

Le vieillard devint pâle de colère, il eut préféré une résistance violente à cette soumission révoltée. Il se leva et sortit en répétant :

— Vous irez !

Madame Joguet avait assisté à cette scène. Elle essaya de mêler ses observations à celles du comte, Henriette lui imposa silence.

— Vous êtes ici pour me garder, et non pas pour me prêcher, dit-elle.

En ce moment, Louison entra. Elle avait un air de mystère et de gravité, qui frappa sur le champ sa maîtresse. Elle ouvrait la bouche pour lui en demander la raison, la suivante mit un doigt sur ses lèvres en regardant madame Joguet ,dont les yeux ne quittaient pas son éternel tricot. Puis elle se baissa, comme pour ramasser quelque chose, et montra à Henriette une lettre cachée dans son tablier. Dès que celle-ci l'aperçut, son cœur battit vivement. Elle se tourna par un mouvement involontaire vers l'argus placé auprès de la fenêtre.

— Louison, dit-elle, je voudrais un livre. Louison apporta un volume du théâtre de Corneille.

— Non, pas celui-là ; ce Nicolle qui est là-haut sur la tablette.

— Quoi ! Madame, ce gros là !

— Oui, justement ce gros-là.

Louison sourit, car elle venait de comprendre. Elle apporta le volume.

— Donne-moi un morceau de papier, le feu ne va pas.

— Je n'en ai point, Madame. Est-ce qu'on nous en laisse !

— Demandes-en à madame Joguet. Louison alla près de la vieille femme, qui sortit de sa poche une liasse de papiers assez crasseux, et chercha celui dont elle n'avait plus besoin.

— Vous sentez bien l'ambre, ma mie, dit-elle , en regardant la soubrette d'un air de méfiance.

— C'est ce nœud de rubans qui vient de Mademoiselle, il embaume tout mon tiroir.

Madame Joguet lui donna des vieux comptes de linges , Louison les porta à mademoiselle de Roucy, mais elle y glissa d'abord la lettre du marquis d'Albret. Elle déchira avec bruit les papiers en morceaux pour les chiffonner, et de la sorte elle brisa l'enveloppe sans attirer l'attention de la duègne. Elle la jeta au feu avec le reste, et plaça la lettre ouverte dans une des feuilles du livre.

— Quelle histoire vais-je vous lire ? Mademoiselle.

— Une très belle.

— En voici une que j'ai commencée hier toute seule, elle vous amusera.

—Le permettez-vous, madame Joguet ?

— On ne me l'a pas défendu.

— Alors écoutez, Mademoiselle. Je vais vous dire ce que j'ai déjà lu. Ce sont deux jeunes gens qui s'aiment, qui veulent se marier, leurs parents s'y refusent.

— Cela arrive partout.

— Mademoiselle Louison, cette histoire me semble un peu bien impertinente.

— Du tout vous verrez. Ils s'aiment donc.

On les sépare et ils s'écrivent ; j'en étais à une lettre du jeune homme, la voici : « Vous souffrez pour moi, adorable Hen.... » Comment s'appelle-t-elle l'héroïne ? je ne puis pas lire son nom.

— Elle s'appelle Charlotte, c'est écrit là.

— Je reprends.

« Adorable Charlotte, je voudrais racheter « vos larmes aux dépens de ma vie. Il me faut, hélas ! me soumettre et attendre ; mais les ce charmantes assurances que vous me donnez me comblent de joie. Le temps viendra peut-être où je pourrai vous en témoigner ma reconnaissance. Que dois-je faire ? donnez-moi vos ordres. Soyez mon ange tutélaire et ma souveraine. Je languis loin de vous. Oh ! mon Dieu ! si vous alliez céder aux tortures dont vous êtes affligée, si vous alliez cesser de m'aimer ! Je cesserais de vivre, car vous l'avez dit : tant que je serai vivant rien ne pourra me séparer de vous. Je suis à vos pieds, je les couvre de mes pleurs. Quand me sera-t-il permis de vous exprimer toute la passion que je ressens d'être à jamais votre esclave. »

— Voici une lettre, très tendre et fort bien tournée. Ton héros a de l'esprit, Louison.

— Vous trouvez ?

— C'est ainsi qu'on trompe les jeune filles. Je gage que cet homme n'était qu'un séducteur, reprit madame Joguet, d'un ton doctoral. Voyons la suite.

— La suite ?

— Sans doute.

— Oui, Louison, continua mademoiselle de Roucy, qui s'amusait de l'embarras de sa suivante, comment cela finit-il ?

— Mademoiselle, je suis bien fatiguée, je ne puis lire davantage, mais si vous le voulez, je vous raconterai la fin, je la sais.

— Déjà fatiguée ?

— J'ai un rhume affreux.

—Soit, raconte le dénouement. Se marièrent-ils ?

— Oui, Mademoiselle ?

— Et ils furent heureux ?

— Non, Mademoiselle.

— Et pourquoi ?

— Parce que lorsqu'ils furent mariés, ils ne s'aimèrent plus et qu'ils se trouvèrent mille défauts.

— Madame Joguet avait raison, ton conte est très impertinent.

— Mon conte est vrai.

— Où as tu pris cette expérience qui te rend si instruite ?

— Eh ! mon Dieu ! Mademoiselle, dans mon état on s'instruit en ouvrant les yeux.

— Qu'en pensez-vous, madame Joguet ?

— Je pense que voilà une hardie commère d'oser parler ainsi à Madame.

— Vous savez bien, madame Joguet, que tout lui est permis.

Madame Joguet fit un gros soupir en levant les yeux au ciel, la conversation en resta là.

Après quelques jours, Henriette, qui avait trouvé moyen de se procurer un crayon, en coupant un morceau d'une couverture de plomb adaptée à une boite,répondit au marquis, une lettre toute pleine de ses résolutions et de son amour. Louison trouva moyen de la faire partir ; elle avait séduit un garçon d'écurie par ses minauderies, et en lui promettant de causer avec lui de temps en temps,elle lui imposait ses commissions dangereuses.

Un malin madame Joguet descendit, après avoir enfermé Henriette seule dans sa chambre, elle remonta au bout d'une demi-heure, et se remit à travailler, Louison était sortie.

— Mademoiselle doit bien s'ennuyer, dit la vieille femme, voilà plus d'une heure qu'elle ne parle pas.

— Que voulez-vous que je dise.

— Si Mademoiselle avait envie de voir une gazette on m'a prêté celle-ci ?

— Donnez. Qui vous l'a remise ?

— Le maître d'hôtel de M. le comte. Henriette la parcourut.

— La guerre recommence, dit-elle, ah ! le roi et toute la cour sont à l'armée.

— Il y a déjà plus d'un mois.

— Oui, sur le Rhin. Les régiments de Champagne, de Navarre et de Normandie sont à ce corps d'armée, à ce que prétend cette feuille.

— On s'est battu, m'a-t-on dit.

— C'est dans cette gazette ?

— Oui, Mademoiselle, un peu plus loin, je crois !

— Ah ! mon Dieu !

Elle vit en effet les détails d'une bataille, quelques noms de sa connaissance se trouvaient cités, mais elle respira, le marquis n'y était point !

— Mon père doit-il savoir que tous m'avez prêté ceci ?

— On ne m'a pas défendu de vous donner des imprimés.

— C'est bien. Il y a quelque machination dans tout ceci, pensa-t-elle.

Plusieurs semaines se suivirent sans apport ter le moindre changement dans la position d'Henriette. Elle commençait à s'accoutumer à sa solitude, et d'ailleurs l'amour-propre la détournait d'aucune soumission. Un soir Louison vint la prévenir que son père et le comte de Bussy allaient monter chez elle.

— J'ignore ce qui est arrivé, dit la suivante, mais ils ont un visage triste comme s'il s'agissait d'un enterrement. Il viennent peut-être s'avouer vaincus.

— Mon père, ce serait possible, mais le comte, jamais. Il y a entre cet homme là et moi une lutte qui ne finira pas tant que tous les deux nous serons de ce monde.

On entendit des pas dans l'antichambre, c'étaient les visiteurs annoncés. Henriette composa son visage sur le leur, et les reçut aussi sérieusement que possible.

— Ma fille, dit le vieux comte, je viens de recevoir une lettre, et, quoiqu'il m'en coûte de vous affliger, je crois devoir vous en donner connaissance.

— J'écoute, Monsieur.

— Vous allez apprendre une triste nouvelle. Mais c'est une punition de votre désobéissance, vous avez résisté à votre père, vous en êtes châtiée dès cette vie, tel est le commandement de Dieu.

— Mon père vous me faites mourir d'impatience !

— Cette lettre est du duc de Villeroi. Il me mande de Paris que le marquis d'Albret a été tué en duel à l'armée, par le chevalier d'Artagan, vous pouvez la lire.

Henriette ouvrit de grands yeux, elle ne voulait pas comprendre.

— Vous dites... mon père reprit-elle en tremblant de tous ses membres.

— Hélas ! mon enfant, ne tremblez pas ainsi, vous me faites un mal affreux. C'est un malheur sans doute, ayez du courage, le temps vous guérira.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria-t-elle.

Et elle se mit à fondre en larmes.

M. de Bussy-Lameth la regardait sans changer de physionomie.

— Mademoiselle, lui dit-il, je sens que ma présence, doit vous être désagréable, mais je suis venu moi-même vous assurer qu'à dater d'aujourd'hui,vous n'endurerez plus aucune persécution de notre part, nous attendrons tout de l'avenir et de notre bon droit.

Il salua, ouvrit la porte et laissa ensemble le père et la fille.

— Mon père ! mon père ! criait Henriette au milieu de ses sanglots, dites que cela n'est pas vrai, dites qu'il existe encore !

— Ma fille, mon Henriette, n'aimez-vous donc que cet homme au monde , et ne puis-je pas vous consoler ?

La jeune fille pleurait toujours.

— Cette affreuse-lettre, où est-elle ?

— La voilà, vous pouvez la lire. Henriette lut.

— Eh bien, mon père, dit-elle après un moment de silence, je vous prie de me faire conduire à Laon, au couvent des Ursulines. C'est là désormais que je veux vivre, jusqu'à ce qu'il me soit permis de prononcer mes vœux.

— Vous voulez me quitter, Henriette !

— Mon père, je ne puis supporter le monde lorsque tout ce que j'aimais en a disparu. Je n'ai plus qu'à prier pour lui.

Le lendemain Mademoiselle de Roucy coucha aux Ursulines de Laon.

V
PINON.

Sur les ailes du temps la tristesse s'envole,
Le temps ramène les plaisirs.

a dit le bon La Fontaine. Mademoiselle de Roucy était depuis trois mois au couvent, et déjà elle commençait à tourner ses regards vers le monde. Elle avait d'abord pleuré à flots, les premiers jours, puis elle avait séché ses larmes pour se livrer à la mélancolie. Ses beaux cheveux épars commençaient à se relever en tresses, son habit de couleur foncée arriva peu à peu au bleu de ciel, et lorsque madame l'Abbesse lui proposa d'entrer parmi les postulantes,elle répondit qu'elle voulait rester encore quelque temps pensionnaire.

Son orgueil se soutint longtemps après la fin de sa douleur. Elle ne voyait personne que le comte de Roucy, parce qu'elle l'avait déclaré dès son entrée au monastère. Aucune nouvelle du dehors ne parvenait jusqu'à elle, parce qu'elle l'avait voulu ainsi.

— Mon Dieu ! Louison, dit-elle un jour à sa suivante, il me semble que je deviens laide dans cette affreuse prison.

— Mademoiselle devrait en être dehors depuis longtemps. Ce n'est pas à son âge et avec sa beauté qu'on s'enterre ainsi.

— Comment veux-tu que j'en sorte ? Je serais la risée de la province.

— Pas le moins du monde. Tous les jours on se met en pension et on en sort, cela n'a rien d'étrange. N'avez-vous pas au contraire toujours refusé d'entrer en religion ?

— Que te semble de la belle flamme de M. de Lameth ? Il prend son parti bravement, ce me semble. N'est-il point marié par hasard ?

— Oh ! que vous savez bien que non, Mademoiselle , que vous êtes certaine de votre empire !

— Hélas ! ce pauvre marquis ne m'aurait pas oubliée, lui !

— Qui sait ? les gens de la cour sont sujets à caution.

— Il m'aimait tant !

— Et puis il habitait Versailles.

— Je ne me consolerai jamais de sa perte. — Louison, tu crois que je pourrai quitter ce couvent sans ridicule ? reprit-elle après un moment de silence.

— J'en suis certaine.

—Alors demande-le pour moi à mon père, tu comprends ? comme de toi-même. Engage-le à me le proposer, je me ferai prier un peu, et puis je céderai.

— Il en sera ravi. Je vais engager madame l'Abbesse à lui écrire.

Le lendemain matin le comte de Roucy était au parloir.

— Je vous trouve changée, ma fille, dit-il à Henriette. Ne seriez-vous donc plus bien dans ce saint asile !

— Je ne dis pas cela, Monsieur, mais ma tristesse est si profonde !

— Il faudrait cependant prendre un parti, vous ne pouvez rester toujours pensionnaire aux Ursulines ; madame l'Abbesse m'a écrit à ce sujet..

— Vraiment, mon père ?

— Certainement, ma fille. Vous avez à choisir entre le voile ou la main de M. de Lameth.

—Ni l'un ni l'autre, mon père.

- Prenez huit jours de réflexions, Mademoiselle, d'ici là je ne veux pas de réponse. Enfermée dans votre appartement avec Louison Beaupré, vous ne verrez personne. Dimanche prochain, je viendrai savoir ce que vous aurez décidé, et songez bien que c'est irrévocable !

. Lorsque le comte fut sorti, Henriette resta accablée sous le poids de son étonnement.

— C'est mon père qui me parle ainsi ! s'écria-t-elle. Mon père ! il faut qu'il soit bien dominé par cet abominable Bussy. Qu'en penses-tu, Louison ?

— Je pense, Mademoiselle, que cela vaut la peine d'y réfléchir. Vous avez deviné juste, M. le comte est conduit et soutenu par un esprit ferme que rien ne fera dévier de sa route ; il a de plus je préjugé, si vous voulez que c'en soit un,de sa parole engagée, il tiendra bon.

—Moi, je ne puis supporter l'idée de prendre le voile !

A cette heure, le soleil dorait de ses joyeux rayons la petite chambre d'Henriette ; assise en face de la fenêtre ouverte, elle regardait la campagne embellie de toutes les splendeurs du mois de juin, son œil se portait au loin sur les plaines vertes et fleuries. Louison était debout appuyée contre le dossier de son fauteuil, c'était un tableau ravissant de grâce et de jeunesse.

— Il faudrait ne plus voir tout cela, il faudrait renoncer à mes courses dans la forêt, à cheval par un beau temps comme celui-ci !

— Il faudrait couper ces boucles, enfermer ce visage sous une coiffe noire !

— Il faudrait renoncer au sommeil que j'aime tant, mettre de gros linge, porter de gros souliers et des robes de bure.

— Il faudrait oublier les compliments, les hommages des jeunes seigneurs ; si par hasard vos yeux se portaient en dehors de la grille, il faudrait les baisser bien vite pour ne pas rencontrer de profanes regards !

— Il faudrait me séparer de toi, ma pauvre Louison !

— Au lieu de cela, à Pinon, du monde, des équipages, des robes de velours, des diamants !

— Ah ! oui.

— Des fêtes, des chasses, des adorateurs, des fleurs, des dentelles !

— Tu as raison.

— Et la liberté ! la liberté ! Madame, dont vous ne parlez pas !

— Louison, que ferais-tu à ma place ? — Ce que je ferais, Mademoiselle ? j'écrirais à mon père de tout préparer pour mon mariage.

— Mais, Louison, je n'aime pas le comte de Lameth.

— Mais, Mademoiselle, l'amour s'en va si vite que ce n'est pas la peine de le compter en face de toute la vie.

— Tu crois ?

— N'avez-vous pas cru mourir de la mort du marquis d'Albret ? Ne vous êtes-vous pas consolée ?

— Consolée, Louison I oh ! non, je ne suis pas consolée ! répliqua-t-elle avec un gros soupir.....

— Enfin, vous n'en êtes pas morte, et vous vous déciderez à en épouser un autre,c'est déjà beaucoup.

— Oh ! je ne puis me résoudre....

— Eh ! Mademoiselle, devenez comtesse de Lameth, daime de Pinon, et puis vous vous résoudrez après.

— Vraiment, tu me fais rire, quoique je n'en aie guère envie.

— Vous en avez besoin, c'est bien pis !

Ces discussions se renouvelèrent cent fois.

Louison, comme un démon tentateur, montrait toujours la magnificence et les plaisirs pour compenser l'époux qu'on n'aimait pas. Henriette essayait de se persuader à elle-même qu'elle céderait pour le bonheur de son père. Dès que cette idée fut entrée dans sa tête, elle s'y cramponna ; c'était en effet le plus saint prétexte à donner pour colorer son inconstance.

La veille du jour fixé, elle prit une plume et écrivit :

Mon père, vous avez toujours été pour moi d'une bonté et d'une indulgence sans pareilles. Je n'ai qu'un moyen de vous en prouver ma reconnaissance, c'est de vous obéir. Pour vous, pour vous seul, je consens à renoncer à la vie religieuse, je consens à épouser ce lu que vous avez choisi. Faites tout préparer, j'attendrai dans cet asile le moment fixé par vous. C'est aux pieds de ces autels, où j'ai tant prié, que je consommerai mon sacrifice, et je ne sortirai plus de ces lieux qu'avec le titre de « comtesse de Lameth.

Votre soumise et affectueuse fille, HENRIETTE DE ROUCY.

— Vivat ! Mademoiselle, s'écria Louison quand elle tint cette lettre cachetée et prête à être remise au comte de Roucy. Il y aura demain une grande joie dans Sissone.

— Je ne verrai pas mon père, je n'en ai pas le courage, Louison ; tu descendras à la grille et lu lui remettras cela. Tout est fini, me voilà donc liée !

— Et vous ne vous en repentirez pas. C'est si beau le château de Pinon !

La lettre d'Henriette combla de joie son excellent père. Il lui répondit qu'il ferait tout ce qui lui serait agréable, qu'il lui permettait de rester à Laon jusqu'à son mariage, et qu'il mettrait la province à l'envers pour célébrer dignement cet événement tant désiré. — Vous aurez les plus superbes présents,lui écrivait-il, le comte de Lameth est transporté, il veut vous parer autant que la reine. »

— Vous voyez bien, Mademoiselle, disait Louison, voilà que cela commence !

.— Hélas ! répondait Henriette, cela ne commence que trop tôt !

Les religieuses étaient à chaque instant dans la chambre de mademoiselle de Roucy pour la complimenter et pour admirer les belles choses qui lui étaient envoyées.

Le matin de la cérémonie le couvent était en révolution, et toutes voulaient parer la mariée. Avant de recevoir personne, elle s'enferma un instant avec Louison, puis lui donnant un petit paquet soigneusement cacheté :

— Garde-moi cela, lui dit-elle, ce sont mes

souvenirs. Je ne veux plus les revoir, et surtout je ne veux plus qu'ils troublent ma vie. Il faut avoir du courage !

Et en même temps elle examinait la magnifique robe de brocart d'argent qu'elle allait revêtir.

— Oui, Mademoiselle, répondit Louison en serrant le paquet dans sa poche, oui,je comprends à merveille. Soyez tranquille, je garderai tout cela, et vous n'en entendrez plus parler.

— Hélas ! il le faut bien !

Tout en soupirant elle essayait sa coiffure.

— Voilà une douleur réellement touchante, reprit Louison. Mais, Mademoiselle,l'heure s'avance, dans quelques instants on viendra vous chercher ; hâtons-nous de commencer votre toilette.

Les portes s'ouvrirent et les novices, les professes, l'Abbesse, toute la maison vint assister à cette grande affaire, Mademoiselle de Roucy portait, comme nous l'avons dit, une robe de brocart d'argent, son corsage était brodé en perles fines, elle avait sur la tête une couronne de fleurs d'oranger, et autour du front deux rangs de perles grosses comme des noisettes, rattachées au milieu par une agrafe de diamants. Son collier, ses girandoles étaient pareils, et un immense voile de point de Flandre recouvrait tout cela sans cacher sa céleste beauté, l'admiration de tous.

Elle descendit à la chapelle lorsque tout fut prêt pour la cérémonie. Elle y trouva son fiancé, son père, le comte de Roucy, et toute la noblesse de Picardie qui l'attendaient. Sa contenance fut aussi aisée qu'en présence de Louis-le-Grand. Elle avait une foi si entière dans sa beauté, une certitude si profonde d'être admirée, qu'elle ne craignait rien ni personne.

La cérémonie fut aussi belle que possible : le comte de Lameth ne pouvait croire à son bonheur , il n'osait pas adresser la parole à sa femme, et lorsque, en sortant de l'église, il entendit appeler les gens de madame la comtesse de Lameth, il tressaillit des pieds à la tête.

— Nous allons nous rendre à Pinon sur-le champ, dit le comte de Bussy, si cela vous plaît toutefois, Madame la comtesse.

— Je suis décidée à faire tout ce qui pourra être agréable à M. le comte,répondit-elle en baissant les yeux.

Le jeune comte lui baisa la main.

Ils montèrent en carrosse. Celui de la mariée était magnifique, couvert d'or,avec des peintures charmantes ; quatre beaux chevaux gris y étaient attelés, et la livrée ne le cédait en rien à tout le reste..

Madame de Lameth se sentit enivrée. Elle entendait de tous côtés retentir son nom accompagné des éclats immodérés de la joie et de l'enthousiasme.

— Qu'elle est belle ! s'écriait-on.

Ce fut un véritable triomphe, un délire. Le pauvre marquis d'Albret était alors bien loin de sa pensée. Elle porta un regard de reconnaissance sur son mari,dont la passion excitée au plus haut degré tenait de l'idolâtrie.

— Je vous remercie, Monsieur, lui dit-elle.

M. de Lameth crut voir le ciel ouvert.

On arriva à Pinon. La route était semée de fleurs ; des jeunes filles portaient des bouquets, elles couvrirent les chevaux de guirlandes, elles chantèrent des couplets. Et les coups de fusil, les danses, les fusées ! On n'avait jamais vu de semblables réjouissances. Lorsqu'on entra dans l'avenue, les tours du château de Pinon apparurent à tous les regards pavoisées de drapeaux, de couronnes, de rubans qui étincelaient au soleil.

— Voilà votre royaume, dit le comte de Lameth, et voici votre premier sujet.

Henriette, la tête tournée de vanité, l'aimait presque dans ce moment-là.

Pinon était alors un vieux manoir dont l'origine se perdait dans la nuit des temps. Il avait appartenu aux sires de Coucy, et, en 1190, Raoul Ier, prêt à partir pour la Terre-Sainte, fit le partage de ses biens entre ses enfants. Pinon échut à Robert, le dernier de ses fils, qui prit le titre de Robert de Pinon après la mort de Raoul, arrivée l'année suivante, à Saint-Jean-d'Acre. Cette branche cadette conserva ce nom jusqu'à son extinction, en 1222.

Avant cette époque même, on trouve dans des chartes relatives à l'abbaye de Prémontré, que Pinon était déjà une place importante.

Robert était frère d'Alix de Dreux, petite-fille de Louis-le-Gros ; il promit foi et hommage pour la terre de Pinon à Thomas de Vervins, son frère aîné, et s'engagea à ne pas aliéner ce domaine. Robert avait épousé Elisabeth de Roucy,une des aïeules d'Henriette, ce que le comte de Bussy lui fit observer de la façon la plus galante.

Ce même Robert combattit à Bouvines et fut fait maréchal de France ; il n'y en avait alors que trois. Il mourut et laissa un fils, après lequel la terre de Pinon resta dans la maison de Coucy pendant trois générations. Robert III n'eut pas d'enfants, sa succession passa à sa sœur. Jeanne, épouse de Guillaume de Ponthieu, qui ne laissèrent qu'une fille du nom de Jeanne. Ses parents lui cédèrent la châtellenie de Pinon, et la marièrent à Dreux de Crèvecœur, en 1585.

Le sire de Coucy racheta Pinon de Jeanne de Ponthieux, et sa fille le revendit le 24 décembre 1401 au duc d'Orléans, avec la baronnie de Coucy et le comté de Soissons, qu'il fit ériger en pairie en 1404. En 1406 le duc de Bourgogne, ennemi du duc d'Orléans, fit prononcer la réunion de cette pairie à la couronne, sous prétexte qu'elle n'était possédée qu'à titre d'apanage. Mais cette décision n'eut pas de suite. La terre retourna en 1408 à Robert de Bar, petit fils d'Enguerrand de Coucy, et fils de Marie sa fille aînée.

Cette terre passa dans la suite à la maison de Lameth. Est ce un Lameth qui en fit l'acquisition d'un descendant de Marie de Coucy ? Y-eut-il un possesseur intermédiaire ? À quelle époque la jouissance des Lameth a-t-elle commencé ? C'est ce qu'il nous a été impossible d'éclaircir. Le premier seigneur de Pinon du nom de Lameth, que nos recherches nous aient fait connaître est Christophe,qui vivait dans le seizième siècle. Les qualités qu'il prenait étaient celles-ci :

« Chevalier, seigneur de Pinon, Bussy sur Aixin, Lanissecourt, Clany et Thurin, vicomte de Laon et d'Ansizy-le-Châtel. »

Il fut depuis décoré de l'ordre du Roi. Il épousa Isabelle de Bayencourt et en eut deux fils.

Le cadet fut héritier des noms, armes et terres de son oncle, Antoine de Bayencourt, de Bouchavannes, seigneur de Quincy.

Charles de Lameth, fils aîné de Christophe, était gouverneur de Coucy. Il prit le parti de la ligue et traita directement avec Henri IV, en 1594.

Après Charles vint Louis, puis François. Celui-ci se fit appeler vicomte, puis comte de Bussy-Lameth, comme titulaire de la vicomte de Laon, en ajoutant à son nom celui de Bussy, pour se distinguer du seigneur d'Hennecourt. Il était proche parent et intime ami du cardinal de Retz, qui en parle dans ses mémoires et raccommoda le Cardinal avec la cour.

C'est ce même comte de Bussy-Lameth qui figure dans cette histoire.

Henriette fut obligée d'entendre de lui pendant le chemin de Laon à Pinon, toute cette généalogie.

— Vous devez savoir cela, Madame, ajouta-t-il, il faut qu'une femme connaisse la dignité du nom qu'elle porte, afin de le conserver dans toute sa splendeur.

— N'avez-vous pas eu des événements tragiques dans votre famille ?demanda-t-elle.

— Sans doute. Bussy de Clermont d'Amboise fut assassiné par le mari de sa maîtresse qui lui tendit un piège et le tua.

— Pauvre jeune homme !

— C'était justice, Madame, c'est ainsi qu'on doit venger son injure.

— Cela est barbare.

— Non, Madame, cela est juste, encore une fois.

— Il me semble, mon père, dit le jeune comte, qu'il est plus honorable de demander une réparation, l'épée à la main.

—Non, Monsieur, non, l'arme des lâches avec les lâches, la ruse contre la ruse. On vous a trompé pour vous enlever l'honneur, trompez pour enlever la vie. La preuve, c'est que nous ne réclamons pas contre le sort de Bussy d'Amboise, il l'avait mérité.

Madame de Lameth ne répondit pas et devint rêveuse.

Les ponts-levis du château étaient baissés. Tous les gens des deux comtes rangés en haie dans la cour, ayant les vassaux derrière eux, accueillirent le cortège aux cris de : Vive M. le comte ! vive madame la comtesse ! Henriette se montra d'une affabilité extraordinaire ; en descendant de carrosse, elle jeta à la foule le contenu de sa bourse, et salua de la main.

La grande salle disposée pour un banquet de cérémonie, retentissait du son des instruments. Après le dîner on ôta les tables et on commença à danser. Madame de Lameth avait la plus grande réputation comme danseuse, aussi chacun admirait-il ses grâces. C'est une tradition dans la famille de Lameth qu'elle a inventé le pas de si sol, par corruption de son nom de Sissone.

Les fêtes de ce mariage durèrent plusieurs jours. Toute la province y assista. Henriette se trouvait là dans son élément, aussi se montra-t-elle parfaitement aimable. Le luxe le plus brillant l'entourait, elle n'avait pas le temps de former un désir, son mari était à ses genoux, son beau-père même, laissait fléchir son invincible volonté devant un sourire d'elle. Elle eut des laquais,des écuyers, des pages, presque des gardes.

Elle tint cour plénière à Pinon pendant quelques mois ; on ne parlait que d'elle dans toute la Picardie. Les gentilshommes se rendaient à ses fêtes de vingt lieues à la ronde. Elle se montra d'abord modeste et retenue, ne laissant paraître qu'une fierté sans égale, très permise à sa beauté et à ses talents en tous genres. Puis elle devint coquette. Elle mit son plaisir à faire des malheureux ; comme elle était fort enviée, on ne manqua pas de la critiquer fortement. Ces bruits arrivèrent jusqu'au comte de Bussy-Lameth, qui, en ayant sa maison parfaitement séparée de celle de ses enfants, habitait avec eux le château de Pinon. De là commencèrent une foule de querelles, qui s'envenimaient chaque jour, et dont Henriette ne se consolait qu'en redoublant de magnificence.

Le jeune comte prenait toujours le parti de sa femme, son amour s'augmentait de tous ses succès, des rivaux même qu'elle lui sacrifiait avec éclat, et à chaque nouveau désespoir, au lieu de se préoccuper, comme son père, du bruit qu'amenaient ces aventures, il s'en réjouissait avec Henriette, laquelle savait à merveille plaisanter sur toute chose.

Quelque temps après son mariage, un soir, madame de Lameth se faisait déshabiller par Louison Beaupré, passée à la dignité de demoiselle suivante.

— Eh bien ! Madame, disait Louison, cela ne vaut-il pas bien les Ursulines de Laon ?

— Sans doute , Louison, je me trouve fort heureuse.

— Malgré votre beau-père !

— Malgré mon beau-père ; mon mari me , donne toujours raison.

— Et le cœur ?

— Le cœur est mort.

— Vous n'aimez personne ?

— Personne absolument.

— Et votre mari ? Henriette ne répondit pas.

VI
VISION.

Le château d'Anizy, situé à un quart de lieue de celui de Pinon, appartenait aux évêques de Laon. Le cardinal d'Estrées, qui l'habitait alors, était un des convives les plus assidus de madame de Lameth. Il excellait dans la galanterie ,malgré son rochet et son camail, et il ne cessait de vanter les charmes de labelle châtelaine.

Anizy est un vieux manoir, dont il était déjà question en 496. Il fut donné aux évêques en 500, lorsque saint Rémi érigea l'évêché de Laon. Plusieurs fois le bourg d'Anizy figura dans nos guerres civiles, comme appartenant à l'un ou l'autre parti ; enfin , en 1540, le cardinal de Bourbon fit construire le château, dont une portion existe encore aujourd'hui. C'était une des magnificences de la province que ce superbe monument, où plusieurs de nos rois, entr'autres François Ier, avaient reçu l'hospitalité. Les évêques de Laon y passaient presque toujours la belle saison, et le voisinage de Pinon n'était pas un des moindres agréments qu'ils y trouvaient.

Le cardinal d'Estrées avait connu le comte de Bussy à la cour, mais il n'avait pas été témoin de la brillante apparition qu'y avait faite mademoiselle de Roucy ; par une espèce d'accord tacite, ils ne parlaient jamais de ces circonstances.

Le cardinal était homme de trop bon goût pour ne pas comprendre que MM. de Lameth devaient fuir cette conversation, et peut-être d'ailleurs ignorait-il jusqu'à quel point les relations d'Henriette et du marquis d'Albret avaient été poussées. Ce bruit n'avait eu qu'un très faible écho en Picardie. Les relations entre les provinces et la capitale n'étaient pas alors ce qu'elles sont aujourd'hui. Peu de personnes voyageaient et il était très rare qu'une anecdote se répandit en dehors du cercle où elle s'était passée.

Dans l'été de 1774 , le cardinal d'Estrée s'établit tout à fait à Anizy et y tint un grand état. Il y recevait tous les étrangers de distinction et les hôtes des seigneurs de Pinon devenaient bientôt les siens. Il y eut une grande chasse dans la forêt de Prémontré. Les moines et le père abbé en tête reçurent le prélat, qui venait prendre ce plaisir dans leurs domaines, accompagné de labelle madame de Lameth et d'une foule d'autres personnes de distinction.

La journée était superbe ; on tua un sanglier et plusieurs chevreuils, qui furent distribués aux assistants.

— Monseigneur, dit madame de Lameth au cardinal, votre Éminence a donc choisi le sanglier ?

— Certainement, madame la comtesse, et je vous demanderai la permission de vous en offrir une portion.

— Pourquoi faire ? hors la hure cela ne se mange pas.

— C'est au contraire une des meilleures venaisons possibles, lorsqu'elle est bien accommodée.

— Je ne m'en doutais guère.

— Eh bien ! madame la comtesse, je vous en ferai goûter à Anizy, ne le voulez-vous pas ?

— Je me risque sur la parole de votre Éminence, mais j'ai bien peur que ce ne soit un triste ragoût.

Toutes les personnes présentes furent également engagées, et on décida que le festin aurait lieu le dimanche de la semaine suivante.

A quelques jours de là, il arriva une lettre de l'évêque. Il rappelait l'invitation, en ajoutant qu'il lui était survenu deux seigneurs de la Cour, ou pour mieux dire de l'armée, et qu'il serait très fier de leur montrer la merveille de la province.

— Monsieur, dit la comtesse à son mari, vous donnerez des ordres afin que nous ayons ce jour-là notre grand équipage, n'est-il pas vrai ?

— Le plus beau, Madame, je vous le promets, répondit le comte en souriant, et vous ferez, j'espère, une resplendissante toilette ; il ne faut pas qu'ils puissent dire à la Cour que vous n'êtes plus la belle Picarde.

— N'irons-nous pas bientôt à la Cour, monsieur le comte ?

— L'année prochaine, j'espère, répliqua-t-il d'un air embarrassé. Mais n'êtes-vous donc pas bien ici ?

— À merveille ; pourtant

— Pourtant, vous trouvez qu'il faut un plus grand théâtre à votre coquetterie,n'est-ce pas, Madame ? reprit le comte de Bussy, qui avait écouté jusque-là la conversation en silence.

—Encore ! Monsieur, s'écria-t-elle.

— Je ne comprends pas la passion aveugle de mon fils qui vous laisse courir à votre perte, et qui ne vous arrête pas sur le bord du précipice.

— Je ne crois pas qu'il y ait dans tout cela le moindre précipice, Monsieur.

—Il y a un abîme, Madame ; vous jouez avec l'amour, et vous vous y prendrez un jour. Ici, le danger est moins grand garce que les séductions sont moins puissantes, mais à la Cour ! Vous avez donc oublié le passé, Madame ?

— Ne me le rappelez pas, au nom du ciel ! s'écria-t-elle en cachant sa tête dans ses mains.

— Mon père, interrompit le jeune comte, pourquoi réveiller des souvenirs éteints ? Du reste, soyez tranquille, je vois et je sais tout ce qui se passe ; je veille à notre honneur et si jamais quelqu'un y portait atteinte, fiez-vous à moi pour le venger.

La conversation en resta là.

Henriette ne fut plus occupée que de sa toilette pour le grand jour. Elle chercha de nouvelles parures. Louison, qui partageait ses travaux de coquetterie, après avoir examiné l'un après l'autre tous les bijoux de son écrin, lui montra une branche de houx qu'elle n'avait pas osé porter encore,quoiqu'elle lui eût été donnée par son père en cadeau de noces.

— Vous avez été proclamée la plus belle à la plus belle des cours avec une branche de houx de nos bois, avait-il ajouté, je veux que celle-ci Vous rende plus belle encore.

Le pauvre père crut trouver une idée des plus délicates, pourtant elle ne plut pas aux seigneurs de Lameth, qui se donnèrent de garde d'en rien dire. Henriette le devina, et elle ne se coiffa jamais avec ce bijou.

Les feuilles étaient en émeraudes de la plus belle eau et les grains eu rubis balais admirables. Dans les cheveux blonds de la comtesse, cela devait produire un effet ravissant, cette fois elle n'y résista pas.

— Ainsi que me l'a dit mon père, Louison, ils apprendront que la pauvre fille,qui autrefois n'avait pour toute parure qu'une branche de feuillage, porte aujourd'hui des feuillages de pierreries.

— Madame la comtesse a raison, et je serai fière de la voir aussi richement accoutrée, afin que cela se répète à la Cour.

— Quant à l'habit

— Madame mettra, si elle m'en croit, cet habit d'étoffe cerise brochée d'or, cela ira admirablement avec sa coiffure.

— Voilà qui est décidé.

— Oh ! Louison que c'est une chose à désirer que d'être riche et belle !

— Madame doit être heureuse, alors.

— Oui, l'un ne va pas sans l'autre. Belle sans être riche ! avec quoi orner sa beauté ? riche sans être belle ! comment dissimuler sa laideur ?

— Et si madame la comtesse avait à choisir entre les deux, que prendrait-elle ?

— Je ne sais vraiment... Cependant, oui... ce serait la beauté ; car avec la beauté on peut quelquefois arriver à la richesse, et tout l'argent du monde ne changerait pas le visage.

— Eh ! Madame, l'argent donne des charmes à tout. D'ailleurs ne nous occupons pas de cela, madame a heureusement l'un et l'autre.

Ce jour-là il faisait très chaud. La comtesse ne put dormir ; elle appela Louison et descendit avec elle dans le parc sur le minuit. Toutes les deux s'acheminèrent vers une petite fontaine où elles espéraient trouver de la fraîcheur. Les grands arbres qui l'entouraient la cachaient aux regards. Madame de Lameth était assise depuis quelques minutes, lorsqu'elle entendit dans le lointain le galop d'un cheval.

— Qui peut être à cette heure dans ce lieu-ci, Louison, dit-elle, j'ai peur, allons-nous-en.

— Ce cheval vient à nous, Madame, en restant ici, nous ne serons point aperçues ; si nous en sortions et qu'il nous fallût traverser l'allée, on nous découvrirait certainement.

Le bruit approchait toujours.

— C'est un cavalier avec une plume blanche, Madame ; il est seul.

— C'est un homme de qualité ?

— Je le vois parfaitement au clair de la lune ; il arrête son cheval et regarde le château. Il a un justaucorps gris de perle, il tourne le dos de notre côté.

— Attends, Louison, je veux le voir aussi. C'est peut-être un de mes amants qui vient soupirer devant ces murs où repose la cruelle. Heureusement, il ne peut nous soupçonner ici.

— Jésus ! mon Dieu ! s'écria Louison en faisant le signe de la croix ; n'approchez pas, Madame !

— Qu'est-ce ? Qu'y a-t-il ?

— N'approchez pas, je vous en conjure. Je viens de voir son visage ; c'est bien lui.

— Et qui ?... répliqua la comtesse en s'avançant.

— Monseigneur le marquis d'Albret, Madame, lui-même, ou plutôt sa pauvre âme, qui vous aime encore dans l'autre monde.

Henriette fut obligée de s'appuyer contre un arbre ; elle tremblait de tous ses membres. L'ombre du marquis resta quelques minutes à la même place, pâle et triste, promenant ses regards tout autour de la clairière. Il les fixa un instant sous la voûte de feuillage dont Henriette était couverte.

— Il m'aperçoit ! dit-elle.

Elle tomba involontairement à genoux.

Le galop fougueux se fit de nouveau entendre ; le cavalier disparut avant qu'elle n'ait eu le temps de relever la tête, et le bruit se perdit dans l'éloignement.

— Qu'ai-je vu ? murmura Henriette. Jamais je ne pourrai retrouver le courage d'aller jusqu'au château.

— C'est un esprit, Madame, assurément c'est un esprit. Le parc est fermé,monseigneur l'évêque a seul la clé de la petite porte, ainsi personne ne peut y pénétrer.

— Louison, il faudra aller à la chapelle et faire dire des messes pour lui.

Après quelques irrésolutions, la comtesse se décida à rentrer. Elle traversa encourant l'espace qui la séparait du château, n'osant regarder derrière elle.

— N'avez-vous donc rien entendu ? demanda-t-elle à l'homme de garde.

— Rien, madame la comtesse.

— Nous avons vu un homme à cheval dans le parc, et cela nous a fort effrayées.

— Un homme à cheval ! cela n'est pas possible, j'en demande pardon à madame la comtesse, il faudrait que ce fut un revenant.

La comtesse jeta un cri et remonta dans son appartement. En se déshabillant elle dit à Louison Beaupré :

— Demain je demanderai à M. le cardinal quelque indulgence ; ce pauvre marquis est en peine apparemment.

— C'est justement aujourd'hui samedi, Madame, la nuit des apparitions.

— Louison, tu vas coucher dans ma chambre, n'est-ce pas ? et tu mettras le verrou du côté de M. le comte, je ne saurais lui dire un mot dans l'état où je suis.

La belle comtesse ne put dormir. Elle voyait toujours devant elle ce spectre pâle et défait, cette image flétrie du seul homme qui ait fait battre son cœur, devenu si insensible.

— Mon Dieu ! s'écria-t-elle, Louison, je vais être bien laide demain !

A son lever elle reçut la visite du comte, qui savait déjà pur le bruit du château son événement de la nuit. Il l'interrogea avec anxiété sur ce qu'elle avait vu.

— C'était une illusion sans doute, lui répondit-elle, mais il m'a semblé voir un homme à cheval, entre la fontaine et le château.

— Quel homme était-ce ?

— Un homme de qualité très certainement.

— Où voulez-vous qu'il soit passé, chère comtesse ? Un cheval ne saute pas par-dessus un mur de quinze pieds d'élévation et ceux du parc ont bien cela.

— C'était donc un esprit, car nous l'avons vu Louison et moi.

Le comte essaya de rire.

— Et l'avez-vous reconnu ?

— Oui, répondit-elle, en baissant la voix ; du moins, reprit-elle très vite, j'ai reconnu que ce n'était point un manant.

— Voilà qui est étrange, répliqua le comte. M. de Bussy vint à son tour interroger sa bru.

Elle lui fit les mêmes réponses.

— J'espère, interrompit-il, que cela vous servira de leçon et que vous n'irez plus ainsi la nuit courir les champs en demoiselle errante. Mais si cela vous arrive et que vous rencontriez encore des fantômes, appelez-moi, Madame, et je leur parlerai.

— Miséricorde ! Madame, que M. le comte de Bussy a l'air méchant ! s'écria Louison, dès qu'on les eut laissées seules.

— C'est vrai, Louison. Je craindrais la vengeance de cet homme plus que celle de Dieu, je crois. Je n'ai jamais pu le souffrir.

— Heureusement M. le comte aime tant madame la comtesse qu'il n'est pas à redouter.

— Il est toujours à craindre, car il flatte les mauvais penchants de M. de Lameth, et l'excite à la colère, à la haine ; il lui répète sans cesse qu'il ne faut rien, pardonner et que l'amour ne peut, dans, aucuns cas, servir d'excuse à la faiblesse. J'ai toute la peine possible à le calmer après ses entretiens avec son père. Mais il se fait tard, occupons nous de ma toilette. Je vais être à faire peur après cette nuit de terreur. Oh ! Louison, je n'y veux plus penser,c'est horrible !

— Réellement, Madame, je crois que nous dormions toutes deux. Il n'est pas possible que Monseigneur d'Albret s'amuse à parcourir ainsi ce parc dans un galop désespéré.

— Je ne sais, Louison, mais je tremble encore.

— Madame en parlera à son Éminence ?

— Certainement, et je lui demanderai des prières, quelque chapelet béni. Si cette pauvre ombre me cherche, je la rencontrerai bien d'autres fois, je craindrai moins, à l'aide de ces armes spirituelles.

— Pauvre marquis ! comme il vous aimait, Madame !

— Oui, Louison, c'était un beau temps. Le roi aussi m'aurait aimée, si je l'avais voulu.

— Toute la Cour était aux pieds de Madame.

— Dis-moi, Louison, suis-je aussi belle que madame de Montespan ?

— Mille fois davantage, Madame, vos mains et vos pieds sont bien au-dessus des siens, et vous avez les cheveux mieux plantés.

— Quand je retournerai à Versailles, nous verrons si elle m'accablera encore de ses épigrammes.

— Elle n'osera pas, Madame.

— Tu dis donc qu'à Anizy, ce matin on faisait de grands préparatifs.

— Oui, Madame, Deschamps, le sergent de ville de Coucy, qui y a passé en venant ici de la part de M. le conseiller Cœur de Roy, a raconté toutes ces belles choses.

— Il y a beaucoup de monde ?

— Toute la noblesse du pays, et Deschamps a vu les deux seigneurs venus de l'armée ; il assure qu'ils sont les mieux faits du monde.

— Vraiment ?

— Vous y trouverez aussi la jolie madame de Corcy, dont le deuil de veuve est terminé, et qui va rentrer dans les compagnies.

— Elle habite Coucy, je crois ?

— Oui, Madame, dans la maison de M. le lieutenant de Roi, son oncle.

— Elle est jolie ?

— Oui, Madame.

— Est-elle riche ?

— Très peu.

La comtesse fit une moue dédaigneuse, qui annonçait une indifférence bien complète.

Elle continuait à se parer, et jamais elle n'avait été plus belle. La branche de houx fut placée dans ses cheveux. Son magnifique habit faisait ressortir encore la blancheur de sa peau et l'éclat de son teint. Elle sortit des mains de Louison admirablement vêtue et d'un air à faire baisser pavillon aux Grâces.

Les comtes de Lameth en furent frappés tous les deux.

— Eh bien ! Monsieur, dit-elle à son mari, trouvez-vous que je sois encore labelle Picarde.

— Vous êtes un ange, une déesse, une divinité.

— Voilà qui est bien exagéré pour un mari de deux ans.

Le comte de Bussy leva les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de cette extravagance. Il ne comprenait pas que la passion de son fils résistât au temps,à la possession, et surtout à l'indifférence de la comtesse. Il ignorait probablement que la nourriture de l'amour, c'est l'indifférence.

On avait attelé six magnifiques chevaux au plus beau carrosse, les piqueurs, les pages, les écuyers caracolaient autour de la voiture, c'était un vrai train de prince. Henriette monta la première, après avoir examiné tout cet équipage. Elle s'en montra satisfaite, et son orgueil l'emportant même sur ses craintes, elle oublia sa vision de la nuit.

Le trajet de Pinon à Anizy se fait en quelques minutes ; les deux paresse touchent. Madame de Lameth remarqua joyeusement les groupes animés qui se formaient sur la route. Les curieux du pays allaient voir descendre les nobles convives sur le perron. On les tenait à distance, mais ils parvenaient à apercevoir les plis d'une robe de soie, ou la plume d'un feutre.

Une sorte de murmure s'éleva dans la foule lorsque la comtesse parut. Accoutumée à produire cet effet, elle n'en était pas moins flattée. Ce jour là elle le fut plus qu'à l'ordinaire. L'idée des seigneurs venus de l'armée, ne la quittait pas,et le triomphe dont ils devaient être témoins avait plus de charme encore. Pendant ce temps les jeunes seigneurs établis aux balcons regardaient et critiquaient toutes les personnes qui passaient sous leurs yeux.

— Que diable ! disait l'un de ceux arrivés de l'armée à son compagnon, que diable ! mon cher marquis, je te croyais plus fort que cela. Tu as voulu venir,je t'ai suivi pour t'empêcher de faire quelque sottise, et te voilà maintenant tremblant comme un enfant.

— Est-ce elle que j'entends ? dis-le moi, de Fiesque, je t'en supplie ? répliqua l'autre.

— Je la vois monter l'escalier. Elle est en vérité plus belle que jamais, et situ veux conserver ton cœur, ne la regarde pas.

— Nous voit-elle ?

— Non pas toi, puisque tu tournes le dos. Ah ! elle me reconnaît, elle me nomme. Elle a pâli, je lui rappelle le passé.

Tout à coup la comtesse de Lameth au moment d'entrer dans le salon, s'arrêta sur le seuil, jeta un cri affreux, et tomba évanouie.

VII
BELLES AMOURS.

On se hâta de transporter Madame de Lameth dans un appartement du château. Son beau-père et son mari la suivirent. Monseigneur le cardinal s'empressa autour d'elle, ainsi que tous les domestiques. L'évanouissement n'était point une feinte, elle fut plus d'une demi-heure à reprendre ses sens. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, ses premiers regards tombèrent sur l'évêque de Laon, elle se jeta en bas du lit et se laissa tomber à ses genoux, en s'écriant :

— Monseigneur, sauvez-moi !

M. d'Estrées fit signe aux valets de sortir, et voulut relever la comtesse.

— Que signifient ces paroles ? madame la comtesse ? dit-il aussitôt qu'ils furent seuls avec MM de Lameth, quel danger pouvez-vous craindre ici, dans mon château, près de M. le comte ?

— Je l'ai revu, je l'ai revu encore tout à l'heure, dans votre salon, pâle ,défait, comme cette nuit. Par une faculté surnaturelle, il me tournait le dos,et j'ai reconnu ses traits.

– Mais qui ? au nom du ciel !

— Celui que j'ai aimé, que j'ai perdu, à la mémoire duquel j'ai été infidèle, il vient me le reprocher à présent.

— Pas un mot de plus, Madame, sur votre vie ! murmura à son oreille le comte de Bussy.

- Il veut que je prie pour lui, sans doute ; il souffre dans l'autre monde pour m'avoir chérie dans celui-ci. Que faut-il faire ? à qui m'adresser pour être délivrée de cette vision ?

— Henriette, ma chère Henriette, répétait le jeune comte, en lui baisant les mains, calmez-vous, ce sont des folies, des rêves.

— Sans doute, Monseigneur, continua M. de Bussy, Madame de Lameth a été fort souffrante toute la nuit, elle a eu la fièvre, le délire, et elle a cru aux fantômes de son imagination. Malgré cela, empressée de répondre à l'honneur que vous nous faites, elle a voulu venir, nous y avons consenti pour ne pas la contrarier ; son accès lui reprend, nous allons remonter en carrosse et retourner à Pinon. Elle se couchera,

on enverra chercher le médecin, et avec quelques jours de régime, tout sera fini.

— Non, non, Monseigneur, je ne suis ni folle, ni en délire, je l'ai vu cette nuit dans le parc, je viens de le revoir à l'instant avec le comte de Fiesque, c'était lui.

— Avec le comte de Fiesque ? c'était....

— Au nom du ciel, Monseigneur, dit M. de Bussy, ne le nommez pas.

L'évêque le regarda étonné.

— Monseigneur, je vous en supplie, continuait la comtesse, délivrez-moi de ce spectre !

— En vérité, Monseigneur, nous vous devons mille excuses pour cette ridicule scène ; nous allons nous retirer, Madame a besoin de soins.

— Je ne suis pas malade, répondit-elle, et je veux essayer si je le reverrai encore.

— Ce serait une imprudence, chère Henriette , ajouta son mari.

— Madame se sera laissée abuser par quelque ressemblance, il n'y a pas autre chose à penser, et j'espère qu'un peu de repos la remettra de cette frayeur. Elle peut rester dans cet appartement tant qu'elle l'aura pour agréable et venir ensuite nous rejoindre, nous l'attendons pour dîner.

— Croyez-vous, Monseigneur ? Au fait, c'est possible et peut-être tout cela n'est qu'un jeu de mes souvenirs.

— Vous ne l'avez donc pas oublié, Henriette ! dit tout bas le jeune comte.

— Je me sens mieux, Monsieur, et je suis de l'avis de Monseigneur, dans quelques instants je pourrai rentrer au salon, où j'espère que mon accident n'aura pas fait trop de scandale.

— Je vais annoncer cette bonne nouvelle., reprit le cardinal, en se levant pour sortir.

— Je vous remercie mille fois, Monseigneur, mais en vérité c'est impossible, interrompit le comte de Bussy en se retournant, madame de Lameth doit rentrer.

— Est-ce votre avis, Monsieur ? demanda-t-elle à son mari.

Le vieillard dit un mot à l'oreille de son fils qui devint pâle comme un linge et répondit les yeux étincelants :

— Sans doute, Madame, et nous partirons sur-le-champ.

Le cardinal comprit qu'il était de trop.

— Je vous laisse un instant pour voir ce que deviennent mes hôtes ; mais je vais revenir m'informer de votre décision... J'espère qu'elle nous sera favorable.

— Pourquoi, Monsieur, exigez-vous que je parte ? s'écria Henriette, aussitôt que l'évêque eût fermé la porte.

— Votre santé le commande, Madame.

— Je ne me suis jamais mieux portée.

— Vous vous trompez, Madame, vous êtes fort malade.

— Je ne m'en irai pas.

— Vous allez monter en carrosse ou...

— Ou bien, vous oserez employer la violence ?

— Eh ! morbleu, Madame, répliqua le vieux comte, vous pousserez ma patience à bout, vous nous suivrez, parce que votre mari le veut.

— Et je ne le veux pas moi ! je ne me soumettrai jamais à la tyrannie.

— Prenez garde, Madame, vous ne me connaissez point, j'ai été jusqu'ici votre esclave, mais vous ne pouvez savoir jusqu'où je porterai la violence, le jour où je me soustrairai à cette domination. Vous allez me suivre.

En achevant ces mots, il lui serra durement le bras.

— Eh ! mon Dieu, Monsieur, répliqua-t-elle en se levant, je vous épargnerai une action indigne d'un gentilhomme, je vous obéirai, ne me touchez point, Vous vous souviendrez seulement de cette scène. Retirons-nous avant que M. le cardinal ne revienne, il est inutile qu'il assiste à tout ceci.

En passant devant une glace elle se regarda.

— Ma belle toilette n'aura servi à rien ! dit-elle, avec un air d'humeur.

Singulière nature, chez laquelle la vanité et la coquetterie l'emportaient sur les impressions les plus puissantes. Elle ne pensait plus au marquis, elle songeait à peine à la conduite de son mari, sa parure fut le plus grand de ses regrets.

Le voyage se passa sans qu'elle eût échangé un mot avec MM. de Lameth, qui semblaient aussi préoccupés qu'elle-même. En descendant de carrosse, son mari lui prit le bras et l'accompagna jusqu'à sa chambre. Elle le laissa faire, mais lorsqu'elle y fut entrée :

— Je suis ici chez moi, dit-elle, Monsieur. Vous avez prétendu que j'étais indisposée et vous m'avez forcée de vous suivre. Maintenant, j'espère que vous respecterez mon repos, et que vous voudrez bien me laisser libre dans mon appartement. Je n'oublierai jamais ce qui vient de se passer et je tâcherai que vous ne l'oubliiez pas non plus.

— Si vous saviez combien je souffre, Madame, vous m'épargneriez ces reproches. Je vous quitte la place, je ne reviendrai que d'après vos ordres ; mais rappelez-vous que personne n'y viendra plus que moi. Je vous en donne ma parole.

La comtesse le regarda sortir d'un air de dédain triomphant, qui présageait une lutte dont il lui serait difficile de sortir vainqueur. Elle resta seule avec Louison Beaupré. Celle-ci s'avança vers elle, son visage était rayonnant.

— J'ai bien des choses à t'apprendre, ma chère Louison, dit-elle.

— Et moi aussi, Madame.

— J'ai eu une seconde apparition chez monseigneur d'Estrées, je l'ai vu, ma pauvre Louison, vu comme je le vois.

Louison sourit.

— Ne ris pas, Louison, ma mie, c'était bien ce visage pâle, ces yeux tristes, ce justaucorps gris perlé.

— Cela est très possible.

— Oh ! oui, je l'ai bien vu, je te le répète.

— Et vous le reverrez encore souvent, s'il plaît à Dieu.

— Que veux-tu dire ?

— Oh ! ma chère maîtresse préparez-vous à une grande joie.

— Qu'est-ce que c'est, mon Dieu !

— Monsieur le marquis.,.

— Eh bien ?

— Eh ! bien... il vit encore.

— Il vit encore !

— Oui, Madame. C'est lui que nous avons rencontré hier, c'est lui que vous avez aperçu aujourd'hui.

— Oh ! mon Dieu !

La comtesse fut prête à se trouver mal de nouveau.

— Il vit, il vit, dis-tu ? mais comment le sais-tu ? comment cela est-il possible ?

— Rémond est venu, son valet de chambre. Madame se rappelle celui qui était avec lui à la Cour ?

— Certainement. Après ?

— J'ai connu Rémond à Versailles, il a cent fois apporté des lettres pour Madame, de la part de son maître. Dès qu'il a été libre, il est accouru ici pour me raconter ce qui s'est passé depuis notre séparation. Oh ! il y en a de belles !

— Avant de continuer, Louison, va voir si tout est clos, si monsieur mon mari n'écoute pas aux portes, et surtout si monsieur mon beau-père ne rôde pas aux environs.

Louison alla regarder, mit les [verrous] partout et revint.

— Allons, parle, dit la comtesse.

— Voici littéralement tout ce que Rémond m'a raconté :

Lorsque Madame quitta la Cour, M. le marquis faillit mourir. Il voulait la rejoindre, se jeter à ses pieds, attendrir monsieur son père, tuer M. le comte,que sais-je ? tout ce que veulent les amoureux, qui ne font jamais guère que ce qu'ils ne veulent pas. Rémond crut qu'il deviendrait fou, et il eut bien de la peine à le calmer. La lettre de Madame rendit un peu de repos à M. le marquis. Il la lisait cent fois par jour et répétait sans cesse qu'il l'aimait passionnément.

On partit pour l'armée et le régiment de Navarre en tête. M. le marquis redevint lui-même en face de l'ennemi, et se battit si bien qu'il fut nommé maréchal de camp. Un jour le chevalier d'Artagnan, capitaine d'une compagnie de chevau-légers, se trouvait sous la tente de M. de Cavois avec M. le marquis. On parla des dames de la Cour et parmi elles quelqu'un vous nomma comme des plus belles.

« — Cette belle Picarde dit M. d'Artagnan. a disparu de la Cour bien promptement.

« — Cela est vrai, répliqua le chevalier de Grignan. Sait-on pourquoi ?

«— Sans doute, continua M. d'Artagnan, madame de Montespan n'en fait pas un mystère.

« — Et qu'est-ce donc ? dit avec hauteur M. le marquis.

« — Elle a séduit le roi vingt-quatre heures ; il l'a honorée de ses bontés ; et promptement dégoûté de ses charmes campagnards, il l'a renvoyée dans sa province avec une bonne pension et quelques cadeaux.

« — Qui vous a raconté cela ? interrompit M. d'Albret.

« — Madame de Montespan.

« — Madame de Montespan en a menti,

«— Monsieur ! madame de Montespan est mon amie, elle a l'honneur des bonnes grâces du roi, vous lui devez le respect.

« — Je ne lui dois rien, Monsieur, que ce qu'un gentilhomme doit à une femme,mais lorsque cette femme oublie son sexe et accuse l'innocence, c'est à un gentilhomme de la défendre. Mademoiselle de Roucy est la vertu même.

« — Cela signifie, Monsieur, que vous avez échoué auprès d'elle ?

« — Cela signifie, Monsieur, que vous êtes un fat.

« — Monsieur !

« — Eh ! Monsieur, tout ce qu'il vous plaira, Nous avons ici nos épées, des témoins, battons-nous et que cela finisse. »

Il en fut ainsi. Ils se battirent. Après quelques passes, M. d'Artagnan porta à M. le marquis un si furieux coup, qu'il l'étendit baigné dans son sang.

— Et c'était pour moi ! s'écria madame de Lameth.

— C'était pour Madame, ni plus ni moins. Il fut deux mois entre la vie et la mort. Le bruit courut même qu'il n'existait plus ; de là la lettre de monseigneur le duc de Villeroi. Madame sait comment on en profita.

— Si je le sais ! continua Henriette.

— Le premier mot de M. d'Albset en revenant à lui, fut pour demander des nouvelles de Madame, ses lettres ; s'il y en avait. On ne lui répondit point, car Madame n'avait eu garde d'écrire ; elle ne le croyait plus de ce monde. Il se désola. Il supplia ses amis de s'informer de mademoiselle de Roucy, de lui en donner des nouvelles. On lui assura que vous étiez à Sissone, et que vous épousiez incessamment M. de Lameth.

M. d'Albret ne voulait plus ni médecin, ni remèdes. Il devint triste de plus en plus, et s'en allait dans l'autre monde. Rémond, désespéré, se mit en quête, apprit avec certitude votre entrée au couvent et rassura son maître sur votre fidélité. Il se guérit et revint à la Cour.

On vous cacha tout ; vous crûtes votre amant bien mort, et moi aussi ; sans cela vous seriez à l'heure qu'il est dame du palais de la reine.

— Comment ?

— Écoutez la fin.

Lassée des persécutions et du couvent, qui servait les projets de vos ennemis,car aucun bruit du dehors n'arrivait jusqu'à vous, et ils ne craignaient pas d'être démentis. Vous consentîtes enfin à obéir, et vous devîntes comtesse de Lameth. On ne tarda pas à l'apprendre à Versailles. M. le marquis ne pouvait le croire. Ce fut monsieur son oncle, le maréchal, qui lui en fit part. Il lui assura que M. le duc de Bouillon, ami particulier du comte de Bussy, en avait reçu la nouvelle.

M. le marquis vous maudit alors dans toutes les langues ; il exalta votre perfidie ; il vous appela volage, et ne songea qu'à la vengeance. M. le maréchal en profita pour l'exécution de ses projets ; il lui représenta qu'il ne pouvait être en reste avec vous, et que si vous l'aviez oublié, il devait, vous le rendre.

Il épousa mademoiselle Marie-Charlotte d'Albret, qui, en considération de ce mariage, devint dame du palais de la reine.

La comtesse se leva en bondissant comme une tigresse.

— Il est marié ! s'écria-t-elle, tu oses dire qu'il est marié !

— Oui, Madame, dont il est bien fâché, je vous assure.

~ Oh ! cela est affreux ! Marié !... Une autre femme a sur lui des droits que je n'ai plus. Louison, j'en mourrai de chagrin.

— Vous n'en mourrez pas, Madame, car vous vous êtes mariée avant lui, et il n'en est pas mort. Vous vous consolerez tous les deux.

— Tu crois, Louison ?

— On se console de tout, excepté de vieillir, Madame.

— Au fait, il n'aime pas sa femme.

— Non certainement.

— Elle est laide !

— Elle est affreuse !

— Elle est jalouse.

— Quant à cela, Madame, il parait qu'oui. Rémond assure que si elle supposait où est M. son mari, elle viendrait le redemander.

— Et le cardinal quel rôle joue-t-il dans cette affaire ?

— Il ignore tout. Lié depuis longtemps avec M. d'Albert, il l'a reçu à merveille, lui a donné la clé de son parc pour se promener au clair de la lune,et prie toute la province pour lui faire honneur. Il a bien entendu parler peut-être autrefois de votre passion mutuelle, mais il ne s'en souvient pas plus que de son catéchisme.

— M. le cardinal ne saurait avoir oublié son catéchisme.

— Le digne cardinal d'Estrées est au-dessus de cette plaisanterie, je ne l'ai faite que pour vous égayer. Vous êtes si triste !

— C'est bien, passons. Qu'arrivera-t-il maintenant ?

— M. le marquis veut vous voir, il est venu pour cela.

— Me voir ! et il s'est marié ! jamais !

— Il vous aime toujours, Madame, Rémond l'assure.

— Que m'importe ! puisqu'il en a épousé une autre.

— N'avez-vous pas remarqué vous-même sa mélancolie, son changement ?

— Les suites de sa blessure.

— Reçue pour vous, Madame.

— Pour moi ? C'est vrai.

— Il a emmené le comte de Fiesque, ils ont quitté ensemble les bords du Rhin,ils sont chez M. le cardinal.

— Hélas ! je le sais bien.

— Lorsque Madame est arrivée, il n'a pu le regarder tout d'abord, il s'est retourné, c'est alors que Madame a aperçu son visage dans la glace.

— Pauvre marquis !

— Eh bien, Madame, que dirai-je à Rémond ?

— Je ne sais, je verrai, je réfléchirai.

— Il reviendra demain matin.

— Mon beau-père et mon mari sont instruits de son arrivée ; voilà pourquoi ils m'ont emmenée.

— C'est clair.

— La jalousie de M. de Lameth, sa colère, me sont expliquées à présent.

— Je n'en doute pas.

— Ils vont m'épier, mes démarches seront interprétées. Louison, je crains bien de ne pouvoir parler à M. d'Albret.

— Oh ! Madame, il en mourrait de chagrin.

— Tu viens de me dire qu'on n'en mourait plus, répliqua la comtesse en souriant.

La journée tout entière se passa en conversations de cette sorte. Madame de Lameth se tint à la fenêtre, regardant dans les longues allées du parc, si un messager n'arrivait point de la part de son amant. Louison lui faisait mille contes, qui la faisaient parfois sourire, parfois soupirer. Elle refusa de se mettre à table, et se fit servir chez elle. Louison descendit à l'office.

— Soyons sur nos gardes, Madame, dit-elle en rentrant, il s'arrange autour de nous la plus belle inquisition du monde. M. Joguet, sommelier de M. le comte de Bussy-Lameth, est le chef. — Quel homme est-ce ? je l'ai à peine aperçu

— Madame, c'est une espèce de monstre, n'a au cœur qu'un sentiment, sa fidélité pour son maître. Si M. le comte de Bussy lui dira de se faire tuer pour le divertir, il n'hésitera pas une minute.

— Il est donc incorruptible.

— Comme l'or.

— Alors il faut le tromper.

— Nous essaierons.

— Sais-tu ce qu'on médite ?

— On s'est caché de moi, bien entendu, n'ai que des soupçons vagues.

— Connaissent-ils Rémond ?

— Non, Madame, il n'est jamais venu ici.

— Alors attendons.

Vers le soir la comtesse descendit au jardin suivie de Louison. Elle fit le tour du bois, Je guet placé en sentinelle, les observa à quelque distance. La comtesse marcha droit à lui, et lui demanda impérieusement ce qu'il faisait là.

— M. le comte m'a ordonné d'accompagner Madame, elle a été effrayée la nuit dernière, et il craint que cela ne se renouvelle.

— Je n'ai besoin de personne, laissez-moi, je veux être seule.

— Mais, madame la comtesse, les ordres de mon maître...

— Et les miens ? Il me semble que je suis la maîtresse ici. Encore une fois retirez-vous.

Joguet s'inclina profondément et rentra au château.

La comtesse alla vers la fontaine.

— Il était là hier, Louison, au lieu de dormir il pensait à moi. Oh ! pourquoi,pourquoi ce fatal mariage !

— M. le marquis s'expliquera, Madame.

— Louison, je ne dois pas le voir. Nous sommes engagés l'un et l'autre.

— Où serait le mal ? Ne pouvez-vous vous rejoindre innocemment ?

— Oh ! Louison, nous nous aimons encore. Madame de Lameth ne dormit pas de la nuit. Elle ne songea qu'au marquis, à leur passé si beau, à leur séparation, à leurs douleurs, à leur avenir sans espérance. Un reste de principes combattit dans sa conscience le vif désir de revoir son amant. Elle se demanda si elle avait le droit de troubler ainsi deux ménages, de jeter le déshonneur sur deux noms illustres. La passion lui fournit mille sophismes avec lesquels elle triompha de ses scrupules. Le matin, en entrant dans sa chambre, Louison en poussa les [verrous], et après avoir donné du jour elle s'approcha du lit de sa maîtresse, puis, se mettant à genoux près d'elle, elle lui baisa la main.

— Je vous apporte un heureux réveil, madame la comtesse, dit-elle ; j'espère que tout ira pour le mieux.

— Que m'apportes-tu, Louison ?

— Une lettre de monsieur le marquis d'Albret.

— Une lettre de lui ! Oh ! ferme bien les portes, veille aux fenêtres, écoute aux murailles. Si on allait nous surprendre !

— Tout est tranquille, madame la comtesse. — Alors donne-la moi, Louison. Que vais-je apprendre !

VIII
LETTRE.

La lettre du marquis commençait ainsi.

« Je vous ai revue, Madame, je vous ai entendue, et vous êtes près de moi encore. Après vous avoir tant désirée, tant cherchée, tant regrettée, vous êtes là. Oh ! mon Dieu ! que : vous dirai-je ? J'ai la tête perdue. Depuis huit jours j'ai éprouvé tant de choses, et mes forces sont si épuisées ! Pourquoi donc m'avez-vous trahi, Henriette ? Pourquoi avez-vous donné à un autre ces droits qui n'appartenaient qu'à moi ? Vous m'avez pourtant écrit : Tant que vous serez au monde je vous garderai ma foi. J'ai failli mourir ; c'était pour vous, Henriette. J'étais heureux de risquer ma vie pour votre renommée. Que n'ai-je succombé ! Je n'aurais pas assisté à mon malheur.

Il m'est impossible de vous rendre ce que j'éprouvai à cette nouvelle. Je ne pouvais y croire, et si le roi ne l'avait pas répétée devant moi, j'en douterais encore. Mon oncle profita de mon étourdissement, de ma colère, il m'arracha mon consentement à son projet favori ; j'épousai ma cousine. J'éprouvai une espèce de bonheur à me venger, à vous rendre offense pour offense. Je donnais mon nom à une femme que je ne pouvais aimer ; c'était une consolation, un soulagement pour mon cœur. Vous m'aviez oublié ; je ne vous oublierais pas, moi, je n'en aurais que l'apparence. Je pourrais garder dans mon âme ce culte, cette adoration dont vous étiez l'objet, et vous deviez l'ignorer toujours. Hélas ! je n'en eus pas le courage.

Le besoin de vous revoir me dévorait. Je pris la vie en horreur loin de vous, je voulus vous montrer mes regrets, vous exprimer ma rage ; il fallait me rapprocher de vous à tout prix. Un ami consentit à m'accompagner. Nous quittâmes l'armée, et nous vînmes à Anizy. Pourquoi n'ai-je pas suivi ma première idée ? Je vous aurais facilement rencontrée, je vous aurais parlé sans témoins, je vous aurais entendue, vous vous seriez justifiée peut-être.

Henriette, au nom du ciel, ne me refusez pas une heure de conversation, une minute, si vous voulez, mais que je vous voie. Je vous en supplie à genoux. Si vous m'aimiez encore, rien ne nous séparerait plus. J'abandonnerais tout pour vous, ambition, fortune, famille, tout.

Prononce ?, Henriette, un mot, un mot de grâce. Vous tenez dans vos mains ma destinée. Jamais femme ne fut aimée comme vous, jamais un homme ne fut plus dévoué, plus esclave que je ne le suis. Et vous m'avez trahi pourtant ! J'attends, ma belle maîtresse, j'attends et je souffre. Ayez pitié de moi.

Charles-Amanieux d'ALBRET. »

— Comme il m'aime, Louison ! dit la comtesse après avoir lu cette lettre, comme il m'aime ! Ah ! que je suis heureuse !

— Oh ! oui, Madame, il vous aime, J'en étais sûre !

— Je veux le voir. Cher d'Albret ! Que j'ai été trompée ! Quelle infamie ! M'avoir annoncé sa mort, m'avoir forcée à chercher dans un autre hymen l'oubli de mes douleurs ! Je ne leur pardonnerai jamais.

— Il faut dissimuler, Madame.

- J'en suis lasse. Je n'ai pas exprimé une fois ma pensée intime à mes bourreaux, j'ai posé un masque sur mon visage et sur mon âme, c'est assez, je n'en veux plus.

— Madame, au nom du ciel...

— Qu'ai-je à craindre ? leur colère ? je la brave ; leurs persécutions ? je les supporterai, je serai vengée, enfin,

— Et monsieur le comte, votre père ?

— Mon père ! il a été trompé comme moi, sans doute. Je veux le savoir, et je lui écrirai dans la journée. Il faut d'abord répondre au marquis. Que lui dirai-je, Louison ? Où, quand pourrai-je le voir ?

- Eh ! Madame, cela est bien difficile. Tant qu'il sera dans ce pays, madame la comtesse n'aura pas un moment de liberté.

— Ils en sont bien capables.

— Convenez qu'ils n'auront pas tout à fait tort.

— Cherche un moyen, cherche, Louison.

— Si Madame lui écrivait de partir officiellement avec monsieur le comte de Fiesque et ses gens ; puis monsieur le marquis reviendra déguisé, se cachera dans le pays, nous aviserons ensuite à le rapprocher de madame.

— Tu as raison, ma mie, et c'est un bon moyen, ils s'y laisseront prendre.

— Monsieur le comte de Bussy est bien méfiant !

— Et il me fera épier, ce Joguet fera tout ce qui lui plaira.

— Oh ! quant à cela, Madame, absolument tout.

— Eh bien, qu'importe ! s'écria Henriette en se promenant par la chambre ; s'ils me surprennent, je leur jetterai la vérité à la face, je me vengerai ainsi plus sûrement. Ah ! ils m'ont trompée ! Ils se sont joués de moi, ils m'ont déchiré le cœur par la nouvelle de sa mort, ils m'ont laissée aller dans ce couvent, où je suis restée à le pleurer, pendant qu'il se mariait avec une autre ! Ils me paieront tout cela. Ils me le paieront plus cher qu'ils ne le pensent.

— Madame, j'ai peur.

— Et de quoi ? Que peuvent-ils faire ? Mon mari ne m'aime-t-il pas follement, et [souffrirait-il] qu'on me fasse le moindre mal ?

— C'est parce qu'il vous aime qu'il sera jaloux.

— Je le rassurerai.

— M. le comte de Bussy le forcera à un éclat. —Et lequel ? Une séparation ? Tant mieux, je retournerai chez mon père.

— Ce n'est peut-être pas tout.

— Quoi ! un duel ? Ils n'oseront pas. M. d'Albret est aimé du roi, son parent ; Madame, qui le protège, le ferait venger trop sévèrement, si le roi l'oubliait. Ils le savent bien.

— N'importe, Madame ! il serait mort.

— Il fait un beau soleil, Louison, l'air est frais, allons faire un tour de parc. Qui sait ? il y a bien près d'ici à Anizy. Apporte-moi ma mante et mon parasol.

Louison obéit sans répondre. Elle connaissait assez le caractère de sa maîtresse pour comprendre cette versatilité, qui la guidait d'une idée à une autre. L'espoir de rencontrer le marquis conduisait madame de Lameth dans les jardins. Aussitôt qu'elle eut passé le seuil de la porte, Joguet marcha derrière elle, à quelque distance, comme indifféremment, et n'ayant pas l'air de la suivre.

— Le voyez-vous, Madame ? dit tout bas Louison.

— Certes, je le vois, et je vais faire cesser cet espionnage, ou les forcer à m'en faire l'aveu, ceci m'est insupportable. Joguet, continua-t-elle en marchant droit à lui, je désiré être seule, choisissez un autre but pour votre promenade. — J'ai ordre de M. le comté de marquer les arbres de dette allée, pour la coupe qu'il doit faire bientôt, madame la comtesse.

— Vous y reviendrez dans un autre moment, lorsque je n'y serai plus.

— C'est à cette heure que j'y dois être, madame la comtesse, pour rendre compte ce soir à mon maître.

—Et moi, je fous ordonne de retourner au château, je me charge de tout auprès de M. de Lameth.

- C'est à M. le comte de Bussy que j'ai des comptes à rendre.

- Eh bien, je les lui rendrai, moi ; encore une fois ; retirez-vous. On ne vous a pas commandé de me manquer de respect, je suppose ? Joguet salua et retourna sur ses pas.

— Le voilà parti, Madame. C'est un coup d'autorité dont je crains les suites,mais enfin vous êtes libre.

— Je devais agir ainsi, Louison, ils m'y ont forcée. J'aperçois le toit d'Anizy entre les charmilles, je voudrais bien aller jusqu'à la grille.

Un bruit léger se fit entendre dans le bois, tout près d'elles.

— Qu'est-ce ceci ? un sanglier venu de la forêt.

— Ils ne sautent pas les murs, Madame.

— Non, ce sont des pas dans les feuilles tombées. Louison, on nous suit encore. Eh bien, je vais leur donner de l'ouvrage.

Et, légère comme une biche, elle courut dans la direction du château d'Anizy.

— Joguet ne m'attrapera pas, criait-elle en riant aux éclats.

En effet, il perdit complètement sa trace.

Elle arriva bientôt au bord de la rivière, à la séparation des deux parcs. En cet endroit se trouvait un gros saule, dont les branches tombaient jusqu'à l'eau et s'y baignaient. Elle s'y arrêta, et regarda devant elle. Le marquis d'Albret était de l'autre côté, les yeux fixés sur la grille, et ne la voyant point encore. Elle jeta un cri, et tendit les bras vers lui ; en un clin d'œil il fut à ses pieds.

— Veille Louison, veille, dit-elle, qu'on ne nous soupçonne pas.

— Henriette ! s'écriait-il, en baisant ses mains, mon Henriette, vous voilà près de moi.

— Les moments sont précieux, car on est à ma recherche. Je ne sais quel génie m'a inspiré la certitude de vous trouver ici, et j'y suis venue. Charles, vous m'aimez donc encore ?

— Plus que jamais, cruelle, et pourtant vous m'avez trahi.

— J'ai tenu mon serment, Charles, je vous suis restée fidèle tant que vous avez été en ce monde. On m'a montré une lettre annonçant votre mort, j'ai failli mourir aussi. Je me suis jetée au couvent. J'y voulais demeurer, mais ils m'ont tant persécutée, ils m'ont entourée de tant d'ennuis, de tourments que Cela était au dessus des forces d'une femme ; j'ai cédé ;

— Oh ! Madame, j'aurais résisté, moi !

— Pourtant vous en avez épousé une autre.

— Par dépit, par vengeance, j'aurais tout tenté.

— Et maintenant nous voilà séparés à jamais !

— Non pas, si vous m'aimez encore !

— Oui, je vous aimé, et à mon tour je veux me venger de nos ennemis. Mon mari m'est odieux, je ne craindrai rien pour me rapprocher de vous.

— Et moi j'ai pour ma femme une indifférence complète. - Nous nous verrons donc ? — Comment.

— Ce sera difficile, mais j'y réussirai. Partez bien bruyamment. Emmenez vos gens, qu'on en parle dans tout le pays. Leurs soupçons s'endormiront alors. Tenez, ajouta-t-elle, en lui donnant la moitié d'un anneau d'alliance, lorsqu'on vous portera l'autre partie de cette bague vous aurez confiance dans le messager, et vous viendrez où je vous demanderai de venir.

— Madame, interrompit Louison, j'entends du bruit, prenez garde !

— Adieu, Charles, sauvez-vous, il nous importe qu'on ne se doute de rien. Cachez-vous vers le quinconce de monsieur le cardinal.

— Adieu, ma belle comtesse, me serez-vous fidèle et m'aimerez vous toujours ?

— Toujours, toujours, répéta-t-elle en lui envoyant un baiser et en se dirigeant à toutes jambes vers un pavillon situé assez près de là. Elle y entra, elle eut le temps de s'y asseoir et de se remettre avant que son mari, qui la cherchait, ne fût arrivé près d'elle.

— Vous avez quitté votre appartement, Madame ? dit-il en la saluant d'un air soupçonneux.

— Pourquoi non, Monsieur ? y suis-je prisonnière ?

— Non certainement, il fait bien chaud néanmoins.

— J'avais besoin de prendre l'air.

— Vous allez avoir une visite.

— Et qui donc ?

— La jeune madame de Corcy et M. son oncle, le lieutenant-criminel de Coucy.

— Ils ont fait prévenir.

—Oui, et M. le cardinal d'Estrées vient également savoir des nouvelles de votre indisposition.

— Je vais rentrer pour les recevoir.

Elle se leva sans accorder un regard à son mari, dont la jalousie commençait à céder devant sa tranquille indifférence. Il marcha à ses côtés. Ni l'un ni l'autre ne parlèrent pendant le trajet jusqu'au château.

— Je vais faire ma toilette, dit négligemment la comtesse, peut-être les seigneurs qui sont chez son Éminence l'accompagneront-ils, et puisque vous désirez me voir belle, je tâcherai de l'être.

Le comte devint rouge comme un pavot.

— Vous êtes toujours belle, Madame, d'ailleurs je ne pense pas que ces seigneurs se permettent de venir chez moi sans y être engagés.

— Avec M. le cardinal...

— Madame ! Madame !...

— Eh bien ! Monsieur, d'où vient cette colère ? Les gens de qualité ne se visitent-ils pas entre eux, surtout à la campagne ? Nomme-t-on ces messieurs ?

~ Non, Madame... Je ne sais...

— Nous les connaissons, peut-être. Le comte ne répondit pas.

— Très bien, ajouta Henriette, il parait que votre humeur d'hier dure encore ;n'en parlons plus.

Elle soutint cette conversation d'un ton de persiflage qui ne laissa pas de doute à M. de Lameth. Elle ne pouvait lui avouer plus clairement qu'elle avait tout appris et qu'elle ne craignait pas sa colère. Elle le laissa au bas du degré, et se dirigea vers son appartement.

— Maintenant, Louison, dit-elle, je les délie. J'aurai de la patience jusqu'à ce qu'une occasion se présente, et elle se présentera. Nous allons jouer au plus fin, et, dans cette guerre, la force est du parti des femmes.

— Madame n'écrira-t-elle pas à M. son père ?

— Non, j'ai réfléchi ; je ne ferai aucune démarche officielle, ils en tireraient avantage.

— Madame, voilà le carrosse de son Éminence.

— Je vais descendre. Qui est avec M. l'évêque ?

— Madame de Corcy et M. son oncle. — Pas d'autres ?

— Et le chapelain de Monseigneur.

— C'est bien.

En entrant au salon, madame de Lameth y trouva ses hôtes et les deux comtes,dont le visage grave formait un contraste frappant avec la gaîté répandue sur ses traits.

— Nous venons savoir de vos nouvelles, Madame dit le cardinal.

— Je me porte à merveille, monseigneur, votre Éminence est bien bonne de se déranger pour si peu de chose.

— Nous étions très inquiets, madame la, comtesse, continua le lieutenant criminel.

— Ce n'est rien, une sotte frayeur dont je suis guérie.

— Vous voilà donc tout à fait brave, Madame, interrompit Madame de Corcy.

— Absolument et sans retour.

—Prenez garde, Madame, reprit le comte de Bussy, la crainte est le commencement de la sagesse.

— Je n'ai pas besoin de crainte pour être sage, Monsieur, répliqua-t-elle avec hauteur.

La conversation s'engagea ensuite sur la fête de la veille, sur les regrets de madame de Lameth, de l'avoir manquée, sur l'espoir d'en retrouver une autre promptement.

— Et vos hôtes, dit-elle, le plus naturellement du monde, que sont-ils devenus Monseigneur ?

— Ils partent ce soir, ils retournent à l'armée, leur congé est expiré.

Les deux comtes se regardèrent.

— Je ne les retiens point, continua l'évêque, je sais que quand le devoir commande, il faut obéir.

— Voilà une belle pensée, Monseigneur, et digne d'un prince de l'Église,répondit en riant la comtesse.

Madame de Corcy portait à la main un bouquet de roses, dont madame de Lameth lui fit son compliment.

— Vous les trouvez jolies, Madame, répliqua finement madame de Corcy, elles ont été cueillies pour vous.

— Pour moi !

— Oui, je me promenais il y a une heure, dans le parc d'Anizy, près d'un quinconce, entouré de rosiers, j'ai formé ce bouquet dans l'intention de vous l'offrir, s'il vous était agréable.

Henriette rougit beaucoup, elle venait de comprendre.

— Je l'accepte, Madame, et nous ferons un échange, j'ai coupé quelques œillets pour les attacher à mon corsage, je vous les abandonne, et les remplacerai avantageusement par vos charmantes roses.

Madame de Corcy, sourit en la regardant, et les bouquets furent acceptés.

— Vraiment, Madame, reprit la comtesse, votre deuil vous a trop éloignée de nous ; à présent qu'il est terminé, ne pourriez-vous venir passer quelque temps à Pinon ? Je suis jalouse de son Éminence chez laquelle vous êtes depuis huit jours.

— Je dois retourner demain à Coucy avec mon oncle, madame la comtesse ; un peu plus tard...

— Vous viendrez, n'est-ce pas ?

— Puisque vous daignez me faire cet honneur... — Nous nous amuserons beaucoup. Nous irons à la chasse, nous cueillerons des fleurs, ajoutât-elle un peu émue, et ce sera charmant, n'est-il pas vrai, Messieurs ?

Le comte de Bussy et son fils balbutièrent une invitation. Henriette s'en aperçut.

— Oh ! mon Dieu ! reprit-elle, dans nos causeries de jeunes femmes vous ne m'apprendrez rien, je sais aussi bien que vous les propos du pays, les détails de la fête de Monseigneur, les habits des seigneurs et des dames qui s'y trouvaient. Quoique MM, de Lameth ne m'en ayant point parlé, je n'ignore rien, les femmes sont si malines !

Lé cardinal prit congé, la comtesse l'accabla d'amabilité, presque de coquetterie. Elle l'engagea à revenir bientôt.

— Madame, dit-il, en souriant, si je n'étais pas un vieux prêtre, je ne paraîtrais plus devant vous, il y a danger de mort, vous êtes trop séduisante.

— Personne n'en est mort encore, Monseigneur, cela doit vous tranquilliser.

Après le départ des visiteurs, madame de Lameth rentra chez elle, son mari suivit son père. Lorsqu'ils se retrouvèrent au souper, la physionomie des deux hommes conservait leur tristesse sombre, dont rien ne put les faire départir à dater de ce moment. Henriette feignit de ne pas s'en apercevoir, et continua à rire de tout.

— Pourquoi avez-vous engagé Madame de Corcy sans m'en avoir parlé ? Madame, dit,le jeune comte.

— Parce que sa jolie figure me réjouit à voir et qu'elle me plaît infiniment. Jusqu'ici, je n'ai pas eu besoin de votre permission pour faire les honneurs de ce château. Vous m'avez toujours répété que j'en étais la reine et vous mon esclave dévoué.

M. de Lameth baissa la tête sans répondre.

— Madame de Corcy, est fort raisonnable, continua Henriette, elle vit à Coucy près de son vieil oncle, sans distractions ni plaisirs, c'est une bonne liaison pour moi, nous sommes si voisins !

La conversation finit là.

Quelques semaines s'écoulèrent et rien ne changea au château de Pinon. La comtesse continua sa vie dissipée sans s'inquiéter de l'humeur trop apparente de son mari, elle courut les environs, elle visita ses voisins, accompagnée de ses gens, parmi lesquels Joguet trouvait toujours sa place. Ses promenades même furent espionnées, elle ne voulut pas s'en apercevoir, et cette sécurité en rendit un peu à ses gardiens.

Madame de Corcy arriva. Elles passaient de longues heures en tête-à-tête dans la chambre de la comtesse, où personne ne pouvait pénétrer , et où l'on ne risquait pas d'être entendu. Là madame de Corcy avoua à Henriette qu'elle avait reçu les confidences du marquis, qu'elle avait partagé ses peines, et qu'elle lui avait promis de le servir.

— Il m'a fait pitié vraiment, et je n'ai pas osé le refuser. Votre histoire est si intéressante et votre amour si pur !

— Oh ! oui, dit la comtesse.

— Si vous aviez vu de quel air il baisait les œillets que je lui ai donnée de votre part, comme il leur parlait, comme il les couvrait de larmes ! C'était à fendre le cœur.

— J'ai gardé les roses, moi, répliqua la comtesse, elles sont enfermées dans cette cassette.

— Il ne vous a point écrit ?

—Oh ! non, je le lui ai défendu, il faut attendre, les soupçons s'endormiront.

— Nous en parlerons beaucoup d'ici là.

— Et j'y penserai encore davantage.

Madame de Corcy resta trois semaines à Pinon. Elle gagna la confiance et les bonnes grâces de MM. de Lameth, au point qu'ils la virent partir avec regret, et qu'ils l'engagèrent à revenir promptement. La comtesse voulut la reconduire jusque chez elle. Elles montèrent en voiture seules avec Louison. Pichard, l'écuyer du comte, les suivait à cheval, pour la première fois l'éternel Joguet resta au logis.

— Vous êtes en grande faveur, Madame, dit en riant la comtesse, vous tenez la place de Joguet.

— Je n'ai jamais aimé MM. de Lameth, me permettrez-vous de vous l'avouer. Ils ont gagné contre feu M. de Corcy, un procès très injuste qui nous à presque ruinés, et sans vous, je ne les aurais pas revus. Je ne sais donc pourquoi ils me traitent si favorablement.

— Parce que vous êtes une Syrène et qu'on ne peut vous résister.

— Vous viendrez quelquefois à Coucy, vous me le promettez.

— Je vous le promets. — Eh bien ! j'ai mon idée, — nous en parlerons.

IX
LES DEUX GABRIELLE.

Six mois se passèrent ainsi. Henriette se conduisit avec tant d'adresse, qu'elle écarta les soupçons de MM. de Lameth. Quoiqu'il lui en coûtât, elle n'écrivit point au marquis, n'en reçut aucune lettre, et ne voulut pas permettre à son amie de s'informer de lui.

— Il ne faut qu'une minute pour perdre le fruit de nos travaux, disait-elle ; on peut regarder l'adresse de vos lettres, il peut s'en égarer : soyons plutôt en garde contre nous-mêmes. MM. de Lameth vont aller en Bourgogne, où un procès les appelle, car ils sont très processifs, ils me laisseront seule ici. Alors nous verrons.

Madame de Lameth disait vrai. Son mari et son beau-père se mirent en route au commencement de l'été. Ils la quittèrent parfaitement tranquilles, et délivrés de toutes craintes, le jeune comte, du moins. Quant à son père, plus éclairé sur le caractère de la comtesse, il recommanda à Joguet de veiller sur elle et de lui rendre compte du plus léger incident. Après leur départ, Henriette resta quinze jours à Pinon, presque seule, ou du moins ne recevant que sa famille et ses voisins les plus proches.

Un matin, Louison entra chez elle, l'air préoccupé et presque triste.

— Madame se croit libre ? dit-elle.

— Jusqu'à un certain point.

— Nous avons encore un espion ici, ce monstre de Joguet.

— Je m'en doutais ; mais comment le sais-tù ?

— Je causais tout à l'heure avec le nouveau laquais recommandé par madame de Corcy, ce Lambert, qui a l'air d'un drôle très éveillé ; nous riions ensemble,très innocemment, lorsque Joguet est venu à pas de loup se cacher derrière la porte. Il a cru que nous ne l'avions pas entendu. J'ai prononcé le nom de M. le marquis d'Albret, nous sommes entrés dans le parc, et il nous a suivis, sans nous perdre de vue. Nous n'avons fait semblant de rien.

— J'en suis très fâchée pour M. Joguet ; mais je n'en verrai pas moins le marquis à Coucy, la semaine prochaine.

— Et s'il le découvre ?

— Je le laisserai ici.

— Il ira malgré Madame, s'il en a reçu l'ordre, et je le crois.

— Nous le tromperons.

— M. le marquis est prévenu ?

— Madame de Corcy lui a envoyé la moitié de la bague et la lettre par Deschamps,le sergent de ville de Coucy, qui sera muet comme la tombe, il a cru servir M. le lieutenant-criminel.

— Cela est à merveille. Quelle fine mouche que madame de Corcy !

— Elle m'aime beaucoup, et elle déteste cordialement MM. de Lameth, et puis elle espère que le marquis protégera son fils lorsqu'il sera en âge d'être quelque chose.

— Où est M. le marquis ?

— A la cour ; il n'ira à l'armée que plus tard. Quel bonheur de le revoir, et comme je l'ai acheté cher !

— Madame a été admirable, le plus adroit s'y fût pris.

— Oh ! c'est que l'amour et la vengeance sont deux puissants maîtres !

La comtesse donna des ordres pour son départ. Elle se fit accompagner de ses femmes et d'une partie de ses gens. Joguet demanda à la suivre : elle le refusa,et à son grand étonnement, il ne fit point d'observations.

Madame de Corcy et le lieutenant-criminel accueillirent la comtesse à bras ouverts. Ils étaient très fiers de l'honneur qu'ils recevaient, et ils ne négligèrent rien pour qu'elle fût satisfaite de leur empressement.

— Avez-vous la réponse ? dit madame de Lameth, aussitôt que les deux amies furent seules.

— La voilà, Madame. Il viendra, il sera heureux ; il remercie sa belle amie,comme l'homme le plus amoureux de la terre.

— Pauvre marquis ! il est ici peut-être.

— Je ne le crois pas. Je lui ai indiqué l'Écu de France, en face de cette maison. J'ai bien veillé, et aucun voyageur n'a encore paru.

— Il aura pris un petit équipage sans doute.

— Le plus petit du monde, à ce qu'il me mande ; un seul valet, son Rémond , tous les deux déguisés en marchands forains. Et, tenez, voilà deux quidams qui m'ont bien l'air de quelque chose comme cela, continua la veuve en Rapprochant d'une croisée.

— C'est lui, murmura la comtesse, je le reconnaîtrais entre mille.

— Vous allez donc lui écrire ? et cette nuit il entrera, par le jardin, dans un pavillon qui donne sur la vallée : là on ne peut être vu ni surpris que d'un seul côté, où Louison et moi nous ferons bonne garde.

— Qu'il a de peine à cacher son élégance sous des vêtements grossiers ! qu'il est bien fait ! n'est-ce pas, Madame ?

— Il est charmant !

La comtesse écrivit, on envoya la lettre par la femme de Deschamps, bonne créature sans malice et sans curiosité. Elle revint rendre compte de sa mission.

— Que t'a-t-on dit ? demanda madame de Corcy.

— Je suis allée à l'Écu de France : j'ai parlé à l'aubergiste, il m'a dit que les deux hommes arrivés tout à l'heure étaient dans leurs chambres. J'y suis montée. Sur la galerie j'en ai vu un. Je lui ai remis la lettre. " C'est pour Monsieur, a-t-il dit. — Oui, ai-je répondu. — L'autre est sorti. J'ai bien compris que le premier était un homme de chambre, pourtant ils étaient habillés de même. Il a lu la lettre, et il a dit : — C'est bien. » Et je suis revenue avec un écu dans ma poche.

— Je rendrai compte à M. le lieutenant-criminel de ton intelligence, je suis très contente.

Et elle lui donna une pièce d'argent.

— Ce qui m'étonne, c'est que le marquis n'ait pas donné de l'or, dit la comtesse.

— Oh ! il est devenu prudent, depuis qu'il vous aime... belle comtesse ; il a tant peur de vous perdre !

— Nous sommes bien malheureux ! Et quand je pense que sans M. de Bussy, nous serions unis à présent ; car ce n'est pas mon père qui a imaginé cette histoire,sans laquelle je n'aurais pas cédé.

— M. d'Albret s'était battu néanmoins ?

— Battu pour moi, parce qu'on m'insultait. Il est si généreux !

— Voulez-vous venir visiter votre asile de cette nuit ?

— Bien volontiers. Ce pays-ci est charmant. Elles descendirent au jardin situé en haut de la ville de Coucy. Les remparts en formaient l'enceinte, et une petite porte donnait en face des ruines.

— Mon Dieu ! quelle jolie vue ! s'écria la comtesse.

— Voilà notre pauvre château qu'on nous a démantelé et réduit à cet état du temps de la Fronde. Le cardinal Mazarin a tué Coucy. Je me rappelle confusément dans ma première enfance l'avoir vu habité, et mon oncle y a été maintes fois reçu, lorsque M. de Lameth en était gouverneur. Nous en avons eu plusieurs de votre nom, depuis celui qui traita avec Henri IV, en 1591:

.... — Et en quelle année cette belle demeure fut-elle ruinée ?

— En 1652. Le maréchal d'Étrées venait de prendre la ville.

— Savez-vous que vous vous donnez encore des airs de forteresse ? Vos portes, vos fossés, vos murailles, c'est presque comme autrefois.

— Hélas ! nos portes ne se ferment plus, nos fossés se comblent, nos murailles s'écroulent. Il n'y a que ce vieux donjon qui reste là immuable comme la Providence. Il durera autant que le monde.

— Vous avez ici bien des souvenirs ?

— C'est une terre couverte de ruines et de regrets depuis le commencement de la monarchie.

— Y a-t-il encore des Coucy ?

— Pas un, et depuis des siècles. Le dernier est Enguerrand VII, maréchal de France, mort en 1397. Il n'y a pas même de branches collatérales ou entées parles femmes sur cette noble maison, l'émule des maisons royales, pas même un bâtard ; c'est un nom éteint à jamais.

— Quelle fière devise que la leur ! Ce nom de sire de Coucy élevé par eux au-dessus des couronnes et des principautés, c'est admirable !

— Maintenant nous appartenons à Monsieur, duc d'Orléans, frère du Roi, et nous sommes un marquisat.

— M. Cœur-de-Roy est le magistrat du prince ?

— Oui, Madame ; il gère les biens et rend la justice de concert avec mon oncle.

— Me voilà bien au fait de Coucy maintenant, et je pourrai tenir tête à mon père sur la législation du pays.

— Vous aurez le plus beau clair de lune possible ce soir, et vous pourrez jouir d'un spectacle magique, l'effet de ce paysage et des ruines éclairés par l'astre des amants. Vous en serez charmée.

— Peut-on entrer dans le château ?

— Je vous en remettrai une clef et celle de cette petite porte. Vous ferez ce qui vous plaira.

— Que la journée est longue !

— Ah ! Madame, le bonheur qui lui succède console de l'attente ; mais quand la vie s'écoule dans l'isolement, sans espérance, sans souvenirs ; quand le soir ressemble au matin, et le jour à la nuit, c'est alors qu'on est malheureuse !

— Oui, cela doit être bien pénible, répondit avec distraction la comtesse.

— Égoïste ! pensa madame de Corcy. Madame de Lameth rentra dans sa chambre

et y trouva Louison.

— L'as-tu vu, Louison ? Il est là en face, à l'Écu de France.

— Et il regardé derrière les carreaux, et il cherche madame la comtesse, triste et inquiet de ne pas l'apercevoir.

— Ouvre cette fenêtre, Louison ; si je puis lui procurer ce petit bonheur, je ne le lui refuserai pas.

La comtesse parut dans tout l'éclat de sa jeunesse et de son incroyable beauté,au milieu de cette petite rue sale et noire. Tous les

yeux se fixèrent sur elle. Le marquis, cache sous ses rideaux, s'enivrait du bonheur de la contempler, son cœur battait d'amour et d'orgueil. Cette femme si adorable, elle l'aimait, elle lui appartiendrait peut-être.

— Oh ! se disait-il, j' en deviendrai fou !

— Savez-vous, Madame, pourquoi madame de Corcy déteste tant messieurs de Lameth ?demanda Louison à sa maîtresse.

— Elle me l'a raconté ; un procès... je crois. — Non, non ; j'ai découvert, cela en causant avec sa femme de chambre. — Eh bien ! — Elle a dû épouser monsieur le comte.

— Allons donc ! notre mariage est arrangé depuis notre enfance.

— C'est justement cela, Madame ; elle a connu monsieur le comte à Anizy, où elle allait très souvent, monsieur le cardinal est son parrain. Il lui a fait des galanteries, Madame était encore au couvent, et il ne la connaissait pas. Monsieur le comte lui a promis de l'épouser, et lorsqu'il en a parlé à monsieur le comte de Bussy-Lameth, celui-ci a refusé d'y consentir, en lui donnant pour raison ses promesses à monsieur votre père, absolument comme monsieur d'Albret ; seulement monsieur d'Albret aime toujours Madame, et monsieur le comte a vite oublié mademoiselle Marie Jourdieu dès qu'il a eu vu sa fiancée. Voilà pourquoi madame de Corcy se venge de son infidèle en vous excitant à le tromper.

— Voilà pourquoi aussi mon mari ne voulait pas que je la visse, pourquoi mon beau-père a tant cherché à l'éloigner.

— Elle a eu l'esprit de les ramener à elle, sans doute avec des soumissions au sujet des choses passées, peut-être en laissant croire que sa passion dure encore...

— Et qu'elle se sacrifie au bonheur de son amant, en l'adorant en silence. C'est bien possible ; les hommes ont tant d'amour-propre ! Monsieur de Lameth aura cru cela.

— Elle ne parle jamais de cette union manquée, elle a défendu qu'il en fût question vis-à vis de vous. Cela a été fort secret.

— Je ne lui en dirai rien. Qu'est-ce que cela me fait ? Elle se lamentait ce matin sur son isolement. Je comprends le but.

— Voici l'heure du souper ; Madame ne va-t-elle pas descendre ?

— Oui ; je voudrais que le temps courut le double plus vite que de coutume.

— Et lui donc, monsieur le marquis ? Je suis sûre qu'il compte les minutes.

— Tâche de voir Rémond.

— Oui, Madame ; ce ne sera pas bien difficile. Pendant le souper la comtesse fut distraite au point de ne pas entendre les galanteries du lieutenant-criminel,qui ne les lui épargnait pas.

— Madame la comtesse est souffrante, dit-il enfin, surpris de ce qu'elle ne lui répondait pas.

— Un peu fatiguée, Monsieur ; et je me retirerai de bonne heure, si vous me le permettez.

— Vous êtes ici chez vous, Madame.

— D'ailleurs mon oncle lui-même rentre chez lui dès qu'il fait nuit. Il lui est interdit dé veiller. Nous demeurerons toutes les deux. Vous prendrez l'air dans le pavillon ; cela vous fera du bien.

La nuit tant désirée arriva. Le vieillard et les domestiques se couchèrent. Il ne resta plus debout que les trois femmes. Louison ouvrit la porte de la rue et le marquis, en embuscade, entra sans le moindre bruit.

Madame de Corcy le reçut la première et le conduisit près de la comtesse, qui l'attendait. En l'apercevant, il courut à elle et couvrit sa main de baisers.

— Mon Henriette ! s'écria-t-il. — Charles !

Madame de Corcy s'était éloignée, en discrète confidente ; ils se trouvèrent seuls.

— Oh ! que j'ai souffert pour arriver à ce moment ? murmura M. d'Albret.

— Et moi, mon ami !

— J'ai cru que je n'aurais pas le courage d'aller jusqu'à la fin.

— Et si vous saviez comme j'ai menti !

— Cela vous a-t-il été bien difficile ?

— Rien ne me coûte pour vous, Monsieur.

— Chère Henriette ! vous voilà plus belle que jamais.

— Vous trouvez, reprit-elle en minaudant.

— Mais aussi plus chérie, si cela est possible.

— Et la Cour, que s'y passe-t-il ?

— Je l'ignore, je n'ai pensé qu'à vous. — Le roi aime-t-il toujours madame de Monspan.

— Je n'en sais rien ; je vous aime, cela me suffit.

— Est-il vrai que madame de La Vallière soit aux Carmélites ?

— Peut-être. Que vous importe !

— Vous êtes un grand enfant, marquis.

— Et vous trop raisonnable, trop froide.

— Oh ! froide ! Charles, vous ne le pensez pas.

— Vous me parlez des autres, de la Cour, du roi. Y a-t-il un roi, une cour ? Lorsque je suis près de vous, je n'ai que vous au cœur et dans la mémoire.

— Je vous apporte un présent.

— Lequel.

— Devinez.

— Je n'ose.

— Que désirez-vous le plus ?

— Je ne serai pas assez hardi pour vous le dire.

— Mais encore ?

— Vous !

— Taisez-vous, Monsieur, répondit-elle en rougissant, et cherchez mieux.

— Une boucle de ces beaux cheveux blonds ? — Non.

— Un anneau ?

— Pas davantage.

— Si c'était ? Oh !..., je ne suis pas assez téméraire pour cela.

— Il faut que je vous aide. Vous n'êtes pas habile.

— Je ne suis qu'amoureux.

— En mon absence que demandez-vous au ciel ?

— De vous revoir.

— Sans doute. En vérité il faut tout vous dire. Eh bien ! regardez alors.

— Votre portrait ! Il ne me quittera qu'avec la vie.

— Le trouvez-vous beau ?

— Il vous ressemble !

— Êtes-vous content ?

— Oh ! merci ! merci !

Il y eut un moment de silence. Le marquis baisait alternativement et le portrait et la main charmante qui le lui avait donné.

— Qu'on est heureux d'être jeune ! dit-il enfin, et quelle belle fête que l'amour ! Voyez, la nature entière s'est parée pour nous. Cette vallée, ces ruines,cette lune qui éclaire tout cela, et votre beauté qui m'éblouit, et ma passion qui me dévore, qui me brûle. Oh ! je ne puis exprimer ce que j'éprouve, c'est du délire, c'est de la folie !

— Oui, répondit la comtesse, il fait beau temps.

Il la regarda étonné. Ces deux âmes si différentes qui se trouvaient en présence, ne pouvaient se comprendre. Le marquis, jeune homme au cœur' chaud, à l'imagination poétique, divinisait tout par l'exaltation de sa tendresse. Son caractère noble et dévoué le rendait susceptible des actions les plus généreuses. Il aimait de toutes ses facultés réunies ; malgré ses vingt-cinq ans, la beauté de sa maîtresse et la solitude où ils se trouvaient, le premier de ses besoins n'était pas peut-être de la posséder. Son cœur parlait plus que ses sens, dans ces premiers moments d'ivresse, Il aurait voulu rester à ses pieds,la regarder, la regarder encore, et attendre qu'elle-même, heureuse de le rendre heureux, se fut jetée dans ses bras. La comtesse, d'une nature opposée, n'avait pas l'ombre de poésie, ni d'affection. Elle aimait de tête et non de sentiment. Elle avait l'amour propre satisfait de son choix et blessé de la conduite de son mari. En lui ôtant la vengeance on lui eût pris une bonne moitié de sa joie. Si elle avait dû sacrifier au marquis sa position, son avenir, elle l'eut repoussé sur-le-champ. L'esprit humain est si inconséquent qu'elle s'exposait à tout cela néanmoins, par une sorte de bravade romanesque. Elle savait que si M. de Lameth l'abandonnait, elle trouverait dans l'honneur et la passion de son amant un dédommagement certain. Peut-être l'idée de faire parler d'elle, de devenir célèbre par ses aventures, comme elle l'était par sa beauté, lui souriait-elle infiniment. Peut-être aussi marchait-elle en aveugle, guidée par la fantaisie et son orgueil offensé. Quoiqu'il en soit, elle n'apportait dans cette liaison que des éléments bien faibles en comparaison de M. d'Albret. La suite de ce récit développera les nuances de ce caractère, trop étrange s'il n'était pas historique et auquel je me reprocherais d'ajouter un trait quelconque. Rien ne me coûte autant que de dire du mal des femmes. Depuis une heure ils causaient ainsi sans s'entendre, sans se répondre, car l'amour a cela de particulier qu'il se comprend lui-même, qu'il jette sur ce qui l'entoure un reflet de sa propre lumière. Voilà pourquoi il nous aveugle sur l'objet qui l'inspire, c'est nous que nous voyons, et non pas lui. M. d'Albret rêvait, madame de Lameth riait, lui heureux et mélancolique, elle contente et folâtre.

- Que j'aimerais à parcourir ces belles ruines avec vous, chère Henriette ! que de souvenirs elles me rappellent !

— Le voulez-vous ? rien n'est plus facile, en voici la clef. - Allons-y, je vous en conjure.

— Bien volontiers. Nous n'avons rien à craindre, à moins que ce ne soient des esprits, personne ne nous y surprendra à cette heure. Minuit sonna à l'église de la ville.

— Marchons, dit-elle, c'est l'heure du mystère.

Ils pénétrèrent dans cette enceinte redoutée, qui avait résisté tant de fois aux ennemis de ses maîtres. Le bruit de leurs pas troublait seul le silence. Ils marchaient en s'appuyant l'un sur l'autre. Henriette même se sentit émue dans ces lieux respectés. Elle serra vivement la main du marquis et ses lèvres murmurèrent presque à son insu des mots d'amour. Ils entrèrent dans une petite tour ronde, où se trouvaient des peintures à fresque très bien conservées, une grande fenêtre donnait sur la campagne.

—Ici votre Henri IV passade longues heures près de sa Gabrielle, Charles, car ils y restèrent ensemble plusieurs mois et cette pièce était sa retraite favorite. Ici ils se sont aimés comme nous.

— Vous avez raison de dire mon Henri IV, chère Henriette, ce héros fait ma gloire. C'était mon parent très proche. Mon arrière grand père était le frère de Jeanne d'Albret, non pas d'un côté très catholique, mais il fut reconnu légitimé et obtint la permission de porter le nom et les armes de la famille, qui n'avait point d'héritier mâle.

— Vous êtes alors très proche de sa majesté.

— Oui, et elle ne l'oublie point,

— Ce château est presque une propriété de famille.

— Comme Henri IV j'ai ma Gabrielle, mille fois plus belle, j'en suis certain, et je n'aurai pas comme lui sacrifié mon amour à une alliance couronnée.

— Cela est vrai, Gabrielle mourut malheureuse.

— Ne craignez rien, mon amie, aucun malheur ne vous menace.

Ils gardèrent un instant le silence.

— Voyez-vous là-bas ce petit château dont la lune fait briller le toit pointu ?reprit la comtesse.

- Oui.

— Eh bien ! c'est encore un souvenir d'amour. C'est le château de Fayel.

— Oh ! quelle triste histoire ! ne me le rappelez pas.

— Là vécut une autre Gabrielle.

— Oui, là vécut une autre Gabrielle, qui

perdit celui qu'elle aimait, qui le perdit par la main d'un mari jaloux, et quine put lui survivre !

— Oh ! vous avez raison, Charles, il ne faut pas rappeler cette légende.

— Et ce festin affreux ! qu'eussiez-vous pensé, Henriette, à la place de Gabrielle de Vergy ?

— Oh ! taisez-vous, taisez-vous, mon ami, vous ignorez le mal que vous me faites.

— Et pourquoi, mon amie ?

— C'est une prédiction qui ne sortira jamais de mes lèvres. Non, parlons plutôt de la Gabrielle qui fut au roi de France. C'est celle-là

dont la vie me paraît belle et enviable ; gloire, fortune, puissance, elle eut tout.

— Et l'amour d'Henri IV que vous oubliez !

— Ici elle commandait en souveraine. Toutes les campagnes des environs sont remplies de ses aventures, ses caprices réglaient la volonté d'un puissant monarque.

— Hélas ! Henriette, si j'étais roi, je mettrais à vos pieds ma couronne.

— Que ne l'êtes-vous ! — Comment ?

— Sans doute, vous feriez comme Henri IV, vous m'arracheriez à mon mari, et nous ne nous quitterions plus.

- Hélas !

Un nuage de tristesse s'étendit entre les deux amants. Le marquis pensait à la séparation inévitable qui devait suivre ces instants de bonheur ; madame de Lameth songeait, malgré elle, à cette prophétie qu'elle voulait oublier, et que le moindre mot rappelait à sa mémoire.

— Croyez-vous aux Bohémiens, Charles ? dit-elle comme malgré elle.

— Je n'en ai jamais vu que de loin, et je ne me suis guère inquiété d'eux.

— Plût au ciel que j'en eusse fait autant !

— Que vous est-il donc arrivé ?

— Une Bohémienne, que j'ai rencontrée à Soissons, m'a annoncé... Mais, non, je ne le répéterai pas.

— Tâchez surtout de n'y plus penser, ce sont des menteries.

— Que Dieu vous entende, Charles !

La lune commença à se couvrir de nuages, le vent s'éleva, l'air de la nuit devint froid.

— Il faut rentrer, mon ami, reprit-elle.

— Nous nous reverrons demain.

— Oh ! oui, demain.

— Et serai-je moins dédaigné qu'aujourd'hui ?

— Dédaigné, Charles ?

— Mon Henriette, je n'ai rien osé demander, j'ai respecté ma déesse, j'attendrai son bon plaisir ; mais je suis bien malheureux.

— Voilà les hommes, ils sont malheureux jusqu'à ce qu'ils deviennent ingrats.

— Henriette !

— Eh bien... à demain, Charles.

X
EXPLICATION.

Le lendemain, lorsque la comtesse s'éveilla, la pluie tombait par torrents. Le paysage, si riant la veille, ne se distinguait plus qu'à travers une brume froide et épaisse.

— Voilà la vie, Madame, dit madame de Corcy, aucun de nos jours ne se ressemble. Pourtant vous avez encore du bonheur pour aujourd'hui.

— Et comment faire, chère hôtesse ? nous ne pourrons pas sortir.

— Rien de plus simple que de conduire le marquis jusqu'ici.

— Dans ma chambre ? interrompit-elle en rougissant.

— À moins que vous ne préfériez laisser passer ce jour sans le voir.

— Oh ! non !

— Alors tout s'arrangera. Voulez-vous être souffrante et ne pas quitter votre appartement ? mon oncle vous demandera la permission de vous y saluer, et vous n'entendrez plus parler de lui.

— Cela ne serait pas poli, Madame.

— Mon oncle n'y songera point. Si vous saviez comme il est bon !

— Si mon beau-père était ainsi !

— M. de Bussy ! oh ! il est intraitable.

— Qui le sait mieux que moi ?

La comtesse reçut un instant le lieutenant criminel, puis elle resta toute la journée à causer avec madame de Corcy et Louison, de l'entrevue de la veille, du marquis, de l'avenir, de tout ce qui occupe les amoureux, c'est à dire eux-mêmes.

Le soir, M. d'Albret revint, et ils passèrent tête-à-tête une grande partie de la nuit.

Madame de Lameth resta huit jours à Coucy, et les mêmes entrevues se renouvelèrent tous les jours.

Il fallut partir néanmoins. La veille, au moment de se séparer, elle dit à son amant :

— Je veux vous revoir encore, Charles, je veux que vous visitiez ce vieux château où je dois passer ma vie. Nos adieux se feront là, jusqu'à ce que nous puissions nous réunir de nouveau. Hélas ! quand cela sera-t-il ? Les soupçons de mes Cerbères sont endormis, je vais les décider à me conduire à la cour ; mon mari ne me refusera pas, et alors nous serons plus libres.

— Mais ne craignez-vous pas, mon amie, que ma visite à Pinon ne compromette cet avenir ?

— Non. J'ai un seul espion, je saurai l'écarter. Gardez votre habit de marchand,mes gens n'y prendront pas garde.

— J'obéis avec bonheur.

La comtesse partit. Le lendemain de son arrivée, elle donna à Joguet une lettre à porter à son père à Sissone : cette lettre contenait une prière au comte de Roucy, d'envoyer le sommelier à Saint-Quentin, traiter une affaire pour madame de Lameth avec un avocat de cette ville. M. de Roucy, esclave des volontés de sa fille, n'eut garde de se soustraire à celle-là, quelque singulière qu'elle lui parût.

Joguet, écarté, le marquis arriva. Il fut introduit par Louison et Lambert, plus d'à moitié dans la confidence. Les amants trouvèrent tant de choses à se dire,qu'ils restèrent vingt-quatre heures dans l'appartement de la comtesse, et que,sans les avertissements de Louison, ils s'y seraient oubliés plus longtemps encore. Le soir du second jour, ils descendirent à la fontaine du parc, où Lambert tenait le cheval du marquis. Là ils se quittèrent avec un véritable désespoir.

— Nous nous reverrons bientôt, disait la comtesse au milieu de ses larmes.

— Aimez-moi toujours, répondait le jeune homme, car vous êtes ma vie !

Il monta à cheval, et il s'éloigna par la même allée où il lui était apparu,lorsqu'elle ne croyait voir en lui qu'un habitant de l'autre monde.

— Pauvre Charles ! murmura-t-elle, il m'aime bien !

Joguet revint le surlendemain, et rapporta des réponses à ses commissions.

— Mon maître va arriver, Madame, dit-il ; voici le moment fixé pour son retour.

— Comment le savez-vous ?

— M. le comte me l'a confié en partant ; et il est d'une exactitude parfaite.

— Il est parti depuis si peu de temps !

— Depuis un mois, Madame.

— Cela est vrai.

— Il faut alors que j'aille à Villers-Cotterets, ainsi qu'il m'en a donné l'ordre, pour m'entendre avec M. le forestier sur des achats de bois.

— Vous êtes parfaitement libre.

— Madame la comtesse voudra bien dire à M. le comte de Bussy que je ne me suis éloigné que d'après son commandement, et que je reviendrai aussitôt que cela me sera possible.

— Je n'y manquerai pas.

Henriette reçut en effet, le lendemain, une lettre de son mari, qui annonçait son retour.

— Encore des mensonges, Louison ; quelle vie !

— Madame en a reçu d'avance le prix.

— Oh ! nous irons à la cour ; tu verras.

— Si Madame le veut, M. le comte ne lui refusera rien.

MM. de Lameth arrivèrent.

Le jeune comte se jeta dans les bras de sa femme et la couvrit de caresses. M. de Bussy demanda Joguet.

— Il est à Villers-Cotterets, d'après vos ordres, Monsieur, et m'a bien expressément priée de vous le dire.

— Cela est bien.

— Mon Henriette, disait le jeune homme, comme vous êtes belle !

Elle pensa que le marquis lui avait aussi répété la même phrase en l'abordant.

— Cela doit être bien vrai, puisque c'est leur premier mot à tous !

L'orgueil, chez cette femme, dominait et faisait taire jusqu'à la honte,jusqu'au remords !

Le comte de Bussy fronça le sourcil lorsqu'il vit M. de Lameth entourer sa femme des soins les plus empressés. Il montra de l'humeur, et rien ne put le décider à se mettre à table. Il rentra de bonne heure dans sa chambre, malgré les agaceries d'Henriette, qui, pour la première fois de sa vie, employa ses séductions à son égard.

Le lendemain, Joguet arriva. Il eut un long entretien avec le comte de Bussy,avant que les jeunes époux ne fussent sortis de leur appartement. Cet entretien fut sans doute d'une grande importance, car M, de Bussy envoya chercher son fils, qui le fit assez longtemps attendre, et, lorsqu'ils furent réunis, ils s'enfermèrent avec l'injonction la plus expresse de ne laisser pénétrer qui que ce soit au monde, pas même la comtesse.

— Je ne sais ce qu'il y a, Madame, dit Louison, qui venait de l'office. Joguet est chez M. le comte de Bussy avec M. de Lameth, ils ont mis les [verrous] et ils s'entourent du plus grand mystère.

— Que veux-tu qu'il y ait ? quelque bavardage de Joguet, peut-être, quelque soupçon tout au plus. Il ne sait rien, il n'a rien vu, et d'ailleurs il n'a pas de preuves. Mon mari aimera mieux me croire que lui, si nous en venons à une explication.

— C'est égal, Madame, j'ai peur.

— Coiffe-moi, fais-moi bien belle, quelque coquetterie avec cela, et je te réponds du comte de Lameth.

On vint avertir que le déjeuner était servi, et que MM. de Lameth attendaient dans la salle à manger.

— Tu vois, ma mie Louison, ils n'ont pas l'air féroce, puisqu'ils m'attendent. Tranquillise-toi, nous n'avons rien à craindre.

Elle descendit, et la manière dont elle fut reçue par son mari et par son beau-père lui fit penser qu'elle s'était trompée sur leurs dispositions. Ils se placèrent en silence, et ni l'un ni l'autre ne fit honneur au repas.

— Êtes-vous souffrant ? Monsieur, dit-elle enfin, après avoir essayé de mille manières de dérider le front de son mari.

— Il m'a pris un mal de tête affreux.

— Cela a été bien subit. Il ne répondit pas.

— C'est donc une épidémie, car M. de Bussy n'a pas l'air mieux portant.

— En effet, Madame, nous avons tous les deux le même mal.

Henriette ne douta pas qu'ils eussent appris quelque chose. Elle ne douta pas non plus qu'elle n'eût bientôt un assaut à soutenir ; elle se prépara donc à jouer son rôle. Son orgueil et son entêtement vinrent à son secours, elle se promit de ne pas se laisser vaincre. En conséquence, elle se fit un masque d'innocence impénétrable, et elle ne baissa pas les yeux devant sa conscience, afin de ne pas les baisser devant ses juges.

On quitta la salle à manger. La comtesse se rendit dans un petit cabinet,qu'elle habitait d'ordinaire le matin. MM. de Lameth la suivirent. Elle prit un ouvrage de tapisserie et s'assit en silence près de la fenêtre. Les deux comtesse promenaient en silence ; ils étaient visiblement embarrassés. Enfin, M. de Bussy rompit la glace.

— Madame, dit-il, nous avons à vous parler.

— Je vous écoute, Monsieur, répliqua-t-elle, mais d'où vient cette solennité ?

M. de Lameth cacha sa tète dans ses mains, se mit à sangloter, en murmurant d'une voix déchirante :

— Vous m'avez trompé, Henriette !

Elle s'attendait à tout, excepté à cette explosion de sensibilité, elle resta interdite.

— Vous m'avez trompé, répéta-t-il, et cela est infâme.

— Non, non, Monsieur, je ne vous ai pas trompé, balbutia-t-elle, on vous abuse.

Pendant ce temps, le comte de Bussy continuait à marcher dans la chambre, en jetant des regards farouches sur sa belle-fille ; il se contenait à grand'-peine.

— J'en ai la preuve, Madame, dit le jeune homme.

— La preuve, Monsieur ! répliqua-t-elle en se levant vivement, cela n'est pas possible.

— Il a fallu qu'elle me parut irrécusable pour que j'y puisse croire, continua-t-il comme se parlant à lui-même, mais il n'y a pas moyen de douter.

— Et quelle est cette preuve, Monsieur ?

— Vous êtes allée à Coucy, vous avez vu votre amant dans les ruines, vous y avez passé une partie de la nuit avec lui, sans crainte ni dé vous déshonorer, ni de compromettre la maison respectable dans laquelle vous étiez reçue. Vous avez introduit M. d'Albret dans votre propre chambre, à côté de madame de Corcy et de M. son oncle, qui ne se défiaient pas de vous. Ce n'est pas tout encore. Ici, à Pinon, dans la maison de votre mari, vous avez admis votre complice avec une effronterie sans exemple. Si j'étais arrivé il y a huit jours, je l'aurais surpris auprès de vous. Osez nier ces faits, Madame, osez-le, devant Dieu et devant moi.

— Je l'oserai, Monsieur, ce sont des calomnies. Je ne sais ce qu'est devenu M. d'Albret.

— Écoutez, Henriette, ne me faites pas croire à une dissimulation inexcusable. Dites que vous avez été légère, inconséquente, que sans réfléchir aux suites, vous avez cédé au désir de vous rapprocher d'un ancien ami, dites que vous ne m'avez point trahi, qu'à l'avenir vous l'éloignerez de vous, dites tout ce que vous jugerez convenable, mais ne mentez pas, ne me mettez pas dans l'impossibilité de vous pardonner.

— Je ne demande point dé pardon, Monsieur, je ne suis pas coupable.

— Je vous l'avais bien dit, mon fils, interrompit le vieux comte, jusque là simple spectateur de celte scène, je vous l'avais bien dit, que cette femme n'avait pas de cœur.

— Qui m'accuse donc, Monsieur ? ajouta la comtesse sans avoir l'air d'entendre,quels sont les témoins que vous avez à m'opposer.

— Un homme qui vous a vue.

— Qu'il vienne, je ne le crains pas.

— Mon père ! mon père ! elle n'est pas capable d'une hardiesse semblable, si elle avait des reproches à se faire.

Le comte de Bussy haussa les épaules.

— Encore une fois, Monsieur, montrez-moi mon accusateur.

— Faut-il l'appeler ? mon père.

— Vous êtes le maître, mon fils, de faire venir Joguet.

— Joguet ! s'écria la comtesse, c'est avec un de vos laquais que vous voulez me confronter, songez-y bien, vous vous manquez à vous-même, Monsieur.

— Aussi ne le ferai-je point venir, aussi ne veux-je pas exposer la comtesse de Lameth à rougir devant l'intendant de mon père.

— Cela ne suffit pas, Monsieur, il faut chasser cet homme qui a osé me calomnier ainsi.

— Henriette, Henriette, je vous en supplie, soyez noble et franche, je ne crois pas que vous ayez oublié ce que vous me devez, ce que vous vous devez à vous-même ; je vous le répète, vous avez été inconséquente, coquette tout au plus, un mot de repentir et je ne me souviendrai pas du passé, et je ne vous le rappellerai jamais.

— Encore une fois, Monsieur, je ne puis me repentir, car je n'ai pas succombé, et si vous ne chassez pas à l'instant cet indigne serviteur, je sors de votre maison, choisissez !

Elle fit un geste pour ouvrir la porte, le comte de Bussy se plaça devant elle.

— C'en est trop ; dit-il, je ne puis souffrir, je ne souffrirai plus que mon fils s'humilie devant vous, et que son aveugle amour le jette à vos pieds comme un vil esclave, lorsqu'il a le droit de commander en maître. Vous ne connaissez pas cette femme, comte, vous ne la voyez qu'à travers le prisme de sa beauté, vous ne savez pas qu'il n'y a dans cette âme que de l'égoïsme et de l'orgueil, vous ne savez pas qu'il n'y existe même point de tendresse pour l'homme qu'elle vous préfère, elle n'a pas seulement cette excuse !

— Monsieur !

— Non, je ne puis y résister davantage, je vous apprendrai à la connaître, peut-être guérirez-vous après. Elle a cédé aux séductions de la vanité lorsqu'elle a accueilli la recherche de M. d'Albret à la cour ; c'est encore la vanité qui l'a conduite au couvent, lorsqu'elle a cru qu'il n'existait plus ; cette même vanité lui a dicté son consentement à votre mariage. Elle est restée fidèle à ses devoirs, parce qu'il n'y en a pas un plus grand que vous dans cette province. M. d'Albret a reparu : son orgueil blessé d'avoir été trompée par nous, lui a inspiré la vengeance, elle a appris à dissimuler, elle nous a trompés à son tour, puis elle s'est donnée au marquis, parce qu'il est grand seigneur et qu'il est à la mode. Elle a toute sa passion dans la tête et rien dans le cœur, maintenant elle ment à votre bonté, comme elle aurait menti à votre colère ; la voilà cette femme, mon fils, la voilà telle que je la connais depuis son enfance. Si vous eussiez voulu me croire, elle ne serait pas aujourd'hui la vôtre.

— M. de Lameth, dit la comtesse, les dents serrées par la fureur, en s'approchant de son mari, vous souffrez qu'on m'insulte en votre présence.

— Mon père, mon père, de grâce !

— Vous voulez quitter notre maison, Madame, continua le vieux comte, cela ne se peut plus, car vous portez notre nom, et c'est à nous de veiller à ce que vous ne le déshonoriez pas ; vous demandez l'expulsion d'un de mes domestiques, je pourrais la refuser, je vous l'accorde à deux conditions : d'abord, vous allez implorer de votre mari une indulgence que vous n'avez pas méritée, vous allez vous humilier et vous avouer coupable, vous consentirez à expier votre faute selon le bon plaisir du comte de Lameth.

— Jamais !

— Puis vous renverrez cette Louison Beaupré, qui vous sert dans vos intrigues adultères, vous accepterez pour fille de chambre, la personne que nous vous désignerons, enfin vous abdiquerez cette couronne de Reine que vous vous êtes posée sur la tête, et vous redeviendrez ce que vous auriez dû être, une femme dévouée et soumise.

— En vérité, Monsieur, je vous admire, répliqua la comtesse avec un sourire plein de haine, vous me proposez tout simplement de me faire votre très humble servante et celle de mon mari, et vous voulez encore que je vous remercie. Vous demandez la vérité, la voici, Monsieur, la voici tout entière : J'aime M. d'Albret, je n'ai jamais aimé que lui. S'il fut mort ainsi que vous avez jugé convenable de me le faire croire, je serais restée attachée à M. de Lameth, car c'était mon devoir. Puisqu'il vit, puisque vous vous êtes joués de moi, je ne me regarde point comme dégagée de mes serments envers lui ; ils ont été volontaires,il ne me les a pas rendus, ils annulent ceux qu'on m'a arrachés pour un autre. Je n'ai point vu monsieur d'Albret ; mais puisque vous voulez la guerre, nous la ferons, et à l'avenir, je ne négligerai aucune des occasions de me rapprocher de lui, je les ferai naître, car je l'aime, entendez-vous, quoique, selon vous, je sois incapable de passion. Je vais me retirer chez mon père, et là nous verrons si vous oserez encore me faire espionner par vos gens, comme des lâches, dans l'ombre, pendant que je ne me cacherai pas et que je déclarerai tout haut, à la face du soleil, mon noble amour et nion noble amant.

- Taisez-vous, Madame ! s'écria le comte de Bussy, ne poussez pas à bout ma colère !

— Mon père, vous voyez bien que je dois tuer ce marquis d'Albret ! Je vous l'ai déjà dit, et cela sera.

— Ne tuez pas le marquis, mon fils. C'est à cette femme que nous avons affaire à présent. Ne publiez pas notre déshonneur en cherchant un combat qui ne l'effacerait point.

— Que faire, mon Dieu ! que faire ? - Aimez-vous encore Madame ? — Hélas ! mon père, je l'aime. — Mon enfant ! mon pauvre enfant !

— Je me retire, Messieurs, je ne veux pas gêner vos épanchements si tendres.

— Un instant, Madame, je vous en prie.

— Je vais faire mes paquets, Monsieur, et partir pour Sissone.

— Ah ! vous voulez partir ! Bien ne vous touche, rien n'arrive jusqu'à votre cœur, froid comme un marbre et dur comme l'acier. Vous avez repoussé ma tendresse ; eh bien ! écoutez votre maître, Madame. Vous ne sortirez pas de ce château, vous ne verrez plus personne, vous serez attachée à mes pas, et je saurai bien vous garder de manière à vous empêcher de me trahir. Je chasserai votre servante, je briserai votre volonté et je vous contraindrai à m'obéir en tout. Je vous ai placée à la tête de ma maison, je ne vous ai rien refusé de ce que vous avez désiré, j'ai été à vos genoux attendant un de vos regards, vous serez aux miens maintenant. Vous avez méconnu mon caractère, vous m'avez cru faible parce que j'étais amoureux, vous apprendrez ce que je suis réellement. Dès ce jour nous nous dévoilons l'un à l'autre.

— Il y a longtemps que je vous apprécie, Monsieur, répliqua la comtesse d'un air méprisant.

— Vous allez monter chez vous, on vous y fera servir, et...

— Et je ne vous y verrai pas, j'espère.

— Je ferai ce qui me conviendra à cet égard.

— Fort bien ; on renouvelle les scènes de Sissone, je m'y soumettrai comme la première fois. Je vous avertis seulement que tous vos efforts ne me conduiront pas au couvent.

— Quelle hardiesse, mon Dieu ! pas un remords !

— Non, monsieur le comte de Bussy, pas un remords, la hardiesse de l'innocence. Cependant écoutez-moi encore une minute. Vous m'avez parlé franchement, je ferai de même. On me défend de sortir de ce château, je ne suis pas la plus forte, je me soumettrai. On veut m'enlever ma fille de chambre, je n'y consens pas, et c'est la seule condition que je mette à mon obéissance. Autrement, songez-y, je ne promets rien et j'emploierai tous les moyens possibles pour quitter Pinon.

— Cette fille est un démon.

— Surveillée par vous, qui êtes si fin politique, elle ne peut être dangereuse. D'ailleurs je n'en recevrai pas d'autre. Elle est enfermée dans mon appartement, elle y restera ; il faudra user de violence pour l'en arracher. Trouvez-vous que ce soit digne d'un gentilhomme, monsieur de Lameth ?

Le comte ne répondit pas.

— Je ne chercherai pas à m'échapper de ma prison, mais j'aimerai monsieur d'Albret, mais je lui écrirai dès que cela me sera possible, mais je le verrai ; car, je vous l'ai dit, j'appartiens à lui seul, et, quoi que vous fassiez, ma passion vaincra tous les obstacles.

Le comte de Bussy, qui se contenait avec peine depuis longtemps, s'élança vers la comtesse et lui prit les deux mains, en les serrant à les meurtrir ; elle ne sourcilla pas.

— Et moi, je vous dis, Madame, que vous ne le verrez pas. Je me charge de votre garde, et si la faiblesse de votre mari vous laisse votre indigne confidente, malgré lui, malgré vous, je garantis notre honneur. C'est moi, entendez-vous, Madame ? moi, qui n'ai jamais fléchi devant personne, moi, que votre dangereuse beauté ni vos artifices ne séduiront pas, c'est moi qui répond de vous à mon fils.

— Eh bien ! Monsieur, vous ne me faites pas peur. Nous verrons.

— Et souvenez-vous de ceci : Si vous parveniez à tromper ma surveillance, si vous faisiez une seule démarche dont nous eussions à rougir, rien n'arrêterait ma vengeance, je ne reculerais devant rien.

— Pas même devant un assassinat, vous qui défendez à votre fils le duel.

Le vieux comte la regarda fixement avant de répondre.

— Eh ! bien oui. Craignez pour votre vie, c'est peut-être le seul frein qui puisse vous arrêter.

— Je ne crains pas la mort, Monsieur.

— Mon père, interrompit M. de Lameth, je ne puis plus continuer cette scène, je me retire. Oh ! que je suis malheureux !

— Du courage, mon fils, vous parviendrez à ne plus l'aimer.

La comtesse fit une profonde révérence.

— Ainsi, Monsieur, la guerre est déclarée, je me retire chez moi, j'aime à croire que je n'y serai pas troublée. Vous n'en êtes pas encore où vous croyez pourtant, mon père a quelques droits à connaître la destinée de sa fille, et je suppose qu'il ne verra pas tranquillement celle que vous voulez me faire. Les lois sont là, le Roi, s'il le faut. Adieu, Messieurs, on apprendra qui se lassera le plus vite des bourreaux ou de la victime.

— Mon père, dit le jeune homme lorsqu'elle fut partie, il était temps qu'elle s'en allât, je me serais jeté à ses genoux.

— Oh ! mon Dieu ! s'écria le comte, la maison de Bussy est perdue !

XI
RETRAITE,

Le soir de ce même jour, Louison fut mandée devant les deux comtes, et subit un interrogatoire. Elle ne se laissa pas intimider, protesta que la comtesse n'avait pas vu M. d'Albret, et répondit avec tant d'assurance que M. de Lameth en vint à douter du rapport de l'intendant, et demanda sérieusement à son père si Joguet ne les avait pas trompés.

— Il n'a jamais aimé la comtesse, disait-il, et peut-être il a voulu la perdre.

— Mon pauvre fils, vous êtes bien malade ! On renvoya Louison avec une morale des plus sévères, avec des menaces terribles, elle écouta tout respectueusement et répondit de son [dévouement] pour ses maîtres et de la sagesse de sa maîtresse.

— D'ailleurs, ajouta-t-elle, M. le comte peut me faire surveiller, je ne crains pas ses regards.

Rentrée chez la comtesse, elle lui raconta ce qui venait de se passer, et toutes deux cherchèrent par quel moyen MM. de Lameth avaient pu être avertis.

— Joguet était absent, disait Henriette, il ne m'a vue ni ici , ni à Coucy.

— Et madame de Corcy, dont ils ignorent la

— C'est quelqu'un qui ne sait pas tout.

— Un [domestique] espionne, certainement, mais lequel ?

— Si c'était Lambert ?

— C'est impossible, Madame ; madame de Corcy est sa marraine, il lui est dévoue et elle vous l'a recommandé, en en répondant comme d'elle-même.

— Tâche de le questionner. Ceci me parait suspect, car il a seul été mis dans la confidence.

— Je ne crois pas qu'il me soit possible de le voir sans témoins.

— Alors défie-toi de lui. Dans tous les cas, ne lui confie rien, c'est plus sûr.

— De longtemps, Madame nous n'aurons rien à confier à personne, on va nous tenir en charte privée.

— Heureusement madame de Corcy nous reste !

— Heureusement aussi nous pouvons la prévenir.

— Comment cela ?

— Vous vous rappelez ces pigeons que j'ai emportés de Coucy ?

— Certainement.

— Ils nous serviront de messagers.

— Ah ! c'est juste. Combien en as-tu ?

— Quatre.

— En les envoyant à propos, nous pouvons les employer merveilleusement.

— Ils ont pris les plumes et l'encre.

— Et mes tablettes de poche auxquelles ils n'ont pas pensé ?

— Alors il faut de suite avertir madame de Corcy et l'engager avenir ici. Elle nous aidera peut-être.

— Mets les [verrous], surtout du côté du comte. Je vais lui écrire.

— Comme je bénis la fantaisie de mes pigeons !

— Mais, Louison, s'ils retournent au colombier sans qu'on les [voie].

— Ils ne sont pas du colombier, Madame. Madame ne se rappelle pas que madame de Corcy les a pris dans sa volière pour me les donner.

— Cela est vrai.

Tout en parlant elle écrivait. — Et quelqu'un sait-il que tu as ces oiseaux.

— Les gens de Madame, mais ils n'entrent jamais dans ma chambre, et ils ne s'apercevront pas que je ne les ai plus.

—Tout est au mieux ! maintenant place ce billet au cou de ton messager, nous ne tarderons pas à savoir si nous avons réussi, madame de Corcy viendra certainement. On attacha solidement la lettre à une faveur, Louison ouvrit la fenêtre et le pigeon s'envola.

Madame de Lameth le suivit des yeux en tremblant. Si un œil indiscret avait aperçu le joli courrier, c'en était fait de son avenir et de ses projets. Il se perdit bientôt dans les airs, volant à tire d'aile dans la direction de Courcy.

— Il y a près de M. d'Albret un homme. dont je me défie, ce Rémond, en es-tu bien sûre ?

— Que madame est peureuse, aujourd'hui !

— Je suis payée pour l'être, notre aventure est si extraordinaire !

— Je n'aime pas beaucoup Rémond non plus ; il est trop intéressé. Avec de l'argent on le mènerait au bout du monde.

— Heureusement M. d'Albert le paye beau- — le marquis est très généreux.

— Qu'allons-nous faire, ma pauvre Louison ? Adieu les fêtes, les hommages, les toilettes. Nous voilà cette fois-ci plus enfermées encore qu'à Sissone.

— Hélas ! oui, Madame. Il ne nous manque que Madame Joguet.

— On nous la rendra peut-être.

— Ou une autre !

— Que devenir, à quoi nous occuper ! faut-il regarder toute la journée par la croisée de cette tour, et obtenir pour unique distraction de voir lever et baisser le pont-levis chaque soir et chaque matin. Ce vieux château est si triste, si sombre !

— Nous travaillerons, Madame, et puis nous lirons.

— Quoi ? le missel du Chapelain ? — Nous demanderons la clef de la bibliothèque.- On ne nous la donnera pas. — J'espère que si. — Crois-tu qu'on me laissera promener ?

— Avec une garde d'honneur, probablement.

— Que je hais Joguet !

— Et moi, Madame ! Oh ! je lui jouerai quelque tour de ma façon !

— Attendons, Louison, le temps nous rendra peut-être libres.

Trois jours après madame de Corcy arriva. MM. de Lameth lui dirent que la comtesse étant fort souffrante, ne quittait pas son appartement. On l'y conduisit. Elles eurent une conversation particulière dans laquelle madame de Corcy apprit tout.

— J'ai reçu le billet, dit-elle, le pauvre oiseau errait autour de la volière. Je l'ai aperçu, j'ai couru à lui, car je venais de le reconnaître, il s'est laissé prendre et son message m'a frappée sur-le-champ.

Il fut résolu qu'elle interrogerait Lambert, pour tâcher d'apprendre de lui quel était le traître.

— Quant à Lambert lui-même, ajouta-t-elle, je vous en réponds encore une fois comme de moi-même.

MM. de Lameth n'avaient pas le moindre soupçon contre madame de Corcy, il lui fut donc très facile de chercher Lambert et de lui parler sans attirer l'attention. Le résultat de cette entrevue fut que Lambert accusa Pichard, écuyer de la comtesse, d'être un espion en sous-œuvre, et que la colère de madame de Lameth se porta tout entière sur lui. On décida qu'il serait éloigné,s'il y avait moyen, et que dans tous les cas on ne lui accorderait pas la plus petite confiance. Madame de Corcy, après être restée quelques jours à Pinon,retourna près de son oncle, en promettant de revenir bientôt, et d'apporter de l'encre et des plumes pour les prisonnières.

Pendant le séjour de son amie au château.

Henriette avait essayé de se promener dans le parc avec elle. On ne l'en avait point empêchée, et elle ne, s'était pas même aperçue qu'elle fut suivie. Lorsqu'elle fut seule, elle descendit avec, Louison, et, à la voûte, elle trouva Lambert, qui lui dit très respectueusement qu'il avait ordre de l'accompagner,si elle désirait sortir.

— Comme on voudra, reprit relie, je n'ai pas. le projet de m'enfuir.

Elle marcha longtemps avec ses deux domestiques., sans parler et sans se plaindre, mais l'orage grossissait en elle-même. Elle se révoltait en elle-même contre son esclavage, et elle jura d'y mettre un terme. L'entreprise était très difficile, ses argus ne pouvaient plus se laisser prendre à une feinte tranquillité. La soumission même ne lui servirait pas à grand chose, du moins auprès de son beau-père, le jeune comte était plus facile à gagner.

Deux jours après, le carrosse de l'évêque de Laon entra dans la cour. On ne fit point appeler la comtesse, elle comprit qu'on ne lui laisserait recevoir personne, et elle se résigna. Madame de Corcy avait tellement gagné la confiance de MM. de Lameth , qu'elle seule fut exceptée de cette loi. On répandit, partout le, bruit de la maladie d'Henriette. Elle en fut instruites par sou amie, et le fiel gagna de plus en plus son cœur. Elle ne permettait pas à son mari l'entrée de son appartement, à moins que ce ne fut en présence de madame de Corcy. Quant à son beau-père, elle refusa absolument ses visites, et annonça même qu'elle ne descendrait plus pour les repas, dans la crainte de le rencontrer. .... - Vous me faites prisonnière, dit-elle au comte de Lameth,je dois me soumettre, mais j'ai bien le droit de fuir mon geôlier.

Le malheureux jeune homme, de plus en plus amoureux de sa femme, dépérissait de jour en jour. Il ne s'accoutumait pas à cette séparation, et si son père ne s'y fut pas formellement opposé, il lui aurait rendu la liberté, en lui demandant pardon de la lui avoir enlevée. C'est ainsi qu'est l'amour. Le vieux comte haïssait sa belle-fille de tout le malheur de son fils, il la surveillait avec un acharnement incroyable, et comme il ne découvrait pas le moindre indice, il commençait à désespérer de sa vengeance.

— Vous le voyez, Monsieur, disait un jour le mari, il n'y a rien à dire sur la comtesse. Elle se soumet, elle ne fait pas dé démarches répréhensibles. Elle vous garde rancune, c'est assez simple, voilà tout ce qu'on peut lui reprocher.

— Patience ! mon fils, patience ! ne nous a-t-elle pas trompés plus d'un an ?Elle est plus habile que vous ne pensez.

Quoique M. de Bussy eut sa maison entièrement séparée de celle de ses enfants, il n'en exerçait pas moins une influence entière sur eux. Son fils, accoutumé depuis l'enfance à ployer devant cette volonté de fer, ne trouvait pas assez de force pour lui résister. La tendresse incroyable que son père avait pour lui, malgré cette rudesse, ne lui laissait pas même la chance de la révolte. Il souffrait horriblement de son amour dédaigné, et cette tendresse paternelle était une sorte de compensation, un appui qu'il trouvait nécessaire dans son abandon. La comtesse, si fière et si puissante par son égoïsme, après avoir épuisé tous les moyens de temporisation , songea à secouer ce joug odieux, à quelque prix que ce fût. Elle se consulta avec Louison, et enfin elles décidèrent qu'il fallait avant tout voir le marquis, et convenir ensemble d'un moyen de fuite.

— Je vais lui écrire, le pigeon portera la lettre à Coucy, disait Henriette. Il viendra à mon appel, j'en suis sûre. Il est à l'armée de Flandre, commandée parle maréchal de Schomberg, c'est très près d'ici, il n'aura pas besoin de permission. Mais comment entrera-t-il ?

— Là nuit, par la petite fenêtre de votre cabinet, au-dessous de celle-ci. Elle n'est pas grillée. II ne s'agit seulement que de traverser le fossé à la nage,dans cette saison c'est très facile ; d'ailleurs, le mur est dégradé près de la fenêtre, le fossé n'est pas très large, nous pourrions lui jeter une planché.

— Tout cela est bien difficile lorsqu'on est surveillée !

— J'ai déjà observé que la nuit on ne nous met pas d'espion autour de nous. Aucunes fenêtres que les nôtres ne donnent de ce côté du château. En évitant le bruit.

— Et le valet qui veille sous la voûte ?

- Il dort, au lieu dé veiller ! Il né peut rien Voir d'ailleurs. Ayons de la hardiesse, du courage, et tout réussira.

- Je m'abandonne à toi. Aussi bien il ne peut m'arriver pis que ce qui est.

- Nous nous sauverons, nous irons à Sis—

Sis— de là j'intenterai un procès pour faire rompre mon mariage.

— Sous quel prétexte, Madame !

— Oh ! j'ai une raison sans réplique !

— A la bonne heure. Écrivez donc.

— M'y voilà!

Elle écrivit une lettre très pressante, une autre à madame de Corcy, puis elles lancèrent la colombe. Quelques secondes après, on entendit un coup d'arquebuse.

— Mon Dieu ! s'écria la comtesse, en courant à la fenêtre, ils ont tué notre messager !

— Non, non, Madame, répliqua Louison, aussi inquiète qu'elle, c'est Lambert qui s'exerce contre les moineaux. Tenez, il nous montre celui qu'il vient d'abattre. Notre pigeon est déjà à moitié chemin de Coucy, grâce à Dieu !

— C'est égal, Louison, c'est un vilain jeu qu'a choisi là ce Lambert, il m'a fait une peur mortelle !

— Que voulez-vous, Madame ? les hommes sont si méchants ! même en s'amusant ils nous blessent !

XII
RETOUR.

Quelques jours se passèrent dans l'inquiétude pour madame de Lameth et pour sa suivante. Elles attendaient madame de Corcy et ne comprenaient rien au silence qu'elle gardait envers elles. Leur situation était toujours la même, elles ne sortaient point, on les gardait à vue, et, d'un autre côté, la comtesse refusait obstinément la porte à son mari, qui, chaque matin, demandait à la voir. Enfin, madame de Corcy arriva. Son air était grave ; elle prit plus de précaution encore pour parler à son amie.

— Prenez garde, dit elle ; nous sommes surveillées de tous les côtés. Comment n'avez-vous pas pris les moyens ordinaires pour m'envoyer votre lettre ? une lettre si importante.

— Comment ! ne vous est-elle pas arrivée par une de nos tourterelles ?

— Non, je l'ai reçue par un messager. Elle a été laissée chez moi hier au soir.

— Hier au soir ! mais elle est partie depuis plus de huit jours, sous l'aile de notre dernier pigeon.

— Mon Dieu ! qu'est-ce que cela signifie ?

— Je suis perdue ! s'écria la comtesse en pâlissant.

— Ils savent tout ! ajouta madame de Corcy. - Comment vous ont-ils reçue ?

— Comme de coutume. Seulement le comte de Bussy m'a paru plus froid que d'ordinaire et monsieur de Lameth plus triste.

— Vous a-t-on parlé de moi !

— Très peu, seulement de votre santé. Nous avons surtout causé des difficultés d'affaire élevées entre nous. Monsieur Cœur de Roy doit venir demain au château et nous servir d'arbitré.

— Se défient-ils de vous ?

— S'ils ont lu la lettre, je le crains ; ils savent au moins que je suis votre confidente.

— S'ils l'avaient lue, Madame, il ne vous l'auraient point envoyée, interrompit Louison.

— Cela est juste. Pourtant...

— Voici comment la chose est arrivée, sans doute. Notre pauvre oiseau sera mort en routé, un paysan quelconque a trouvé la lettre et l'a portée à son adresse.

— Cela peut être, mais aussi il peut en être autrement. Je suis d'une inquiétude !...

— Il faut mettre un terme à cela, s'écria résolument la comtesse. Je m'échapperai, j'irai à Sissone, et là je demanderai la rupture de mon mariage. —On vous la refusera.

— Oh ! j'ai un moyen, un cas de nullité, ainsi que je l'ai dit à Louison. Il n'est pas tout à fait vrai, reprit-elle en souriant, il répugne un peu bien à ma pudeur de femme ; mais puisqu'on m'y force, je ne reculerai pas. Ce sera une cruelle blessure à l'amour-propre de mes geôliers.

— Que direz-vous donc ?

— Vous ne le devinez pas ? Vous ne comprenez pas qu'il est un détail pénible à donner dans ma position ? Je dirai... que monsieur de Lameth n'est pas mon mari.

— Et vos deux enfants ? quoiqu'ils n'aient pas vécu, ils sont nés pourtant.

— Ah ! bah ! murmura la comtesse en haussant les épaules, on peut répondre à cela.— Et vous l'oseriez ?

— Ma chère Corcy, pour sortir de cet esclavage j'oserai tout.

Madame de Corcy ne put s'empêcher de trembler en découvrant une perversité si profonde dans ce cœur de jeune femme. Elle garda le silence de l'embarras.

— Vous êtes étonnée, poursuivit Henriette. On voit bien que vous n'êtes pas enfermée comme moi, on voit bien que vous n'aimez pas comme moi, on voit bien surtout que vous ne haïssez pas comme moi. Vous ne comprenez pas la vengeance.

— Pardonnez-moi, Madame, je la comprends à merveille, répondit la veuve d'un air sombre. Eh bien ! oui, perdez-les, mettez-les au ban de l'opinion publique, ils n'auront que ce qui leur est dû.

— Si Madame voulait essayer un tour de jardin, pendant que madame de Corcy est près d'elle, on n'osera lui refuser cette promenade.

Nous trouverions peut-être un moyen d'évasion.

- J'y consens volontiers ; aussi bien l'air de cette chambre m'étouffe ; j'ai besoin de respirer. Donne-moi ma mante.

Les trois femmes descendirent. Elles trouvèrent sous la voûte quelques domestiques qui jouaient aux cartes. Ils se levèrent respectueusement, et Lambert, passant sa casaque de livrée, se disposa à les suivre. Elles ne s'en aperçurent qu'après quelques minutes. Madame de Corcy l'appela.

- Tu dois nous accompagner ?

— Oui, Madame, ce sont mes ordres.

— Faut-il que tu entendes notre conversation ?

— Non, Madame ; cela ne m'a point été commandé.

- Alors, tiens-toi loin.

Lambert obéit. Elles recommencèrent à causer de ce qui les occupait uniquement, cherchant à imaginer quelque moyen de fuite, en maudissant la nécessité impérieuse qui les avait conduites là. Au détour d'une allée, elles se trouvèrent tout à coup en face des comtes de Lameth. Il n'était pas possible de les éviter. Le jeune comte s'approcha avec empressement. Son père demeura à la même place.

— Madame, dit-il d'une voix émue, je vous trouve bien pâle ce matin. N'avez-vous pas dormi ?

— Je vous remercie, Monsieur, répliqua la comtesse avec hauteur ; je suis à merveille.

— Désirez-vous quelque chose ?

— Ce que je désire, Monsieur, c'est de continuer ma promenade sans être interrompue.

- Un mot pourtant. Madame de Corcy, permettez-le moi.

— Mon fils, poursuivit le comte de Bussy, ne vous humiliez pas en vain.

— Eh Monsieur ! s'écria le jeune homme, j'ai trop suivi vos conseils. Depuis si longtemps je souffre, que je ne puis laisser passer l'occasion de me guérir. Vous avez refusé de m'entendre, de me voir, Henriette, et vous avez eu tort, car votre pouvoir sur moi est toujours le même. Puisque le hasard nous rapproche, ne me repoussez pas, au nom de votre salut éternel ! Vous auriez à vous en repentir.

Madame de Lameth pensa que cette explication jetterait peut-être du jour sur sa position et sur les projets de ses ennemis, elle s'éloigna donc avec le comte ; mais astucieuse dans toutes ses démarches, elle commença par lui reprocher de trahir devant une étrangère le secret de leur désunion. Son mari la regarda avec étonnement, puis il passa la main sur son front, comme pour chasser une idée importune, et se retourna de son côté.

— Madame, dit-il, oublions cette querelle et les autres. Je ne puis vivre ainsi séparé de vous, je ne puis accepter votre haine et vous savoir malheureuse. Je m'en rapporterai à votre parole, jurez-moi que vous romprez toute correspondance avec M. d'Albret, que vous ne le reverrez plus, et à dater de ce moment vous reprendrez votre liberté tout entière. Vous serez comme autrefois la reine de la province.

La comtesse sourit amèrement sans répondre.

— Je vous aime, Henriette, je vous aime follement depuis le jour où je vous ai vue pour la première fois. Ma vie est attachée à votre amour, à votre possession, il me faut donc céder à cette passion insensée, reconnaître mon servage, et vous offrir à genoux ce que les autres femmes payeraient de leurs plus tendres affections, la fortune et la grandeur.

Henriette le contempla un moment à ses pieds d'un air de triomphe, puis elle fit un geste de dédain, et recommençant à marcher, elle répliqua :

— Je n'en veux point !

M. de Lameth resta stupéfait au milieu de l'allée.

— Elle n'en veut pas ! elle me méprise ainsi ! reprit-il la tête basse et les mains croisées. Oh ! cela est infâme !

— Je vous ai dit, Monsieur, que je ne vous aimais pas, que j'en aimais un autre ! vous devez le savoir, pourquoi me tourmentez-vous ?

— Mon père a raison, vous n'avez pas de cœur.

— Je suis bien aise de cette circonstance qui nous rapproche, continua-t-elle en se laissant emporter par son caractère fougueux, sans calculer les suites. Je l'ai d'abord trouvée odieuse, mais la réflexion me la rend propice. Vous saurez quels sont mes desseins. Je vous déteste ; à tout prix, je veux vous fuir, par tous les moyens possibles je l'essaierai. J'invoquerai l'appui de ma famille, celui des lois, celui du roi s'il le faut. Je révélerai tout haut notre triste histoire, la manière si lâche dont on m'a trompée, et j'obtiendrai justice, Monsieur !

— Henriette ! Henriette ! murmura le comte en se cachant le visage.

— Oui, je me vengerai de vous, de votre père, de votre nom odieux, je vous livrerai à la risée publique ; je vous montrerai ce que je suis, et si vous m'avez forcée à me perdre, je vous perdrai comme moi du moins. Maintenant laissez-moi dans ma prison, condamnez-moi aux privations les plus douloureuses, je me soumettrai à tout pourvu que je ne vous voie plus, on ne peut pas m'imposer ce supplice.

En achevant ces mots elle retourna vers madame de Corcy.

— Oh ! vous l'avez voulu, Henriette, continua le comte, c'est moi qui me vengerai !

Madame de Corcy et son amie continuèrent leur route du côté d'Anizy. La comtesse à peine remise de sa colère, en laissa éclater toute la violence.

— Mon Dieu ! dit Louison tout bas à madame de Corcy, comment cela finira-t-il, Madame !

— Je ne sais, reprit-elle, mais je suis très effrayée, votre maîtresse est une lionne.

— Elle ne nous entend même pas, tant elle est préoccupée d'elle-même.

— Et quel regard le comte de Bussy a jeté sur elle !

— Oh ! Madame, Madame, pourquoi madame la comtesse a-t-elle revu M. le marquis d'Albret !

Elles approchaient en ce moment de la fontaine, placée sous les grands arbres à peu de distance du château. Elles s'assirent sur l'herbe, la comtesse garda le silence, et paraissant réfléchir profondément. Le galop d'un cheval et les grelots de son collier la tirèrent de sa rêverie. Un postillon de la poste traversait l'avenue.

— Qu'est-ce ceci ? demanda-t-elle à Lambert.

— Un message de Chavignon, pour M. le comte, sans doute, Madame.

— Allez vous en informer.

— Que madame la comtesse me pardonne,.. mais mes ordres sont de ne pas la perdre de vue.

— Ah ! c'est juste ! répliqua-t-elle en souriant amèrement.

Cependant le postillon continuait sa course vers le château. Il descendit de cheval et prit un air bêtement mystérieux, qui devait attirer l'attention. La première personne qu'il rencontra ce fut Joguet.

— N'avez-vous pas ici un nommé Lambert, laquais au service de madame la comtesse de Lameth ?

— Que lui voulez-vous ?

— Voici une lettre dont j'attends la réponse.

— Et qui vous l'a donnée ?

– Un seigneur descendu à l'auberge de la Croix-Blanche, avec son homme de chambre.

— C'est bien, je vais la remettre à Lambert, donnez-la moi.

- Non, on ma bien recommandé de ne le confier qu'à lui.

— Eh bien ! c'est moi qui suis Lambert, interrompit Pichard, qui s'avançait vers eux.

— C'est différent, alors la voilà.

Pichard prit le paquet et se dirigea vers le cabinet de son maître. Il le trouva appuyé sur la cheminée dans l'attitude d'une profonde douleur. Il lui raconta ce qui venait de se passer et lui présenta le billet adressé à Lambert.

— C'est du marquis d'Albret, sans aucun doute, dit brusquement le comte, en faisant sauter la première enveloppe, va chercher mon fils, il faut qu'il se décide enfin à punir, car

voici des preuves. Là lettre portait pour seconde suscription : « - À madame la comtesse de Lameth.

C. A. A. »

Ces trois lettres signifiaient : Charles, Amanieux, d'Albret.

— Elle ne pourra plus nier l'orgueilleuse, reprit le vieillard, et ceci justifie toutes les vengeances.

M. de Lameth entra en cet instant. Son visage pâle se colora légèrement, lorsque son père lui montra le papier qu'il tenait entre ses mains.

— C'est une lettre pour la comtesse, Monsieur, dit-il, il faut la lui envoyer.

— Vous n'avez donc pas regardé l'écriture, mon fils ?

— C'est de lui ! s'écria le jeune homme. Oh ! j'ai le droit de la lire, j'ai le droit de punir l'adultère sous le toit de mes ancêtres.

À mesure qu'il lisait ses traits s'altéraient davantage, lorsqu'il eut fini, il sembla se recueillir, comme pour prendre des forces.

— Monsieur, reprit-il, en parlant lentement, comme s'il prononçait une formule de mort, cette lettre est du marquis d'Albret. Il demande à sa maîtresse de le recevoir cette nuit à une heure par le moyen qu'elle lui a indiqué. Il remercie sa belle amie de sa tendresse et lui jure une fidélité éternelle. Vous comprenez que je ne puis pas souffrir cela, il y a un terme à toutes les patiences. Agissez comme bon vous semblera, je vous laisse libre et j'approuve tout aveuglément. M. l'évêque de Noyon reste à Laon jusqu'à demain, j'irai passer ce temps avec lui, je ne suis donc responsable de rien aux yeux de la comtesse. Qu'on fasse atteler mon carrosse de cérémonie à six chevaux. Je veux que chacun me remarque. Adieu, mon père, le ciel vous garde d'être trompé.

Une heure après, Lambert porta à madame de Lameth, rentrée dans son appartement, la lettre de M. le marquis d'Albret. Elle la lut avec des transports de joie infinis ; ce fut après l'avoir dévorée vingt fois qu'elle s'aperçut que l'adresse manquait. Elle interrogea Lambert, qui répondit du ton le plus simpl eque l'enveloppe portait son propre nom et que M. le marquis en avait probablement agi ainsi par prudence.

— Tu as raison. Attend-on la réponse ?

— Oui, madame la comtesse,

— Eh ! bien, par prudence aussi je n'écrirai pas, dit que je consens à tout.

Lambert sortit.

— Savez-vous ce qu'il y a là dedans, chère amie ? d'Albret vient cette nuit. Cette nuit je serai libre, je m'enfuirai avec lui jusqu'à Sissone, et de là je dicterai mes lois. Comprenez-vous quelle joie !

— Je crains qu'il n'y ait un grand danger à cette entrevue.

— Un danger ! lequel ? à une heure tout dort à Pinon, il entrera par la fenêtre, le fossé est peu large, il l'aura bientôt franchi, c'est un fort nageur, et personne n'entendra rien.

— Comment vous enfuirez-vous, chère comtesse ? On ne nage pas avec des jupons.

— Il trouvera un moyen. L'essentiel c'est qu'il vienne.

— Louison, êtes-vous de cet avis ?

— Je ne sais pourquoi, Madame, j'ai bien peur.

— Peur ! quelle folie ? Ne songe point à cela. Vite à ma toilette, il faut me faire belle, il faut que je sois ce soir la belle Picarde dans toute sa gloire. Je veux qu'il me retrouve telle qu'il m'a quittée. Puis-je m'occuper d'autre chose, lorsqu'il va venir, lorsqu'il sera à mes pieds dans quelques heures, mon beau, mon royal amant ! car, vous le savez, il est cousin du roi.

En achevant ces mots, elle se mit à sa toilette, et dénouant ses magnifiques cheveux, elle les laissa ruisseler sur ses épaules. Ils la couvrirent comme un manteau de reine.

— Vous devriez rester ainsi, Madame, dit Louison, vous ne serez jamais plus belle.

Henriette sourit à son image et répondit :

— Non, il croirait que je me néglige, et ce serait lui donner de l'orgueil.

— Qu'est-ce ceci ? s'écria madame de Corcy en courant à la fenêtre.

— M. le comte de Lameth en carrosse à quatre chevaux, prenant la route de Laon, répliqua Louison Beaupré.

— Que Dieu le conduise ! reprit vivement la comtesse, au moins celui-là ne me gênera pas ce soir.

XIII
LE PORTRAIT.

A l'heure du dîner, on vint prévenir la comtesse que son beau-père demandait l'honneur de sa compagnie et de celle de madame de Corcy.

— Acceptez, dit vivement cette dernière, vous le blesseriez en refusant devant moi.

— Nous allons descendre, continua madame de Lameth ; nous ne laisserons pas M. de Bussy dîner tout seul.

Elle ajouta quelques nœuds à sa coiffure, qui n'était pas encore achevée, mit à son cou un collier de perles, moins blanches et moins belles que lui, et se dirigea vers la salle à manger. Joguet lui en ouvrit la porte en grande cérémonie, elle lui jeta un regard hautain, devant lequel le vieux serviteur ne baissa pas les yeux :

— Toujours insolent ! dit-elle, en passant près de lui.

Il s'inclina jusqu'à terre, mais si la comtesse eut pu le voir lorsqu'il releva la tête, l'expression de ses traits l'eut fait frissonner.

Le comte de Bussy-Lameth salua d'un air grave les deux dames qu'il attendait, faisant signe à sa belle-fille de s'asseoir en face de lui, il plaça madame de Corcy à sa droite :

— Nous aurons M. Cœur-de-Roy, Madame, dit-il, ce qui m'est singulièrement désagréable, mon fils ayant été obligé de se rendre à Laon. Mais, comme c'est demain la Fête-Dieu, M. le lieutenant de Roi est obligé d'être à Coucy, et ne peut nous donner que cette soirée ; enfin, mon fils rentrera peut-être de bonne heure.

— Pensez-vous donc qu'il revienne ce soir, Monsieur ? interrompit la comtesse.

— Je n'en fais aucun doute, Madame, que votre tendresse ne s'alarme pas.

Il y eut un moment de silence.

— Nous restez-vous quelques jours, Madame ? demanda le comte à madame de Corcy.

— Je ne le puis pas, Monsieur, mon oncle a besoin de moi, il donne après-demain un grand dîner, et je dois faire les honneurs de sa table.

— N'avez-vous pas M. le président Dubois de Courval, actuellement à son château d'Haïval, ou à celui de Moyenbrie ?

— Il me semble que mon oncle m'en a parlé. — Voudriez-vous, alors, Madame, le prier de me donner audience. J'ai un procès au parlement, et je désirerais avoir son avis.

— Mon Dieu ! Monsieur, répliqua Henriette, vous avez autant de procès que Chicaneau lui-même !

— C'est que je suis de méchante humeur, n'est-il pas vrai, Madame, difficile à vivre, sans formes, sans politesse. Il est vrai que j'ai peu de grandes manières. Depuis Bussy d'Amboise, nous ne gardons plus de muguets dans notre famille.

— Pourquoi toujours parler de ce Bussy d'Amboise, Monsieur ? ce n'est point un souvenir à rappeler.

— Voici son portrait, madame, continua le comte, comme s'il n'eut point entendu madame de Lameth ; c'était un fier homme pour finir ainsi. Mais pourquoi fut-il un larron d'honneur ?

— On devrait ôter ce portrait de votre galerie, Monsieur ; un homme assez fou pour se faire tuer de cette façon, n'est pas digne de ces vénérables figures dont il est entouré. Fi donc ! être l'amant d'une femme, se dévouer pour elle, un Bussy !

— Ne raillez pas le nom que vous portez, ni les ancêtres de votre mari, Madame ; cela n'est pas bien, et vous en seriez punie.

La comtesse avala un grand verre d'eau et donna le signal pour quitter la table. — Recevrez-vous M. Cœur-de-Roy, s'il demande à vous voir, Madame ? reprit le comte.

— Sans doute, Monsieur, je ne suis pas gâtée par les visites.

— Et où faudra-t-il l'introduire ?

— Dans le salon. Mon appartement est encombré de mes tapisseries.

Ils se séparèrent après cette conversation. — Que pensez-vous de M. de Bussy,Madame ? dit la comtesse.

— Je l'ai trouvé bien doux, il médite quelque perfidie.

— Ses yeux lançaient des flammes à travers ses sourcils grisonnants. Quel terrible vieillard ! quelle énergie ! Il a les passions aussi bouillantes qu'à vingt ans. Quelle différence avec son fils !

— Persistez-vous dans votre dessein, Madame ?

- Oui.

— Et si l'on a des soupçons ?

— Comment cela serait-il possible, nous seules avons lu cette lettre.

— Et si votre mari revient pendant que le marquis pénétrera chez vous, s'il l'aperçoit ?

— On l'entendra venir de loin, d'Albret se cachera.

— Vous avez réponse à tout,

— C'est que je suis heureuse !

— Madame, dit tout à coup Louison, M. le marquis aura bien de la peine à retrouver son chemin cette nuit. Si on envoyait Lambert à Chavignon, il le conduirait ici bien plus sûrement que personne.

— Ceci est juste, Louison, tu es une fille sage, répondit Henriette en folâtrant par la chambre. Va donc trouver Lambert, qu'il prenne un de mes chevaux. Recommande lui surtout d'être prudent, qu'il ne nomme jamais le marquis aux gens de l'auberge, ou tout serait perdu.

— J'y cours, Madame.

— Je ne sais pourquoi, continua la belle Picarde, j'ai le cœur joyeux aujourd'hui, ou plutôt je le sais bien. Il va venir, après une si longue absence !

— Vous l'aimez donc beaucoup ?

— Passionnément.

— Et s'il n'était pas le marquis d'Albret, l'aimeriez-vous encore ?

— Je n'ai point songé à cela ; dans tous les cas il serait gentilhomme.

— Et s'il ne l'était pas ?

— Allons donc ! chère Corcy, est-ce qu'une femme qui se respecte le regarderait alors ?

Pauvre marquis, il l'eut aimée partout lui !

Pendant que la comtesse causait avec son amie, M. d'Albret arrivé depuis le matin à l'auberge de Chavignon, attendait avec impatience la réponse à sa lettre. Il s'était jeté sur un lit ; son valet de chambre, Rémond, buvant avec l'hôte et ses voisins, parlait beaucoup de la qualité de son maître, tout en taisant son nom, et excitait au plus haut degré l'admiration des paysans par le récit des fêtes de la cour, auxquelles il avait assisté. Vers les deux heures, l'arrivée de Lambert, portant les ordres d'Henriette, le força d'interrompre ses brillantes narrations. Les deux laquais eurent ensemble une longue et secrète conférence, dont le résultat fut l'introduction de Lambert auprès du marquis.

— Madame la comtesse m'envoie vers M. le marquis pour le prier de ne pas venir avant minuit. M. le comte de Lameth est à Soissons, ce serait une folie que d'essayer d'approcher avant sa rentrée. Les domestiques veilleront, en l'attendant, sous la voûte. M. le marquis trouvera ici un postillon qui lui servira de guide jusqu'à Anizy. Je serai là et j'aurai l'honneur d'escorter Monsieur jusqu'aux environs du fossé. La planche est toute prête au bord de l'eau, je réponds de tout.

— Tu diras à la divine comtesse que je suis le plus heureux des hommes, que je suis tout dévoué à son service, et que je ferai ce qu'elle ordonnera. La nuit est belle et ce sera un double plaisir que de faire un temps de galop dans ce charmant pays. Voilà pour ta peine, ajouta-t-il, en lui tendant une bourse, reste fidèle et discret, tu seras mieux récompensé encore.

Lambert s'inclina, prit l'argent et sortit ; quelques minutes après il était à cheval. A peine sorti de Chavignon, il rencontra sur la route le comte de Bussy-Lameth qui semblait l'attendre. Au lieu de le fuir, comme la nature de son message lui en faisait un devoir, il s'avança vers lui.

— Eh bien ? dit le comte.

— Eh bien ! monsieur le comte, je l'ai vu.

— Est-ce lui, en es-tu sûr ?

— Parfaitement certain.

— As-tu parlé à son valet de chambre ?

— J'ai rempli ma mission, suivant vos ordres.

— Et il viendra ?

— Vers minuit et demie, j'irai le chercher à Anizy. Les chevaux attendront près du grand saule, à l'entrée du parc.

— C'est bien, va rendre compte de tout cela à la comtesse.

Lambert remit son cheval au galop et se perdit bientôt dans un tourbillon de poussière. Au moment ou il descendait dans la cour des écuries, la [carriole] de M. Cœur-de-Roy, lieutenant-général de Coucy, pour le roi et monseigneur le duc d'Orléans, entrait dans l'avenue. Le magistrat était accompagné de Deschamps, son sergent de ville qui lui servait de valet de chambre, et qui le quittait rarement. Il fut conduit dans le salon, et l'on alla prévenir madame de Lameth, ainsi qu'elle en avait donné l'ordre. Elle ne tarda pas à paraître, accompagnée de madame de Corcy, et suivie de Louison Beaupré. La comtesse accueillit M. Cœur-de-Roy par un de ses plus aimables sourires. Elle avait résolu, ce jour-là, d'être charmante pour tout le monde.

— M. de Lameth est absent, Monsieur, mais il viendra ce soir, et d'ici là vous voudrez bien vous contenter de notre compagnie et de celle de M. le comte de Bussy. Ce château de Pinon n'est pas très gai, mais nous tâcherons pourtant de vous en rendre le séjour supportable.

M. Cœur-de-Roy mettait les révérences l'une sur l'autre sans répondre. La belle Picarde, si fière à l'égard de tous, se donnait la peine de faire des frais pour lui. C'était un honneur sans exemple dans le pays !

— Nous allons donc nous établir dans ce cabinet, si vous vous sentez le courage d'assister à nos travaux, Monsieur, notre tapisserie nous laisse toute la liberté d'esprit désirable.

Elle soutint de la sorte la conversation sur un ton enjoué jusqu'à l'arrivée de son beau-père. Un spectateur, ignorant de ce qui se passait en elle, n'aurait jamais pu croire que cette femme fut sous le poids d'une préoccupation aussi grave. Elle se jouait avec ses craintes, plaisantait d'elle-même et parlait de sa santé de façon à laisser croire au bailli qu'elle était réellement malade, et que sa retraite venait de là. Le comte, qui l'observait, ne pouvait comprendre cette prodigieuse dissimulation, elle acheva de lui ôter toute pitié et de l'affermir dans ses projets de vengeance.

— C'est demain la fête de Coucy, Monsieur, j'irai m'y promener avec Madame, je veux voir la joie de vos Picards. En vérité ce sont de singulières gens pour s'amuser à danser sur l'herbe, à boire du mauvais vin et à se battre ensuite ! Vous viendra-t-il du beau monde des environs, trouverai-je à qui parler ?

— Dans ma jeunesse, reprit le comte, la fête de Coucy réunissait toute la noblesse du pays.

— Il y a longtemps de cela, Monsieur, je crains que la mode en soit passée avec celle des hauts-de-chausses étroits et des rubans d'épaulettes, interrompit Henriette d'un air de dédain.

— Je ne suis, morbleu ! pas si vieux que vous paraissez le croire, Madame, et je vous le prouverai, murmura M. de Bussy entre ses dents.

— Je suis charmée de l'apprendre, répliqua-t-elle en enfilant son aiguille, nous aurons le bonheur de vous conserver plus longtemps.

Madame de Corcy interrompit la conversation par une question très opposée au terrain glissant sur lequel on s'était engagé. Cœur-de-Roy l'aida de tout son pouvoir et sans s'en douter.

— Voici la nuit, dit-il, M. le comte de Lameth tarde bien à venir. Il couchera peut-être à Laon.

— Sans m'en avoir prévenue, dit la comtesse d'un air précieux, cela est impossible.

— Vous avez ce soir une coiffure triomphante ; madame la comtesse, et un tour de Venise admirable, ajouta le vieux bailli, en faisant le galantin.

- N'est-il pas vrai, Monsieur ? C'est que j'attendais votre visite, et je m'habille si rarement depuis ma maladie, que j'en ai perdu l'habitude ; c'est devenu un plaisir.

— Voici la cloche du souper, poursuivit madame de Corcy, on n'attend donc pas M. le comte.

— Mon fils désire que son absence ne change rien aux habitudes de sa maison, Madame, nous nous mettrons à table sans lui.

— Je vous y suivrai seulement pour l'honneur de votre compagnie, Messieurs, reprit la comtesse, car je ne prendrai absolument qu'un bouillon.

— On ne vous dirait pas malade, Madame, vous êtes belle à miracle.

— Hélas ! Monsieur, cependant je n'en fais plus !

Joguet vint avertir qu'on était servi, madame de Lameth offrit sa main à Cœur-de-Roy, on passa dans la salle à manger.

— La nuit est belle, dit Henriette, qui regardait souvent par une fenêtre ouverte sur le parc. Quel plaisir de se promener par ce clair de lune sous les grands arbres, au bord de l'eau.

— Oui, interrompit le comte, auprès des saules de la Delette, Madame. Je suis de votre avis.

La comtesse le regarda interdite, il ne sembla pas s'en apercevoir.

— Je préfère les marronniers du quinconce, Monsieur, répondit-elle sèchement, et le beau miroir de l'avenue.

Madame de Corcy, inquiète et troublée les examinait l'un après l'autre, et sentait l'orage qui grondait sourdement.

— Madame, continua-t-elle, vous avez mal à la tête, voulez-vous monter dans votre galerie, et laisser ces Messieurs à leurs affaires jusqu'à l'arrivée de M. le comte ?

— Vous avez raison, chère Corcy, je me sens fatiguée, rentrons chez moi, avant de me coucher j'irai voir si M. Cœur-de-Roy ne manque de rien dans son appartement.

Et faisant un gracieux signe de la main elle quitta la chambre.

En bas de l'escalier elle trouva Louison, qui lui communiqua ses craintes. Joguet avait annoncé l'intention de veiller sous la voûte avec cinq ou six domestiques jusqu'à l'arrivée de M. le comte.

— Ils ont été chercher du vin blanc au cabaret du village, et ils vont boire et jouer pour se tenir éveillés, Madame, comment faire , mon Dieu ? je tremble !

— M. de Lameth reviendra avant l'heure du rendez-vous, Louison, et ils seront couchés depuis longtemps lorsque M. d'Albret approchera du château. Madame de Corcy est tout aussi effrayée que toi, moi seule j'ai de la hardiesse, et je suis sûre que tout ira bien.

En entrant sous la galerie qui communiquait aux pièces du rez-de-chaussée,madame de Lameth se jeta dans un fauteuil.

— Enfin, s'écria-t-elle, je suis libre, je puis laisser déborder les torrents de joie qui enivrent mon cœur ! J'ai vu mon bourreau pour la dernière fois, je vais secouer ma chaîne, je vais reprendre la place qu'ils m'ont ravie, on parlera encore de la belle Picarde !

— Madame, Madame, la chouette crie sur ce grand arbre, murmura Louison.

— Quand toutes les chouettes de la Picardie crieraient à la fois, cela n'empêchera pas le marquis de venir et de me soustraire à l'esclavage. Nous irons jusqu'au roi, s'il le faut, le roi qui m'avait remarquée, que j'aurais pu subjuguer si je l'avais voulu, et pourtant je n'étais encore qu'une petite fille. Je n'ai rien perdu de mes charmes, ajouta-t-elle en se regardant dans le miroir, et j'ai acquis une tenue, une bonne grâce qui me manquaient alors. Le roi m'écoutera. Quelle heure est-il, madame de Corcy ?

— L'horloge de la tour à sonné dix heures, Madame.

— Mon beau-père et votre bailli tardent bien à se séparer.

— Ils attendent M. de Lameth.

— C'est vrai ! Ah ! le maudit voyage ! Pourquoi l'a-t-il entrepris aujourd'hui, sans cela tout le monde serait retiré à présent !

Elle s'appuya sur la fenêtre et resta en silence. Les bruits de la maison mouraient peu à peu, on entendait encore de temps en temps les pas des domestiques qui regagnaient leurs chambres, les portes se fermaient les unes après les autres, mais dans le côté du château habité par Henriette, le plus grand silence régna bientôt. Une faible lueur de la lampe, posée sur une table, éclairait à peine la galerie, madame de Corcy, assise auprès de la comtesse, réfléchissait les yeux baissés, Louison se tenait debout à l'extrémité opposée, aucune d'elles ne parlait en ce moment solennel, et un recueillement intime les animait seul. Onze heures sonnèrent.

— M. Cœur-de-Roy doit être retiré, Louison , va t'en informer, ma mie, au moins nous serons certaines que M. de Bussy est rentré dans sa tour.

Louison sortit et revint un instant après, annonçant que le vieillard était couché parce qu'il était obligé de partir à trois heures du matin.

— Vous verrez, Corcy, que les domestiques attendront jusque là ! Le bailli a fait une course inutile, et votre arbitrage n'aura point lieu,

grâce à l'incivilité de Monsieur mon mari, qui donne des rendez-vous et ne s'y trouve pas.

Elle se promena par la chambre d'un air agité, et s'éventant avec son mouchoir de poche. Nul mouvement ne retentissait plus autour d'elle, le moment approchait où elle pourrait distinguer les fers du cheval de M. d'Albret, accourant vers elle, ou le roulement du carrosse de son mari, revenant de Laon. Peut-être tous les deux à la fois... il y avait de quoi frémir !

— A la grâce de Dieu ! s'écria-t-elle répondant à sa pensée. Je n'en irai pas moins jusqu'au bout.

— Le temps passe et il pèse ; je souffre, Louison, tes présages et tes inquiétudes me gagnent ! Je voudrais presque qu'il ne vînt pas !

Inconséquence funeste des passions ; c'est ainsi que nous sommes : nous voulons et nous redoutons à la fois la même chose. Ce qui nous rend heureux brise quelquefois notre avenir ; nous pleurons souvent nos joies et nous regrettons nos larmes.

— Il va être minuit, Madame, il ne faut pas compter ce soir sur M. le comte.

Les douze coups de minuit vibrèrent sous la tourelle.

— J'entends marcher devant les fenêtres, dit Henriette, qui cela peut-il être ?

— C'est Lambert qui se met en route pour Anizy. Ils doivent s'y rencontrer à minuit et demie !

— Puissent-ils arriver sans malheur !

A mesure que l'heure avançait, l'inquiétude des trois jeunes femmes devenait plus forte. La comtesse ne cachait plus la sienne, et, comme les esprits ardents, elle ne connut bientôt plus de frein. Toutes ses facultés se concentraient dans celle d'écouter. L'oreille et le regard tendus vers l'allée qui conduisait à Anizy, elle dévorait l'espace et les minutes ; elle vécut plus dans cette demi-heure que dans tout le reste de son existence.

Cependant, le marquis avait quitté l'auberge de la Croix-Blanche, à Chavignon, et monté sur un cheval de poste, escorté d'un postillon en livrée, se dirigeait vers le saule d'Anizy, avec toute l'impatience de l'amour. Il trouva Lambert à moitié chemin et l'interrogea sur les dispositions de la comtesse, sur l'absence du comte , sur la probabilité de pouvoir enfin délivrer la belle recluse. Lambert était triste et ne répondait que par monosyllabes, M. d'Albret ne s'en apercevait pas :

— J'ai vu passer son mari à Chavignon, en carrosse à six chevaux, il allait à Laon : ainsi, nous ne serons pas dérangés, il n'y a rien à craindre.

— M. le comte peut revenir cette nuit y monsieur le marquis, c'est une circonstance malheureuse que cette absence.

— Oh ! non, Dieu nous protège ; notre cause est trop belle. Nous avons été si indignement trompés !

— M. le marquis gardera le postillon et les chevaux ?

— Sans doute ; comme nous en sommes convenus ils resteront sous le saule. Je reviendrai à trois heures du matin, plus tôt peut-être, si j'emmène la comtesse. Rémond a des ordres, et nous nous procurerons, dans ce cas, un moyen de transport pour arriver jusqu'à Sissone.

Ils arrivaient alors à la route d'Anizy ; déjà le saule découpait sa silhouette sur un ciel brillant du mois d'août. Ils s'en approchèrent, le marquis descendit de cheval et jeta la bride au postillon, puis il courut avec Lambert dans la direction du château. A peine eut-il fait quelques pas, qu'il retourna en arrière, et reprit ses pistolets à l'arçon de sa selle.

— Que craint donc M. le marquis ? dit Lambert.

— Je n'aime pas à m'engager sans armes dans une aventure, et celle-ci offre bien des chances de danger. Il vaut donc mieux prendre ses précautions.

Ils sortirent du bois et suivirent une allée conduisant directement aux fossés,en face de la tourelle qui devait donner accès dans l'appartement de la comtesse. Ils marchaient en silence, en étouffant leurs pas, cependant, Henriette les entendit de sa croisée ; elle mit la main sur son cœur et dit à madame de Corcy, d'une voix si émue qu'on la distinguait à peine :

— Le voilà !

Ce mot résume tout le bonheur, toute l'espérance d'une femme qui aime. Il y a dans l'attente une sorte de fièvre qui brûle le sang ; le calme revient avec l'objet de cette attente, on se repose dans cette pensée : le voilà ! C'est le ciel, c'est l'existence, c'est tout !

Lorsqu'ils ne furent plus qu'à quelques toises du château, Lambert siffla doucement ; il était convenu de ce signal avec sa maîtresse. Il n'en était pas besoin, elle était prévenue.

— Prenez garde, M. le marquis., dit le valet avec émotion, les gens de M. de Lameth ne sont pas couchés ; s'ils nous découvrent, ils nous courront sus et nous prendront pour des voleurs.

M. d'Albret redoubla de précaution, mais lorsqu'ils tournaient l'angle de la muraille, ils se trouvèrent en face d'une grande lumière. Les domestiques ayant laissé le pont baissé et la porte ouverte, afin de se procurer un courant d'air. Il fallait néanmoins passer en cet endroit périlleux, ou faire le tour de l'édifice, en longeant les communs, ce qui eût été moins sûr encore, peut-être, car on veillait toute la nuit dans les écuries.

— Que résoudre ? dit le marquis, à voix basse, nous ne traverserons pas devant eux sans qu'ils nous aperçoivent.

— La porte est ouverte, ils sont bien occupés à leur jeu, je vais m'approcher d'eux, réglez vos pas sur les miens, et tâchez d'arriver jusqu'au passage sombre qui longe la voûte ; de là, vous serez dans la cour ; vous connaissez le chemin de l'appartement de Madame, vous y parviendrez sans vous mouiller les pieds et sans courir le risque de tomber dans l'eau vaseuse des fossés. Qu'en pense Monsieur le marquis ?

— Ton plan ne me paraît pas mauvais, il est hardi et c'est ce qui m'en plaît davantage. Je vais suivre les arbres dans l'ombre, en mesurant mes mouvements sur les tiens, j'évite le danger le plus pressant ; une fois sous la voûte, le reste me regarde.

Lambert se dirigea alors tout droit, et sans aucune contrainte, vers ses camarades. Ils le reconnurent et l'appelèrent. Après quelques mots échangés,tous se levèrent. Joguet et Lafrance se dirigèrent vers les quinconces, du côté de la comtesse, Desmonté resta sous la voûte, Lambert reprit, avec Pichard, le chemin d'Anizy. Les lumières s'éteignirent et ils semblèrent tous disposés à ne pas attendre davantage.

Le marquis avançait toujours. Dès qu'il toucha le passage de la voûte, il mit l'épée à la main avant de marcher dans cette obscurité. A peine avait-il fait trois pas, qu'on lui cria :

— Qui vive ? Il se tut.

— Qui vive ? répéta-t-on.

Il se blottit contre le mur et retint sa respiration. Néanmoins, une main saisit son bras, et une voix demanda :

— Qui êtes-vous ?

— Qui êtes-vous vous-même ? reprit-il alors.

— Au voleur ! s'écria la même voix.

Une lutte s'engagea dans l'obscurité, le marquis y perdit son épée. Se voyant découvert et voulant pas tirer ses pistolets, afin d'éviter un éclat, il se mit à courir dans la direction de l'avenue, du côté de la petite fontaine, espérant se soustraire aux recherches et n'être point reconnu. Les cris : au voleur ! continuaient, il fuyait toujours, sans se retourner ; à quelque distance de la fontaine, une arme à feu retentit et Joguet s'écria :

— J'en vois un de ces Bohémiens, il ne m'échappera pas.

Le marquis comprit alors qu'il aurait à défendre, non pas la réputation d'Henriette, mais sa propre vie. En un clin-d'œil, six hommes se trouvèrent autour de lui ; on tira un coup d'arquebuse qui ne l'atteignit pas encore, il riposta d'un de ses pistolets. Joguet, qui précédait les autres, le coucha enjoué, M. d'Albret s'en aperçut à la lueur d'une torche que le cuisinier apportait en toute hâte, il tourna son arme vers lui, les deux détonations partirent à la fois, les deux hommes tombèrent ; ils étaient blessés mortellement tous les deux.

À l'aspect de leur chef étendu sans vie, les laquais furent saisis d'une alarme violente, un d'eux se pendit à la cloche du château et sonna le tocsin. Tous crièrent à l'assassin ! au voleur ! et parcoururent le parc en redoublant leurs clameurs.

Henriette et ses compagnes, après avoir entendu le marquis et Lambert, restèrent assez tranquillement quelques minutes ; lorsqu'elles virent que rien ne paraissait, leur anxiété devint de plus en plus vive. Le coup de fusil de Joguet les fit tomber sur leurs sièges.

— Il est mort ! s'écria la comtesse, je suis perdue !

Louison se précipita vers la croisée. — Madame, dit-elle, en mots entrecoupés, ils sont tous en mouvement.

— Va voir, Louison, va vite !

Louison sortit.

Ni madame de Corcy, ni Henriette ne songèrent à se parler, elles écoutaient.

Louison revint au bout de quelques minutes, le visage bouleversé, la pâleur de la mort sur le front.

— Madame, ma maîtresse, enfermez-vous, ils vous tueront comme lui ! murmura-t-elle.

- Ils l'ont tué, Louison ! ils l'ont tué.

— J'ai vu son pauvre corps sans vie, Madame, cela fait pitié.

La comtesse ne versa pas une larme, ses yeux étaient baissés vers la terre, elle semblait une belle statue. Tout-à-coup, ses sourcils se froncèrent, ses regards lancèrent des flammes, elle se leva et courut à la porte.

— Tu l'as vu, Louison ? dit-elle. Eh bien ! je veux le voir aussi, moi !

— Au nom du ciel, Madame, renoncez à ce projet ! Vous n'aurez pas la force de l'accomplir.

— Vous ne me connaissez pas, madame de Corcy, je veux le voir et je le verrai. Croyez-vous donc que j'abandonnerai à mes ennemis les preuves dont ils peuvent se servir contre moi ? il est déjà trop tard peut-être pour leur enlever. J'ai été encore une fois trahie par cette race de Lameth, ils ont abusé de ma correspondance ; c'est résolu, je ne leur laisserai plus cette ressource, et ils me paieront cher l'assassinat qu'ils viennent de commettre.

Elle avait repris, à peu de chose près, son aspect ordinaire ; seulement, elle ne s'aperçut pas qu'en attendant son amant elle avait ôté ses souliers, pour faire moins de bruit en allant à sa rencontre, et elle descendit nu-pieds .

Sous la voûte elle trouva M. Cœur-de-Boy, éveillé par le tapage, et qui cherchait à en apprendre la cause. Madame de Corcy heurta quelque chose et se baissa pour voir ce que c'était. Elle saisit l'épée de M. d'Albret.

— Son épée ! murmura Henriette en défaillant.

— Montrez-moi cette arme, Madame, reprit la bailli, elle appartient certainement à un gentilhomme.

— Au plus noble et au plus beau qu'il y eut en France, Monsieur, n'en doutez pas.

— Taisez-vous , comtesse, pour l'amour de Dieu ! lui dit à l'oreille madame de Corcy.

— Mais enfin, qu'est-ce que c'est ? continua le vieillard, aucun de vos gens ne pourra-t-il nous l'expliquer ?

— Interrogez-les, Monsieur, quant à moi je n'en ai pas la force.

— Ce sont des Bohémiens que nous avons aperçus dans le parc tout à l'heure, lorsqu'après avoir cessé de jouer, nous allions prendre l'air un instant avant de nous coucher, répliqua Pichard, l'écuyer de la comtesse, un d'eux à tué Joguet au moment où celui-ci lui donnait la chasse, ils sont tombés ensemble.

— Joguet est mort ? Dieu est juste ! reprit-elle. Après ?

— Leurs corps sont près de la fontaine, gardés par nous et par les paysans du village, accourus en foule, en entendant la cloché. Celui que nous ne reconnaissons pas est richement vêtu et a l'air d'un seigneur, de sorte que nous craignons d'avoir fait une méprise.

— Conduisez-moi vers lui. — Mais... Madame...

— Conduisez-moi, vous dis-je , je veux le voir.

On apporta quelques torches, la comtesse, suivie de Cœur-de-Roy, qui l'exhortait à rentrer chez elle, de madame de Corcy et de Louison, s'approcha de la fontaine. Le corps de M. d'Albret était recouvert d'un manteau, et son visage d'une cravate garnie de point. La physionomie de madame de Lameth n'offrit aucune émotion lorsqu'elle aperçut le cadavre.

— Découvrez-le, dit-elle à Pichard. Il obéit.

— Découvrez son visage. Il obéit encore.

Elle resta quelques minutes debout à le contempler, puis elle se baissa, et se mit à genoux près de lui.

— Ouvrez cette chemise. Pichard ouvrit la chemise.

— Oui, continua-t-elle comme se parlant à elle-même, voilà la plaie ! Dieu ! qu'elle est large !

Elle prit ses cheveux, enfermés dans une bourse et les mania.

— Voilà, ajouta-t-elle, un homme qui a une belle tête et bien couverte * .

Elle releva la manche de sa chemise et lui toucha le bras, semblant chercher s'il n'avait pas un bracelet.

— Où sont ses poches ? demanda-t-elle.

On lui remit sou justaucorps et sa veste. Elle ouvrit les poches et en tira d'abord :

Un étui à cure-dents.

Un peigne d'écaillé.

Un étui à ciseaux.

Une petite brosse.

Un portrait dans une boite d'or émaillé.

On voit que le mobilier de poche d'un petit maître du temps de Louis XIV, était à peu près le même que de nos jours.

Le portrait était celui de madame de Lameth, elle le plaça dans son corset, puis elle continua ses recherches : il y avait dans sa veste plusieurs lettres décachetées. Elle les ouvrit et les lut, en choisit deux ou trois et remit les autres où elle les avait prises.

Cet inventaire fut fait devant tous ses gens, devant quinze habitants du village, que la cloche et les cris : Au voleur ! avaient attirés au château. Madame de Corcy et Louison Beaupré, debout à côté de la comtesse, ne comprenaient rien à ce sang froid, à cette indifférence. Elles étaient muettes de stupeur et d'étonnement.

— Louison, reprit Henriette, coupe cette mèche de cheveux et donne-la moi.

Louison se baissa et coupa les cheveux avec une répugnance visible, puis elle les remit à sa maîtresse.

— Maintenant, continua celle-ci, apporte ce flambeau.

Lorsque la lumière fut à sa portée, elle prit les lettres qu'elle avait choisies et y mit le feu. Puis elle les regarda brûler, un fragment de papier s'envola à quelques pas, elle le reprit et le brûla comme les autres, jusqu'à ce qu'il n'en restât plus que des cendres. Ce fut le seul moment où elle montra une émotion quelconque. Une larme tomba de ses yeux et sillonna ses joues, elle ne l'essuya point et ne sembla pas s'apercevoir qu'elle avait pleuré.

Cœur-de-Roy lui tendit la main pour se relever, elle s'appuya sur lui, le regard toujours fixé sur le cadavre. Que se passait-il dans l'âme de cette femme égoïste dans ce fatal moment ? nul ne le sut jamais. Y eut-il des regrets, des remords, des craintes ? Elle ne prononça pas une parole qui put le faire croire. Elle parut occupée seulement d'elle-même et de ce qui résulterait pour son avenir de cette affreuse catastrophe. Avant de se retirer elle se retourna vers le corps de Joguet, également caché sous un manteau, et commanda qu'on le découvrit. Lorsqu'elle put considérer son visage, elle resta quelques minutes debout, puis elle le repoussa du pied en disant :

— Dieu ! que c'est laid un homme mort ! Madame de Lameth s'arrêta encore un instant auprès du malheureux qui venait de mourir pour elle, jeta un dernier regard sur ces traits décolorés et beaux encore, puis elle marcha vers le château, accompagnée de Cœur-de-Roy, de madame de Corcy et de Louison. Arrivée sous la voûte, elle aperçut l'épée qu'on avait oubliée au pied de la tour.

— Ramasse cette arme, Louison, dit-elle, et emporte-la dans mon appartement. M. le bailli, poursuivit-elle, en serrant fortement le bras qui soutenait le sien,ils ont tué celui que j'aimais, il sera vengé, je vous le dis, moi, Henriette de Sissone, et la vengeance sera terrible !

En entrant dans sa chambre, elle prit l'épée des mains de sa suivante, la serra elle-même dans une armoire, ensuite elle se laissa tomber sur son lit, tombant presqu'en faiblesse, oubliant la présence du bailli et de son amie, et s'écria à plusieurs reprises :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! quel étrange malheur ! oh ! la terrible prédiction la voilà donc accomplie !

Appendix A

Note: * Toutes les paroles, toutes les actions de madame de Lameth, depuis l'assassinat, dans toute cette scène, sont extraites des pièces du procès. Je n'aurais pas osé les inventer.

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TextGrid Repository (2023). French ELTeC Novel Corpus (ELTeC-fra). Le château de Pinon I. Le château de Pinon I. European Literary Text Collection (ELTeC). ELTeC conversion. https://hdl.handle.net/21.T11991/0000-001D-3C5C-8